À propos de la frontière entre l’Éthiopie et l’Érythrée…

Latifa BOUTAHAR

Docteur ès-Sciences Politiques

Spécialiste des  conflits géopolitiques au moyen orient  et de la Corne d’Afrique

Résumé

Pour comprendre le problème des frontières entre l’Érythrée et l’Éthiopie, il ne suffit pas de se référer  à l’action des régimes politiques actuels, ni même à celle du colonialisme, mais il faut prendre en compte la dynamique endogène dans la conception de ces frontières. Le problème est à chercher  dans les profondeurs de l’histoire éthiopienne. Dans leur long combat pour la libération, les différents fronts érythréens ont revendiqué une existence historique indépendante de l’empire éthiopien… La construction nationale érythréenne s’est posée comme antithèse à une thèse  impériale et globalisante.

Summary

In order to understand the frontier problems between Eritrea and Ethiopia, it is insufficient just to refer to the dynamics of current political regimes, or even to those of colonialism, however one must keep count indigenous matrices that settle the concept of these frontiers. Indeed the problematic must be sought in the very depths of Ethiopian History.

 

De mai 1998 à juin 2000, la Corne d’Afrique fut le théâtre d’une guerre dévastatrice qui a fait plus de 100.000 victimes et des centaines de milliers de réfugiés. Elle a opposé l’Érythrée à l’Éthiopie.

La cause immédiate de ce conflit armé fut la ville de Badmé. Asmara estime que cette zone lui appartient car l’accord frontalier de 1902 entre la grande Bretagne présente au Soudan, et l’Italie en Ethiopie, l’a attribuée aux Italiens présents aussi en Erythrée.

La communauté internationale s’est mobilisée, la médiation de l’organisation de l’Unité africaine – l’actuelle Union africaine-, soutenue par le conseil de sécurité de l’Onu et l’union européenne a abouti à la signature des accords d’Alger.

– un Accord de cessation  des hostilités signé le 18 juin 2000,

– un  accord de paix global signé le 12 décembre 2000,

– la création d’une commission frontalière composée de cinq juristes internationaux dont la mission est la délimitation de la frontière entre les belligérants.

Le 13 avril 2002, la commission dont la décision est définitive et contraignante a rendu son verdict qui confirme que Badmé appartient à l’état de l’Érythrée comme le stipulent les traités  coloniaux de 1900, 1902 et1906.

Addis-abeba a rejeté ce verdict qualifié par Meles Zenawi, alors premier ministre, d’illégal, injuste  et générateur d’instabilité qui pourrait déboucher sur un nouveau conflit.

L’Éthiopie se réfère, en effet, au tracé de 1896 (traité d’Addis-Abeba) signé entre les Italiens et les Ethiopiens) qui lui attribuait la zone en question.

Même si Addis-Abeba a fini par accepter le traçage, la question frontalière n’est toujours pas  normalisée et cache une conflictualité latente et durable. L’opinion publique éthiopienne, et notamment tigréenne au sein même du pouvoir, s’y est farouchement opposée allant jusqu’à remettre en cause la souveraineté érythréenne.

La guerre se résume-t-elle à Badmé ?

Que faut-il voir au-delà de ce point de friction ?

Depuis l’indépendance de l’Érythrée en mai 1993, la Corne de l’Afrique est entrée dans une nouvelle phase géopolitique qui contraste avec celle structurée depuis Ménélik 2 autour d’un  Etat éthiopien centralisé, axé sur une parfaite symbiose entre la dynastie amhara et l’église chrétienne orthodoxe.

L’avènement de ce nouvel État est un problème de premier ordre pour l’Éthiopie dont l’unité est contestée de longue date par les tentations centrifuges de ses régions périphériques.

Outre l’effet domino qu’il pouvait donc provoquer, il prive l’Éthiopie de ce qu’elle a toujours considéré comme le berceau de la civilisation axoumite, d’un accès vital à la mer et a largement participé à la victoire des tigréens sur leurs rivaux séculaires, les amharas. L’indépendance érythréenne  est obtenue après une guerre de libération nationale qui  a duré plus de 30 ans (1961-1993), menée au nom  d’un peuple colonisé dont la reconnaissance juridique a été confirmée par la résolution 390(v). L’histoire de ce peuple commence avec le colonialisme italien, « l’Érythrée est née  en tant qu’unité politique unifiée lorsqu’ en 1982, les italiens  qui réussirent à unir des communautés jusqu’là fragmentées en créant une colonie régie par un gouvernement central »[1].

Rejeté et combattu par les éthiopiens, le fait colonial  est revendiqué comme période fondatrice de l’identité et la spécificité érythréenne, « le nationalisme érythréen est une force puissante qui s’enracine dans les colonnes du passé développe son histoire, et construit son futur[2]. La construction nationale érythréenne se fonde sur un passé coloniale et se consolidera par opposition à cet autre éthiopien.

La guerre a opposé d’anciens  alliés, le Front populaire de libération de l’Érythrée et le Front populaire de libération du Tigré qui ont combattu côte à côte pour la chute du régime de  Mengistu Hailé Mariam. Le Front Démocratique Révolutionnaire du peuple Ethiopiens (FDRPE) dominé par les tigréens, toujours au pouvoir, était le premier à reconnaitre l’indépendance de la nouvelle nation.

Les deux pays ont signé divers accords de coopération et de défense garantissaient  notamment le libre accès de l’Éthiopie à  la mer.

Les relations  du bon voisinage, commencèrent à se dégrader depuis que l’Érythrée a décidé de remplacer le birr jusqu’alors la monnaie commune avec l’Éthiopie, par une devise nationale, le nacfa[3].

Le choix du nom est hautement symbolique. Les crises vont désormais s’enchainer.

Addis-Abeba opte pour le dollar américain dans toutes les transactions bilatérales, Asmara a répliqué en décidant la surtaxe les droits de passage obligeant l’Éthiopie à se rabattre sur le port djiboutien. L’occupation de Badme par l’armée érythréenne a mis définitivement fin aux relations entre les deux pays.

Comment expliquer la centralité de la frontière dans les relations entre ces deux pays ?

Pour comprendre le problème des frontières entre l’Érythrée et l’Éthiopie, il faut se référer à la triple action des régimes politiques actuels, du colonialisme et de  la dynamique endogène  dans la conception de ces frontières. Des profondeurs de l’histoire éthiopienne surgissent des conflits frontaliers.

Dans leur long combat pour la libération, les différents fronts érythréens ont revendiqué une existence historique indépendante de l’empire éthiopien. La construction nationale érythréenne s’est posée comme antithèse à une thèse  impériale et  globalisante.

Thèse du pouvoir impérial : au départ, un empire et une dynastie 

Toute semble à partir d’Axoum dont le berceau était l’actuelle Érythrée.

Envoûtante et déroutante, l’histoire éthiopienne est au seuil de la mythologie. L’origine légendaire la rattache aux amours bibliques du roi Salomon et de la reine de Saba. Le célèbre royaume d’Axoum serait dû à leur descendance, rien n’est affirmé de l’Éthiopie amhara qui ne soit lié à la toute divine Axoum.

Principauté à ses débuts, Axoum est devenue avec le temps, la première province féodale. Elle imposera son hégémonie sur les États segmentaires de l’État éthiopien septentrional et leur  réunification en un seul royaume.

« Le périple Maris erythreai »’, le périple de la mer d’Érythrée qui nous renseigne sur la période allant d’avant l’an 105 de notre ère jusqu’à au début du IIIe siècle, dit que le royaume d’Axoum du roi zoscales, régnait sur toute la côte érythréenne. Les axoumites contrôlaient en fait, les voies de communication reliant l’Égypte au pays de l’océan indien ainsi que le détroit de Bab-al-mandeb.

Axoum s’est  converti au christianisme au IVe siècle sous le règne de l’empereur Ezana et donnera aux Éthiopiens leur foi et la langue de leur clergé, le guèze dont dérive l’amharique et le  tigrigna.

La chrétienté et la puissance économico-politique ont en fait l’alliée stratégique de l’empire romano-byzantin ennemi des Sassanides.

Le monde de la domination axoumite et du conflit perso-byzantin sera ébranlé par l’avènement de l’islam au VIIe siècle.  Les relations internationales deviendront musulmano-chretiennes.

Les musulmans s’impliquent dans la politique d’influence des grands. Leurs expéditions contre Byzance leur ont permis de  briser l’encerclement par la prise de la méditerranée.

La géopolitique du VIIIe siècle s’est  donc caractérisée par :

Un islam en pleine expansion,

Un empire axoumite isolé de Byzance et agité par la révolte agaou.

Coupé de la mer, Axoum est tombé. Les tribus Beja s’établirent dans la totalité de l’actuelle Érythrée. Le royaume fut contraint de chercher à s’étendre vers le sud en direction du plateau  abyssin.

La fin de la domination axoumite

L’empire des Zagoues-975-1270 a succédé à la prestigieuse Axoum. Il comprenait le Lasta, le tigré amgot, une partie du Begamder et le nord de Shoa. Le Sud-Est échappait à leur contrôle et Zaila était certainement depuis le début du XIIIe siècle entre les mains des musulmans.

Les Zagoues qui ont déplacé le centre politique du Tigré à Roha et puis à Gondar ne tardèrent pas abdiquer  en faveur des amharas considérés comme les véritables héritiers d Axoum. La dynastie est fondée par Yakounou Amlak qui se proclamait descendant des rois axoumites.

Son successeur Amda Sion (1314-1344) a mené des luttes incessantes pour briser le blocus musulman. Il est même arrivé à soumettre le plateau érythréen à un rapport tributaire formalisé par l’office de Bahr Najash.

Dans ce face à face arabo-abyssin, les amharas cherchaient à reconquérir les limites de la grande Éthiopie.

L’islam dit « périphérique » paraissait très menaçant, la menace est confirmée par l’avènement de l’Imam Ahmed Ben Ibrahim, surnommé Gran (le gaucher). La conquête de l’Éthiopie par Gran, est l’épisode la plus spectaculaire de toute l’histoire du conflit musulmano-chrétien dans la Corne de l’Afrique. Elle est aussi la cause de l’internationalisation de ce même conflit par l’intervention ottomane et portugaise.

L’imam est parti de Harrar, durant quatorze ans (1529-1543) ses troupes ont parcouru l’empire éthiopien.

Il est certain que l’avènement de Gran ait pu révéler :

* la fragilité des structures de l’empire du Négus ; le principe même de l’Etat féodal était mis en cause. L’allégeance au roi des rois était contestée par les princes qui, entre 1559-1607 suscitèrent de graves difficultés dynastiques.

« La déstabilisation provoquée par Gran se répandra en ondes sismique pendant plus d’un siècle dans l’empire du négus »[4].

Elle a permis :

– L’établissement des Ottomans dans la partie côtière de l’Erythrée aux environ de 1550.

– La présence ottomane et l’expansion des Oromo ont empêché toute possibilité de développement d’un empire centralisé. Des Etats indépendants ont vu le jour. Cette évolution de la situation politique fut marquée par la retraite du Négus à Gondar.

S’ouvre dans l’histoire éthiopienne : « L’ère des princes » (1769-1855).

Pendant cette période, les empereurs n’avaient plus « l’autorité induite par leur dignité (…) le pouvoir s’effacera au profit de celui des féodaux »[5].

Les principales provinces devenaient indépendantes et luttaient entre elles.

* L’Empire était devenu un véritable creuset ou dans une incroyable série de confrontations militaires, sociales, économique, ethniques et religieuses, il s’est métamorphosé en nouvelle entité. Le pouvoir central ayant décliné, la monarchie retirée à Gondar, elle n’avait pas d’autres choix que de jouer la carte oromo.

Païens convertis à l’islam et au christianisme les Oromo ont contribué à :

* changer le caractère du royaume de Gondar par la fusion amhara-oromo dûe aux intermariages.

* affaiblir la monarchie accusée de s’être ralliée à cet ennemi oromo. C’était en fait la symbiose : amhara-Eglise qui était atteinte. Les rois Sousneyos et Dengel devaient abdiquer suite à cela.

Les XVIIe et XVIIIe siècles nous présentent un empire sans pouvoir central, déchiré par la guerre civile, opposant la cour impériale aux seigneurs régionaux qui refusaient de lui payer tout tribut, et un empire ottoman étendant sa souveraineté sur Massawa et Harkiko en les soumettant à un rapport tributaire.

La souveraineté ottomane sur ces populations eut pour effet, la confirmation du pouvoir et la position des familles régnantes sous l’égide de l’empire ottoman. Ce fut le Naib (député) de Harkiko qui exerçait le pouvoir réel. Pendant quatre siècles, les Ottomans ont exercé un pouvoir reconnu sur la région côtière. La dislocation de l’Empire n’a pas profité aux Ethiopiens, car aux Ottomans ont succédé les Egyptiens qui ont occupé Massawa en 1813.

Le retour au centralisme et l’intervention européenne dans la Corne de l’Afrique

L’arrivée de l’empereur Théodore marqua un tournant décisif dans l’histoire de l’empire éthiopien. Il constitue avec Yohannes et Ménélik II les trois grands empereurs de l’Ethiopie du XIXe siècle. Un siècle qui fut décisif pour le continent africain, d’une façon générale (la conférence de Berlin), et plus particulièrement pour la Corne de l’Afrique.

Les rivalités coloniales ont coïncidé avec la formation de l’empire et ses entreprises expansionnistes.

L’ouverture du canal de suez en 1869, l’intérêt stratégique de Bab-el-Mandeb ont focalisé la compétition des puissances sur la région.

A partir de 1895, Anglais et Français se disputèrent les routes reliant le Harar aux portes du golfe d’Aden. Du côté ouest, la rivalité fut plus forte puisqu’il s’agissait de contrôler le Nil supérieur. La France a dû jouer la carte éthiopienne. L’appui de Ménélik fut essentiel.

L’empereur déclarait vouloir s’étendre vers le sud jusqu’au lac Nyanza : si Dieu m’en donne la force, écrit Ménélik, je rétablirai les anciennes frontières d’Éthiopie jusqu’à Khartoum et jusqu’au lac Nyanza y compris les Gallas »[6].

Il a pu soumettre les régions du sud-ouest et du sud y compris le Harrar. De 1887 à 1900, il parcourt l’Ogaden jusqu’à Shebali et Juba,

« ‘Si jamais les puissances extérieures avaient l’idée de se partager l’Afrique entre elles, je ne resterai pas un spectateur indifférent »[7].

L’impérialisme européen a favorisé l’agrandissement de l’empire éthiopien au dépend des peuples périphériques. Ménélik a pu soumettre les régions du sud-ouest et du sud y compris le Harar. De 1887 à 1900, il parcourt l’Ogaden jusqu’à Shebali et Juba

Les campagnes expansionnistes de Ménélik coïncident avec le renforcement du pouvoir central en Éthiopie, et se déroulèrent au même temps que les européens, elles ont fait que la géopolitiques du XIXe se définie en fonction des intérêts de l’empire.

L’Erythrée dans ce cadre historique

L’Érythrée a pu échapper aux différentes dynasties qui ont régné sur l’empire éthiopien et, après la chute d’Axoum, le partage colonial la placera sous domination italienne.

Elle a constitué une compensation aux déboires italiens en Afrique du nord et une réplique à la colonisation française de la Tunisie.

Le premier corps d’occupation y débarqué en 1885. Passionné par l’aventure coloniale, Mancini alors ministre des Affaires étrangères déclara : « (…) Notre politique doit être italienne et notre démarche doit être le monde. Placée au centre de l’Europe entre la mer et le vieux continent, tout près de l’Afrique aux portes de l’océan et de la Mer rouge, là où nos pères ouvrirent la voie de civilisation nouvelle, nous serions coupables contre la patrie si nous n’agrandissons pas le champs de notre activité »[8].

Le 2 mai 1889, l’empereur Ménélik éthiopien signe à Wuchalé (Ucciali pour les Italiens) un traité d’amitié avec l’Italie. L’ambiguïté qui figurait dans son article 17 fut à l’origine de la bataille d’Awa. L’amharique (la langue officielle de l’Éthiopie) indique que Ménélik peut, s’il le souhaite, solliciter les services de l’Italie en matière diplomatique. La version italienne lui en fait obligation !

Le 1er mars 1896, les Ethiopiens écrasent l’armée italienne à Adoua. Les conséquences de la victoire de Ménélik II furent :

– la reconnaissance des pays occidentaux y compris l’Italie de l’indépendance de l’Éthiopie.

– un traité de paix du 26 octobre 1896, qui reconnait la souveraineté italienne sur l’Érythrée.

Dans les années quarante, l’Érythrée a figuré sur l’échiquier l’international, elle faisait partie  du plan de la décolonisation de l’Afrique orientale italienne.

Après de très longues tractations et devant l’impasse, les quatre grandes puissances, les ÉU, la France, la Grande Bretagne et l’URSS ont convenu de saisir l’assemblée générale de l’ONU afin « qu’elle donne ses recommandations à cet effet. Elles s’engagent à accepter la recommandation et à prendre les mesures idoines pour son application »[9].

Au cours de la cinquième session de l’assemblée générale des Nations-Unies tenue en décembre 1950, cinq projets de résolution dont trois pour l’indépendance ont été présentées, Ce fut la proposition américaine de la résolution fédérale qui a été adoptée sous le numéro 390A (V) en réponse :

– aux aspirations et du bien-être des habitants de l’Érythrée ainsi que l’opinion des différents groupes raciaux, religieux et politiques ;

– aux intérêts de la paix et de la sécurité en Afrique orientale ;

– aux droits et revendications de l’Éthiopie motivés par des considérations géographiques, historiques, ethniques et économiques et tout spécialement du besoin légitime de l’Éthiopie d’avoir un accès suffisant à la mer.

Et de recommander, « L’Érythrée constituera une entité autonome fédérée avec l’Éthiopie sous la souveraineté de la couronne d’Éthiopie ».

Ce statut, savamment élaboré, ne survivra pas à la volonté éthiopienne qui n’hésita pas à le remettre en cause.

En 1962, devant l’assemblée de l’Éthiopie, le Premier ministre Aklilou déclara que son pays souhaite l’annexion de l’Érythrée, qu’il n’acceptait la fédération que dans un esprit de compromis… ».

Rien ne semblait donc s’opposer à l’annexion de l’Erythrée devenue en 1962, la quatorzième province éthiopienne.

Hailé Sélassié dira : « L’histoire entière de l’Ethiopie et de l’Erythrée, démontre la profonde vérité de cette unité. Même si nous remontons trois mille ans en arrière dans l’histoire de l’Érythrée, nous voyons que cette unité et l’identité de l’Érythrée et de l’Ethiopie existaient déjà. (…) En fait pendant trois mille ans, le territoire de l’Érythrée fournit à l’Ethiopie, comme il le fait de nouveau maintenant un accès à la mer. Jusqu’au VIIIe siècle, le port d’Adoulis* était à la limite de notre empire »[10].

Les intérêts stratégiques américains ont joué en faveur d’Hailé Sélassié. En 1952, John Foster Dulles déclara devant le conseil de sécurité des Nations-Unies : « Du point de vue de la justice, il faut tenir compte de l’opinion du peuple érythréen, cependant, les intérêts stratégiques des Etats-Unis dans le bassin de la mer rouge et des considérations de sécurité et de paix mondiale nécessitent la réunion de ce pays avec notre allie l’Ethiopie »[11].

La guerre froide et la doctrine de l’endiguement ont fait de l’Erythrée une base logistique d’une grande importance. Aussi la base de Kegnew était-elle en relation directe avec le système de communication et d’observation américain. Elle a joué un rôle important pendant les guerres de Corée et du Vietnam.

La solution imposée à l’Erythrée découle la dialectique des conflits qui caractérisèrent le monde de l’après Yalta. La collaboration anglo-américaine contre le fascisme en Afrique orientale avait déjà démontré aux Américains l’importance de la base de communication d’Asmara. Située dans les tropiques, loin des tempêtes magnétiques, Kagnew devait intégrer le dispositif  stratégique de l’OTAN.

Baptisée Kagnew en l’honneur du contingent éthiopien envoyé en Corée dans la force de l’ONU, la base était en relation avec le vaste système de communication et d’observation américain à travers les Philippines, l’Éthiopie, le Maroc et la Virginie. Il était donc indispensable que l’Érythrée fasse partie du bloc américain au moyen Orient.

La solution fédérale n’était qu’un prélude à une forte présence américaine dans la région.

Les Américains qui ont eu un avant-goût des troubles en Iran en 1951, avec l’avènement de Mossadegh, comprirent que la région n’était pas à l’abri des nationalismes locaux. L’arrivée des officiers libres en Égypte, la nationalisation du canal de Suez, les confortèrent dans leur conviction. Avec le recul définitif des positions franco-britanniques suite à la crise de Suez, contrebalancé par la doctrine Eisenhower et suivi par l’intervention américaine au Liban et la consolidation de ses positions en Israël, en Arabie saoudite et au royaume Hachémite, le Moyen Orient est passé sous contrôle américain. Jouxtant le Golfe persique, la Corne de l’Afrique rentre à travers la mer rouge dans la zone stratégique la plus disputée après la seconde guerre mondiale.

La révolution éthiopienne et l’Érythrée

« L’Éthiopie tikedem » – Éthiopie d’abord, en langue amharique, fut le slogan des militaires qui venaient de renverser la monarchie.

A l’instar de l’empereur Hailé Sélassié, le colonel Mengistu Hailé Mariam considérait que l’Érythrée est une création coloniale : « Avant cela, il n’y avait jamais eu ainsi qu’en témoigne l’histoire des régions distinctes de l’Éthiopie connues sous le nom d’Érythrée. Le simple fait qu’il y ait pas moins de huit nationalités dans la région de l’Erythrée apporte un démenti à l’argument des séparatistes qui considèrent l’Érythrée comme une nation »[12].

Le programme de la révolution nationale démocratique d’Éthiopie annonça : « Les anomalies qui ont existé jusque-là seront abolies, et les peuples de la région administrative de l’Érythrée participeront pleinement dans un esprit neuf a la vie politique, économique et sociale du pays en coopération et collaboration avec le reste du peuple éthiopien »[13].

« L’Éthiopie doit rester unie, sans aucune différence ethnique, religieuse linguistique et culturelle. La cause érythréenne devait se diluer dans la société socialiste, sa raison d’être a été rendue caduque par la révolution »[14].

A la tête de lutte armée érythréenne, le FPLE rejeta la solution proposée dans le programme révolutionnaire et profita de la guerre somalo-ethiopienne à propos de l’Ogaden pour libérer la presque totalité du territoire érythréen.

La gauche et la question des nationalités, le marxisme-léninisme et l’obédience albanaise, alliée du FPLE (front populaire de libération érythréenne). Le Front populaire de libération du tigré (FPLT) a crée en 1989 le Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (FDRPE), une coalition composée de quatre mouvements politico-ethniques :

– Un parti oromo : l’organisation démocratique du peuple oromo, le Front de Libération du Peuple du Tigré, le Mouvement Démocratique National Amhara, le Front Démocratique des Peuples, Nations et Nationalités du Sud de l’Éthiopie.

Le front publie un programme politique qui appelle à :

– soutenir la lutte du peuple érythréen pour l’indépendance ;

– pourvoir à une solution à la question érythréenne selon les aspirations du peuple érythréen ;

– reconnaitre la légitimité historique des autres mouvements nationaux ;

– pourvoir à une solution démocratique aux questions d’auto-détermination par référendum et par l’évaluation des nations et nationalités en question.

Ce sont les Tigréens démographiquement minoritaires (6 % de la population) qui dominent la coalition et contrôlent pratiquement tout l’appareil du pouvoir en particulier l’armée et la police, au détriment des Amharas et oromo numériquement plus importants.

Pour contrer les revendications indépendantistes, la conférence nationale de 1991 a ratifié une charte qui accorda à chaque peuple le droit à l’auto-détermination dans les limites d’un territoire déterminé. Le droit à l’indépendance se justifierait par la violation des droits accordés par la dite charte.

La constitution de 1994 organisa l’Éthiopie en fédération selon un principe d’homogénéité ethnique et linguistique. Elle est composée de 11 régions dont trois villes ethniquement mixtes (Addis-Abeba, Diré Daoua et Harar). La région des peuples et des nationalités du Sud, rassemble une soixantaine d’ethnies constituant ainsi une fédération dans la fédération.

Cette fédération constitue-t-elle un endiguement aux revendications indépendantistes ? Ne consacre-t-elle pas des lignes de fractures ethniques et culturelles prélude à une balkanisation ?

L’ethnocratie tigréenne exacerbe les tensions nationalistes ethniques ancrées dans le psychisme des différents peuples éthiopiens.

« Selon les principes de sa propre idéologie sur la juste et égale représentation des groupes ethniques, le TPLF, qui représente la province du Tigré avec 6 % de la population éthiopienne, aurait dû assumer un rôle minoritaire, pour autant que son intention n’était pas d’imposer l’hégémonie d’une minorité ethnique à travers le fédéralisme ethnique »[15].

De tous les peuples éthiopiens, s’en distinguant par des caractères spécifiques, ce sont les oromo qui posent problème. Ils constituent 35% de la population représentant la principale ethnie du pays.

Comme le Tigré qui a brisé la domination amhara en se hissant à la tête de l’État éthiopien, et l’Érythrée qui a redessiné la géographie régionale, le Front de libération oromo (FLO) aspire à  la formation  d’une Oromia indépendante.

La Corne de l’Afrique s’ouvrirait sur un scénario écrit d’avance par Paul Baxter : « Si l’Érythrée et l’Ogaden se détachèrent de l’empire, il s’en réduirait, mais si le pays oromo se détachait, ce n’est pas le centre qui ne pourrait plus tenir, mais il serait lui-même emporté par le détachement, les amharas seraient forcés de vivre au fin fond de leurs montagnes»[16].

[1] Fenet (Alain), « Le programme du front de libération de l’Érythrée », Nation et révolution : la Corne de l’Afrique, questions nationales et politiques internationales, Paris, L’Harmattan, 1986

[2] Ibidem

[3] Nacfa, ville résistante, n’est jamais tombée dans les mains des troupes de Mengistu

[4] Cuoq (Joseph), L’islam en Éthiopie. Des origines au XVIe, Paris, nouvelles éditions latines, 1981

[5] Ibidem

[6] Samantar (nicoles Lecuyer), Mohamed Abdella Hassan, poète guerrier de la Corne de L’Afrique, éd. A.B.G, 1979,

[7] Ibidem

[8] Ernest Lemond, « la politique coloniale de L’Italie », librairie Félix Alcan, 1919, p.19

de l’Afrique, questions nationales et politiques internationales, L’harmattan,1986

[9] Fenet (Alain), « le programme du front de libération de l’Érythrée. », op. cit.

[10] Hailé Sélassié, Asmara, 4 octobre 1952, Notes et études documentaires 1724, p. 24

[11] Déclaration conjointe du Front de libération de l’Érythrée et du Front Populaire de libération de l’Érythrée, document des peuples de la ligue internationale pour les droits de libération des peuples ; session sur l’Érythrée, Milan, 24-26 mai 1980.

[12] Discours de Mengistu à la radio et télévision éthiopiennes, 1978.

[13] Lefort (René), La révolution hérétique, Ed, Cahiers libres, Broche, 1981

[14] Ibidem

[15] Berhanu Balcha, Minority Domination and Ethnic Federalism in Ethiopia, 2009, cit in « « Ethiopie a la croisée des Chemins” : l’apartheid de zenawi », consultable sur Investig/Action

[16] Baxter (Paul), The Problem of the Oromo or the Problem for Oromo? Nationalism and Self-Determination in the Horn of Africa, ed. LM Lewis, Londres, 1981.

 

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