De la guerre économique à la guerre de l’information

Par Christian Harbulot

Christian Harbulot, Directeur de l’École de Guerre Economique (1 rue Bougainville 75007 Paris ; 01 45 50 20 50), est Consultant associé en guerre de l’information du cabinet de consulting en risques informationnels C4IFR (5, rue du Faubourg Montmartre 75009 Paris, Tel : 01 40 16 07 07). Entre 1992 et 1994, il a été conseiller personnel d’Henri Martre, président du groupe  » Intelligence économique et stratégie des entreprises  » au Commissariat Général du Plan. Christian Harbulot a publié de nombreux ouvrages de références, notamment : La France doit dire non, (avec le Général (cr) Pichot-Duclos, Plon, mars 1999) ; Intelligence économique et stratégie des entreprises (La documentation française, 1994) ; et son essai majeur : La machine de guerre économique, Economica, octobre 1992.

Juin 2001

La compétition économique est devenue le terrain d’affrontement principal dans ce qu’il est convenu d’appeler la recherche de puissance. La sortie de la guerre froide a modifié les règles du jeu. Les pays occidentaux ne sont plus tenus d’appliquer le même type de solidarité face à un ennemi commun. Cette dilution de la solidarité du bloc occidental a fait ressurgir les clivages géoéconomiques qui avaient été tenus sous silence pendant plusieurs décennies. De la loi du silence, nous sommes passés en moins de dix ans à l’affrontement par l’information via les médias, internet et les multiples caisses de résonance de la société civile. Les Américains sont les premiers à avoir anticipé cette mutation essentielle en ouvrant la voie à la Révolution des Affaires Militaires.

Les retombées civiles de la Révolution des Affaires Militaires (RMA)

Depuis de nombreuses années, nos alliés américains ont complété le développement de l’outil informatique par une réflexion sur son application dans les affrontements de type géoéconomique. Le bilan de la guerre du Golfe a été une étape décisive dans cette démarche. Consciente du bouleversement créé par la société de l’information, le commandement militaire américain a modifié ses structures de décision en travaillant sur trois axes :

  • la conduite collective de la stratégie,
  • une approche transversale de l’information,
  • le management de la perception.

La première étape a été celle de l’apprentissage. La démultiplication des sources d’information, la gestion en temps réel des connaissances et la dimension planétaire des réseaux de circulation de l’information ont obligé les responsables du Pentagone à admettre ce simple constat : le chef ne peut plus tout savoir et encore moins décider seul. Cette évidence encore si mal perçue dans un pays comme le notre est une des règles fondamentales des nouvelles règles de commandement de l’US Army. Cette leçon déclinée dans les procédures du Command, Control, Coordination, Computer, Intelligence, Inter-opérability a été transférée dans le monde civil. Les administrations fédérales (département d’état et département du Commerce) ainsi que les états-majors de certaines firmes industrielles parmi les plus prédatrices ont repris à leur compte cette conduite collective de la stratégie en créant de véritables « war room ». Ces cellules permanentes de gestion de l’information en temps réel et en temps différé ont été conçues pour préserver les acquis et conquérir de nouvelles parts de marché dans un environnement commercial de plus en plus hostile.

La deuxième étape consiste à développer une approche transversale de l’information autour de trois principes directeurs(2) :

  • le business intelligence systématise le recours à la méthodologie du cycle du renseignement pour optimiser l’approche du client (marché de plusieurs milliards de dollars);
  • le compétitive intelligence regroupe l’ensemble des techniques de gestion des sources ouvertes pour s’assurer un avantage concurrentiel pérenne sur les concurrents et les futurs compétiteurs (marché en pleine expansion à cause des logiciels spécifiques d’intelligence économique destinés au traitement opérationnel des grands flux d’information de toute nature;

–   le Knowledge management est le tronc commun des connaissances multi-supports nécessaires à la maîtrise du couple produit/marché.

La littérature anglo-saxonne sur le rôle de l’information est dominée jusqu’à présent par la problématique de la capitalisation de la connaissance sur le suivi de la concurrence. Mais l’impact croissant de la connaissance dans la compétition économique nous oblige à aborder la notion de knowledge management par un autre versant.

C’est justement la troisième étape, symbolisée par le concept de perception management utilisé par la Central Intelligence Agency(3) pour recruter de nouveaux experts. Autrement dit, comment faire céder un partenaire ou un concurrent en utilisant la connaissance ou l’information de manière offensive. Il faut revenir au bilan de la guerre du Golfe pour bien comprendre les subtilités cachées d’un tel concept. Plus qu’une guerre sans images, l’opération « Tempête du désert » a d’abord été un champ d’application des principes de la guerre psychologique moderne à toutes les phases du conflit. Il fallait tromper l’adversaire et tromper ceux qui pouvaient l’informer. Le résultat très positif de l’opération a amené certaines autorités à étudier les effets de ce concept dans d’autres cadres conflictuels.

Il existe aux Etats-Unis des cabinets de consultants qui se sont spécialisés dans la création de sites Internet entièrement dédiés à la déstabilisation d’une entreprise. En 1998, l’entreprise française Belvédère a été victime d’une telle attaque lancée par le cabinet Edelman. L’action de cette entreprise a subi une chute importante de sa valeur durant la même période. Ce qui est intéressant à noter dans cette affaire, c’est le management de l’information par l’attaquant. Le périmètre de diffusion est précis (sites offensifs, rumeurs entretenues sur des forums de discussions, analyse d’experts boursiers, commentaires de la presse spécialisée, élargissement du champ de résonance dans la presse quotidienne).

Devant la complexité d’un tel contexte, il s’agit avant tout de contenir les actions d’entrisme, de déstabilisation d’entités économiques, ou d’encerclement de marchés, menées par des opérateurs qui ont recours à des techniques de manipulation de l’information sous toutes ses formes. L’étude réalisée durant la période 1999/2000 par l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale révèle que la grande majorité des 1200 entreprises qui ont répondu au questionnaire de l’IHEDN, évoluent le plus souvent dans une ambiance de guerre économique. Aujourd’hui, le développement d’une entreprise peut être mis en danger par une gamme très diversifiée de techniques d’attaque. Citons par exemple :les stratégies d’influence de certaines puissances, les manœuvres d’encerclement de marché à partir d’un usage agressif du droit, la manipulation de la connaissance sur la moralisation des affaires, la désinformation sur les produits à risques, les campagnes médiatiques orchestrées indirectement par des concurrents prédateurs, le détournement de certains thèmes protestataires de la société civile.

L’émergence d’une nouvelle grille de lecture

Le monde des entreprises est confronté aujourd’hui à une nouvelle grille de lecture des relations internationales. A la notion de partenaires/concurrents s’ajoute une autre notion, celle d’alliés/adversaires, qui interfère sur les affrontements concurrentiels dans les pays industrialisés comme dans les économies émergentes.

Cette nouvelle grille de lecture implique une vision tridimensionnelle des échiquiers issus de la mondialisation des échanges :

  • Echiquier géoéconomique (compétition entre blocs, divergences d’intérêts nationaux, montée en puissance de la rivalité des territoires, évaluation du parasitage des économies criminelles) :
  • Echiquier concurrentiel (différenciation à établir entre les firmes prédatrices et les firmes non prédatrices, mesure des pratiques de concurrence déloyale, observation des opérations d’influence derrière des thèmes porteurs comme la moralisation des affaires ou la protection de l’environnement) ;
  • Echiquier issu de la société civile (émergence des mouvements protestataires contre l’Accord Multilatéral contre l’Investissement, contre l’Organisation Mondiale du Commerce, contre les Organismes Génétiquement Modifiés, contre la pollution portant atteinte à la couche d’ozone) qui interfère avec la politique des Etats, et la stratégie de certaines entreprises.

Evolution des critères de puissance entre les Etats-Unis et le reste du monde

Guerre froide

Stratégie directe

Suprématie militaire Course aux armements Alliances géopolitiques Unité idéologique des alliés Propagande contre l’Est

Après-guerre froide

Stratégie indirecte

Suprématie économique Course aux NTIC Influence géoéconomique Accoutumance des alliés/adversaires Maitrise mondiale de l’information

La combinaison de ces trois échiquiers révèle peu à peu de nouveaux précarrés stratégiques. Pour mémoire, le précarré stratégique, tel qu’il était perçu en France sous la Vème République, recouvrait des secteurs d’activité comme les industries de défense, l’énergie, les transports, les télécommunications et le spatial. Aujourd’hui l’industrie de la santé, l’industrie agroalimentaire, la grande distribution, les nouvelles technologies de l’information sont des domaines dans lesquels s’exerce une nouvelle forme d’intérêts de puissance.

L’analyse des rapports de force entre blocs, puissances, territoires et entreprises est indispensable pour lire à moyen et long terme le dessous des cartes de la compétition économique mondiale. Elle est donc un élément déterminant de la stratégie d’intelligence économique qu’un décideur doit élaborer pour contrer une concurrence particulièrement agressive. Cette méthode de raisonnement ne relève pas seulement du bon sens. Elle implique qu’un décideur fasse l’effort de développer au sein de son entreprise une véritable culture de l’information accessible à tous. Les études qui ont été menées en France depuis une dizaine d’années, ont démontré que le management de l’information reste à un stade très artisanal, en particulier dans la gestion de projet. La plupart des grands groupes n’ont pas encore formalisé de méthodologies informationnelles dans l’approche compétitive d’un projet. Les cellules d’appui informationnel qui voient le jour aujourd’hui en sont encore aux prémisses d’une culture écrite sur le sujet (cf l’exemple du questionnaire ci-dessous)

Questionnaire sur l’environnement conflictuel d’un projet

o Quels sont les acteurs qui pèsent ? (entreprises, institutionnels, sociaux, organisations, autres)

o Quelles sont les interactions entre ces acteurs ?

o Quelles sont les stratégies des acteurs et leurs conséquences sur l’évolution de leurs relations?

o Quels sont les blocages ?

  • potentiels, ponctuels, durables,
  • au plan géoéconomique ?
  • au plan concurrentiel ?
  • au plan sociétal ?

o Quels sont les acteurs hostiles ?

o Ont ils déjà manifesté leur hostilité dans le passé ?

o Comment les entreprises concernées ont-elles réagi ?

Ces questions élémentaires ne le sont pas dans la mesure où un ingénieur, chef de projet, n’a pas forcément le reflexe de se les poser, et encore moins de trouver les réponses dans une démarche plus collective. Mais il ne s’agit que d’une infime partie du défi que les entreprises doivent intégrer le management de l’information à leur stratégie de développement.

Gestion des connaissances et rapports de force concurrentiels

Depuis le début des révolutions industrielles, l’analyse générée par les ruptures technologiques s’est focalisée sur les effets bénéfiques qu’allait générer une innovation. Si l’on excepte les découvertes scientifiques liées aux industries d’armement et à l’énergie nucléaire, les chercheurs comme les industriels ont centré leur attention sur les bénéfices à tirer du progrès, sans prendre en considération les stratégies conflictuelles qui découleraient de son application. Rappelons-nous le cas exemplaire de la compétition dans l’industrie textile à partir du XVIIIème siècle. L’invention du métier à tisser a bouleversé les règles de fabrication du textile mais a aussi déclenché une rivalité économique entre la Grande Bretagne détentrice du brevet et les Etats sudistes américains producteurs de coton. Les manufactures textiles anglaises ne plaisantaient pas sur le sujet. L’ouvrier de métier qui était reconnu coupable d’avoir donné ou vendu la moindre information sur ce secret technique était menacé d’avoir la main coupée sur la place publique. Cette vision caricaturale de la guerre économique qui oppose parfois des entreprises et des nations industrielles ne doit pas nous faire oublier qu’il s’agit d’une réalité souvent reléguée au rayon des anecdotes. Le procès qui a opposé récemment le géant mondial Microsoft à ses rivaux de l’industrie informatique a eu le mérite de remettre les pendules à l’heure. Les avocats de Microsoft ont été très clairs en affirmant que la maîtrise de la connaissance dans tous les domaines, y compris la lutte contre la concurrence, est le facteur-clé de succès pour rester n°1 mondial.

La société de l’information n’a pas échappé à la règle. Si les mutations culturelles provoquées par le développement d’Internet débouchent sur la réflexion menée autour du knowledge management, les nouvelles formes d’affrontement indirect résultant de cette révolution technologique sont encore très mal identifiées par les entreprises. Les multiples affaires médiatiques qui ont touché ces derniers mois les secteurs industriels de la santé, de l’agro-alimentaire, de l’énergie ou de l’environnement ont toutes un point commun : le rôle très déstabilisateur que peut jouer l’information dans l’activité d’une entreprise.

Des sociétés aussi puissantes que Mosanto ou Coca Cola ont été fortement déstabilisées par des polémiques lancées contre la fiabilité de certains produits. Ces attaques s’appuient sur un usage très offensif de la connaissance à travers un vecteur commun : Internet. En reprenant l’exemple du rôle de l’intelligence économique dans la gestion de projet, on constate que les entreprises ont une certaine difficulté à définir une procédure reconnue et durable contre le risque informationnel. Les ingénieurs restent souvent enfermés dans une vision technique du problème. Cette attitude ne leur permet pas de détecter et d’anticiper les attaques indirectes de la concurrence. Il est donc nécessaire de les sensibiliser à une approche plus opérationnelle en recourant de nouveau à ce type de questionnaire. L’objectif est non seulement de leur donner des réflexes plus pointus sur la détection du risque informationnel mais aussi de leur permettre de prendre les mesures adéquates pour éviter un échec majeur dans la conduite du projet.

Questionnement sur l’anticipation des risques informationnels menaçant un projet

o Quels sont les risques d’attaque et leur hiérarchie ?

o Comment évaluer les risques d’une attaque ?

o Comment anticiper un risque d’attaque ? (être prévenu et préparer)

o Comment communiquer ?

o Quel plan/médias ?

o Quelle communication de crise ?

o Quelles lignes de conduite à adapter selon le type de crise ? o Comment discerner les signaux d’alerte ? o Quelles contre-mesures adopter ?

La gestion complexe de ces phénomènes oblige les entreprises à professionnaliser le suivi informationnel d’un projet industriel pour éviter de se faire attaquer par surprise. Fondée en octobre 1997, l’Ecole de Guerre Economique, est une première tentative de réponse au besoin urgent de professionnaliser de nouvelles générations d’étudiants et de cadres à l’usage de l’information dans la gestion des rapports de force géoéconomiques, concurrentiels et sociétaux.

Cette mutation des rapports de force suscite une rupture de pensée entre les anciens et les modernes. Les anciens sont ceux qui croient toujours à la pérennité du système d’influence qui a profité aux entreprises françaises lors des deux dernières Républiques (jeux diplomatiques, versement de pots de vin, espionnage industriel, usage de la rumeur et pratique de la désinformation pour décrédibiliser l’adversaire). Cette vision de l’efficacité informationnelle prédomine dans les entreprises et les administrations françaises. Elle est déjà condamnée par le rouleau compresseur de la convention OCDE , la cascade d’affaires judicaires qui mine l’image des grandes entreprises et les attaques morales contre les pratiques de concurrence déloyales dénoncées par les Etats-Unis et leurs alliés objectifs. Mais cette génération au savoir-faire forgé dans les déchirements industriels franco-français est sur le départ. Elle n’a pas d’héritiers désignés. Les futurs chefs d’entreprise vont devoir combler ce vide opérationnel.

Les modernes voient l’évolution de la notion de puissance dans la mondialisation des échanges sous un autre jour. Ils dressent un constat d’obsolescence des procédés classiques conçus à l’époque de l’opposition entre les deux blocs. Ils estiment que dans les rapports de force complexes issus de l’après-guerre froide, il est urgent de définir les critères d’efficacité de l’action indirecte. Comment combattre un allié ? Telle est la problématique majeure du renseignement moderne ? A cette question, la France propose pour l’instant une réponse technologique en plaçant les enjeux du futur renseignement européen au niveau spatial et électronique. Ce n’est hélas qu’une partie de la réponse. L’autre est humaine. Elle porte sur les nouvelles stratégies d’influence à mettre en œuvre mais aussi sur les formes civiles d’application de la guerre de l’information que les acteurs européens devront inventer pour ne pas subir les manœuvres d’information dominance que leurs allés/adversaires déploient tous azimuts, c’est-à-dire très largement au-delà de leur couverture satellitaire du monde.

Notes

  • Philippe Baumard et Jean-André Benvenutti, compétitivité et systémes d’information, Dunod, 1998.
  • Exposé du général (cr) Norlain de Deloitte & Touche sur l’intelligence économique américaineau colloqueorganiséeau Sénat le 20 janvier 2000
  • Service de renseignement américain
Article précédentLa CIA et le monde en 2015
Article suivantActes du colloque : Où va l’Arabie saoudite?

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.