Commerce international : le régionalisme menace t-il l’universalisme?

Fereydoun A. KHAVAND

Mars 2001

La vague régionaliste déferle sur tous les continents. Depuis la naissance du système commercial international en 1947 plus de 200 accords commerciaux régionaux ont été notifiés au GATT ou à l’OMC, dont 130 sont toujours en vigueur. En d’autres termes, la plupart des Etats de la planète font actuellement partie des ensembles régionaux. La prolifération de ces zones d’échanges préférentiels est-elle compatible avec le système multilatéral des échanges, représenté par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ? La libéralisation à portée régionale est-elle une menace contre la libéralisation à portée universelle ?

D’une intégration à l’autre.

Il faut préciser que le degré d’intégration varie d’un arrangement régional à l’autre. Il existe, par exemple, des différences considérables entre la construction européenne, d’une part, et le grand marché nord-américain, de l’autre. En effet l’Union européenne engage la souveraineté des Etats membres dans une entreprise économique et politique commune, alors que l’ALENA s’inscrit essentiellement dans la perspective d’une libre circulation des biens et des capitaux. En fonction de leur degré d’intégration, les arrangements régionaux se présentent sous quatre formes essentielles : Zone de libre-échange, Union douanière, Marché commun et Union économique et monétaire.

Dans une Zone de libre-échange, les partenaires suppriment, pour l’essentiel de leurs échanges réciproques, les obstacles s’opposant à la libre circulation des biens et services, sans adopter pour autant une politique commerciale commune à l’égard des pays tiers. En d’autres termes, chaque pays membre maintient son propre tarif douanier vis-à-vis des pays n’appartenant pas à la zone. Parmi les zones de libre-échange les plus anciennes, on peut citer l’Association européenne de libre-échange (AELE) de 1959, et l’Association latino-américaine de libre-commerce (ALALC) de 1960. L’Accord commercial de rapprochement économique entre l’Australie et la Nouvelle-Zélande (1983), l’Accord de libre-échange nord-américain (1992) et l’Espace Economique Européen, entré en vigueur en janvier 1994, en sont des exemples plus récents.

Une Union douanière est similaire à une zone de libre-échange, mais elle se caractérise aussi par l’adoption d’une réglementation commerciale commune vis-à-vis des pays tiers. Les pays constituant une Union douanière appliquent notamment un tarif douanier extérieur commun aux produits originaires des territoires qui ne sont pas compris dans celle-ci. Ainsi, dans sa forme totale, l’Union douanière comporte la substitution d’un seul territoire douanier à deux ou plusieurs territoires douaniers. Le type le plus célèbre d’une telle association fut réalisé en 1834 par les Etats allemands, lors de la constitution de Zollverein. Parmi les exemples plus récents, on peut citer l’Union douanière et économique de l’Afrique centrale (UDEAC) créée en 1964, et le Groupe andin, crée par l’accord de Carthagène de 1969.

Un marché commun exige la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux. Les douze pays de la CEE, qui faisaient déjà partie d’une Union douanière, ont créé le premier janvier 1993 un Marché unique.

Quant à l’Union économique et monétaire, elle est la forme la plus élaborée de l’intégration régionale. Elle ajoute en effet aux « quatre libertés » instituées par le marché commun, la mise en œuvre des politiques macro-économiques communes. L’Union Economique et Monétaire (UEM), regroupant aujourd’hui douze pays de l’Union européenne, représente aujourd’hui le seul projet visant la réalisation d’une intégration aussi perfectionnée. En dehors de ces quatre types d’intégration régionale, il en existe bien entendu des formes hybrides ou parcellaires.

La logique du régionalisme.

Depuis l’analyse de Jacob Viner (1950), devenue classique, les implications économiques d’une zone d’intégration régionale sont expliquées sur la base de deux notions théoriques : « expansion des échanges » (trade creating) ou « détournement des échanges » (trade diverting). Si l’accroissement du commerce intra-zone se réalise au détriment des produits moins compétitifs en provenance des pays non membres, il s’agit d’une « expansion des échanges » permettant à l’intégration en question d’améliorer l’efficacité économique dans le monde. En revanche, le « détournement des échanges » consiste à accroître le commerce intra-zone en opposant des obstacles aux produits plus compétitifs en provenance des pays extérieurs à la zone. Dans ce cas, la libéralisation régionale des échanges ne peut être assurée qu’au détriment de l’efficacité économique mondiale. Il est cependant très difficile de tracer une ligne de démarcation précise entre les arrangements pouvant donner lieu à « l’expansion » ou à « la déviation » des échanges, ces deux phénomènes pouvant parfaitement coexister au sein d’une intégration régionale.

Quoi qu’il en soit, la création des zones d’intégration régionale est motivée par la volonté des pays concernés à améliorer leurs positions au sein de la Division internationale du travail. Ces derniers veulent accroître les économies d’échelle, améliorer leur productivité et renforcer leur implantation sur les marchés d’exportation.

Le régionalisme s’appuie d’abord sur l’argument des économies d’échelle. En effet, l’élargissement du marché est considéré comme la force motrice d’une zone d’intégration, étant donné que les marchés nationaux sont souvent dans l’incapacité d’assurer, à eux seuls, la taille nécessaire à l’exploitation des économies d’échelle et la spécialisation. D’autre part, la libéralisation des échanges à l’intérieur d’une zone d’intégration régionale oblige les entreprises à affronter la compétition, réduire leurs coûts et améliorer leur productivité. Elles peuvent progressivement expédier des produits concurrentiels vers les marchés des pays tiers.

Les « blocs commerciaux » dans les régions industrielles.

Le surgissement de l’statement « bloc commercial » dans la littérature des relations internationales coïncide avec l’engouement des années 1980 des Etats-unis pour les intégrations économiques régionales. Durant ces années, plusieurs faits ont illustré ce grand tournant de la diplomatie commerciale américaine : la création, en 1988, d’une zone de libre-échange avec le Canada, la proclamation, le 27 juin 1990, par George Bush, « d’Initiative pour les Amériques » axée sur la formation « d’un hémisphère de libre-échange, allant de l’Alaska à la terre de feu » et, enfin et surtout, la conclusion de l’Accord de libre-échange Nord américain (ALENA) du 12 août 1992.

L’émergence de cette puissante dynamique régionaliste en Amérique du Nord a accéléré le mouvement tendant à organiser l’économie mondiale dans le cadre de vastes régions. Face aux turbulences frappant les relations économiques internationales, de puissants courants de pensée se mobilisent, dans toutes les régions industrielles, en faveur de la préférence de proximité, c’est à dire un libre-échangisme limité aux « zones d’échanges naturelles ». En d’autres termes, on risque de céder facilement à la tentation de faire varier la dose de libre-échange en fonction de la proximité géographique.

Les « blocs commerciaux » dans les régions en développement.

La vague de régionalisation a aussi déferlé sur les régions en développement. En effet on a assisté, dans ces régions, à la création de nouvelles intégrations ou à la réactivation des intégrations déjà existantes. En Amérique latine, Le MERCOSUR (réunissant l’Argentine, le Brésil, le Paraguay et l’Uruguay), constitué en avril 1991, a renforcé sa présence durant ces dernières années. Le Mexique, la Colombie et le Venezuela à leur tour ont décidé de constituer une zone de libre-échange. Le Mexique et les cinq pays d’Amérique centrale (Guatemala, Costa Rica, Honduras, Nicaragua, Salvador) ont décidé, depuis 1996, de libéraliser leurs échanges. L’Asie n’est pas en reste : l’Organisation de Coopération Economique (OCE) regroupe depuis novembre 1992, outre ses trois membres fondateurs (Iran, Pakistan, Turquie), les cinq républiques musulmanes d’Asie centrale, ainsi que l’Afghanistan et l’Azerbaïdjan. Parallèlement, les anciennes intégrations créées essentiellement dans les années 1950 et 1960, et dont la plupart n’avait qu’une existence comateuse, connaissent actuellement un certain frémissement. Il faut cependant reconnaître que de lourdes difficultés continuent à peser sur les intégrations réunissant les pays en développement : la non complémentarité des économies, les rigidités du commerce extérieur, les fragilités d’ordre politique et institutionnel, les conflits frontaliers, etc. Ces difficultés, et bien d’autres, vont-elles révéler, une nouvelle fois, l’impasse du mouvement régionaliste dans le Tiers monde ? Rien n’est moins sûr. En effet, cette effervescence régionaliste se manifeste actuellement dans un contexte fondamentalement différent de celui des années 1960. Deux motifs essentiels incitent aujourd’hui les PED à s’organiser, coûte que coûte, au sein des zones d’échanges préférentiels :

-éviter la marginalisation : L’émergence ou le renforcement des groupements régionaux dans les zones industrielles pourrait entraîner les pays en développement dans une nouvelle marginalisation. Dans ces conditions, la régionalisation est considérée, par ces pays, comme la réponse la mieux appropriée au dynamisme de l’intégration européenne et l’ALENA.

-chercher de nouveaux débouchés : Depuis une quinzaine d’années, les pays en développement passent progressivement d’une stratégie industrielle « introvertie » (« tournée vers le marché intérieur ») à une stratégie industrielle « extravertie » (tournée vers les marchés internationaux. Ce changement aura un impact considérable sur la configuration des échanges internationaux durant les décennies à venir. Les pays en développement ne veulent plus demeurer prisonniers de leurs marchés nationaux. Mais leur accès aux marchés des pays riches demeurent incertains, étant donné que ces derniers se ferment de plus en plus sous l’effet du protectionnisme et de la progression du régionalisme. En attendant une amélioration du contexte international, seule une libéralisation des échanges dans les espaces régionaux permet aux entreprises des pays en développement d’agrandir leurs débouchés et de s’habituer aux contraintes de la compétition internationale. Compte tenu de tous ces éléments, la régionalisation dans les zones en développement devrait s’amplifier dans les années à venir. Elles ne peuvent que suivre l’exemple fourni par les grandes puissances commerçantes.

Vers la fragmentation du système commercial international ?

Considérés, jusqu’à la fin des années 1970, comme deux chemins parallèles menant à la libéralisation généralisée des échanges, le régionalisme et le multilatéralisme sont-ils devenus définitivement divergents ? Les intégrations économiques contemporaines s’inscrivent-elles inexorablement dans une logique de confrontation? Les réponses données à ces questions sont loin d’être unanimes. Si certains observateurs estiment que l’on s’oriente vers « une fragmentation de l’économie mondiale en grandes zones préférentielles », d’autres, au contraire, persistent à croire que la revitalisation des intégrations régionales n’entrave en rien la progression de la libéralisation commerciale à l’échelle universelle. Selon la littérature émanant de l’OMC, la montée actuelle du régionalisme est loin d’être une preuve du déclin du multilatéralisme. Cette organisation estime en effet que les groupements régionaux ne peuvent devenir une menace que s’ils se replient sur eux-mêmes, élèvent de nouvelles barrières commerciales et deviennent des blocs hostiles, comme le monde a connu dans les années 1930.

Les règles du GATT en matière de régionalisation ne figurent pas encore dans la liste des thèmes « brûlants » des négociations commerciales internationales. Ce fait ne doit cependant pas dissimuler toutes les controverses que pourraient susciter « le droit des intégrations régionales » dans les futurs pourparlers concernant l’évolution de l’ordre économique international. Enoncées par l’article XXIV du GATT, ces règles reflètent la position ambiguë du Système commercial international à l’égard de la constitution des zones d’échanges préférentiels. Cette ambiguïté est fondée sur une double constatation :

-la coopération régionale, quelle qu’elle soit, ouvre une brèche dans la forteresse du « nationalisme économique » et, à ce titre, représente un certain progrès par rapport au statu quo ante;

-mais les arrangements régionaux ne sont pas innocents, et ils donnent lieu, d’une manière ou d’une autre, au détournement des échanges au détriment des pays tiers.

Ces constatations ont amené l’Accord général à reconnaître les ententes régionales, tout en soumettant cette reconnaissance à des conditions particulièrement strictes. En fait, au lieu de les interdire, ce qui eût été impossible, on a au contraire cherché à les circonscrire à l’intérieur même de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce.

Le GATT ne considère comme licites que deux formes d’intégration : la zone de libre-échange et l’Union douanière. Celles-ci sont définies d’une manière précise et leur constitution est soumise à des obligations d’ordre interne et externe. Toutes ces précautions, cependant, n’ont pas empêché le mouvement régionaliste de basculer dans la non conformité aux règles de l’Accord général et de se manifester sous des formes « impures » et « hybrides ».

Ce mouvement « rebelle » doit être maîtrisé pour ne pas ébranler les fondements même du Système commercial international. Certes, la littérature émanant du GATT/OMC répète inlassablement que le multilatéralisme et le régionalisme peuvent se renforcer mutuellement. Il n’en demeure pas moins que depuis la fin des années 1980, l’effervescence régionaliste apparaît de plus en plus comme une réplique aux carences de l’ordre multilatéral. Le Cycle d’Uruguay a exprimé, à sa façon, les incertitudes pesant sur les relations entre le régionalisme et le multilatéralisme. Dans son Mémorandum d’Accord sur l’interprétation de l’article XXIV de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce de 1994, l’Uruguay Round reconnaît la contribution des arrangements régionaux à l’expansion du commerce mondial. Mais cette « concession » est accompagnée d’une mise en garde : « de tels accords devraient avoir pour objet de faciliter le commerce entre les territoires constitutifs et non d’opposer des obstacles au commerce d’autres membres avec ces territoires, et que les parties qui concluent de tels accords ou en élargissent la portée doivent dans toute la mesure du possible éviter que des effets défavorables n’en résultent pour le commerce d’autres Membres. »

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