À la recherche d’un dialogue sino-occidental efficace à partir de la défaite littéraire de Le Clézio en Chine

GUO Lina

Université Sun Yat-sen Institut des Langues étrangères

2eme trimestre 2014

La problématique de ce travail s’attache à découvrir pourquoi un auteur vénérable en Occident n’a pas bénéficié de la même popularité en Chine. Le corpus d’analyse étudié sera fondé sur les données réalisées et les commentaires faits sur Le Procès-verbal, commentaires recueillis sur le site Douban. L’étude de la répercussion réelle des ouvrages de Le Clézio en Chine, laissera la place à l’analyse des commentaires en ligne pour synthétiser l’ensemble de la réception de Le Clézio chez les lecteurs chinois, pour enfin expliciter les raisons qui expliquent l’absence de connivence culturelle : les nouveaux problèmes sociaux, assez lourds et déstabilisants poussent les jeunes à trouver dans les littératures chinoise ou étrangère leur dernier asile psychologique. Ils lisent, soit pour se distraire, soit pour découvrir les possibilités de changer. Mais Le Clézio, s’engageant dans le travail de déconstruire sans construire, ne convertit pas forcément les jeunes. Les jeunes chinois veulent allumer un nouvel espoir pour la vie, alors que la philosophie leclézienne empêche de le faire : c’est un rendez-vous manqué.

jean-marie gustave Le ClÉZIO, lauréat du prix Nobel de littérature en 2008, est un auteur prolifique avec une quarantaine d’ouvrages de fiction (romans, contes, nouvelles), de récits de voyage et d’essais. Son premier roman Le Procès-verbal pu­blié en 1963 lui a gagné une réputation mondiale, et en a fait l’un des auteurs de la langue française les plus traduits du monde. En 1994, sa gloire a atteint à l’apogée lorsque les lecteurs du magazine Lire l’a qualifié du « plus grand écrivain franco­phone
vivant ».

En Occident, l’universalité de Le Clézio, son esprit et son appel reflétés dans ses ouvrages, qui consistent en symbiose de l’humanisme universel mêlé du désir de la nature, particulièrement en harmonie des sentiments libres et universels, ainsi qu’en souci porté aux ethnies et civilisations marginalisées, fascine en effet les lec­teurs occidentaux. Mais en Chine, ancien pays mystérieux qui a passionné l’auteur dès sa jeunesse, ses travaux littéraires ne lui ont pas attribué de louages comparables. Ses premiers ouvrages y ont été introduits depuis les années 1980 du XXe siècle avec la traduction de Désert en chinois (1983). Mais cela ne représente pas qu’il est un best-seller. En automne de l’année 2008, quand son nom a figuré dans la liste du prix Nobel de littérature, la décision du Comité Nobel norvégien a provoqué une controverse non moins vive dans les milieux littéraires chinois. Les chercheurs spécialisés en littérature française s’enivraient, alors que les critiques chinois en ma­jorité doutaient la décision des Norvégiens, en proclamant que ce n’était qu’un écrivain de troisième ordre[2]. Les lecteurs ordinaires, eux aussi, se montraient indif­férents à Le Clézio. Le 31 octobre 2010, Le Journal du Sud, journal connu et très lu en Chine, a regretté dans sa rubrique Culture « ce pauvre Le Clézio malchanceux », en l’opposant avec « le chanceux Pamuk ». Le reportage a signalé que la vente de Le Clézio avait connu une défaite misérable, surtout au fur et à mesure que le prix Nobel perdait son éclat chez les lecteurs chinois depuis l’année 20 07[3]. Ce rendez-vous manqué entre le Clézio et les Chinois attire vraiment notre attention. D’où notre problématique : pourquoi un auteur vénérable en Occident n’a pas la même popularité en Chine ? L’hébétude du lecteur chinois s’expliquerait-elle par l’incompréhension du souci leclézien qui essaie de révéler l’existence humaine sous ses différents aspects et de rechercher l’humanisme réel de l’époque ? Si la réponse est négative, que les Chinois cherchent-ils aujourd’hui, puisqu’ils ont choisi de reje­ter un écrivain post-moderne réputé en Occident ? Le dialogue d’aujourd’hui entre Orient et Occident sera-t-il possible ?

Notre travail sera une étude de contenu. Pour concrétiser l’étude et dans l’espoir d’avoir une conclusion déductive plus objective, nous aurons pour corpus d’analyse les données réalisées et les commentaires faits sur Le Procès-verbal, recueillis du site Douban. Pour celui-ci, il s’agit d’un site spécifique à la littérature, qui prépare des forums ouverts, et sur lesquels les internautes anonymes ou pseudonymes, amateurs de la littérature mais à la hauteur de portée ou pas, pourraient échanger librement leurs points de vue et laisser leurs notes de lecture.

Notre travail se compose donc de trois parties. La première partie consistera à un bref aperçu sur l’introduction des ouvrages de Le Clézio en Chine, en s’ap-puyant sur la collecte des données en ligne et divers chiffres parus dans les journaux officiels. La deuxième partie se consacrera à l’analyse des commentaires en ligne pour synthétiser l’ensemble de la réception de Le Clézio chez les lecteurs chinois. Dans la dernière partie, nous allons essayer de localiser les raisons possibles pour ce manque de connivence culturelle et de développer notre thème.

Le Clézio en Chine

À partir des années 1980, les ouvrages de Le Clézio ont paru sur les rayons des libraires chinois, avec ceux de Milan Kundera et de Marguerites Duras. Mais par rapport à ces deux derniers, Le Clézio s’avéra moins connu, comme en témoigne Yuan Xiaoyi, une de ses traductrices. Depuis la première apparition de la version chinoise Désert en 1983, jusqu’à la veille du Prix Nobel de littérature, on compte seulement sept romans de Le Clézio traduits en chinois : Désert (par Xu Jun en 1983), Le Procès-verbal (trad. Qian Linsen et Xu Jun en 1992, et rééd. en 1998), Mondo et autres histoires (trad. Jin Longge en 1992), La Guerre (trad. Li Yanming et Yuan Xiaoyi en 1944), Etoile érrante (trad. Yuan Xiaoyi en 1988), Poisson d’or (trad. Guo Yumei en 2000) et Ourania (trad. Ziyan en 2007).

La première édition de Désert a vu le jour en Chine avec un tirage de 41 000 exemplaires, un chiffre considérable à l’époque-là. Mais, cela ne représente pas un succès de conquête littéraire, du fait que la version chinoise n’a pas fait l’écho parmi les lecteurs chinois et qu’aucun projet de réimpression n’a été proposé. Le Procès-verbal, œuvre du Prix Renaudot, se résignait à un sort encore plus misérable. Il a paru en Chine en 1992, avec un tirage total de 5 000 exemplaires pour la pre­mière édition, et 6 000 exemplaires réédités par la Maison d’édition de traduction à Shanghai en 1998, mais la moitié restait encore en stock jusqu’en 2006. Les autres cinq romans subissaient presque le même destin : Mondo et autres histoires est apparu avec un tirage de 2 400 exemplaires ; La Guerre de 3 000 exemplaires ; Etoile errante de 5 000 exemplaires ; Poisson d’or de 8 000 exemplaires et Ourania de 8 000 exemplaires.

Entre temps, certains chercheurs littéraires se sont consacrés à la présentation de Le Clézio. En 1985, a paru sur le périodique littéraire le premier article sur le futur lauréat. Il s’agissait d’un extrait d’une nouvelle leclézienne, suivi d’une brève présentation sur son auteur. D’ici à 2001, on compte une dizaine de pièces, ci­tons « Une alliance parfaite entre la modernité et le classicisme : analyse sur Etoile Errante de Le Clézio » publié dans la Littérature Etrangère Contemporaine en 1996, par Yuan Xiaoyi, une des principaux traducteurs de Le Clézio ; « Une histoire de l’être humain : analyse de La Guerre de Le Clézio », toujours par Yuan Xiaoyi, paru dans Une Vue Générale sur l’Edition en 1997 ; et « L’ivresse matérielle » de Li Yanming dans la Philosophie Internationale Contemporaine en 2001. Mais les efforts des traducteurs et savants semblent avoir rendu de minimes services pour valoriser Le Clézio.

Il faudrait attendre jusqu’au mois d’octobre 2008 pour observer un boom sur la diffusion stimulée par le prix Nobel. Le stock a été bien vite vendu. Les maisons d’édition chinoises, flairant le bénéfice commercial, ont renouvelé leur contrat de publication, et se sont mises à la réimpression. Un mois après l’octroi du Prix à l’au­teur, 15 000 exemplaires d’Ourania sortaient de l’imprimerie. La liste de publica­tion était longue, on envisageait une publication en 2009 de La Ronde et autres faits divers, Ritournelle de la Faim, Raga Approche du continent invisible ; en 2010, Les Géants, Cœur brûlé et autres romances ; en 2011, Onitsha ; en 2012, Diego et Frida, l’Africain et Le Rêve mexicain ou la pensée interrompue ; en 2013, La Chercheur d’Or et Histoire du pied et autres fantaisies.

Tout cela s’accompagna d’une discussion vive réveillée par la campagne de pro­pagande. La magie du Prix Nobel a produit son effet. Selon la base de données CNKI (China National Knowledge Infrastructure), au cours de la seule année 2008, les chercheurs ont consacré 58 articles à Le Clézio, et 37 en 2009, 27 en 2010, 20 en 2011 et 20 en 2012, montrant toutefois une tendance de passion à la baisse. Les thèmes d’étude se diversifient, brisant la situation morne et monotone des études antérieures.

Les uns s’articulent autour de l’ensemble de la pensée leclézienne et la tech­nique d’écriture. La Littérature Etrangère Contemporaine ont pour autant accepté avec reconnaissance les travaux provenant des chercheurs en spécialité de la litté­rature française, tels que « De l’écriture et la pensée de Le Clézio » de Xu Jun et Gao Fang, « Un aperçu de la création littéraire de Le Clézio » de Tan Chenchun, et « Exploration du monde allégorique de l’humanité : de l’œuvre de Le Clézio » de Yuan Xiaoyi. Les Etudes de la Littérature Etrangère a publié aussi le « parcours littéraire et la pensée de Le Clézio : entretien avec Le Clézio, lauréat du Prix Nobel de Littérature » de Xu Jun.

D’autres traitent d’un Le Clézio luttant contre l’existence humaine aliénée par la civilisation post-industrielle occidentale et défendant le cosmopolitisme. Citons « Dissimulation des matières et la guerre contre le matérialisme dans La Guerre de Le Clézio » par Lu Zhibo paru dans Le Nouveau Orient, « Clairvoyance et Aveuglement : analyse de Le Procès-verbal » par Zhang Gongshan paru dans la Littérature Etrangère, « Écrivain cosmopolite et roman individuel : à propos de Le Clézio et de son roman Le Procès-verbal » par Wu Congju paru dans l’Appréciation des Chefs-d’œuvre, « L’interprétation de l’œuvre de Le Clézio » par Chen Xiaoying dans les Etudes de Littérature Etrangère, « Le cosmopolitisme de la création littéraire de Le Clézio » de Guo Jianhui dans La Quête.

D’autres explorent les thèmes du vagabondage et de la nostalgie à la leclézienne, ainsi que sa pensée utopique, par exemple, « Le monde de Mondo : analyse du vagabondage, le thème principal de Le Clézio » de Pan Shuiping dans la Littérature de Shandong, « La nostalgie du pays : de l’idée culturelle de Le Clézio » de Hu Shuqing dans les Connaissances du chinois, « À la recherche d’une Utopie poétique de l’existence humaine» de Yang Zhongju dans l’Appréciation des Chefs-d’œuvre, et « Le voyage utopique vers la Nature : de l’Ourania de Le Clézio » de Sun Shengying dans la Littérature Etrangère.

Xu Jun, premier traducteur des œuvres lecléziennes, recommandait son auteur à l’Académie Suédoise comme candidat du Prix Nobel de Littérature depuis 2006 pour les trois raisons suivantes : « Premièrement, il a hérité de la tradition huma­niste des écrivains français pour son souci de l’existence vulnérable ; deuxièmement, comme un écrivain se manifestant contre la civilisation moderne altérée par l’abus de matérialisme, il doute par le regard d’un autre la mode de développement de l’être humain sous le contexte de la globalisation économique ; troisièmement, Le Clézio, s’éloignant du marché littéraire et de l’idéologie régnante, explore sans cesse la raison d’être des humains dans sa création littéraire, tout en essayant de relier l’Homme et la Nature »[4]. Selon lui, Le Clézio est digne du prix Nobel, car « sous sa plume, les mots sont pleins d’énergie, les phrases simples mais riches en allégories et s’illuminent d’esprit critique »[5].

Aux yeux de Yu Zhongxian, expert en littérature française, il n’est pas étonnant que le prix Nobel a été décerné à Le Clézio. Il a affirmé que « Le Clézio est l’un des plus grands écrivains vivants »[6] et que « la profondeur, la passion et l’humour reflétés dans ses œuvres font une force au-delà des frontières »[7]. Le Procès-verbal est un chef d’œuvre littéraire, car « Le Clézio manifeste, dans la description d’un Adam excentriques, primitif, déshumanisé et matérialisé, son idéal de poursuivre l’équilibre écologiste et l’intégration de l’Homme avec la nature »[8]. Dans son éloge, Yu a assimilé même Le Clézio à Laozi ou Zhuangzi de l’Occident, la pensée leclé-zienne à l’idée de la fusion de l’homme dans la nature préconisée par le taoïsme. Dong Qiang, ami de Le Clézio et professeur de l’Université de Pékin, a célébré son collègue français de « son style d’écrire concis et raffiné, comme un fil d’or extrême­ment fin et incorruptible »[9].

En bref, l’avis des chercheurs spécialisés en littérature française est unanime. Mais il semble que la commerce des maisons d’édition, qui tirent la ficelle en cou­lisse, n’échappe pas pour autant au sort de s’en aller à vau-l’eau. Après une contro­verse acharnée à laquelle les adeptes du lauréat du prix Nobel et ses douteurs ont participé consciemment ou inconsciemment, Le Clézio reste encore un rôle subal­terne à côté de Milan Kundera et de Marguerite Duras. Selon un sondage effectué par le site Douban à l’échelon national, jusqu’à la fin du mois d’octobre 2013, on ne dénombre dans le forum réservé à Le Clézio que 1 263 d’internautes s’intéressant à Le Procès-verbal, dont 19,9 % votent cinq étoiles. Quant au Poisson d’or, le résultat demeure médiocre, 227 fidèles dont 21,1% de cinq étoiles. Alors que Kundera, avec L’Insoutenable Légèreté de l’être, réussit à convertir 107 815 fidèles chinois dont 45,9 % votent cinq étoiles ; Duras, écrivain de deuxième sexe, l’emporte elle aussi sur Le Clézio avec ses 63 621 adeptes et 30, 3 % de cinq étoiles. L’écart est visible.

Un Le Clézio, deux attitudes

Pour élucider le problème de la réception de Le Clézio en Chine mais sans aucune ambition d’en finir avec la discussion, nous allons disséquer de tout près le brouhaha littéraire provoqué autour de Le Procès-verbal, un des plus lus de Le Clézio en Chine, exposant les jugements que le lecteur chinois a portés sur le roman et son auteur.

Tout d’abord, nous croyons indispensable de circonscrire notre objet de re­cherche pour que l’étude soit impartiale et déductive. D’après Alain Viala, le texte de Le Clézio appelle deux groupes de lectorat potentiels : lecteur de connivence qui accepte pleinement le jeu littéraire du texte non motivé, et un public potentiel beaucoup plus large qui s’intéressent à une bonne lecture[10]. Toujours est-il qu’il n’existe pas une ligne de démarcation claire.

De toute évidence, appartiennent à la première catégorie de lectorat les cher­cheurs comme Xu Jun, Yu Zhongxian et Dongqiang, qui ont bien tâté les pouls de l’auteur, formant un petit cercle littéraire spécialisé en littérature française, et ainsi prédisposés à être dans le même bateau que Le Clézio. Alors selon le cheminement de cette logique, les douteurs devraient-ils en être exclus et se classer parmi un autre group de lecteur ? Et qui constitue avec eux ce public potentiel plus large ? C’est vrai que qui que ce soit qui pourrait lire le Clézio, intellectuels ou jeunes étudiants, ouvriers ou agriculteurs, lettré ou illettré, informés par le bouche à oreille. Mais il faudrait avouer que ceux qui nous ont laissé des traces à poursuivre sont d’une couche sociale, relativement à l’aise et bien instruite, jeune ou âgée, masculine ou féminine, dont certains se chargent d’une responsabilité sociale en considérant la littérature comme outil de réflexion, et d’autre se contentent d’un plaisir de lecture, émettent leurs opinions occasionnellement, mais non moins de bon sens.

Comme Li Weichang, fameux blogueur littéraire l’a souligné le 13 décembre 2008 en ligne, « pour comprendre ce roman [Le Procès-verbal], il faut avoir tout d’abord de la patience… ensuite un peu de connaissance sur l’histoire de la littéra­ture… et enfin un peu de faculté de réfléchir sur l’humanisme. Sinon, Allam sera pour vous un voyou baladant et oisif. Si vous ne voulez que tuer le temps, vaut mieux ne pas ouvrir ce livre, qui vous gênera même physiquement ». Ce genre de lecteurs patients, connaissant un peu la littérature et possédant un peu de faculté de réflexion, sont bien nombreux en Chine. Ils préfèrent se réunir dans divers forums littéraires en ligne, surtout ceux du site Douban, site spécifique à la littérature pour amateurs ou professionnels. C’est bien eux qui constituent notre objet d’étude.

Jusqu’au mois d’octobre 2013, on dénombre au total 40 notes de lecture dans le forum en ligne de Le Procès-verbal, suivies de commentaires avec 1263 participants, dont 19,9 % votent cinq étoiles ; 46,5 % quatre étoiles ; 29,9 % trois étoiles ; 3 % deux étoiles et 0,7 % un étoile. Résultat peu encourageant si on considère le nombre de participants et les 3,7 % de moins de trois étoiles, par rapport à 1,1 % de Kundera et 1,6 % de Duras. Bien naturellement, les lecteurs sont divisés en deux camps en opposition : admirateurs et réservés. Les premiers ne sont pas forcément des spécialistes de la littérature, ils pourraient être une foule moutonnière, s’age-nouillant devant le rayonnement du prix Nobel ; de même que les seconds ne sont pas fatalement des profanes en littérature.

Dans Le Procès-verbal, Le Clézio a modelé un Adam Pollo qui est un jeune bien lettré, empli d’une grande quantité des connaissances de l’histoire, de la poli­tique, de la philosophie, possédant parfaitement d’une pensée logique et critique, mais dont l’humanité se réduit volontairement dans une certaine mesure à l’animal. Autrement dire, il se marginalise volontairement, s’efforçant de devenir un tel qui « n’attend rien d’une existence qui tend à se réduire à rien D’après Thibault, Le Clézio présente de cette façon paroxystique « le conflit qui existe entre les valeurs rationnelles de la modernité et les images primitives de la psyché »[11].

Alors l’humanisme et l’existence lecléziens sont-ils accessibles à nos lecteurs chinois d’une autre civilisation lointaine, aux antipodes de la France ? Pour examiner de près leurs réactions, nous allons commencer par une des notes de lecture les plus suivies, écrite par Jia Buxu, pseudonyme, le 11 février 2009 où la pleine discussion se déclenchait peu de temps après l’octroi du prix Nobel à Le Clézio. Pour ne pas inter­rompre le fil de pensée de nos lecteurs français, nous transcrivons la note en français comme suit, sans y insérer des commentaires. Jia a écrit : « Pour Walter Benjamin, le labyrinthe de ruelles urbaines pourrait être la métaphore de l’amour. Vous pour­rez rencontrer par hasard l’amour au coin d’une rue inconnue. Les femmes sous la plume de Charles Baudelaire symbolisent le lyrisme bourgeois, elles disparaissent toujours en un clignement d’oeil, laissant un homme seul et extasié.

Ce genre d’amour efficace mais éphémère n’est pas forcément ce qu’Adam Pollo cherche. En revanche, il préfère la mode d’amour animale, il aspire à « faire l’amour en plein air, en pleine poussière, entre deux platanes », fusionné dans la nature, fier de sa deshumanisation. Cet acte romanesque et terrifiant donne lieu aux vitupéra­tions mondaines. Ce héros primitif désireux d’une passion romantique n’arrive pas à rentrer dans L’Eden comme son nom l’implique. Il sera alors interné de force dans l’hôpital psychiatrique, sans contestation.

Je crois toujours que la tragédie est le sort propre à un héros.

Adam Pollo est bien ce héros cherchant le romanesque, au lieu du gagnant de l’époque. Parce que la couronne n’appartient toujours qu’à celui qui connait bien la conjoncture, s’engageant dans les combats politiques avec son obsession de conquête, sans jamais montrer une colère excessive ou une ironie approfondie, éloigné des ermites impulsifs. Selon sa philosophie, le discours critique du héros manque de raison, s’avère romanesque et naïf, rien qu’une action impromptue des misanthropes !

Le héros, dont l’histoire pleine d’imaginations romantiques est narrée et pré­conçue par les écrivains comme témoin qu’est Le Clézio, n’échapperait pas enfin au sort misérable. Il pourrait être comme Adam Pollo, bien cultivé, possesseur de la civilisation moderne. Mais plus il possède, plus il est douloureux ; plus il connait, plus la valeur d’existence est ambiguë. Il méprise la concurrence entre les hommes, non point tant parce que son ennemi est le destin personnel qu’en raison du fait qu’il n’arrive pas à se sortir de cette époque étouffante.

Puisque nous sommes incapables de changer et que l’orientation spirituelle des critiques n’est que de bâtir des châteaux en Espagne, le romanesque et l’esprit cri­tique du héros ont-ils la raison d’être ?

En confirmant les valeurs de modernité, telles que liberté, libération et pensées des lumières, nous acceptons la valeur de la modernisation, perdant ainsi la faculté de critiquer en face de l’aliénation humaine par la rationalité instrumentale. Nous lisons du Weber et du Foucault, convaincus par la doctrine des penseurs post-mo­dernes, nous souciant de l’avenir de la civilisation industrielle, mais en même temps, nous nous prosternons devant la réalité inchangeable, cherchant de toute la vie les normes de succès prescrites par la société, comme si elles étaient notre pays natal perdu.

Si la critique de modernité a été déjà épuisée et que l’orateur éloquent ne soit que discoureur, n’attendons-nous plus un Le Clézio révolté pour rompre le silence ?

Heureusement, le prix Nobel affirmant la valeur du critique moderne, la ré­ponse est positive…

L’Homme a besoin du romanesque. Devant l’affrontement du romanesque et de la réalité, nous construisons une structure contradictoire de vie, et ainsi nous sommes en mesure de comprendre la contradiction structurale, de nous com­prendre, enfin de juger si notre propre acte nous fera du bien ou du mal ? »

Commençant par indiquer le fait qu’Adam Pollo sous la plume de Le Clézio est loin d’être un héros à la balzacienne, la note a révélé en filigrane que Jia connaissait bien qu’Adam, ce marginal volontaire, s’éloignait de tous les aspects de la vie hu­maine moderne, et s’avérait révolté contre la civilisation moderne où la vie s’étouf­fait non seulement de plaisirs, de possessions, mais aussi de rationalisation asservis-sant. Pour Jia, Adam a l’essence de pensée constitutive des informations concrètes des choses en fonction de ses sentiments intuitives et directes, il rejette d’un côté, les immenses sujets concernant la société moderne, d’autre côté, la raison humaine qui cherche toujours à abstraire des existences concrètes. C’est justement ce qu’elle appelle le romanesque, caractère d’un héros qui en sera destiné au sort misérable, représentant plutôt une critique sérieuse envers la modernité. Sans avoir voulu dis­séquer la fission du moi d’Adam, Jia préfère plutôt dépecer le paradoxe spirituel des hommes moderne. Le postulat que « nous acceptons la valeur de la modernisation, perdant ainsi la faculté de critiquer en face de l’aliénation humaine par la rationalité instrumentale » fait appel à un héros ayant l’esprit de révolter, et ce héros gagne enfin le prix Nobel, affirmant la valeur de lutter contre l’absurdité de la modernité.

Le Procès-verbal est un aveu voilé et une tentative originale pour représenter « l’autre côté » de la psyché. Adam Pollo symbolise pour Le Clézio l’homme moderne déboussolé et névrosé, coupé de ses instincts et séparé des contenus inconscients de la psyché. De toute évidence, ce type de dépression assez commun dans les grandes villes d’aujourd’hui est perçu par nos lecteurs chinois, car leur pays est en train de connaïtre un essor économique avec toutes sortes de changements sociaux. Comme en Occident, l’anxiété, la nervosité et l’angoisse sont devenues aussi les bêtes noires de la société chinoise, elles touchent une population de plus en plus impor­tante dont la vie se trouve parfois complétement gâchée par ce mal du siècle. Donc sur le site, nos lecteurs s’alignent sur l’interprétation de Jia, car eux aussi se sentent au rythme d’Adam, et entrevoient un moi fissionné adamien chez eux-mêmes. Et à cela s’ajoutent quelques-uns qui veulent discuter avec Jia. Par exemple, le 12 février 2009, un anonyme a écrit : « En fait, c’est tout simplement l’amplification artistique de la réalité qui contient l’homogénéisation et la contradiction. »

Se montrant, à la chinoise, très nuancé et binaire, cet internaute a bien voulu expliquer Adam d’une façon plus populaire. Pour lui, la vie est à la fois gaie et dure, de même que la réalité contient l’homogénéisation et la contradiction. Pour com­prendre Adam, c’est tout simple, on n’a qu’à se regarder.

Le 15 février 2009, Luo Zhiqiu, pseudonyme, a répondu à Jia : « Tu dois définir le romanesque. Il s’agirait de la romance sur le plan littéraire, ou bien une sorte de création littéraire qui a pour thème l’amour, ou bien tout simplement une vision de l’univers qui s’oppose à la rationalité instrumentale ? D’ailleurs, la modernité n’est pas le même que la littérature de modernisme, en fait, celle-ci ne cesse jamais de critiquer ce monde mécanique et matérialisé qui ne se mesure que par la raison. De ce point de vue, « le romanesque » ne doit pas être la raison principale pour laquelle l’auteur a obtenu le prix Nobel, et loin d’être le caractéristique de sa création litté­raire.

Luo Zhiqiu est bien plus spécialisé en littérature. Pas d’avis de Jia que le roma­nesque est la raison pour laquelle le Comité Nobel norvégien a discerné le prix à Le Clézio, il n’a pas retoqué non plus l’interprétation de Jia sur les deux facettes d’Adam Pollo.

Le 4 janvier 2009, l’internaute « btr » a fait aussi l’éloge du roman : « Le Procès-verbal nous rappelle La Chute de Camus, le Nouveau Roman français, la théâtre de l’absurde, un assemblage de peinture, mais l’image d’Adam sous la plume de Le Clézio est unique, il construit par son moyen particulier de percevoir un monde romanesque où « Adam était à coup sûr le seul être vivant au monde »

Encore, plus tôt, le 14 décembre 2008, un commentaire provient de l’internaute Houchuang qui semble plus réaliste et neutre:

Nous pouvons entrevoir notre propre silhouette sur Adam : matérialisation, se dégager du rôle social pour jeter un coup d’œil sur le monde d’un autre regard. Mais on ne peut le faire qu’incidemment.

La liste d’éloge est longue. En bref, le malaise d’Adam Pollo exprime non seule­ment le malaise du monde occidental, mais aussi celui de l’Orient. En Chine, sur­tout dans les grandes villes comme Pékin, Shanghai et Canton, les intellectuels et les jeunes font preuve de temps en temps d’une volonté de fuir les idées, les concepts et les systèmes abstraits qui conditionnent la vie pour renouer le contact avec le milieu naturel et la réalité matérielle qui les entoure. Ils pressentent aussi l’existence de la psyché inconsciente toujours active dans l’homme d’aujourd’hui.

Alors, la deuxième question se pose : puisque sous le contexte de la globalisation, l’image d’Adam universel a répercuté un écho chez les lecteurs chinois, comment ex­pliquer cette hébétude chinoise envers Le Clézio ? Pour cela, nous croyons nécessaire d’introduire quelques découpages de critique, qui offriraient des traces à poursuivre.

Le 1er mars, 2009, un internaute anonyme a laissé une note de lecture intitulée « quel grand tas de foie gras ! », non moins intéressante, produisant un grande retentissement en ligne, et attirant beaucoup de fans. Il écrivait : « Je sais bien qu’il faut être assez courageux pour écrire ces quelques lignes, car ce que je vais faire est de critiquer inconsciemment cet ouvrage, et en juger de façon arrogante, tout en dédaignant l’enseigne d’or du Nobel, au risque d’être censé ignorer la littérature et ses théories, en bref, un mal instruit. Si Adam existait, il se pourrait que ce genre de pseudo-structuraliste loquace soit nauséeux.

J’en ai assez pour ce genre de texte. Regardez : structure au puzzle préparé avec le plus grand soin mais donnant l’impression du hasard, d’un manque de logique, inondé d’ombres du surréalisme et du symbolisme.

Ce genre d’ouvrages de type foie gras, lourd et très influent, sont vraiment ridi­cules. Ils se réduisent au discours vide, plein de rhétorique et de tournures surpre­nantes, avec les idées qui ne peuvent s’exprimer que par diverses interprétations prolixes. Tout cela collé soigneusement ne produit pas pour autant un effet fou­droyant, au contraire, il donne l’impression de ne pas tenir jusqu’au bout.

Je suis toujours perplexe par le fait que tant de gens, mal nourris spirituellement, ont besoin d’alimenter ce genre de foie gras sur-nutritif, ou ce genre de chocolat noir lourd et compact. Ils ont fait preuve d’un grand empressement à avaler tous ces aliments indigestes, ensuite se sont efforcés d’épuiser tous sortes de documents pour étiqueter des bocaux de conserve vides avec diverses interprétations prolixes. Quand ils ont faim encore une fois, ils attendent leur nouveau foie gras. On a même du mal à les élever avec notre propre nouille à soupe maigre ».

Pour comprendre cette note de lecture imagée, allégorique et elliptique, sem­blant d’un appel au combat à Le Clézio, nous nous trouvons dans l’obligation d’évoquer une anecdote de M. Cheng Zenghou, professeur de littérature française de l’Université de Sun Yat-sen, savant illustre dans l’étude de Victor Hugo, auteur de plusieurs ouvrages. Influencé par la culture française, M. Cheng avait l’habitude d’acheter du foie gras cru de canard ou d’oie dans un petit marché tout près de l’Université à son retour de la France. Il le trouvait très bon marché et en achetait beaucoup chaque fois. Un jour, poussé par la curiosité, Monsieur Cheng a demandé au marchand qui était ainsi devenu son ami : « Pourquoi les autres achètent si peu de foie ? », sous-entendant que ce n’était pas assez pour un repas copieux. Le mar­chand, curieux lui aussi que M. Cheng en achetait beaucoup, lui a répondu : « Ce n’est pas pour l’homme, mais pour le chien ». Dès lors, M. Cheng ne prend plus le foie. Nous n’avons pas l’intention de dévaloriser un mets délicat de la France, en fait, le foie gras reste encore une spécialité culinaire française aux yeux de la haute société chinoise. Nous n’avons qu’à souligner que pour notre auteur de « quel grand tas de foie gras », qui est de toute évidence spécialiste de littérature, a entendu par-là, pour le foie gras, le sens prêté par une grande population chinoise comme le petit marchand du marché. Donc ici en apparence, l’auteur a déclaré une guerre à Le Clézio, car Le Procès-verbal est pour lui un genre de texte structuré soigneu­sement au puzzle, inaccessible à l’intelligence chinoise, bien qu’il ne soit pas mal nutritif pour les gourmands et gourmets occidentaux. Mais si on achève la lecture, nous croyons que l’auteur de la note n’aura pas pour cible Le Clézio, car le der­nier paragraphe est beaucoup plus significatif, il serait obscur pour nos lecteurs occidentaux, mais ironique et satirique même amer pour les Chinois qui savent le goûter. Deux questions clés : qui est ce tant de gens, mal nutritifs spirituellement, ayant besoin d’alimenter ce genre de foie gras sur-nutritif ? Qu’est-ce que c’est que la métaphore de notre propre nouille à soupe maigre, une expression bien chinoise, qui évoque un plat bien populaire sur la table des Chinois ?

Pour élucider toutes les questions, nous préférons laisser les internautes parler en citant leurs notes ou commentaires. Le 3 mars 2009, un fan anonyme a répondu à l’auteur du « foie gras », en disant : « Ce livre est vraiment médiocre (comme tu le dis). Mensonge, vantardise et mots vides, voilà ce que je veux dire ».

Ensuite, plusieurs internautes manifestent la même opinion.

Le 7 novembre 2009, le madarin BU, pseudonyme, a voté 5 étoiles pour Le Procès-verbal, pourtant il a laissé ces quelques lignes, fournissant des indices impor­tants :

« Comme un citoyen, il (Le Clézio) n’a pas de tendance politique. il parle aussi de la civilisation moderne ; comme un écrivain, il est absolument gentil et généreux… Mais pour le moment, critiquer ou accuser n’est pas difficile, d’autant plus pour des raisons d’agréable popularité. Alors après un concert d’accusations sérieuses, qu’est-ce qui laisse au lecteur et à l’auteur ? évidemment, non. Rien d’op­timiste ».

Jusqu’ici, nous sommes près de la vérité. Force est de constater que, que ce soit les admirateurs ou les douteurs, la majorité d’entre eux ne sont pas moins littéraires, observateurs et sagaces. Cet Adam Pollo lunatique et amnésique qui ressemble à Vincent Van Gogh, et constitue avec ce dernier un groupe d’êtres taciturnes, silencieux et solitaires dans ce monde moderne, représentant un révolte contre la civilisation dite progressive, est sans aucune difficulté perçu, au moins, par les intellectuels et les jeunes chinois, comme les internautes le montre, car il y a de frappantes coïncidences dans leur trajectoire vitale. Alors le refus de Le Clézio ne consiste pas à son inintelligibilité, mais au rejet de l’atmosphère pessimiste après la déconstruction spirituelle sans allumer aucun espoir pour la vie, et plus important, à l’appel d’un sentiment critique pour s’engager dans la reconstruction de la culture moderne de la Chine, et au refus d’accepter sans discernement les valeurs d’existences occidentales, comme l’auteur du « foie gras » a souligné, nous avons besoin de notre propre nouille à soupe maigre, au lieu du foie gras indigeste pour l’estomac oriental.

Mais si on considère tout simplement cette dernière opinion comme une sorte de sentiment nationaliste, cela est susceptible de simplifier le problème. Guo Jianhui, enseignant de l’Institut des Langues étrangères de Sichuan, a avancé que « la fierté nationale puissante empêche les Chinois à comprendre et à accepter dif­férentes formes de civilisations »[12], cette affirmation serait péremptoire et légère.

Le Clézio et la Chine : un rendez-vous manqué

Selon Jauss, la réception et la réaction du lecteur ne se reposent pas seulement sur ses présuppositions littéraires, mais aussi sur ses attentes dans le cadre de ré­férence extra-littéraire déterminé « par la société et la classe par laquelle il appar­tient »[13], soit les éléments sociaux, psychologiques, géographiques, historiques, etc.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, le lecteur en ligne, soit fans ou incré­dules, se compose de membres des élites ou des civils, professionnels ou amateurs, jeunes ou âgés. Du moins, nous pourrons y distinguer deux groupes de personnes principaux : les intellectuels et les jeunes. C’est bien eux qui assument l’avenir d’une Chine ouverte à l’extérieur. Pour être pertinent, il nous semble que notre analyse doive se dérouler sur leurs horizons et leurs attentes sociales et littéraires.

Depuis la première guerre d’opium en 1840, la Chine a connu un long pro­cessus de changement et de transformation d’une société de tradition agricole en une société industrielle. Ce processus n’est pas pacifique, par contre, il a rencon­tré beaucoup de problèmes, encore non résolus aujourd’hui. Li Hongtu, historien chinois et professeur de l’Université Fudan, en a induit « la dispute entre ti et yong », « révolution ou réforme culturelle et politique », et « tradition culturelle et réforme politique ». Les deux premiers semblent avoir trouvé la solution sous le slogan « le développement est une impérieuse nécessité » formulé par Deng Xiaoping, qui a propagé l’économie socialiste de marché pour la Chine moderne. En revanche, le dernier reste délicat. En jetant un regard rétrospectif sur le processus de moderni­sation, le professeur Li a confirmé que « nous avons pu constater qu’il a été difficile pour les Chinois de trouver la meilleure méthode. 150 ans après le début de ce processus, on en a sans doute une meilleure compréhension »[14].

En réalité, le professeur Li a lié la contradiction éventuelle entre l’essor éco­nomique et la perte spirituelle à laquelle la Chine moderne ferait face. À la char­nière des siècles, avec l’intégration de la Chine dans le système économique globale, un nouveau mouvement culturel, dirigé principalement par le National Research Centre of Overseas Sinology (NRCOS) de l’Université des Langues étrangères à Pékin, est silencieusement apparu. Son but est double : d’un côté, reconstruire la culture chinoise, retrouver les valeurs perdues et les moderniser, en refusant l’orien­talisme formulé par les occidentaux ; d’autre côté, chercher la valeur universelle de la culture chinoise[15]. Ce travail est loin d’être nationaliste, par contre, il cherche un dialogue égalitaire avec l’Occident, en se procurant le droit de parole et s’efforçant d’expliquer la civilisation chinoise par les chercheurs indigènes, bien que la réali­sation du deuxième but en recourant à l’établissement des Instituts Confucius à l’étranger soit considérée comme un acte d’envahissement culturel, ce qui inquiète pal mal d’occidentaux.

Pendant ces dernière deux décennies, ont été fondés en Chine des établissements académiques, visant à introduire les documents et archives chinois conservés à l’outre-mer, ainsi que les études sur la culture chinoise entreprises par les chercheurs étrangers, tout cela, représentant le regard d’un autre, étant jugé nécessaire pour la reconstruction de la culture chinoise. « La sinologie, surtout la sinologie occidentale est devenue un système de référence important pour la reconstruction de notre science traditionnelle »[16]. Pour cela, Zhang Xiping, directeur du NRCOS, croyant que le droit de parole présuppose la continuité de la culture chinoise, a rappelé les chercheurs chinois en littérature étrangères au devoir de suivre l’exemple de François Jullien, « pensant d’un dehors (l’Occident) », étudiant la littérature étrangère pour retourner à notre culture traditionnelle, et de ne pas oublier de renforcer la coopération sino-étrangère.

Dans ce contexte académique, il n’est pas étonnant que Le Clézio, passionné pour la culture chinois dès sa jeunesse, mais servant « le foie gras », n’arrive pas à trouver ses fidèles chez les milieux intellectuels chinois, car ces derniers cherchent pour le moment « leur propre nouille à soupe maigre ».

Par rapport à l’enthousiasme purement culturel des intellectuels, la situation des jeunes est beaucoup plus complexe que l’on l’imagine. Il faut avouer qu’avec l’élan économique, la société chinoise a beaucoup changé. Le rythme de la vie s’accélère. Sont apparu de nouveaux problèmes sociaux, tels que celui des travailleurs migrants (mingong en pinyin chinois), écart croissant entre ville et rural, inégalité de l’éduca­tion, prix élevé de logement, chômage, relativisme enraciné dans la vie politique et économique. Tout cela pèse lourdement sur la jeune génération, citadine ou rurale, oisive ou travailleuse comme une fourmi. Pour ceux qui cognent contre les murs sans perdre l’espoir d’une meilleure vie, les littératures chinoise ou étrangère sont devenues leur dernier asile psychologique. Ils lisent, soit pour se distraire, soit pour découvrir les possibilités de changer. Mais Le Clézio, s’engageant dans le travail de déconstruire sans construire, ne convertit pas forcément les jeunes. D’où les com­mentaires défavorables en ligne, reprochant que le Procès-verbal soit « médiocre », plein de « mensonge, vantardise et mots vides ». De toute évidence, ce que les Adams chinois veulent, c’est d’allumer un nouvel espoir pour la vie, alors que la philosophie leclézienne empêche de le faire. Le feu de colère s’étend.

Le 9 janvier 2009, l’internaute Mademoiselle le souvenir perdu a répondu à un admirateur de Le Clézio : « Est-ce vrai que mon rêve soit mensonge, vantardise et mots vides ? »

Le 24 novembre 2009, foxdoll a déclaré de : « Ne plus gaspiller de temps pour lire ce genre de livre ennuyeux ».

Le 14 décembre 2010, Giraffe, qui lit pour se distraire, a proclamé : « L’auteur s’efforce d’expérimenter, chercher la nouveauté, mais ce que le lecteur veut, c’est d’éprouver quelque chose de nouveau et d’intéressant ; au lieu de savoir si l’auteur cherche quelque chose d’unique, ni en juger ».

Quand l’opinion des intellectuels et celle des jeunes convergent, Le Clézio est voué à l’échec. En résumé, la philosophie et l’humanisme lecléziens ne sont pas inaccessibles au lecteur chinois. Nous ne nions pas qu’il y ait quelques lecteurs qui se plaignent de l’obscurité de l’ouvrage, mais du moins, la grande majorité observée est bien en communion avec l’auteur, expérimentant les soucis et l’absurdité de la post-modernité, comme les chercheurs spécialisés en littérature française. Pour cela, nous préférons qualifier ce refus de Le Clézio par le lecteur chinois d’un ren­dez-vous manqué, car ni notre lauréat du prix Nobel ni nos lecteurs chinois n’ont tort. Si la réception et la réaction des derniers se reposent sur leurs présuppositions littéraires et leurs attentes dans le cadre de référence extra-littéraire, la création lit­téraire du premier s’appuie sur les siens. L’hébétude du lecteur chinois envers Le Clézio réside bien dans le fait que les travaux de celui-ci n’ont pas, d’un côté, encore participé à la recherche des valeurs de la culture chinoise, selon les intellectuels ; et d’un autre, semblent étouffer l’espoir des jeunes qui existent dans la société où le vieillard fournit la canalisation et compte sur leur puissance.

Pour conclure, nous préférons évoquer une autre question : dans l’avenir, un dialogue plus efficace entre la Chine et l’Occident pourra-t-il être instauré ? En effet, la défaite littéraire de Le Clézio reflète en filigrane que la Chine, ayant passé quatre périodes de modernisation depuis la première guerre d’opium, semble s’ob­séder encore par les questions suivantes : Comment reconstruire sa propre culture ? Comment s’intégrer dans le monde ? Il faudrait avouer que ce n’est pas vraiment de truisme d’affirmer que la Chine de demain sera uniquement celle des Chinois, si on partage l’avis que la culture chinoise fait partie intégrante de la civilisation humaine. Anne Cheng se consacre à l’étude de la pensée chinoise en lançant le thème de « pour en finir avec le mythe de l’altérité ». Nous sommes d’accord qu’il n’y a pas de mythe en ce qui concerne la science humaine. Mais comment en finir ? Le droit d’interprétation de la culture chinoise serait entre les mains des Chinois eux-mêmes, ou entre les mains des occidentaux ? Rien de plus visible.

Maintenant que la Chine a pris l’assurance de sa puissance économique sur le plan international, ses efforts de s’affirmer culturellement apparaissent bien nor­maux. Force est de constater que ce n’est pas seulement un travail de s’affirmer, mais de gros travaux de reconstruire, et puis s’affirmer, s’expliquant par l’appel à un dialogue égalitaire et efficace avec l’Occident, à la condition que celui-ci ne se croie plus instituteur irrécusable du reste du monde. Pendant ces dernières deux décen­nies, outre la fièvre des études nationales et la mise en place d’un réseau mondial d’Instituts Confucius à l’extérieur, méritent attention surtout les travaux menés à l’intérieur par beaucoup d’établissements académiques chinois qui cherchent à introduire les recherches sur la Chine entreprises par les étrangers. Pour ces cher­cheurs chinois, la sinologie, française ou d’autres pays occidentaux, est un miroir dans lequel la Chine se voit. Par cette image décrite par autrui, l’ancienne image tracée par les Chinois eux-mêmes sera rectifiée. La reconstruction ne signifie donc pas la répétition. Elle représente plutôt une attitude ouverte à l’extérieur, tout dans l’espoir que l’Occident ne se considère plus comme tuteur du monde et participe activement à la campagne plus ou moins tonitruante de reconstruire la culture chinoise. Si cet appel faisait écho, Le Clézio gagnera la faveur du lecteur chinois.

[1]Merci à Mademoiselle Yanting, étudiante de l’Université Sun Yat-sen, pour la collecte des données de la première partie.

[2]BAO Zhuo, « Grand écrivain ou écrivain de troisième ordre ? Le Clézio aux yeux des lecteurs chinois », Shenzhen Business, 12 Octobre 2008, C4.

[3]GUO Shan, « Le prix Nobel de la littérature : en fièvre ou non ? » Journal du Sud, le 31 octobre,

2010, page 12.

[4]Xia Yu, Xu Jun, « Critiquez après avoir lu Le Clézio », Le Week-end du Sud, le 16/10/2008.

[5]Liang Qun, « Xu Jun : J’ai écrit la même lettre depuis trois années », Journal du soir de

Shenzhen,13/10/2008, B14.

[6]Shi Jianfeng, « Le Clézio, écrivain français, a obtenu le Prix Nobel de Littérature », Nouvelles du Matin de l’Orient, http://www.dfdaily.com/html/150/2008/10/10/360026.shtml

[7]Yu Zhongxian, « J.M.G. Le Clézio : l’écrivain et son œuvre », Lecture en Chine, 25/02/2009, http://www.gmw.cn/content/2009-02/25/content_891261.htm

[8]Yu Zhongxian, « Une brève présentation de Le Clézio, lauréat du Prix Nobel de 2008 », http:// blog.sina.com.cn/s/blog_4ed3dec60100ao7u.html

[9]Dong Qiang, « J.M.G. Le Clézio : l’écrivain et son œuvre », Lecture en Chine, 15/10/2008, http://

www.gmw.cn/01ds/2008-10/15/content_848843.htm

[10]Molinié, Georges, Viala, Alain, Approches de la réception : sémiostylistique et socio-poétique de Le

Clézio, Paris, PUF, 1993, p. 284.

[11]Bruno Thibault, Le chant de l’abîme et la voix chamanique dans le Proces-verbal et dans voyages de l’autre côté de J. M. G. Le Clézio, symposium, 1999, p40.

[12]Guo Jianhui, Le cosmopolisme dans la création littéraire de Le Clézio, Recherche, 2009, p. 190

[13]Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, trad. de l’allemand par Claude Maillard. Paris, Editions Gallimard, 1978, p. 259.

[14]Li Hongtu, « La modernisation chinoise, un aperçu historique », Le choix de la Chine d’aujourd’hui : entre la tradition et l’Occident, sous la dir. de Fédéric Wang, Les Indes Savants, 2010, p77-84.

[15]Zhang Xiping, « Nouvelle étude de la sinologie sous le regard de la littérature comparée », La Littérature comparée de la Chine, 2011 (1), p. 28-34.

[16]Zhang Xiping, « La sinologie comme une pensée et une méthodologie », Lecture, 2006 (3),

  1. 143-148.
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