Asie centrale : vers un combat triangulaire Russie-États-Unis-Chine

Gilles TROUDE

Docteur en Histoire contemporaine

Trimestre 2010

On désigne sous le nom d’« Asie centrale » les cinq pays de la région issus de l’éclatement de l’Union soviétique en 1991 : Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizistan, Tadjikistan et Turkménistan. Cette vaste région (plus de 4 millions de km2, soit huit fois la France), en grande partie désertique, n’est peuplée que de 51 millions d’habitants, dont 28 millions pour l’Ouzbékistan au sud, 16 millions pour le Kazakhstan au nord, 7 millions pour le Tadjikistan au sud-est, et 5 millions chacun pour le Turkménistan à l’ouest et le Kirghizistan à l’est.

Les langues pratiquées sont toutes du groupe des langues touraniennes (proches du turc), sauf le Turkménistan, à l’ouest, de langue proche de l’iranien. Les cinq peuples font tous partie du groupe ethnique turco-mongol et pratiquent la religion musulmane de rite sunnite. Il s’agissait à l’origine de peuples nomades d’origine turque ancienne, métissés au contact des Mongols. Parmi eux, les Kirghizes, à l’est, ont longtemps nomadisé entre les plaines du Kazakhstan et les montagnes de l’Altaï qu’ils occupent maintenant à la frontière de la Chine. Les Ouzbeks, au sud, se sont établis dans les fertiles oasis du bas Amour vers le XVe siècle. À la même époque, des tribus d’origine turque directe, les Turkmènes, se fixaient à l’ouest, à proximité de l’Iran, sur les plateaux bordant la mer Caspienne, d’où le rapprochement linguis­tique. Au nord, les Kazakhs occupent les vastes steppes quasi inhabitées s’étendant entre la mer Caspienne et la frontière chinoise. Enfin, les Tadjiks, au sud-ouest, peuple le plus ancien de la région, se réfugient dans les montagnes du Pamir et du Transalaï, à proximité de l’Afghanistan.

Autrefois siège de brillantes civilisations, avec les magnifiques monuments de Samarkand, Kokand, Ferghana et Tachkent, l’Asie centrale était traversée par la Route de la soie, décrite par le Vénitien Marco Polo (qui parlait le persan et le mon­gol) lors de son périple vers la Chine. À la suite des découvertes des grands naviga­teurs, notamment portugais, hollandais et espagnols, à l’époque de la Renaissance, cette grande voie commerciale fut délaissée au profit de la voie maritime entre l’Europe, l’Inde et la Chine.

Longtemps délaissée, car enclavée et à l’écart des grands axes de communica­tion mondiaux depuis plus de trois siècles, l’Asie centrale est en train de revenir au premier plan de l’actualité mondiale, pour deux raisons : d’une part, cette région occupe une position géostratégique de premier ordre, en protégeant sur son flanc sud le heartland eurasiatique, le cœur du continent convoité depuis des siècles sans succès par les puissances maritimes, selon la théorie géostratégique exposée par le haut-commissaire pour le Sud de la Russie, Mackinder, en 1919, peu après la dispa­rition de l’empire multiséculaire des tsars. Cette théorie a été récemment reprise par S. Huntington dans son ouvrage Le Choc des civilisations, paru en 1994. Celui-ci envisageait ni plus ni moins que la destruction du bloc eurasiatique, partagé entre la Chine, qui envahirait l’Est de la Sibérie, et l’Occident, qui pénétrerait en Asie centrale, dans le Caucase (Géorgie, Azerbaïdjan) et en Ukraine, après avoir recon­quis l’Europe de l’Est.

L’ancien conseiller du président des États-Unis Zbigniev Brzezinski, d’origine polonaise, disait crûment en 1997 : « La Russie est aujourd’hui un pays vaincu. Elle n’est pas un partenaire, mais un client […]. » « La Russie sera parcellisée et mise sous tutelle […]. »

Cette géostratégie particulièrement agressive semble avoir reçu un début d’ap­plication avec l’intervention de l’OTAN (littéralement : Organisation du traité de Y Atlantique Nord !) au cœur de l’Asie en Afghanistan, réaction américaine éton­namment rapide et surprenante après la destruction spectaculaire des tours jumelles de Manhattan en septembre 2001, mais dont les États-Unis ne voient pas, près de neuf ans après, d’issue sur le plan militaire.

D’autre part, cette région apparemment à l’écart du développement économique attire à nouveau les appétits des grandes puissances et des multinationales pétro­lières, des découvertes récentes ayant révélé des réserves potentiellement énormes en pétrole et gaz naturel : champs pétrolifères offshore de Tenguiz et champ, encore plus prometteur, terrestre et offshore de Kashagan au Kazakhstan, pays semi-désertique qui détiendrait entre 12 et 17 milliards de tonnes de réserves de pétrole, 11 millions de tonnes de condensats de gaz, et 29 milliards de mètres cubes de gaz naturel.

Quant au Turkménistan, désertique à 80 % (Karakoum), complètement encla­vé mais ayant une longue frontière commune avec l’Iran, on estime qu’il détiendrait les cinquièmes réserves mondiales de gaz naturel.

Face à cette situation, la Fédération de Russie, issue du démembrement de l’Union soviétique, qui contrôlait ces immenses territoires, lance une vaste contre-offensive, dont on a déjà vu les effets dans le Caucase, avec l’humiliation militaire de la Géorgie et la reconnaissance de l’indépendance des républiques autoproclamées d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud en 2008. Déjà, en 2005, la dernière tentative de « révolution de couleur » en Ouzbékistan, venant après celles de Serbie, de Géorgie (« révolution des roses » en 2003), d’Ukraine (« révolution orange » en 2004), de Moldavie et du Kirghizistan, avait été un échec total pour les Américains, l’insur­rection d’Andjian ayant été noyée dans le sang par le président Islam Karimov, qui avait procédé à une brutale reprise en main du pouvoir, à la suite de quoi, en 2006, l’ordre avait été donné à l’armée américaine de fermer sa base, les États-Unis étant accusés d’avoir soutenu l’insurrection par le biais des ONG implantées dans le pays.

Ces accusations ne semblaient pas être dénuées de fondement, puisque, dans le Kirghizistan voisin, lors de la « révolution des tulipes » de 2005 à Bichkek qui avait abouti au renversement du président Askar Akaïev (réfugié à Moscou), l’imprimerie qui publiait les prospectus de l’opposition était propriété de l’ONG américaine Freedom House et était dirigée par un journaliste américain, Mike Stone. Une pancarte apposée dans l’imprimerie proclamait fièrement que le financement pro­venait directement du Département d’État américain et de la fondation Sôrôs — du nom du magnat hungaro-américain George Sôrôs — qu’on retrouve dans toutes ces « révolutions de couleur ».

Le Kazakhstan : un nouvel Eldorado ?

Depuis 2005, les relations de la Russie avec les cinq pays d’Asie centrale se sont considérablement resserrées. Tout d’abord, avec le Kazakhstan : riche en pétrole et multiethnique, ce pays est celui qui compte la plus importante population russe d’Asie centrale : 3,7 millions sur une population de 16 millions d’habitants. De fait, la Russie voit le Kazakhstan comme un partenaire si fiable et stratégique que le premier voyage à l’étranger du président Dimitri Medvedev a été consacré à la capitale kazakhe Astana (il est vrai, sur le chemin de la Chine). Mais, enclavé et coincé entre les énormes masses continentales que constituent la Chine et la Russie, le Kazakhstan souhaite un élargissement de ses relations avec l’étranger. De tous les pays d’Asie centrale, c’est celui qui compte le plus d’investissements américains, Chevron-Texaco étant notamment l’opérateur du gisement pétrolier de Tenguiz, avec une participation de 50 %, tandis que British Gaz et l’Italien ENI exploitent celui de Karachaganak.

Bien plus, le projet d’exploitation du gisement de Kashagan, situé sous la mer Caspienne — le plus grand champ pétrolier découvert au monde depuis trente ans, avec des réserves estimées à 3 milliards de tonnes de pétrole —, constitue actuelle­ment le plus important projet industriel au monde, dont le budget est de l’ordre de 150 milliards de dollars. Ces chiffres s’expliquent par le fait qu’il s’agit d’un gi­sement entièrement sous l’eau et qui exige donc des frais de prospection très élevés (construction de plateformes offshore, etc.), le choix de l’emplacement des forages étant très aléatoire.

Ce vaste projet est mené par le consortium North Caspian Operating Company BV, avec la participation des compagnies américaines Exxon et Conoco-Philips, de l’Anglo-Néerlandaise Shell, de l’Italienne ENI, de la Française Total, d’Inpex et de la compagnie kazakhe KazMunayGas.

L’Agence internationale pour l’énergie estimait à 65 millions de tonnes par an la production de pétrole du Kazakhstan en 2006, chiffre qui devrait être porté à 100 millions de tonnes environ avec la mise en production du champ offshore de Kashagan.

Dans l’état actuel des connaissances, cette production de pétrole pourrait at­teindre 210 à 220 millions de tonnes par an d’ici 2020, uniquement à partir des gisements connus à ce jour, ce qui fera de ce pays un des premiers producteurs mondiaux de pétrole. À ceci s’ajoute une production de gaz naturel significative de 25 millions de tonnes d’équivalent pétrole, provenant pour deux tiers du gaz naturel du champ de Karachaganak, et pour un tiers du gaz associé au champ de pétrole de Tenguiz. D’ores et déjà, le pétrole représente 55 % des exportations du Kazakhstan et a permis à ce pays de multiplier par trois son PNB en l’espace de dix ans, pour atteindre 100 milliards de dollars US environ en 2008, soit 6 600 dollars US par habitant.

En outre, le Kazakhstan dispose de réserves importantes d’uranium (17 % des réserves mondiales) ; il produit déjà 5 279 tonnes d’uranium par an, soit 13 % de la production mondiale, et pourrait devenir le premier producteur mondial d’ura­nium, avant le Canada et l’Australie, d’ici quelques années. Rappelons qu’il est l’un des rares pays au monde (avec l’Afrique du Sud) à avoir renoncé volontairement à toute ambition dans le domaine de l’arme nucléaire, s’étant débarrassé de son stock stratégique après un accord avec les États-Unis, peu après son indépendance, dans les années 1990.

Il est significatif que le président Nicolas Sarkozy ait jugé utile de se déplacer à Astana en juin 2008 pour y rencontrer le président kazakh Nursultan Nazarbaïev et signer avec lui un traité de partenariat stratégique ainsi que des accords de coopéra­tion bilatérale dans le domaine de la technologie de l’espace, l’énergie, l’engineering et les télécommunications1.

C’est la Russie qui a marqué le premier point dans la « guerre des oléoducs » en construisant le Caspian Pipeline Consortium (CPC), mis en exploitation en 2000 et long de 1 555 km, qui amène le pétrole du champ de Tenguiz au port russe de Novorossiysk sur la mer Noire en passant par la Russie, d’où il est expédié vers les marchés occidentaux. Conçu pour transporter 30 millions de tonnes de pétrole par an, il devrait doubler sa capacité pour évacuer 60 millions de tonnes par an d’ici 2015. Mais la Chine, devenue un des premiers dévoreurs mondiaux de pétrole et dont la consommation prévue pourrait atteindre 500 millions de tonnes par an en 2020, a signé dès 1997 un accord avec le Kazakhstan pour construire un oléoduc géant de 3 000 km de long qui partirait vers l’est et aboutirait au Sin-kiang, mais son coût est très élevé et pourrait atteindre 3,5 milliards de dollars US.

Pour contrer l’oléoduc passant par la Russie, les États-Unis ont réussi à faire construire le très controversé oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan), long de 1 760 km et passant par l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie pour déboucher sur la côte méditerranéenne face à Chypre. Les pressions américaines ont permis d’obtenir le financement de la Banque mondiale et de la Banque européenne de développement pour cet oléoduc qui a coûté 3,6 milliards de dollars. Bien que passant par des pays situés dans la sphère d’influence des États-Unis, ce tuyau a cependant l’inconvénient de traverser la Géorgie, en proie aux troubles que l’on sait avec l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud depuis 2008, d’où des possibilités de sabotage, ce qui n’est pas le cas de son concurrent, l’oléoduc CPC, qui ne traverse que le territoire russe.

Cependant, le pessimisme prévaut à Astana en ce qui concerne l’Afghanistan proche, considéré comme une boîte de Pandore pour le trafic de drogue, le terro­risme et autres troubles. Le gouvernement kazakh est peu enthousiaste à l’égard du projet de Grande Asie centrale concocté par Washington et qui englobe l’Afghanis­tan entouré d’une « ceinture de sécurité », avec la participation de l’OSCE, dont le Kazakhstan – remarquable succès pour un pays en voie de développement – a ob­tenu la présidence pour la période 2010-2011, avec l’appui de la Russie il est vrai2.

La « guerre du gaz » entre la Russie et le Turkménistan (avril 2009)

Autre pays d’Asie centrale riche en ressources énergétiques, le Turkménistan, au sud du Kazakhstan, longeant la frontière iranienne jusqu’à la mer Caspienne. Désertique à 80 % (Karakoum) et peuplé de 5 millions d’habitants seulement, le Turkménistan se situerait au 5e rang mondial pour le gaz naturel, dont les réserves sont évaluées entre 4 et 14 trillions de m3 (la fourchette paraît très large, mais les géologues font une distinction subtile entre réserves « possibles », « probables » et « estimées », lesquelles dépendent du futur cours mondial, imprévisible par défini­tion). La production annuelle de 60 milliards de m3 devrait atteindre 72 milliards

de m3 en 2010 et 110 milliards en 2020.

Le champ principal de gaz naturel de Yolotan est actuellement relié au réseau russe de gazoducs par l’intermédiaire de la mer Caspienne et dépend donc entièrement du russe Gazprom pour ses exportations de gaz. Cette situation a provoqué récemment une « guerre du gaz » entre le Turkménistan et la Russie, Ashkabad souhaitant diversifier ses clients et ayant signé le 16 avril 2009 un mémorandum de coopération dans le domaine de l’énergie avec l’Allemand RWE, qui prévoyait la construction d’un nouveau gazoduc concurrent pour alimenter directement l’Europe.

Gazprom a vivement réagi en réduisant le débit du gazoduc reliant Yolotan au réseau russe, ce qui a privé le Turkménistan d’environ 2 milliards de dollars US en avril et mai 2009, et l’a forcé à cesser l’extraction sur 195 champs, risquant la destruction de ses réserves. Il faut dire que la crise économique mondiale née aux États-Unis place la Russie en position très avantageuse, puisqu’elle est indépendante à court terme des fournitures de gaz d’Asie centrale et peut ainsi dicter ses condi­tions puisqu’elle en détient le monopole (la demande européenne a chuté de 39 % au cours du premier trimestre 2009)3.

Les négociations continuent, et le conflit a été porté devant une cour d’arbitrage le 29 mai 2009. D’autre part, le gouvernement turkmène a annoncé qu’il reprenait les entretiens avec la Chine pour la construction d’un gazoduc vers l’est.

Américains et Russes au coude à coude au Kirghizistan

Le Kirghizistan, pays en grande partie montagneux, peu peuplé (5 millions d’ha­bitants), a une frontière commune de 750 km avec la Chine et occupe une position stratégique de tout premier plan, à proximité de l’Afghanistan (1 000 km). C’est le seul pays de la région à héberger à la fois deux bases militaires, l’une russe, à Kant, l’autre américaine, à Manas, « premier point d’entrée pour nos troupes se rendant en Afghanistan, et premier point de sortie », selon le colonel Holt, commandant la base. C’est notamment de cette base aérienne que décollent les avions ravitailleurs XC-135 vers l’Afghanistan. Étant donné qu’au Pakistan, allié en principe des États-Unis, la situation devient de plus en plus incontrôlable, la voie d’accès par le nord devient primordiale pour les autorités militaires américaines.

La Russie dispose de 4 000 hommes de la 201e division motorisée au Kirghizistan, dont 400 sur la base aérienne de Kant, à proximité de la capitale kirghize Bichkek, dépendant directement du commandement Volga-Oural (5e force). Elle est équipée d’avions Sukhoi-25 et 27, An-24 et Ilyouchine-76 ainsi que d’hélicoptères Mi-8. Le Kirghizistan est membre de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) dont le secrétaire général est un Russe, Nikolai Bordyuzha, branche militaire de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), comprenant la Chine, la Russie, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, et qui a admis l’Iran, le Pakistan et l’Inde comme observateurs4.

Les États-Unis louent une base militaire sur l’aéroport international de Manas, avec 1 000 soldats, menacés d’expulsion à la suite d’un incident local en 2007 : un Kirghize qui s’aventurait dans le périmètre de sécurité de la base avait été abattu par des soldats américains, ce qui, selon le gouvernement local, témoignait du « peu de considération » dont font preuve les États-Unis envers la population locale. La base de Manas est également occupée par un petit détachement français de 33 hommes, qui assure la sécurité d’un avion ravitailleur en vol C-135.

In extremis, le 22 juin 2009, à la suite d’intenses négociations (incluant, paraît-il, l’émissaire spécial de Nicolas Sarkozy pour le Pakistan et l’Afghanistan, Pierre Lellouche, jouant les « M. Bons Offices »), le gouvernement américain est parvenu à sauver cette base grâce à une intervention personnelle du nouveau président amé­ricain Barack Obama, qui a manifesté sa volonté de renforcer l’effort militaire amé­ricain en Afghanistan en envoyant 21 000 soldats supplémentaires fin 2009 (effort compensé par une baisse parallèle des effectifs en Irak).

Le prix de la location de la base de Manas devrait doubler et atteindre 150 millions de dollars par an5. Ceci constitue un succès diplomatique certain pour les États-Unis et un revers apparent pour la Russie, qui exerçait des pres­sions sur le Kirghizistan pour qu’il expulse les soldats américains du pays, comme en Ouzbékistan voisin. Encore ce jugement doit-il être nuancé, la Russie ayant toujours affirmé depuis le 11 septembre 2001 sa volonté de coopération avec les États-Unis dans la lutte contre le terrorisme, notamment en Afghanistan (elle a récemment autorisé le survol de son territoire par les avions ravitailleurs de l’OTAN à destination de l’Afghanistan).

C’est ainsi que le Kremlin a créé en février 2009 un « Fonds anticrise » doté de 10 milliards de dollars afin d’aider ses alliés d’Asie centrale — bien que la Russie soit elle-même touchée par la crise mondiale. Ce fonds est alimenté par la Fédération de Russie à hauteur de 7,5 milliards de dollars et par le Kazakhstan à concurrence de 1 milliard de dollars.

Moscou a décidé également la mise sur pied d’une Force de réaction rapide, la KsOR, comprenant 15 000 soldats dont 10 000 Russes, issus de la 98e division aérienne et de la 31e brigade parachutiste, officiellement vouée à la lutte contre le terrorisme. L’ambassadeur russe auprès de l’OTAN Dimitri Rogozine a déclaré : « La future force KSOR n’est pas dirigée contre l’OTAN, c’est un apport énorme dans la lutte contre les talibans6. »

Les émeutes de 2010 au Kirghizistan : vers un rapprochement russo-américain ?

Récemment, en avril 2010, de violentes émeutes éclataient dans la capitale du Kirghizistan Bichkek, qui provoquaient 84 morts et au moins 300 blessés. Les émeutiers obtenaient le 16 avril la démission du président Kourmanbek Bakiev, qui se réfugiait dans sa ville natale d’Och, dans le Sud du pays, pour gagner ensuite le Kazakhstan, puis la Biélorussie du président Alexandre Loukachenko. Ironie de l’histoire, le président Bakiev avait été porté au pouvoir en mars 2005 par la « révo­lution des tulipes », révolution de couleur soutenue par les services secrets améri­cains, analogue à celles que l’on avait connues en Serbie, Ukraine, Géorgie, etc., et qui avait échoué en Ouzbékistan, comme on l’a vu.

Un « gouvernement intérimaire », composé de 14 membres de l’opposition, était formé fin avril 2010 sous la direction de l’ancienne ministre des Affaires étran­gères Roza Otounbaïeva, tandis que l’ex-ministre de la Défense Ismaïl Issakov, qui avait été inculpé pour détournement de fonds, était immédiatement libéré et nom­mé adjoint du nouveau chef de gouvernement. Il était prévu une période provisoire de six mois « pour modifier la Constitution et la loi électorale », au cours de laquelle seraient d’abord organisés un référendum le 28 juin 2010, puis des élections prési­dentielles en novembre 2010.

S’agissait-il d’une revanche de la diplomatie russe ? Apparemment non, puisque le président russe Dimitri Medvedev, évoquant des risques de guerre civile au Kirghizistan, mettait en garde les nouveaux dirigeants du pays en ces termes : « J’aimerais beaucoup que les nouvelles autorités kirghizes ne commettent pas les erreurs de leurs prédécesseurs », faisant allusion au népotisme et au « dépeçage des entreprises » reprochés au président Bakiev. Ainsi, le fils du président, Maksim Bakiev dirigeait l’Agence centrale de développement du pays, qui gérait la plupart des richesses nationales (il était en négociations avec le Pentagone à Washington au moment du soulèvement). L’opposition lui reprochait notamment l’illégalité de la privatisation de deux sociétés phares, Sever Elektro (distribution d’électricité) et Kyrgyz Telekom ; la première aurait été cédée pour la somme de 3 millions de dollars, alors que les spécialistes l’estimaient à au moins 45 fois plus (135 millions de dollars)7 . Le gouvernement provisoire a lancé une procédure criminelle contre lui, l’accusant d’avoir détourné au moins 28,7 millions d’euros d’un crédit d’État accordé par la Russie, à la suite de quoi Maksim Bakiev, surnommé « Le Prince », a été arrêté le 16 juin par les autorités britanniques après avoir atterri dans un avion privé à l’aéroport de Farnborough8.

Il faut dire que l’économie du Kirghizistan est anémique : le PNB par habitant se situe seulement au 110e rang mondial, et un tiers de la population serait au-des­sous du seuil de pauvreté ; 40 % des rentrées en devises de l’État proviendraient des transferts effectués par les centaines de milliers de travailleurs kazakhs qui tra­vaillent en Russie. Les émeutes d’avril 2010 auraient donc, selon certains analystes, avant tout des causes sociales et non politiques.

Toutefois, le 11 juin 2010, à deux semaines du référendum prévu pour l’adop­tion d’une nouvelle Constitution le 27 juin, des affrontements entre des groupes de jeunes Kirghizes d’un côté et Ouzbeks de l’autre, armés de cocktails Molotov, embrasaient la deuxième ville du pays, Och, située au sud du pays ; le bilan officiel faisait état de 37 morts et plus de 500 blessés. Nous avons donc affaire ici à une lutte ethnique et non plus sociale : le Sud du Kirghizistan abrite en effet une forte mino­rité ethnique ouzbèke, de l’ordre de 800 000 personnes, qui réclame l’autonomie, voire la sécession9. Selon le communiqué international de la Croix-Rouge (CICR), 80 000 Ouzbeks auraient fui le Kirghizistan pour se réfugier dans l’Ouzbékistan voisin, et 15 000 autres seraient bloqués à la frontière. Mais le président de l’Ouz­békistan Islam Karimov a donné l’ordre de les refouler, craignant un embrasement de l’ensemble de la région.

Lors d’une réunion impromptue à Moscou de l’OTSC, organisation qui, comme on l’a vu, inclut à la fois l’Ouzbékistan et le Kirghizistan, le président Medvedev a qualifié la situation d’« intolérable ». « Des gens sont morts, le sang coule lors d’émeutes à caractère ethnique. C’est extrêmement grave pour cette région et c’est pourquoi il faut tout faire pour mettre un terme à ces actes », a-t-il déclaré10.

Le risque d’embrasement de la région est en effet réel : la vallée de Ferghana, où se situe la ville d’Och, est partagée, selon des frontières artificielles tracées à l’époque soviétique, entre trois pays : le Kirghizistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. Selon Arielle Thédrel, « elle est la base arrière des groupes islamistes radicaux d’Asie cen­trale. Deux mouvements islamistes transnationaux s’y sont implantés : le Hizb-ut-Tahir (Parti de la libération), qui rêve de créer un grand califat d’Asie centrale, mais qui récuse la violence pour y parvenir, et le Mouvement islamique d’Ouz­békistan (MOI). Né en Ouzbékistan, réprimé par le régime du président ouzbek Islam Karimov, le MOI s’est replié dans les zones kirghize et tadjike de la vallée de Ferghana. Il est proche des talibans et d’Al-Qaïda11 ».

Selon le porte-parole du Kremlin, Natalia Timakova, « il s’agit d’un conflit in­terne et, pour l’instant, la Russie ne voit pas dans quelles conditions elle pourrait participer à son règlement ». Moscou a toutefois envoyé en renfort 150 parachu­tistes sur sa base militaire de Kant près de la capitale Bichkek, mais, échaudée par l’expérience malheureuse de l’Afghanistan (qui a été, rappelons-le, une des princi­pales causes de l’éclatement de l’URSS), n’envisage pas d’intervenir militairement dans ce conflit ethnique extrêmement complexe. Le président du comité des pays de la CEI (organisation regroupant les ex-républiques de l’Union soviétique, ex­cepté les pays baltes) au Sénat russe, Vadim Goustov, a déclaré nettement :

« Il est hors de question que les troupes russes entrent seules en Kirghizie. »

Il semble donc que l’on s’oriente vers une action conjointe de l’ensemble des pays d’Asie centrale, avec l’appui de la Russie et peut-être de la Chine (membre de l’OCS), mais, à l’heure où nous écrivons ces lignes, il nous semble impossible d’émettre le moindre pronostic, tant la situation au Kirghizistan paraît incontrô­lable. Une intervention des Nations unies ne nous paraît pas impossible à terme.

 

Un troisième acteur : la Chine ?

« Je pense que la véritable concurrence n’est pas celle qui oppose la Russie et les États-Unis, mais a lieu avec la Chine », a fait remarquer Alexandre Cooley, pro­fesseur à l’université Columbia à New York12. Pour l’instant, la Chine reste dans l’expectative à propos du conflit kirghize, mais a tout à gagner d’une rivalité entre la Russie, qui a recouvré, grâce à sa prospérité économique, une partie de sa puissance, et les États-Unis, empêtrés dans les deux conflits interminables d’Irak et d’Afghanis­tan, dont ils ne voient pas l’issue.

Cette opinion est partagée par Andreï Grozine, spécialiste de l’Asie centrale à l’Institut des pays de la CEI, qui fait remarquer que, « si les Américains quittent la zone, un vide se formera, qui sera aussitôt occupé par les Chinois. Pourquoi la Russie aiderait-elle la Chine dans cette tâche ? » Ceci explique la cohabitation à première vue surprenante des deux bases militaires américaine et russe auprès de la capitale kirghize Bichkek.

Signe des temps : la Chine, en voie de devenir le premier exportateur mondial devant l’Allemagne, doit planifier ses futurs approvisionnements en énergie, compte tenu des énormes besoins engendrés par sa croissance à deux chiffres. Dans ce cadre, elle a investi 4 milliards de dollars au Turkménistan pour développer le champ de gaz de Yoloten et entamer la construction d’un gazoduc géant de 7 000 km de longueur, reliant ce champ à la Chine, capable de transporter 30, puis bientôt 40 milliards de m3 de gaz par an. Au Kazakhstan, la China Exim Bank a consenti un prêt de 10 milliards de dollars à la Banque de développement du Kazakhstan, et la China National Petroleum Corporation a investi 5 milliards de dollars dans la compagnie gazière d’État KazMunaiGas13.

Toujours prudente dans sa politique étrangère, la Chine attend son heure, mais constitue à nos yeux la plus grande menace tant pour les positions russes qu’améri­caines en Asie centrale, ce qui explique le rapprochement à première vue surprenant de ces deux dernières.

 

Notes

  1. Fahrad SHARIP, « What will Russia gain from Kazakhstan’s OSCE chairmanship », The Times of Central Asia, 3 juillet 2008.
  2. Charles VAN DER LEEUW, « Russia a stabilizing factor in Central Asia », The Times of Central Asia, 2 octobre 2008.
  3. « The Russian-Turkmen gas war », Eastweek, 3 juin 2009, p. 2-4.
  4. Maria LEVINA, « Russia and Central Asian countries committed to integration », The Times of Central Asia, 18 décembre 2008.
  5. Natalie NOUGAYREDE, « Les États-Unis sauvent leur base militaire de Manas, au Kirghzstan », Le Monde, 24 juin 2009.
  6. Fabrice NODÉ-LANGLOIS, « Moscou aide l’OTAN et reprend pied en Asie centrale », Le Figaro, 10 février 2009.
  7. « Au cœur de l’instabilité du Kirghizistan, une économie anémique, liée à la Russie », Le

Monde, 28 avril 2010.

  1. Régis GENTÉ, « Derrière les barricades dressées dans Och », Le Figaro, 16 juin 2010.
  2. Bruce PANNIER, « Future Kyrgyz government faces traditional North-South divide », Radio Free Europe, 26 avril 2010.
  3. Régis GENTÉ, « Dans les ruines d’Och, les bandes armées font régner leur loi », Le Figaro,

15 juin 2010.

  1. Arielle THÉDREL, « Le Kirghizistan au bord de la guerre civile », Le Figaro, 14 juin 2010.
  2. Dépêche AFP, Moscou, 15 avril 2010.
  3. Alexander COOLEY, « Behind the Central Asian curtain : the limits of Russia’s resurgence », Current History, octobre 2009.
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