Afrique : frontières étatiques, territoires et conflits

par Jean-Pierre Vettovaglia,

ancien Ambassadeur de Suisse, ancien Représentant personnel du Président de la Confédération

Résumé

Depuis la notion de frontières naturelles définies saisonnièrement ou géographiquement, à la notion de frontières étatiques en mutation permanente provoquée par les dynamiques politiques et leur sens d’équilibre territorial et démographique, et enfin les frontières devenant purement symboliques de par la globalisation inéluctable, nous nous devons toujours de respecter les complexités des anciennes notions et des nouvelles.

Summary

Since the notion of natural frontiers defined by seasons and geography, to the notion of State frontiers in permanent mutation provoked by political dynamics and their sense of territorial and demographic balance, and finally to frontiers becoming purely symbolic through unavoidable globalization, we still owe it to ourselves to respect the complexity of former and now new notions.

1.-    Définition de la notion de frontières et décolonisation

Avec la carte de l’Etat sont aussi posées les frontières. Elles sont la résultante de nombreux  facteurs. Elles sont le « bord » de l’Etat, une paroi d’équilibre parfois bousculée, puis percée.[1] Elles sont une ligne de champ, résultante de forces[2],  posée sur la géographie ainsi que sur l’histoire sociale et politique et non un facteur de puissance en tant que tel.

L’origine des frontières d’un Etat ne peut s’expliquer sans l’étude, à l’échelle du temps long, de l’histoire et de leur relation avec le relief, l’ethnie, la religion, la langue, la quête des ressources. Son analyse exige donc une approche multidisciplinaire.[3]

La frontière s’enracine donc dans l’histoire et reste un phénomène complexe.[4] Le réveil de poussées contraires le long de lignes continues conduit à la remise en question des frontières par la guerre. L’histoire démontre que la frontière se situe au point d’équilibre du territoire, de l’Etat et de la nation. Selon Sorel, c’est de la confrontation des souverainetés que résulte la nécessité d’une délimitation au moyen de la fixation d’une frontière  destinée à empêcher tout empiétement  d’une souveraineté à l’autre. La frontière est donc l’instrument de séparation de deux souverainetés. Pour Catherine Coquery-Vidrovitch, la souveraineté de l’Etat ne s’exerce en effet qu’à l’intérieur du territoire défini précisément par l’espace enserré par les frontières, telles que dessinées sur la carte. Elle est la résultante d’une démarche réfléchie et revêt par conséquent un caractère artificiel. La frontière reste une construction humaine même si la représentation des frontières est largement influencée par la notion de frontières naturelles issues des montagnes et des lignes de partage des eaux.

La décolonisation est l’aboutissement d’un long processus de négation de l’idée de la nation contrairement aux processus qui, en Europe, ont au contraire fondé l’Etat-nation. Selon L. Joos, près de 80% des frontières en Afrique sont en effet sans rapport avec des limites traditionnelles, particulièrement ethniques ou religieuses (voir § 4 ci-après). Pourtant, elles délimitent l’espace de l’identité, celui du « nous » par rapport à l’autre et à l’étranger. Depuis les indépendances, elles ont suscité des tensions et des conflits qui se sont même aggravés de 1960 à aujourd’hui puisque sont concernés non plus seulement les obstacles mis à la circulation des personnes mais la formation de communautés de réfugiés et les expulsions de ressortissants de pays limitrophes : phénomènes relativement nouveaux  qui traduisent la rigidification des frontières. Les nationalismes ont soulevé la question de la frontière de manière relativement tardive au moment où se sont précisées les perspectives de l’indépendance politique, particulièrement en Afrique[5] où les frontières sont aujourd’hui plus fermées que jamais par rapport à la période coloniale et sans doute aux siècles qui l’ont précédée. Elles se sont progressivement transformées en véritables barrières.[6]

Historiquement, la frontière a été liée à la construction et à la croissance des Etats. Les XIXe et XXe siècles voient le triomphe de l’Etat-nation qui est conjointement un Etat-territoire.

2.-  L’importance du principe « uti possidetis juris »

Au-delà des éléments  historiques et naturels qui ont participé à la délimitation d’une frontière entre « deux souverainetés », un principe juridique s’est imposé par sa portée universelle et a joué un rôle considérable dans la prévention des conflits en introduisant la permanence d’un élément d’ordre dans la stabilité des frontières.[7] Il s’agit du uti possidetis juris selon lequel les frontières établies sous l’empire d’un système disparu doivent être respectées et maintenues par les nouveaux Etats. Ces derniers sont dans l’obligation de respecter les frontières imposées par les autorités auxquelles elles succèdent. Apparu en Amérique latine au début du XIXe siècle, ce principe fut appliqué lors de la décolonisation de l’Afrique et entériné par l’Organisation de l’Unité africaine en 1964 puis consacré définitivement  par la décision de la Cour internationale de justice en 1986 dans l’affaire du différend frontalier entre le Mali et le Burkina Faso. Le même principe a été appliqué lors de la dissolution du bloc de l’Est : URSS et Yougoslavie, en particulier. La « vertu sécurisante » (Sorel, op.cit.) de ce principe a connu une exception regrettable à mettre sur le compte de la « communauté internationale », après 50 ans de conservatisme, qui a ouvert la boîte de Pandore en entérinant la sécession et l’indépendance du Kosovo (confirmée par la Cour internationale de La Haye).[8]

3.-   Frontières et conflits

Les frontières sont encore aujourd’hui sujettes à des frictions, à des revendications, dont certaines sont susceptibles de dégénérer en conflits ouverts. Elles sont donc lieu d’affrontements et peuvent devenir belligènes et alimenter les conflits. La question des frontières et de leur délimitation définitive est aujourd’hui au centre de l’actualité régionale de la Corne de l’Afrique. Il n’est pas exclu non plus que l’on assiste ces prochaines années à la résurgence de conflits territoriaux en Afrique liés  aux richesses du sous-sol. Comme l’a montré le géographe Michel Foucher, le statut et le fonctionnement des frontières varient considérablement selon les époques et les lieux de la planète. Hors de l’Europe, comme le souligne K. Postel-Vinay, [9]« le vécu de la frontière, en tant que marqueur physique de souveraineté, est très différent…La souveraineté comme principe d’organisation des relations internationales est une notion inventée par les Européens puis exportée par ces derniers ». L’Empire ottoman et  l’Empire dit du milieu avaient une toute autre conception du monde et l’acceptation du principe westphalien de souveraineté et son expression territoriale n’allait vraiment pas de soi. On peut en dire de même de la démarche colonialiste européenne!

Les dix dernières années ont été le témoin d’avancées en sciences sociales et de prise en compte  évidences statistiques[10] conduisant à la constatation que les différends de frontières et de territoire étaient hautement belligènes. Certains Etats ont incontestablement une culture de guerre là où d’autres ont plutôt tenté, à travers l’histoire, de maintenir des relations pacifiques avec leurs voisins.  D’autres Etats ne sont pas « aidés par la nature », comme l’Etat d’Israël entouré de voisins hostiles et dont aucun point n’est à plus de 100 km d’une frontière arabe.[11]

La recherche anglo-saxonne de cette dernière décennie aboutit à la conclusion que, de toute évidence, les frontières peuvent être particulièrement belligènes lorsqu’elles font l’objet de contestations ou de disputes.[12] Il apparaît par ailleurs que dans le monde contemporain, les Etats vont rarement jusqu’au déclenchement d’une guerre motivée par de seules revendications territoriales tangibles ou concrètes comme à caractère économique, par exemple. Le recours à l’arbitrage ou à la CIJ a permis de résoudre nombre de disputes. Cependant les querelles de frontières de caractère intangible ou symbolique, comme celles impliquant des aspects ethniques ou religieux sont infiniment plus dangereuses.

Bien des chercheurs concluent par ailleurs que malgré les théories de globalisation  de notre monde et les efforts de construction de l’Europe communautaire qui devraient contribuer à dissoudre quelque peu les idées d’Etat-nation et de frontières, ces dernières restent un facteur important des relations internationales et du droit international public.[13] L’abaissement des frontières et la multiplication des flux commerciaux et financiers, le transport des personnes, les nouveaux réseaux sociaux et l’internet ne se traduisent pas par un abaissement des volontés régaliennes. Selon Postel-Vinay «  le traumatisme colonial encore visible à travers la planète peut plutôt laisser à penser que le système international global n’est pas entré dans l’ère d’un monde  véritablement sans frontière ».

Une constatation importante a été faite par Diez[14], selon laquelle lorsque les frontières deviennent stables, elles deviennent poreuses. La frontière qui « divisait » devient une frontière qui « réunit » au travers de toute une série d’interactions transfrontalières. Contester une frontière les renforce comme point focal de conflit, d’insécurité et d’incertitude. Nous l’avons vu avec l’Europe, des structures économiques et politiques institutionnalisant les frontières a permis d’en retirer rapidement les plus grands bénéfices.

Aldo Ajello[15] avance de son côté que si l’on veut éviter la tentation de modifier les frontières  comme conséquence d’une pression démographique intenable, par exemple  dans les Grands Lacs, il faut les ouvrir et les rendre perméables. C’est la façon la plus efficace, dit-il, de résoudre le problème sans remettre en cause le principe d’intangibilité des frontières sorti de la résolution de l’OUA en 1964. Il fait allusion aux déséquilibres  caractérisant d’un côté de la frontière des pays surpeuplés et très pauvres comme le Rwanda et le Burundi et de l’autre le « scandale géologique » que représente la RDC sous-peuplée et richement dotée en ressources naturelles. Sans rien faire, les crises seront récurrentes. Il faut donc absolument ouvrir les frontières et permettre la libre circulation des hommes et des biens. Le principe en avait été évoqué, sans plus, lors de la Conférence internationale sur la paix, la sécurité et le développement  dans la région des Grands Lacs en 2007.

Deux derniers points méritent d’être encore soulignés. Le premier est le progrès accompli par le droit international public dans la production de normes destinées à régler pacifiquement des disputes frontalières avant de les voir dégénérer en conflits ouverts. Le droit procure des normes et procédures  permettant de déterminer ce qui doit revenir à chacun.

Les arbitrages et les décisions de la Cour internationale de justice avec sa jurisprudence complètent cet instrumentarium.[16] Enfin, il n’est pas inutile de rappeler que la paix ne sera jamais atteinte si personne au plus haut niveau de l’Etat ne s’engage fortement en sa faveur malgré les oppositions internes, parlementaires ou non, parfois déraisonnablement irrationnelles. Il suffit parfois d’avoir les bons dirigeants au bon moment !

4.-   Les Frontières en Afrique

4.1  La conférence de Berlin (1884-1885) et la résolution de l’OUA (1964)

À la fin du XIXe siècle, au moment de la Conférence de Berlin en 1884-1885 pendant laquelle les diplomates européens se réunirent pour négocier ensemble une entente préalable sur leurs intérêts économiques collectifs en Afrique, cette dernière est décrite en termes de « cuvette du Niger » ou de « bassin du Congo » plutôt qu’en terme de divisions ethniques.[17] Il n’y a eu à ce moment crucial où furent délimitées les frontières que peu de relations entre les logiques historiques de circonscription d’espaces endogènes africains et la fragmentation territoriale du processus de formation des empires coloniaux.

On dit souvent que les « Blancs » ont construit des Etats aux frontières artificielles, des Etats qui chevauchaient la carte des ethnies. On ajoute que cela avait été prémédité dans le seul but de pouvoir, après la décolonisation, continuer à diviser pour mieux régner. En réalité, les constructions étatiques d’Afrique ont été pensées dans le contexte de la tutelle coloniale et non dans l’idée qu’un jour le colonisateur s’en irait. Elles sont la résultante des rapports de force et des compromis, d’une part entre les coloniaux Français, Anglais, Belges et Allemands…eux-mêmes, d’autre part entre le colonisateur et l’autochtone.

Elles sont donc le produit des équilibres de puissance du moment. Certaines entités étaient des constructions étatiques très anciennes, empires médiévaux et anciens royaumes (Ghana, Mali, Songhaï, Haoussa, états Wolof, royaume Ashanti, royaume d’Abomé, royaume du Kongo, Etat du Daxomé, les petits Etats interlacustres, etc) dont les contours n’avaient rien d’artificiel et que le colonisateur, à peu de chose près, n’a fait que reprendre, même si le partage du continent a mis fin dans la plupart des cas à un processus interne (africain) de restructuration de l’espace  par des forces sociales et politiques en rapport avec l’histoire du continent sur la longue durée. Par exemple, avant son effondrement des années 1990, le Rwanda était un véritable Etat-nation multi-séculaire dont les deux principales composantes humaines, les Tutsis et les Hutus, parlaient une même langue et avaient la conscience d’appartenir à une même nation suivant des mécanismes de complémentarité plutôt que d’opposition.[18]

L’histoire fait avec le matériau dont elle dispose. Au moment des indépendances, la carte des constructions politiques était multi-ethnique. Décréter comme par enchantement une carte des Etats mono-ethnique était impossible, d’autant que les Européens ne contrôlaient pas la nature des mouvements indépendantistes lesquels, dans leur large majorité, affirmaient la conservation des frontières mises en place par la colonisation. D’ailleurs cette carte aurait été très difficile à réaliser tant les inégalités de puissance entre les Etats formés de la sorte  auraient été criantes. Des milliers de petites ethnies se seraient vues ravalées au rang de sous-principautés au prix d’une absurde balkanisation. La seule chance pour ces ethnies était que des identités nationales se fassent par dessus les grandes ethnies. Pourtant la surimposition de frontières contemporaines sur des frontières traditionnelles ne va pas de soi. La colonisation a eu dans ce contexte pour effet de geler les conflits inter-africains.

Comme ailleurs, les frontières en Afrique sont « du temps dans des espaces »[19], des objets historiques. Elles reflètent des réalités précoloniales, cautionnées par les mouvements nationalistes d’avant les indépendances.

C’est ainsi qu’en juillet 1964, lors du premier « Sommet des Chefs d’Etat » membres de l’Organisation de l’Unité africaine, réunis au Caire, ces derniers avaient pris une résolution instituant le principe d’intangibilité des frontières coloniales à l’échelle continentale. C’est la résolution A.H.G./16-1 du 21 juillet 1964 qui proclame « que tous les Etats membres (de l’OUA) s’engagent à respecter les frontières existant au moment où ils ont accédé à l’indépendance ».[20] Cette décision était censée empêcher l’implosion de tout le continent africain qu’une retouche des frontières coloniales aurait provoquée du fait de l’éparpillement des ethnies. Cette sagesse (incontestablement) des pères fondateurs fut ébranlée cependant par une prolifération de conflits frontaliers. La pratique négligente du colonisateur en matière de délimitation des anciennes frontières intracoloniales a favorisé l’apparition de ces difficultés au moment où les Etats indépendants héritaient de ces frontières, même si cette responsabilité aujourd’hui lointaine a souvent ressemblé davantage à un alibi pour des hostilités qu’à une cause objectivement justifiée.[21]

4.2   Survol des conflits de frontières post-coloniaux en Afrique

Parmi les conflits armés qui ont affecté l’Afrique depuis les indépendances et surtout ceux qui l’affectent encore, relativement peu d’entre eux concernent la frontière des Etats stricto sensu. Toutefois, elles ont effectivement été sources de conflit, voire de guerres de sécession (guerre du Biafra au Nigeria (1967/1970) et sécession du Katanga au Zaïre (1960/1963).

Force est de noter aussi bien sûr que les frontières coloniales ont été contestées. À titre d’exemples :

entre l’Algérie et le Maroc, avec la « guerre des sables » qui éclate en 1963  le long de la frontière algéro-marocaine. Ainsi qu’avec le problème du Sahara occidental posé depuis 1974. Ce dernier contentieux se transforme en guerre avec l’intervention du Front Polisario ;

entre la Tunisie et l’Algérie, avec un problème réglé en deux étapes, en 1968 et 1970, par le rattachement à la Tunisie d’une superficie de 20km2  _ bornes 220 (est de Bir Romane) à 233 ;

entre la Libye, le Tchad, le Niger et l’Algérie : en 1973, le colonel Kadhafi annexe la bande de l’Aouzou qui faisait partie du Tchad et en 1976 revendique 96.200 km2 du Tchad, 19.500 du Niger et la même superficie de l’Algérie. En outre, elle conteste à la Tunisie les droits sur le plateau du golfe de Gabès ;

entre la Mauritanie et le Sénégal, où une échauffourée en avril 1989 entre éleveurs et agriculteurs du fleuve Sénégal se transforme en une série d’incidents qui touchent en premier lieu les Noirs mauritaniens (Toucouleurs, Wolofs, Peuls, Soninkés) et les Mauritaniens installés au Sénégal. Le contentieux sur le tracé de la frontière est né de la décision de l’administration française de fixer la frontière au nord du fleuve Sénégal en 1933. Entre 1989 et 1992, le conflit a provoqué des flux de plus de 50.000 réfugiés.

entre le Mali et la Mauritanie, le conflit frontalier de 1961-1964 s’achève par la conclusion d’un traité bilatéral et des rectifications de tracé.

entre le Ghana et la Haute-Volta, avec des tensions militaires en 1963 et 1964 avec pour prétexte la construction d’une école par le Ghana à cheval sur la frontière.

entre le Ghana et le Togo au sujet de l’ex-Togoland britannique (1961-1990).

entre le  Ghana et la Côte d’Ivoire, en 1961-1963 à la suite de la tentative irrédentiste du Sanwi.

entre le Mali et l’actuel Burkina Faso, le conflit frontalier, déjà déclaré en 1963, se transforme en conflit armé en 1974/1975, puis en 1985/1986 (« guerre de Noël »), avec deux zones litigieuses s’expliquant par l’absence absolue d’une description précise du tracé dans un texte législatif : la zone dite des « quatre villages » et le secteur de Béli.[22]

entre le Bénin et le Niger, à propos de l’île de Letté depuis les années 60.

entre le Sénégal et la Guinée-Bissau à propos du conflit casamançais au cours duquel le Sénégal s’arroge le droit de poursuivre des rebelles casamançais en territoire guinéen.

entre le Cameroun et le Nigeria, à propos de la presqu’île de Bakassi.

À signaler aussi de nombreux incidents sur les frontières ivoiro-libériennes ou libéro-guinéenne ou sur la frontière sénégalo-guinéenne.

Trois conflits se sont articulés autour de revendications effectuées  dans les limites dessinées au temps de la colonisation donc dans un cadre doté d’une légitimité internationale par le passé: Erythrée/Ethiopie (1961-1963), Maroc/Sahara occidental, Somaliland/Somalie.[23] On pourrait ajouter aujourd’hui le Soudan/Soudan du Sud.

Certains conflits ou différends ont fait l’objet de décisions de la Cour internationale de justice :

le différend entre le Tchad et la Libye à propos de la bande de Aouzou (décision CIJ 03.02.1994)

le différend entre le Mali et le Burkina Faso  avec un verdict de la CIJ accepté par les parties datant du 26 décembre 1986 et attribuant les « quatre villages » au Mali et la zone d’Agacher au Burkina Faso.

Au-delà du Maghreb et de l’Afrique de l’Ouest plus spécifiquement mentionnés ici, il ne faut pas oublier les conflits de frontières qu’ont pu connaître l’Afrique centrale et du Sud. Dont la « guerre continentale « des Grands Lacs » impliquant pas moins de sept Etats (Angola, Zimbabwe, Congo, Ouganda, Rwanda, Namibie, Soudan). La guerre dans l’Est de la RDC et le problème de la frontière avec le Rwanda ne quittent pas l’actualité.

D’autres conflits frontaliers perdurent :

Avec ses cortèges de morts et de réfugiés, la RDC est emblématique de la fragilité des frontières du continent, en particulier depuis la fin de la guerre froide. La région des Grands Lacs est une plaie qui se rouvre violemment et régulièrement. Le Soudan reste menacé par les mouvements centrifuges de la rébellion du Darfour sur son front ouest. Les espaces sahélien d’itinérance nomadique échappent aux contrôles des Etats centraux. Une bande de trente à quarante kilomètres entre le Niger et le Nigeria n’a plus de réalité en tant que frontière. La frontière entre l’Erythrée et Djibouti reste sensible dans la région de Ras Doumeira. Celle entre l’Erythrée et l’Ethiopie est restée longtemps délicate (1996/2008) notamment autour du village de Badmé. La Casamance connaît des explosions récurrentes de violence autonomiste. Récemment l’on se doit de mentionner la quasi partition de fait du Mali.

Dès le printemps 2017, les relations entre l’Egypte et le Soudan se sont à nouveau tendues à propos du triangle de Halayeb (« terre fertile qui produit du lait », en arabe), occupé militairement et développé par l’Egypte depuis le milieu des années 1990. Ce territoire,  grand comme la moitié de la Suisse,  est réclamé par le Soudan depuis son indépendance en 1956 et plus particulièrement depuis une tentative de tenue d’élections par le Soudan dans le triangle en 1958. Effectivement il se trouve au Nord du 22ème parallèle défini en tant que frontière par le condominium anglo-égyptien en 1899 (ce à quoi l’Egypte voudrait se tenir) mais une décision des Britanniques datant de 1902 définissait une nouvelle frontière administrative (ce à quoi les Soudanais se réfèrent). Le Président soudanais Al Bashir a déclaré récemment ne pas vouloir déclencher un conflit armé mais porter le différend devant la Cour Internationale de Justice…L’Egypte, quant à elle, affirme vouloir investir un milliard de livres égyptiennes dans la construction d’habitations dans les villes de Halayeb, Shalateen et Abu Ramad et a renforcé ses patrouilles militaires.

4.3   Quel avenir pour les frontières africaines ?

Alpha Oumar Konaré a dit : « La fin du siècle (20e) et de millénaire impose pour l’Afrique la question des frontières comme le paradigme fondamental au travers duquel se lit la paix, c’est-à-dire la démocratie, c’est-à-dire le développement ».[24] Sans revenir sur la sagesse de l’OUA qui a postulé en 1964 l’unité de l’Afrique à partir de l’intangibilité des frontières coloniales  puisque les Etats et les nations étaient à ce moment-là encore balbutiants, il constate cependant qu’ « il n’y a pas de paix avec des frontières contestées, non assumées, où l’autre est l’étranger au lieu d’être un autre soi-même ». L’absurdité des guerres de frontières doit faire la place à l’intégration régionale de manière à faire des frontières des « points de soudure, voire de suture, des lieux de partage », des « espaces de solidarité », d’ « échanges, de mise en commun où des notions de voisinage et de cousinage prendraient tout leur sens ». La refondation des limites territoriales actuelles par des cercles concentriques plus vastes (fédérations, confédérations régionales) tournerait « le dos à l’émergence de républiques ethniques, terreau de l’anarchie, de la guerre civile, de l’instabilité ».

Kwamé Nkrumah disait de l’Afrique qu’elle devait s’unir. Konaré ajoute qu’elle ne s’unira que par une autre perception de ses frontières. Ali Mazrui (professeur de sciences politiques kénian) a bien résumé la question dans un article intitulé « The Bondage of Boundaries » publié dans 150 Economist Years (1994) : « …Au cours du prochain siècle, la configuration de la plupart des Etats africains actuels changera : de deux choses l’une, ou l’autodétermination ethnique conduira à la création d’Etats plus petits, ou l’intégration régionale mènera à des unions politiques et économiques plus vastes… ». Il est évident qu’un avenir fondé sur une intégration régionale imposera une nouvelle philosophie ou vision des frontières dans le  sens d’une coopération plus solidaire et donc avec moins de frictions.[25] Bien sûr, ces processus de coopération transfrontalière sont lents à mettre en place mais ils représentent une perpective d’intégration régionale et d’unité du continent, à savoir le seul avenir prometteur. En suggérant de nouvelles configurations de frontières, les partisans de leur révision se trompent (Ali Mazrui (Kenya), Wole Soyinka (Nigeria), les dirigeants du Rwanda), car les problèmes posés sont les conséquences des dysfonctionnements internes des pays et non des causes : les frontières sont le symptôme du mal et non le mal lui-même. La révision des frontières n’aiderait en rien les crises politiques en cours. Les frontières doivent être converties de leur statut actuel de barrières en véritables ponts[26] entre les pays membres de l’UA. Cette perspective se conjugue avec la correction nécessaire des éventuels déséquilibres internes créés par la construction postcoloniale assez brutale d’Etats-nations centralisés ignorant l’existence de nationalités (ethnies) différentes au sein des nouveaux Etats et donc des équilibres nécessaires à la coexistence entre communautés. La gestion pacifique des frontières est porteuse de rapports d’interpénétration et par voie de conséquence de l’amorce de l’unité africaine. Autrement dit, pour corriger le caractère contraignant des frontières, il faudra favoriser la libre circulation des hommes et des biens.

Par ailleurs, comme le rappelait plus haut Aldo Ajello, la question de la vision des frontières en rapport avec les problèmes démographiques est bel et bien posée car elles sont au cœur de la lutte pour l’espace vital, les intérêts économiques, les rivalités communautaires (exacerbation de problèmes intérieurs) et entre puissances. Les excédents de population doivent pouvoir déverser leur trop-plein. Boubacar Barry souligne le fait que l’Afrique possède bien des espaces libres qui sont inexploités à cause de la fragmentation du continent et surtout de l’absence d’infrastructures de communication qui rend les frontières absurdes. La configuration actuelle des frontières est certes la cause occasionnelle de déséquilibres. Des entités plus vastes devront être créées plus viables sur le plan économique et plus homogène culturellement.[27] Une politique d’intégration régionale est le préalable à la gestion pacifique des conflits de frontières.

La réflexion sur les frontières pose le débat sur les limites actuelles des tentatives de construction de l’Etat-nation sacralisé en Afrique (difficulté d’intégration des populations à l’intérieur d’un ensemble sous-régional) ainsi que sur les problèmes ethniques ou les nationalités. Quelle stratégie adopter pour concilier des comportements traditionnels avec les impératifs des Etats modernes attachés à des frontières auxquelles les populations (ethnies transétatiques) sont restées le plus souvent indifférentes ? (contradiction entre la perception traditionnelle des limites qui unissent et la vocation séparatrice des frontières linéaires). Alors même que « l’Etat-nation a vocation précisément de substituer progressivement une seule nation abstraite aux particularismes ethniques d’antan » [28] et qu’une simple ligne administrative du colonisateur s’est transformée en frontière internationale délimitant la souveraineté de pays indépendants ! Il est toutefois remarquable de noter que « le nationalisme de ces nouveaux Etats fut chaque fois suffisamment fort pour faire échec à une révision de ces frontières-lignes » (sauf en Erythrée).[29]

Références

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Sorel J.-M. et Rostane M., « L’uti possidetis entre la consécration juridique et la pratique : essai de réactualisation », Annuaire français de droit international, 1994, Vol.40

[1]     Aymeric Chauprade, « Géopolitique. Constantes et changements dans l’histoire », 2e éd., Paris, Ellipses, 2003, 960p.

Cet article reprend et développe les idées avancées par A. Chauprade et Jean-Pierre Vettovaglia dans le Chapitre 1, Section 1, lettre B de l’ouvrage de Jean-Pierre Vettovaglia, « Déterminants des conflits et nouvelles formes de prévention », Bruylant, Bruxelles, 2013, 1092 p., Prix spécial Turgot 2014.

[2]     Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle, « Introduction à l’histoire des relations internationales », 4e éd., Paris, Armand Colin, 1991

[3]     Catherine Coquery-Vidrovitch, « Frontières africaines et mondialisation », Histoire@Politique. Politique, culture, société, no 17, mai-août 2012, www.histoire-politique.fr

[4]     Jean-Marc Sorel, « La Frontière comme enjeu de droit international », Ceriscope (http:/ceriscope.sciences-po.fr)

[5]     Chenntouf Tayeb, « La dynamique de la frontière au Maghreb », dans « Des frontières en Afrique du XIIe  au XXe siècle », Unesco, Paris, 2005 (Actes du symposium de Bamako de 1999)

[6]     Chenntouf Tayeb, op. cit.

[7]     Jean-Marc Sorel, op. cit.

[8]     Roland Marchal, op.cit.

[9]     Karoline Postel-Vinay, « La frontière ou l’invention des relations internationales », Ceriscope, http://ceriscope.sciences-fr

[10]    Voir en particulier le « 1816-1992 Correlates of War Project » in  Jones, Daniel, Stuart Bremer and J.David Singer, « Militarized Interstate Disputes, 1816-1992 : Rationale, Coding Rules, and empirical Patterns », Conflict Management and Peace Science, 15(2), 1996

[11]    H.Laurens, « Le Grand Jeu, Orient arabe et rivalités internationales », Paris, Armand Colin, 1991 et G. Corm, « Le Proche-Orient éclaté, 1956-1991 », Paris, La Découverte, 1983

[12]    John A. Vasquez and Brandon Valeriano, « Territory as a Source of Conflict and a road to peace », in « The Sage Handbook of Conflict Resolution », Jacob Bercovitch, Victor Kremenyuk and I.William Zartman, éd., Sage, London, 2009, pp. 193-209

[13]    Goff Patricia M., « Invisible Borders:Economic Liberalization and National Identity », International Studies Quarterly, 44(4), pp.533-562 et Miles Kahler and Barbara Walter, eds, « Territoriality and Conflict  in a Era of Globalization », Cambridge, Cambridge University Press, 2006, pp. 251-287 (article de Beth A. Simmons)

[14]    Diez Thomas, « The Subversion of Borders », in Guzzini/Jung (eds) Contemporary Security Analysis and Copenhagen Peace Research, London, Routledge, 2004, pp. 128-140

[15]    Aldo Ajello, « Brasiers d’Afrique. Mémoires d’un émissaire pour la paix », Paris, L’Harmattan, 2010, p.200

[16]    Voir la Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969 (article 62 §2) et la Convention de Vienne  sur la succession d’Etats  en matière de traités du 22 août 1978 (art. 11 et 12) et aussi la jurisprudence de la CIJ en particulier dans l’affaire du différend territorial entre le Tchad et la Libye (Rec. CIJ 1994, p.37)

[17]    H. Wesseling, « Le partage de l’Afrique (1880-1914) », Paris, Denoël, coll. « L’aventure coloniale de la France », 1996

[18]    B.Lugan, « Histoire du Rwanda », Paris, Bertillat, 1997

[19]    Roland Marchal, « Une «  drôle de guerre » : des frontières entre l’Erythrée et l’Ethiopie, CERISCOPE Frontières, 2011, URL http://ceriscope.sciences-po.fr

[20]    Yakemchouk, R., « Les frontières africaines », RGDIP, no 1, janvier-mars 1970, p.56

[21]    Pierre Claver Hien, dans « Des frontières en Afrique du XIIe siècle au XXe siècle », Unesco, Paris, 2005

[22]    Pierre Claver Hien, dans « Des frontières en Afrique du XIIe siècle au XXe siècle », Unesco, Paris, 2005

[23]    Roland Marchal, op.cit.

[24]    Alpha Oumar Konaré, « Des frontières en Afrique du XIIe siècle au XXe siècle », allocution d’ouverture à  Bamako (1999), Unesco, Paris, 2005.

[25]    Cité par Anthony I. Asiwaju, dans « Des frontières en Afrique…. », Unesco, Paris, 2005

[26]    Voir l’appel de Bamako du 19 mars 1999 « Pour une résolution pacifique des conflits frontaliers en Afrique », « …recommandent … que les frontières doivent cesser d’être des barrières pour devenir des ponts destinés à créer une dynamique de paix entre les peuples et les Etats africains ». Cet appel déplore également les conséquences néfastes des conflits frontaliers sur le développement économique et social du continent africain.

[27]    Boubacar Barry, dans « Des frontières en Afrique… », Unesco, Paris, 2005

[28]    Person, Y., « L’Etat-nation et l’Afrique », Cahiers du CRA, histoire 3, page 67 et s., 1985

[29]    Catherine Coquery-Vidrovitch, « Histoire et perception des frontières en Afrique  du XIIe siècle au XXe siècle » dans « Des frontières en Afrique… », Unesco, Paris, 2005

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