conflit afghan, conflit interne et conflit régional

Zalmaï HAQUANI
Professeur de droit public à l’Université de Caen Basse Normandie Ancien Ambassadeur d’Afghanistan en France (2002-2006)

1er trimestre 2013
Une résistance au pouvoir en place s’organise progressivement à l’intérieur et à l’extérieur du pays ; l’invasion soviétique la généralise et s’étend à partir notamment du territoire pakistanais qui devient terre d’accueil et d’asile à la fois pour plus de trois millions de réfugiés afghans, mais aussi pour les sept mouvements de résistance, unis dans la lutte contre l’envahisseur et leurs protégés, mais largement divisés entre eux pour d’autres raisons parfois semblables à celles qui divisent les communistes : des clivages tribaux, ethniques, linguistiques, religieux, la soif de pouvoir et de ses faveurs et avantages que l’on veut monopoliser etc. Comme le Pakistan, l’Iran demande de façon constante le retrait des forces étrangères d’Afghanistan, y intervient politiquement et économiquement, et défend farouchement la minorité chiite pourtant surreprésentée. Dans une moindre mesure, La Russie et les pays d’Asie centrale ne sont pas indiff érents, non plus, à la situation de l’Afghanistan.
Le présent numéro de notre Revue porte sur la Géographie des conflits ; et le conflit afghan n’y échappe guère, même si l’on peut le qualifier plus exactement de conflit de la géographie, compte tenu de la structure géophysique et de la position du pays au cœur de l’Asie Centrale.
Le conflit et la guerre en Afghanistan, perdurent pratiquement depuis 1978, et ne sont pas encore terminés. Au plan militaire, la coalition internationale devrait quitter le pays en 2014 en laissant la relève aux forces armées afghanes ; au plan politique et civil, le le dialogue et les négociations inter Afghans et la coopération internationale devraient déboucher sur la réconciliation nationale, la paix et le développement du pays. Aujourd’hui, force est de constater que le chemin à parcourir est encore très long à cette fin, en raison précisément de la complexité de ce conflit au plan interne et régional, ce double aspect étant à fois le nerf de la guerre et la clef de la paix en Afghanistan.
Les racines internes attisées du conflit sont évidentes dans un pays marqué par le tribalisme et le particularisme local, et par des clivages ethniques et religieux : les conflits sont toujours nombreux entre tribus afghanes à l’est et au sud, comme au nord et à l’ouest, conflits réglés tantôt par les armes, tantôt par la réconciliation ou encore par l’intervention du pouvoir central, lui-même confronté aux pouvoirs locaux. Le facteur religieux est une autre source de conflits entre Sunnites et Chiites, et dans une moindre mesure entre Hindous et musulmans. Enfin les différences ethniques entre Pachtounes et Tadjiks ou avec d’autres minorités sont parfois créatrices de tensions, voire de conflits importants.
Pourtant, tous les Afghans restent attachés à la même terre d’Afghanistan, dans ses frontières actuelles depuis 1747, expriment souvent leur sentiment national audelà de tous ces clivages, en particulier face à la menace et au danger extérieurs : on connaît le résultat des trois guerres déclenchées par les Anglais au XIXe et au début du XXe siècles, débouchant en définitive sur la reconnaissance de l’indépendance du pays en 1919 ; les Russes n’ont jamais pu franchir les frontières de l’Asie centrale actuelle, pas plus que les Soviétiques dans leur invasion politique et militaire entre 1979 et 1989 ; les ambitions perses et certains clivages avec l’Iran n’ont pu produire, non plus, des succès durables ; enfin, le Pakistan est toujours confronter à des conflits internes et externes, même si son armée est davantage présente dans les zones tribales de l’ouest ou encore quand il s’efforce de regagner la confiance perdue vis-à-vis des Américains.
Depuis plus de trente cinq ans cette double dimension interne et régionale agit sur la guerre, comme sur la paix et le développement en Afghanistan ; il y a une interaction dialectique entre ces deux aspects qui s’alimentent mutuellement dans un sens ou dans l’autre
i. dimension interne du conflit afghan
La structure géophysique de l’Afghanistan est spécifique, pays renfermé dans les montagnes et les populations cloisonnées dans des vallées souvent inaccessibles. La diversité de ses habitants, venus de partout est remarquable, chaque groupe conservant ses particularités. La cohabitation avec les autres zones géographiques et leurs populations, n’empêche pas leur cohésion sociale, leur sentiment national, mais aussi la résurgence de conflits horizontaux et verticaux entre elles et avec le pouvoir central qui tente de s ‘imposer à des degrés divers selon les circonstances et les époques. Depuis le XVIIIe siècle, les chefs d’État pachtounes qui ont pris et dirigé le pouvoir – sauf exception – par la force. L’Afghanistan baigne ainsi durant plus de trois siècles durant dans des conflits internes.
Il est à noter cependant que les trois derniers Rois d’Afghanistan ont grandement ouvré pour l’unité nationale : le Roi Amanullah (1919-1929) dont le règne sera brusquement interrompu par l’échec de ses projets de réformes modernistes, heurtant l’opposition religieuse et sociale soutenue et alimentée de l’extérieur par les Anglais, lesquels ne supportaient plus un souverain menaçant, par son appui aux mouvements de libération nationale, l’Empire britannique des Indes ; le Roi Nader Shah (1929-1933) arrivant au pouvoir avec l’aide des Britanniques, tente par la force d’éliminer toute opposition à son régime et à tout soulèvement, comme à l’est ; au sud et au nord.
Durant sa longue règne (1933-1973), le Roi Zaher Shah à son tour – dans le cadre d’une Monarchie absolue d’abord (1933-1963) et d’une monarchie constitutionnelle ensuite (1964-1973) – pratique avec un succès relatif, la politique de carotte et de bâton, afin de sauvegarder la cohésion sociale et nationale du pays, même si ses gouvernements successifs n’ont pu mettre en œuvre qu’une pseudo démocratie octroyée entre 1964 et 1973.
Le Roi Zaher Shah a connu quelques conflits tribaux ou religieux importants, en particulier au sud et l’est entrainant la mobilisation et l’intervention des troupes : des soulèvements de Safi, Mangal et de Djadji entre les années 1930 et 1950, suite à des mésententes avec le pouvoir central, la révolte de religieux à Kandahar en 1958 contre la décision du Premier Ministre Daoud de libérer les femmes de leur burka.
Contrairement à ce que préconisait la Constitution de 1964, les partis politiques ne seront pas autorisés, et le parlement élu au suffrage universel sera transformé en champ de bataille politique et médiatique et d’affrontement sans cesse entre deux fonces puissantes, mais occultes, celle des religieux et celle des communistes, à la mosquée et à l’université et dans la rue, au détriment des mouvements démocratiques, lesquels demandaient simplement une application saine et correcte de la Constitution.
La déstabilisation politique et sociale du pays, déjà amorcée sous le Monarchie, sera donc accentuée sous la République du Prince Daoud, cousin du Roi et en conflit avec lui et une partie de la famille royale, ce qui mènera le pays quelques années plus tard au bord de l’abime.
A partir du 17 juillet 1973, suite au coup d’État réussi du Prince Daoud, cousin du Roi, se trouvant en Italie, l’Afghanistan entre dans sa première République autoritaire abolissant la Royauté et sa dernière Constitution. En réalité, des divergences personnelles et politiques latentes opposaient M. Daoud à un autre cousin et gendre du Roi, Sardar Abdul Wali, militaire de carrière et puissant Commandant de la garnison Kaboul. Autre frustration, pour lui, fut la mise à l’écart de la famille royale, par la Constitution de 1964 de la vie institutionnelle et politique du pays, alors qu’il avait bien songé de revenir au pouvoir, après sa démission en 1963 comme Premier Ministre. S’appuyant sur le mécontentement politique et social, Daoud n’a trouvé son salut que l’organisation d’un coup force – en l’absence du Roi qui se trouvait en Italie – avec l’aide de jeunes officiers dévoués et manipulés, formés en Union Soviétique, laquelle sera le premier à reconnaître le nouveau régime ; mais très vite, quatre ans après, en 1977, il est entré en dissidence à l’égard des Soviétiques qu’il accuse ouvertement d’intervention néfaste dans les affaires intérieures afghanes, se rapproche du Shah d’Iran, de l’Egypte de Sadat et de l’Arabie Saoudite ; il n’hésite pas à mettre en prison certains dirigeants communistes désormais ennemis de son régime en voie d’ une évolution favorable aux pays occidentaux.
Les conditions sont donc réunies, le 27 avril 1978, pour renverser son régime et l’assassiner avec toute sa famille réunie au palais présidentielle et instaurer la République démocratique d’Afghanistan étroitement lié au régime et au parti communiste soviétiques. Le pays connait ainsi une seconde période d’instabilité grandissante et de conflits sanglants. On liquide d’abord tous les opposants au régime communiste en appliquant à la lettre le slogan stalinien : « tous ceux qui ne sont pas avec nous, sont contre nous ». Le parti communiste afghan doit faire face ensuite à sa propre désagrégation : des épurations et règlements de compte sont opérés à l’intérieur du régime et du parti entre 1978 et 1979 ; la fraction Khalq (peuple) tente d’élimer la fraction Parcham (drapeau), avant d’être écartée à son tour, avec, cette fois-ci, l’aide des chars de l’armée rouge.
Le conflit afghan s’internationalise ainsi, impliquant toute la région et le monde.
ii. dimension régionale du conflit afghan
Une résistance au pouvoir en place s’organise progressivement à l’intérieur et à l’extérieur du pays ; l’invasion soviétique la généralise et s’étend à partir notamment du territoire pakistanais qui devient terre d’accueil et d’asile à la fois pour plus de trois millions de réfugiés afghans, mais aussi pour les sept mouvements de résistance, unis dans la lutte contre l’envahisseur et leurs protégés, mais largement divisés entre eux pour d’autres raisons parfois semblables à celles divisent les communistes : des clivages tribaux, ethniques, linguistiques, religieux, la soif de pouvoir et de ses faveurs et avantages que l’on veut monopoliser etc.
Aux Nations Unies en raison de son poids politique et de ses moyens de blocage et de ses moyens de pression, l’Union Soviétique a pu paralysé le Conseil de sécurité dès le mois de janvier 1980 en utilisant son droit de véto. L’Assemblée générale qui s’est saisie de la question afghane votera durant sept ans des résolutions rituelles sans effets réels, entre 1981 et 1987, demandant le retrait de forces étrangères d’Afghanistan, sans jamais mentionner la seule armée étrangère présente dans le pays, les forces armées soviétiques.
Le Secrétaire général, par l’intermédiaire de ses représentants spéciaux successifs dont le dernier sera Lakdar Brahimi, engagent et poursuivent les fameuses négociations indirectes entre les gouvernements afghan et pakistanais aboutissant en avril 1988 à la conclusion des Accords de Genève entre les deux pays, avec le parrainage soviéto-américain, mais sans la présence de belligérants directs, les Soviétiques d’un côté,et la Résistance afghane de l’autre. Il s’agissait en réalité d’un camouflage juridique ouvrant une porte de sortie pour le retrait du 28 février 1989, de l’armée rouge d’Afghanistan décidé par Mikael Gorbatchev.
L’armée rouge quitte l’Afghanistan le 28 février 1989. Le régime communiste et prosoviétique du Président Najibullah s’effondre en avril 1992 et les Moudjahidines entrent à Kaboul, divisés et inorganisés : moins de deux mois après l’Afghanistan inaugure une guerre civile ruineuse qui complète les destructions soviétiques, au détriment des populations civiles, de l’armée régulière et de l’appareil politique, administratif et judiciaire du pays.
L’arrivée des Talibans à Kaboul en septembre 1996 ouvre une autre phase de destruction à la fois matérielle, humaine et psychique. On connaît la suite, avec l’arrivée de Ben Laden en 1997 et l’implantation de son organisation terroriste Al Qaida., L’installation de celle-ci en Afghanistan change radicalement la donne, en transformant le pays en centre mondial du terrorisme : la destruction des Bouddha de Bamiyan en février 2001 ; l’assassinat du Commandant Massoud et les actions terroristes contre le territoire américain en septembre 2001.
Dans ces différentes phase du conflit, le Pakistan est directement impliquée : le Pakistan abrite plus de trois millions de réfugiés afghans ; L’aide financière et matérielle des États Unis aux différentes composantes de la Résistance afghane passe par son intermédiaire via le gouvernement et les services secrets, lesquels contrôlent tout ; les plus grands bénéficiaires dans la guerre contre les Soviétiques sont les mouvements les plus extrémistes, lesquels avaient aussi la bénédiction américaine.
Au plan civil et militaire, le Pakistan a contribué en 1992 au démentiellement des institutions existantes, et de cadres compétents dont toutes n’étaient pas d’obédience communiste. Le régime des Talibans était bel et bien une création pakistanaise sous le gouvernement de Benazir Bhutto. Les évènements du 11 septembre 2001 ne modifieront la donne qu’en partie : tout en soutenant les processus politique de Bonn approuvé par le Conseil de sécurité en décembre 2001, accordant appui et facilités à la coalition antiterroriste et à l’ISAF, le Pakistan ne cessera jamais son double jeu – même à son détriment – en soutenant des mouvements talibans au Pakistan et en Afghanistan, en hébergeant sur son propre territoire des dirigeants d’Al Qaida, comme Ben Laden jusqu’à son élimination par les forces spéciales américaines en mai 2011. Dans le processus de contacts et de pourparlers préliminaires en cours et engagés depuis plusieurs années avec les Talibans, le Pakistan est présent avec eux directement ou indirectement. S’il est normal que le Pakistan défende ses intérêts nationaux et dans la région face à son ennemie héréditaire, l’Inde,
Il faut rappeler aussi que la géographie a malmené l’Afghanistan : la Ligne Durand toujours non reconnue par l’Afghanistan, imposée à l’Emir Abdul Rahman en 1893 par l’Empire britannique du Sous Contient indien a amputé l’Afghanistan d’une partie de son territoire à l’est et au sud divisant les tributs pachtoune de part et d’autre de la frontière, et privant le pays d’un accès direct à l’Océan indien. Les difficultés de transit pour l’Afghanistan sans littoral maritime, sont cruciales. Aujourd’hui encore, pour la bonne ou la mauvaise raison, des milliers de camions sont bloqués sur le territoire pakistanais et la frontière momentanément fermée. C’est ce qui explique aussi le conflit avec le Pakistan depuis 1947. Il conviendrait que les deux pays cherchent désormais des voies de solutions réalistes, tenables et durables.
Comme le Pakistan, l’Iran demande de façon constante le retrait des forces étrangères d’Afghanistan, y intervient politiquement et économiquement, et défend farouchement la minorité chiite pourtant surreprésentée. Dans une moindre mesure, La Russie et les pays d’Asie centrale ne sont pas indifférents, non plus, à la situation de l’Afghanistan.
Depuis 2004, des conférences et réunions en vue d’entrevoir des possibilités de solution du conflit afghan dans ses aspects interne et régional se sont multipliées à l’intérieur et à l’extérieur du pays : les plus importantes sont celles organisées sous l’égide ou avec la collaboration des Nations Unies, à l’initiative de l’Afghanistan, du Pakistan et des États Unis, telles la création Haut Conseil pour la Paix, l’AFPAK, ou encore des réunions informelles entre Afghans, organisées en Allemagne et en France, en Espagne etc. n’ont permis jusqu’à présent de fléchir la position des Talibans ou celle de leurs protecteurs
L’impasse est donc totale. Il est aussi évident que la convoitise autour d’immense potentiel en ressources naturelles du pays rend encore plus grandes la concurrence et la rivalité entre puissances étrangères proches ou lointaines. L’essentiel des forces internationales quittera le pays d’ici fin 2014, mais certains pays concernés garderont probablement la haute main dans le pays en matière de sécurité et dans bien d’autres domaines, peut être pour une longue période.
Il est illusoire dans ces conditions de considérer que toutes les interventions régionales et internationales y prendront fin, du moins à brève échéance. Mais il est parfaitement possible en revanche d’y instaurer une sécurité et une stabilité durables dans le cadre d’un consensus national fondé sur l’État de droit et les acquis démocratiques, en privilégiant l’intérêt national, sans oublier le contexte géopolitique régional et l’extraordinaire potentialité économiques, sociale et culturelle que l’Afghanistan et la région peuvent offrir au monde.
Pour tout cela il faudrait pour l’Afghanistan des garanties internationales tangibles à l’échelle du Conseil de sécurité des Nations Unies, et non plus les faux semblants de solutions d’hier et d’aujourd’hui, sans résultat.
C’est dans cette voie qu’il convient d’avancer dès à présent.

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