L’ASIE CENTRALE – PÔLE ÉNERGÉTIQUE

André PERTUZIO

Consultant pétrolier international et ancien conseiller juridique pour l’énergie à la Banque mondiale.

Trimestre 2010

Le 25 DÉcEMBRE 1991, l’Union soviétique disparaît et un essaim de républiques qu’elle avait créées deviennent des États indépendants, généralement entre les mains d’anciens apparatchiks. L’Asie centrale, c’est-à-dire le Kazakhstan-Turkménistan-Ouzbékistan-Kirghizstan-Tadjikistan, est une zone stratégique au cœur de l’en­semble Russie-Chine-sous-continent indien-Iran, aux confins de chacune de ces puissances.

Pour pimenter le tout, trois au moins de ces pays deviennent une importante province pétrolière au tournant du siècle. Si les premiers enthousiasmes des pétro­liers, voyant cette région comme un nouveau Moyen-Orient, se sont calmés, il n’en reste pas moins que, tant en pétrole qu’en gaz naturel, cet ensemble, pétrole et gaz pour le Kazakhstan, gaz naturel pour le Turkménistan et l’Ouzbékistan, même revu à la baisse, est assez impressionnant.

C’est cette double importance, stratégique et énergétique, qui entraîne inévi­tablement des rivalités géostratégiques d’envergure dans le domaine des hydrocar­bures. À cet égard, il est important de noter que les deux producteurs majeurs sont le Kazakhstan et le Turkménistan, tous deux riverains de la côte orientale de la Caspienne. Or, du point de vue des hydrocarbures, cette mer intérieure forme un tout, y compris l’Azerbaïdjan, autre grand producteur de pétrole et de gaz, qui, quoique ciscaspien et ne faisant pas partie géographiquement de l’Asie centrale, ne peut être séparé de cette dernière dans le panorama énergétique.

Cette province pétrolière qui joint l’Asie centrale à la Caspienne et jouxte toutes les grandes puissances environnantes représente un potentiel énergétique de l’ordre de 16 milliards de tep (tonnes équivalent pétrole), soit environ 4,5 % des réserves mondiales d’hydrocarbures.

Réserves et productions

Le Kazakhstan et, de l’autre côté de la Caspienne, l’Azerbaïdjan sont produc­teurs à la fois de pétrole et de gaz naturel. Le Turkménistan et l’Ouzbékistan sont des producteurs importants de gaz.

L’estimation des réserves de chacun est sujette à quelques variations suivant les évaluations des gisements, mais les chiffres globaux sont éloquents. En ce qui concerne le Kazakhstan, pièce essentielle de l’ensemble Asie centrale, les réserves prouvées de pétrole sont estimées à environ 4,5 milliards de tonnes, soit un peu plus de 2 % des réserves mondiales, tandis que les réserves de gaz naturel sont estimées à 2 500 milliards de m3 soit environ 2,5 milliards de tep. En ce qui concerne la production de pétrole, elle atteint environ 70 millions de tonnes/an, soit 2,8 % de la production mondiale, celle du gaz naturel environ 30 milliards de m3/an.

Pour le proche avenir, les espoirs pétroliers non seulement du Kazakhstan mais de tous les acheteurs éventuels portent sur la mise en production et le développe­ment du champ géant de Kashagan dans l’offshore de la mer Caspienne, exploité par le consortium mené par AGIP KCO, filiale de l’ENI italienne, et comprenant British Gas, Exxon Mobil, Shell, Total, Conoco Phillips et Impex. La mise en pro­duction du gisement, maintes fois reculée en raison de nombreux problèmes tech­niques mais aussi juridiques, est prévue en principe pour 2012 avec 150 000 barils/ jour, soit 7,5 millions de tonnes/an pour atteindre vers 2015 600 000 barils/jour. Kashagan, dont les réserves prouvées sont estimées aujourd’hui à 13 milliards de barils (environ 1,8 milliard de tonnes), est en effet un gisement géant, au même titre que les deux autres gisements majeurs du Kazakhstan, Tengiz, jouxtant la Caspienne au nord-ouest du pays, qui produit 540 000 barils/jour acheminés à l’ex­portation par le Caspian Pipeline Consortium (CPC) vers la Russie et le terminal de Novorossiysk en mer Noire, et le champ de Karachaganak, grand producteur de gaz, soit environ la moitié du gaz produit par le Kazakhstan, le reste étant presque totalement du gaz associé au pétrole brut, ce qui sera le cas à Kashagan lorsque ce dernier sera mis en production. On prévoit que la production gazière totale du Kazakhstan sera de 70 à 80 milliards de m3 en 2015, pour atteindre 100 milliards en 2020.

Il convient également de parler de l’Azerbaïdjan, étranger, comme nous le sa­vons, à la définition de l’Asie centrale mais qui est nécessairement partie prenante dans les problèmes d’acheminement vers l’extérieur des productions des riverains de la Caspienne. Ce vieux pays pétrolier, grand producteur mondial dès le début du xxe siècle, est aujourd’hui encore un producteur important, disposant d’environ 1 milliard de tonnes de réserves de brut pour une production annuelle de 1 million de barils/jour, soit 50 millions de tonnes/an.

C’est aussi un pays producteur de gaz naturel, environ 12,5 milliards de m3/an, dont plus de la moitié est due au gisement de Shah Deniz en mer Caspienne, lequel recèle des réserves considérables évaluées à 400 voire 700 milliards de m3 ou plus, doublant au fil de son développement la production gazière de l’Azerbaïdjan, voire mieux encore, et qui est exploité par un consortium international comprenant BP et State Oil Hydro, qui détiennent ensemble la majorité, ainsi que la compagnie nationale Azeri Socar, Total, ENI, Lukoil, la société nationale turque TPAO.

L’importance de l’Azerbaïdjan dans l’ensemble Caspienne est très grande en rai­son du grand nombre d’oléoducs et de gazoducs dont Bakou est le point de départ, censé l’être également pour le projet Nabucco, lequel, on le verra, restera sans doute à l’état de projet.

Nous retournons en Asie centrale, c’est-à-dire dans les pays transcaspiens, avec les grands producteurs de gaz que sont le Turkménistan et l’Ouzbékistan. Le premier est l’objet de toutes les convoitises, avec des réserves évaluées à plus de 3 000 milliards de m3 pour une production de 80 milliards de m3/an. Il produit également environ 10 millions de tonnes de pétrole annuellement.

L’Ouzbékistan, enfin, est également un producteur notable de gaz naturel, avec des réserves évaluées à 2 000 milliards de m3 et une production annuelle de 66 mil­liards de m3. Cette production, sur le parcours des grands gazoducs, contribue à la fourniture des marchés asiatiques. Il faut noter à ce sujet que la CNPC, filiale de Pétro-China Co Ltd, a constitué dès 2008 un partenariat avec la compagnie natio­nale Uzbekneftegaz pour le développement de ses gisements de gaz naturel, dont une partie de la production s’insérera dans le gazoduc Turkménistan-Chine, comme nous le verrons plus loin.

Transport et géostratégie

Les pays d’Asie centrale sont « enclavés », c’est-à-dire qu’ils n’ont aucun dé­bouché vers la mer pour l’exportation de leurs productions. Il leur faut donc faire transiter ces dernières par des oléoducs ou des gazoducs vers des ports étrangers et à travers des pays tiers. Toutefois, il existe à proximité un grand pays importateur d’énergie, la Chine ; un pays acheteur mais exportateur de sa propre production et aussi grand consommateur, la Russie ; un pays dont la situation en matière d’ex­portation est la meilleure et la plus logique, l’Iran ; ainsi que les pays occidentaux, grands importateurs d’énergie. Chacun de ces pays va donc avoir une politique énergétique, une politique économique et une politique stratégique à l’endroit des ressources pétrolières très importantes d’Asie centrale.

Il faut donc ici souligner la complexité des équations géostratégiques ainsi po­sées, compte tenu du nombre des acteurs impliqués dans ce « grand jeu » énergé­tique, notamment les États intéressés et leurs politiques de tous ordres, tels les pays producteurs dont il faut rappeler qu’une grande partie de leurs ressources budgé­taires proviennent de leur production d’hydrocarbures, et les pays importateurs, les sociétés pétrolières qui n’épousent pas automatiquement les prises de position de leurs États respectifs, les sociétés de transport et de distribution. Il faut bien évidem­ment y ajouter le poids des États-Unis dans l’ordre énergétique et dans celui de leur politique internationale.

D’où les deux questions essentielles que nous allons voir : qui vend à qui ? Comment transporter les hydrocarbures ?

Un fait est désormais certain, c’est que les pays producteurs d’Asie centrale et de la Caspienne, sans échapper aux influences politiques et économiques des grandes puissances, exploitent au mieux les concurrences entre ces dernières pour tirer leur épingle du jeu.

Reprenons les faits chronologiquement. Dans un premier stade, le problème des oléoducs se pose entre la Russie et les États-Unis, ceux-ci, dans le cadre de leur politique héritée de la guerre froide, essayant de réduire l’influence de la Russie sur les nouveaux États de l’Asie centrale et de contourner à la fois cette dernière et l’Iran pour l’évacuation vers l’Europe de leur production pétrolière. C’est ainsi que le pé­trole du Kazakhstan, particulièrement celui de Tengiz, est évacué vers Novorossiysk à partir de 2000 par le CPC, long de 1 555 km et d’une capacité initiale de 565 000 barils/jour pour être portée à 1,2 million. L’insistance de Washington, on le sait, a fini par faire une réalité de l’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) qui transporte depuis 2006 sur 1 760 km vers la côte méditerranéenne de la Turquie le brut d’Azerbaïdjan et du Kazakhstan, ce dernier étant transporté à Bakou par tan­kers depuis la côte orientale de la Caspienne. Ce tuyau a une capacité de 1 million de barils/jour, destinée elle aussi à être portée à 1 600 000 barils/jour.

Ainsi, le brut de la région pouvait être exporté en contournant à la fois la Russie et l’Iran. Depuis lors, un nouveau consommateur avide d’énergie, la Chine, a fait, sur le marché des hydrocarbures, une entrée remarquée en signant un accord pour la construction d’un oléoduc de 5 000 km, dont 3 000 jusqu’à la frontière chinoise, pour amener le brut de Kashagan vers le Xinjiang. Dans une première phase, cet oléoduc devrait transporter 400 000 barils/jour, soit 20 millions de tonnes/an, mais il est déjà prévu de doubler cette capacité avec l’accroissement prévu de la produc­tion de Kashagan. Compte tenu des nécessités de la consommation domestique du Kazakhstan, le volume exportable de pétrole sera alors d’environ 1 400 000 barils/ jour, juste suffisant pour alimenter la demande et remplir les oléoducs projetés. La bataille n’est donc pas terminée et ce d’autant moins que la voracité chinoise ne peut qu’augmenter !

On retrouve un problème similaire avec le transport de gaz naturel, l’intérêt majeur se déplaçant alors vers le Turkménistan. Nous savons que les trois produc­teurs de gaz de l’Asie centrale détiennent ensemble environ 10 % des réserves de la Russie, ce qui est très important et fait l’objet des convoitises des consommateurs. Il faut y ajouter le gisement géant de Shah Deniz en Azerbaïdjan, qui a pu faire penser notamment à la réalisation du projet européen Nabucco, imaginé pour faire pièce au projet Southstream de Gazprom, mais, alors que ce dernier est très avancé, son concurrent potentiel marque le pas pour la raison très simple que, contrairement à la norme et au bon sens, ce dernier consiste en la construction d’un gazoduc sans avoir de quoi l’alimenter ! L’Azerbaïdjan, même avec Shah Deniz, est loin de four­nir les 30 milliards de m3 nécessaires, ce d’autant plus que Gazprom a déjà négocié un accord avec GNKR, la société gazière nationale azerbaïdjanaise, lui assurant la priorité pour l’achat du gaz de ce gisement dont les livraisons devaient commencer à partir du 1er janvier 2010.

Certes, le Turkménistan et le Kazakhstan et même l’Ouzbékistan pourraient théoriquement alimenter Nabucco, ou plus généralement le marché européen, mais ce n’est pas, comme nous le verrons, l’orientation des marchés ; mais, de plus, le statut juridique de la mer Caspienne et les intérêts divergents des riverains ne le permettent pas. Il faut en effet avoir conscience que le transport du gaz naturel est loin d’être aussi flexible que celui du pétrole. Alors qu’en mer ce dernier est trans­porté facilement par tankers, le gaz naturel, à moins d’un lit peu profond, comme celui de la Baltique pour le gazoduc Nordstream, ne peut être transporté outre-mer qu’au moyen de sa liquéfaction préalable, par des méthaniers, et doit être regazéifié pour pouvoir être utilisé et distribué. De plus, les consommateurs de pétrole ont une assez grande diversité de fournisseurs possibles, alors que les relations produc­teurs-clients sont plus rigides en matière de gaz naturel car elles nécessitent un investissement considérable, assuré par les producteurs en association avec les ache­teurs, établissant ainsi une relation et un intérêt communs impossibles à modifier. Quant au GNL (gaz naturel liquéfié), dont le marché n’est pas encore international comme celui du pétrole brut, sa production n’est pas économique sur de faibles distances, comme entre les rives de la Caspienne. Ainsi, dans le cas particulier de l’Asie centrale, une exportation économique vers l’Europe ne serait possible que par un gazoduc à travers la Caspienne, alors que le pétrole va du Kazakhstan à Bakou par tankers. Mais ici intervient le statut de la mer Caspienne, laquelle n’a pas le statut de mer et n’est donc pas réglementée par les conventions internationales. Tout accord concernant son utilisation, sauf à délimiter pour chaque riverain une zone de souveraineté, demande l’accord de tous les riverains. C’est ainsi que la Russie ne peut que s’opposer à la construction d’un gazoduc qui limiterait sa liberté d’action avec les pays producteurs, alors que celle-ci est déjà mise en question par d’autres acheteurs asiatiques comme la Chine. C’est ainsi que Gazprom a dû accep­ter d’acheter le gaz du Turkménistan au prix international.

Cet état de fait a été la cause première du projet de gazoduc TAP puis TAPI (Turkménistan-Afghanistan-Pakistan-Inde) par UNOCAL (Union Oil of California) et Washington (cf. Géostratégiques, n° 27), qui offrirait l’avantage d’échapper à l’influence russe et de contourner l’Iran, mais il semble bien que, dans l’état actuel des choses, il ait bien peu de chances de se concrétiser alors que d’autres positions commerciales et stratégiques sont prises, et d’autres gazoducs projetés ou construits pour le transport du gaz du Turkménistan et d’Ouzbékistan.

Il apparaît donc que l’année 2009 a été l’année d’un choix politique du dixième producteur mondial de gaz qu’est le Turkménistan dans le droit fil de son accord avec la Russie et le Kazakhstan du 12 Mai 2007 concernant leur coopération éner­gétique. Depuis lors, le balancier qui inclinait vers les Etats-Unis avec la construc­tion du BTC et les projets de l’Union Européenne en vue de réduire l’influence russe s’est maintenant inversée.

Gazprom achète désormais au moins 30 milliards de m3/an au Turkménistan, en adéquation avec les conditions du marché, et a convenu avec lui de la construc­tion d’un gazoduc le long de la côte orientale de la Caspienne, d’une capacité équi­valente.

La Russie a ainsi rétabli son influence et ses rapports énergétiques avec les pro­ducteurs d’Asie centrale. Elle n’est plus seule cependant à mener le jeu car la Chine fait preuve d’une grande activité, marquée notamment par l’inauguration le 14 dé­cembre 2009 en présence du président Hu Jintao du gazoduc Turkménistan-Chine, d’une capacité de 40 milliards de m3/an. Ce tuyau, d’une longueur de 1 833 km jusqu’à la frontière du Xinjiang, relie le Turkménistan, le Kazakhstan et l’Ouzbékis­tan à la Chine, et il est la propriété de la China National Petroleum Corporation, Turkmengaz, Kaz Munay Gas et Uzbekneftegaz. La Chine s’arrime ainsi à l’Asie centrale dans le domaine énergétique. C’est ainsi que le Turkménistan a bénéficié d’un prêt de 2 milliards d’euros consenti par la Chine pour développer le champ de gaz de Yolotan-Osman, près de la frontière afghane. De plus, un oléoduc transpor­tera 20 millions de tonnes de pétrole de la Caspienne en Chine à partir de 2011.

Enfin, il ne faut pas oublier l’Iran qui, malgré les sanctions internationales, avance ses pions en Asie centrale. C’est ainsi que le 6 janvier 2010 a été mis en service le gazoduc Dauletabad-Sarakhs-Khangiran, reliant le plus grand gisement du Turkménistan au Nord de l’Iran, avec une capacité de 12 milliards de m3/an. Certes l’Iran possède les deuxièmes réserves mondiales de gaz naturel, mais celles-ci sont dans le Sud du pays et le gisement de South Pars notamment est orienté vers la production et l’exportation de GNL. Déjà importateur depuis la fin du siècle d’en­viron 8 milliards de m3/an de gaz turkmène, l’Iran prend une place géopolitique importante en Asie centrale, dont la production gazière va désormais vers le trio Russie-Chine-Iran et non vers l’Occident.

Il semble bien en définitive que l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) se traduise dans les faits (on sait qu’elle groupe la Russie, la Chine, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Kirghizstan et le Tadjikistan, l’Iran ayant le statut d’observateur).

Il est donc patent, et ce sera notre conclusion, que l’Asie centrale est devenue un pôle énergétique dont l’importance mondiale sera croissante, avec les augmen­tations des productions de chaque pays producteur et la concurrence des consom­mateurs. Elle constitue ainsi un enjeu essentiel dans la géostratégie des puissances.

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