Des économies du Moyen-Orient marquées par la malédiction de la rente pétrolière

Par Thierry COVILLE
On ne s’intéresse que depuis très peu de temps au devenir économique du Moyen-orient qui était, auparavant, surtout vue comme une région stratégique car disposant d’immenses ressources en hydrocarbures (65 % des réserves mondiales prouvées de pétrole se trouvent au Moyen-Orient), ou comme un marché important notamment pour les grands projets d’équipement ou les ventes d’armement. Cette méconnaissance fait que l’on commence tout juste à percevoir le rôle dévastateur qu’a joué la rente pétrolière dans la plupart des systèmes économiques de la région. Il ne s’agit pas ici de dédouaner les différents gouvernements de la région de leur responsabilité. Il est en effet trop commode d’expliquer tous les problèmes économiques (et même politiques) par l’existence des ressources pétrolières. D’ailleurs, certains pays ont su utiliser de manière relativement intelligente leurs ressources pétrolières. Cependant, il est frappant de constater à quel point les dysfonctionnements économiques induits par la rente pétrolière sont importants dans cette région. Un notera enfin que ces dysfonctionnements ne concernent pas uniquement les pays producteurs de pétrole. Des pays comme le Liban sont également très influencés par les évolutions de la rente pétrolière. Ainsi, les période où le prix du pétrole est élevé, se traduisent par des hausses de flux financiers vers le Liban à travers l’envoi de salaires par les travailleurs libanais présents dans les économies pétrolières, l’augmentation des touristes en provenance de ces pays et l’afflux de capitaux en provenance de ce mêmes économies pétrolières attirés par des possibilités de placement au Liban. Or, ces flux financiers vers le Liban contribuent de manière décisive aux résultats économiques de ce pays.

La rente pétrolière pèse tout d’abord d’une manière écrasante sur de nombreuses économies de la région du fait de la relation malsaine entre les sphères politique et économique à laquelle elle conduit. La théorie qui a longtemps donné des bases explicatives aux systèmes politiques des économies pétrolières était celle de l’Etat rentier. Selon cette théorie, l’Etat rentier (ou pétrolier) disposant de revenus budgétaires avec les recettes pétrolières, n’avait pas besoin de mettre en place un véritable système fiscal. De ce fait, il n’avait pas besoin de faire des compromis avec les différentes classes sociales car il n’avait rien à leur demander. L’Etat était en quelque sorte autonome par rapport aux différentes classes sociales, ce qui le conduisait a devenir dictatorial. Par ailleurs, l’Etat redistribuait la rente pétrolière à la population en lui assurant un bien être social et économique, ce qui réduisait les revendications sociales et politiques de cette dernière. La société, disposant de nombreux avantages sociaux et économiques, se dépolitisait. En fait, le caractère simpliste de cette théorie a donné lieu à de nombreuses critiques. Tout d’abord, il a été fait remarquer que, dans n’importe quelle dictature pétrolière, l’Etat n’est jamais isolé face aux différentes classes sociales. Dans tous les cas, il existe des groupes sociaux avec lesquels, pour des raisons diverses, l’Etat fait des compromis. Mais surtout, il n’existe aucun « déterminisme pétrolier » qui ferait qu’une société ne pourrait pas d’elle-même développer des revendications démocratiques. Par contre, on ne peut nier le fait que l’existence d’une rente pétrolière a une influence sur l’articulation entre systèmes politique et économique au Moyen-Orient. Dans la plupart de ces économies, en effet, il existe deux dimensions dans le contrat social et politique entre l’Etat et la société. D’une part, il existe une adhésion de l’Etat et de la société à des grandes valeurs communes (islam, nationalisme, etc.). L’Etat assure sa légitimité en se montrant capable de défendre ces valeurs. Mais cela ne suffit pas. Il existe donc une deuxième dimension dans ce contrat social et politique : l’Etat va redistribuer la rente pétrolière à certains groupes sociaux dont il a besoin pour assurer sa survie politique. Ces groupes sociaux peuvent être des membres de la famille royale et des marchands en Arabie saoudite, les bazaris et les fondations religieuses en Iran, etc. Or, ce clientélisme va faire que c’est la logique politique qui va dominer la logique économique. Le système économique ne sera pas orienté principalement vers l’objectif d’une élévation du niveau de vie ou d’un partage plus équitable des richesses. La logique fondamentale du système économique sera la redistribution « politique » de la rente pétrolière. Et c’est sans doute là, le dysfonctionnement majeur des systèmes économiques de la région. Ces liens malsains entre système économique et politique conduisent à de nombreux dysfonctionnements. Il devient, notamment dans ces conditions, impossible de mener une véritable politique économique puisque ce clientèlisme prime sur toute autre considération. Ainsi, dans le domaine des finances publiques, la politique fiscale est « pervertie » car elle sert surtout à favoriser certains réseaux. L’Etat utilise pour cela des instruments quasi-budgétaires qui ont l’immense avantage de se situer en dehors du processus budgétaire classique et donc d’être difficilement identifiables. Ceci entraîne souvent de larges déficits du secteur public au sens large, et éventuellement une inflation très élevée comme en Iran. La gestion clientéliste de la rente pétrolière conduit dans des pays à population importante comme l’Iran à de très fortes inégalités en matière de revenus. Ces inégalités peuvent aussi être régionales quand le soutien politique de certaines populations locales n’est pas considéré comme prioritaire par le pouvoir. Ces inégalités sont d’autant plus mal ressenties qu’elles reposent sur une « connivence » avec l’Etat et non sur des mérites propres. Mais, de plus, comme il est impossible à court terme, de couper tous les liens entre systèmes économique et politique, cela signifie qu’il faut à la fois réformer les sphères politique et économique pour qu’une articulation plus satisfaisante entre ces deux sphères se mette en place. Or, les groupes sociaux bénéficiaires des systèmes économiques et politiques en place vont évidemment s’opposer à ce type de réforme.

Toutefois, les ravages de la rente pétrolière concernent aussi le domaine économique. A priori, l’existence d’une rente pétrolière importante permettait aux économies pétrolières de ne pas être contraintes par ce qui pénalise habituellement les pays en voie de développement, le manque de capitaux. L’objectif était alors d’utiliser cette manne pour bâtir des économies modernes. Pourtant, le bilan que l’on peut faire de l’utilisation de cette richesse est largement négatif. Tout d’abord, la dépendance de la région vis-à-vis de la rente pétrolière a entraîné une grande instabilité macro-économique. Toute hausse du prix du pétrole conduit à une hausse des exportations et des dépenses budgétaires (du fait de la hausse des recettes pétrolières), ce qui soutient la croissance. Et inversement, en cas de baisse du prix du baril. De même, toute hausse du prix des hydrocarbures conduit à une amélioration de la balance courante (du fait de la hausse des exportations) et des finances publiques (du fait de la hausse des recettes pétrolières). Par ailleurs, l’Etat, étant propriétaire de cette rente l’a utilisée soit pour investir directement, soit pour bâtir une industrie totalement protégée de la concurrence grâce à des subventions, des prêts spéciaux et une protection douanière. L’essentiel des revenus budgétaires provenant du pétrole, il n’a donc pas été nécessaire de favoriser le développement d’un véritable système fiscal et même d’un système bancaire efficace2 ayant pour fonction de collecter l’épargne pour faire des crédits. L’Etat étant le propriétaire unique de la rente pétrolière et le système économique du pays ne fonctionnant que pour recycler cette rente, ces économies n’ont jamais connu l’émergence d’une véritable classe entrepreneuriale nationale. Se sont plutôt constituées des bourgeoisies pétrolières qui survivent ou changent selon les différents régimes mais dont le principe de fonctionnement reste le même : bâtir une relation spéciale avec l’Etat pour s’accaparer de manière indirecte une partie de la manne. L’industrie créée de cette manière s’est retrouvée sous-compétitive (l’amélioration de la productivité n’était pas nécessaire car les capitaux étaient abondants) et très dépendante des importations de biens d’équipement. Ceci se reflète dans la part ridiculement faible de produits manufacturés dans les exportations. Ces systèmes sont devenues en fait surtout des économies où prospère, le secteur protégé, les services, qui se développe uniquement grâce au recyclage de la rente pétrolière. Ces économies sont également très faiblement intégrées dans l’économie mondiale et ont, de ce fait, une vision consommatrice et faussée de la modernité. Cette dernière apparaît surtout à travers l’acquisition de la technologie importée et non grâce à une mise à niveau de l’économie du pays par rapport au reste du monde, comme l’a fait la Turquie par exemple. De même, des économies basées uniquement sur le recyclage de la rente pétrolière sont absolument incapables de créer un nombre d’emplois suffisant pour faire face à une progression soutenue de la population active comme dans les pays cités. Ceci peut créer de nombreuses frustrations notamment quand une partie importante des jeunes diplômés sont sans emplois. Ces tensions sont paradoxalement encore plus importantes quand le pays se trouve en phase de croissance. En effet, les jeunes sans emplois sont d’autant plus frustrés qu’ils ne voient aucune amélioration de leur situation alors que le pays dispose de revenus pétroliers très élevés et en croissance.

Dans ces conditions, quelles sont les réformes possibles pour ces économies ? Le premier axe des réformes est d’améliorer la gestion de la rente pétrolière. Dans ce domaine, il n’existe pas de solutions ad hoc. On a cru, il y a quelques années, que la création de fonds de stabilisation pétroliers étaient une solution. L’idée était de verser les excédents en matière de recettes pétrolières, c’est-à-dire le surplus de recettes pétrolières par rapport à ce qui était prévu, dans des fonds qui seront utilisés pour soutenir l’économie quand le prix du pétrole baissera. Or, l’expérience montre que ces fonds ne sont pas une solution tant que les principes de transparence et de rigueur ne sont pas appliqués en matière de politique budgétaire. Au contraire, l’existence de ces fonds, compte tenu du niveau actuel de développement des institutions dans le Moyen-Orient, ne peut que faciliter le clientélisme et la corruption. Une autre solution, évoquée notamment par des économistes anglo-saxons, est de privatiser ces industries pétrolières. Selon cette vision, le secteur des hydrocarbures deviendrait plus compétitif et efficace. Par ailleurs, la rente pétrolière ne serait plus dans les mains de l’Etat. Le problème est que la rente pétrolière contribue, on l’a vu, pour une part très importante, aux revenus de l’Etat. Privatiser l’industrie pétrolière contribue à faire disparaître ces revenus pour l’Etat. En théorie, l’Etat peut récupérer ces revenus en imposant les sociétés pétrolières. Or, l’exemple russe montre qu’il est extrêmement difficile pour l’Etat d’imposer à la hauteur des profits réels des sociétés pétrolières privatisées dans un environnement marqué par un système fiscal sous-développé. Et, par ailleurs, l’exemple russe montre aussi que privatiser l’industrie pétrolière risque en fait de transférer la rente pétrolière à des réseaux d’oligarques, ce qui ne fait qu’aggraver les inégalités sociales et augmenter le ressentiment de la population à ce sujet. En fait, la solution est très classique. Il faut mener une politique budgétaire prudente, rigoureuse, transparente et qui privilégie le long terme. On constate d’ailleurs un réel effort dans ce sens en Arabie saoudite, au Koweït et en Iran par exemple, effort qui se traduit notamment par des projets de budget basés sur des prévisions de prix du pétrole plus prudentes qu’auparavant. Certains pays ont su par ailleurs utiliser la rente pétrolière en privilégiant le long terme. Les Emirats Arabes Unis ont utilisé la manne pétrolière pour installer tout un réseau d’infrastructures (aéroports, ports, bâtiments de stockage, transports routiers, logements, etc.) qui ont permis à ce pays de devenir la plaque tournante du Moyen-Orient en matière commerciale. L’Iran a aussi su utiliser la rente pétrolière pour réaliser un certain nombre d’investissements qui ont été décisifs dans la modernisation de la société iranienne à l’œuvre depuis la révolution. En fait, l’objectif de justice sociale affiché au moment de la révolution et la nature populiste du régime l’ont conduit à mettre l’accent sur des secteurs comme l’éducation, la protection sociale, le développement urbain et rural. Et ces investissements ont été décisifs dans la modernisation des comportements démographiques et sociaux. Or, cette dynamique sociale, cet essor d’une classe moyenne éduquée et aspirant à la modernité est sans aucun doute un atout décisif pour l’avenir de l’Iran. Dans le domaine économique, ceci signifie que cette classe moyenne aspire à un mode de consommation en phase avec son goût pour la modernité. D’autre part, une partie des jeunes diplômés appartenant à cette classe moyenne, désire accéder aux postes de direction des entreprises. Cette modernisation de la société signifie aussi que la société iranienne est prête à accepter un afflux d’investissements étrangers sans que cela ne produise de réaction de rejet. En clair, cette modernisation de la société crée un environnement favorable pour une libéralisation de l’économie.

Le second axe des réformes doit être la diversification de l’économie pour que cette dernière soit moins dépendante de la rente pétrolière.

Toutefois, il est aussi très difficile pour un pays émergent ou en voie de développement3 disposant de cette manne d’arriver à véritablement diversifier son économie. Le Mexique, dont le système fiscal reste toutefois sous-développé du fait du poids des recettes pétrolières, peut être cité à ce propos. Néanmoins, le Mexique a bénéficié de l’existence de l’Alena et en particulier des effets d’entraînement induits par la proximité de l’économie américaine. Le cas des EAU est aussi intéressant compte tenu de la diversification réalisée par ce pays qui a réussi à développer toute une série d’activités de services en liaison avec son rôle de plaque tournante du commerce moyen-oriental. Toutefois, là encore, cette expérience est très spécifique compte tenu de la taille réduite de la population des EAU relativement à l ‘ampleur de leurs revenus pétroliers, d’une situation géographique idéale et du rôle joué notamment par la communauté iranienne dans le développement des échanges avec l’Iran. Enfin, le succès des EAU tient aussi au fait que la plupart des économies du Moyen-Orient restent relativement fermées. Dans ce contexte, une plus grande ouverture économique de ces économies fera perdre aux Emirats cet avantage comparatif. L’Indonésie a également réussi sa diversification. En 1980, les revenus pétroliers représentaient 80 % de ses exportations de biens et 70 % de ses revenus budgétaires. Aujourd’hui, les exportations de pétrole et de gaz sont à l’origine de 17 % de ses exportations et 30 % de ses recettes budgétaires. L’industrie manufacturière indonésienne est maintenant capable d’être compétitive sur les marchés mondiaux. Le matériel informatique représente 17 % des exportations, les vêtements 4 %, l’électronique grand public 4 %. Quelles leçons peut-on retirer de l’expérience indonésienne. En fait, au moment du contre-choc pétrolier en 1985, les autorités indonésiennes ont lancé une série d’ajustements, incluant la dérégulation des secteurs bancaire et financier, une libéralisation du commerce extérieur et du régime d’investissement. Pourquoi ces réformes ont-elles été efficaces ? Tout d’abord, la libéralisation de l’économie indonésienne a été un processus graduel et de long terme. Par ailleurs, en dépit d’un environnement politique peu ouvert, les secteurs non-pétroliers (l’agriculture et les industries très utilisatrices de main d’œuvre) purent s’organiser en groupes de pression capables de faire prendre conscience aux autorités de l’importance de l’efficience des dépenses publiques ou de la nécessité d’éviter une trop forte appréciation de la monnaie. Une autre explication est la crédibilité des réformes gouvernementales. Les premières mesures d’ouverture du commerce extérieur prises en 1985 n’ayant pas eu l’effet escompté, de nouvelles réformes furent mises en œuvres afin d’éliminer les barrières non tarifaires et de réduire les droits de douanes. A travers ces nouvelles mesures, le gouvernement a montré sa réelle volonté de réformes. Cependant, il ne faut pas oublier que la politique économique du gouvernement indonésien a aussi bénéficié d’un environnement régional très favorable du fait de la présence du Japon et des économies émergentes d’Asie du sud-est. Enfin, l’économie indonésienne a aussi profité de l’existence d’autres ressources naturelles comme le bois ainsi que du rôle actif de la communauté chinoise. En fait, la grande difficulté pour réussir cette diversification tient au fait qu’il ne s’agit pas de mener des politiques classiques de libéralisation économique classiques mais de favoriser l’émergence d’une économie non pétrolière compétitive. Il faut pour cela tout un éventail de réformes (promotion et libéralisation des secteurs ayant un potentiel à l’exportation, séparation claire du public et du privé, refonte des systèmes bancaires et fiscaux, enchaînement des réformes politiques et économiques, etc.) dont l’ordonnancement est complexe. En plus des risques liés à des situations sociales explosives, de véritables réformes se heurtent en outre à la résistance des groupes ou réseaux qui profitent de l’économie de rentes.

En conclusion sur ce chapitre des réformes, on peut noter qu’il est absolument indispensable compte tenu de la spécificité de ces économies pétrolières de lier réformes économique et politiques. Il est donc très important de trouver des groupes sociaux moteurs sur lesquels les réformes économiques et politiques devront s’appuyer. On peut noter ici qu’il est sans doute trop dangereux ae vouloir faire table rase au passe et que certains groupes sociaux qui bénéficiaient de l’ordre ancien pourront, si ils évoluent, trouver leur place dans le nouvel ordre économique et politique. Enfin, il est urgent que toutes les économies pétrolières du Moyen-Orient commencent à essayer d’apprendre les unes des autres en matière de gestion de la rente pétrolière ou de diversification de l’économie.

Thierry COVILLE

chercheur associé au CNRS, Département Monde Iranien

NOTES

  • il est clair que ce qui est dit pour le pétrole dans cet article vaut aussi pour le gaz.
  • On peut noter que l’Arabie Saoudite fait ici exception car son système bancaire est généralement considéré comme relativement compétitif grâce notamment à une politique de contrôle efficace de la banque centrale.
  • On exclue le cas de la Norvège qui disposait d’institutions modernes quand les revenus pétroliers sont devenus conséquents.
Article précédentLa guerre du pétrole
Article suivantPerspectives pétrolières et l’Orient

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.