Droits de l’homme, politique et géopolitique en Arabie Saoudite

Pierre RIGOuLOT

Dr de l’Institut d’histoire sociale

3eme trimestre 2012

Le défenseur des droits de l’homme, comme souvent le dissident, est un simple témoin, et l’auteur d’un rappel des normes conformes aux déclarations des droits de l’homme, en tout cas à celle de 1948 ou à celle de 1789. Il y en a d’autres comme vous le savez et celle de 1793 avec son droit à l’insurrection pour tout ou partie du peuple ou le bonheur collectif comme visée de la société, peut légitimement susciter des inquiétudes, seul M. Mélenchon s’y réfère aujourd’hui.

Mais le témoignage et le pur rappel des normes, ce n’est pas la même chose que la recherche d’une efficacité et d’une évolution positive, et le cas de l’Arabie saoudite illustre bien le problème qui se pose à tout défenseur des droits de l’homme : doit-il seulement rappeler les normes ou souhaite-t-il que ses critiques aient un effet positif, quitte à être plus prudent, plus diplomate, voire moins complet ? Faut-il dénoncer les violations des droits de l’homme sans se préoccuper des conséquences de cette dénonciation ou doit-on se demander si dénoncer ces violations n’aura pas des conséquences négatives indirectes et à plus long terme sur ces droits de l’homme dont nous souhaitons qu’ils s’imposent sur l’ensemble de la planète ?

Reprenons le problème à propos des droits de l’homme en Arabie saoudite, en éclairant les efforts des uns et des autres, d’une part les rigoristes et les puristes, qui disent ce qui est — et advienne que pourra — d’autre part les pragmatiques, soucieux des conséquences de leurs critiques.

Violations des droits de l’homme

Il faut reconnaître que l’Arabie saoudite transgresse un certain nombre de normes de conduites respectueuses des droits de l’homme.

L’égalité des hommes et des femmes n’y est pas respectée, la liberté de croyance religieuse n’est pas respectée, etc. puisque la pratique de toute autre religion que l’Islam y est interdite et qu’aucune église par exemple, ne peut-être construite.

Des milliers de travailleurs immigrés, philippins, éthiopiens et autres ne peuvent pratiquer ouvertement leur culte. Même en privé, la chose est difficile et des arrestations et des expulsions sont régulièrement pratiquées.

  • En mars 2010 des travailleurs indiens étaient condamnés à 45 jours de prison pour prosélytisme.
  • En octobre 2010, douze travailleurs migrants philippins ont été expulsés pour avoir assisté à une messe catholique en privé et ils furent accusés de prosélytisme.
  • Le 15 décembre 2011, 35 ou 42 citoyens éthiopiens — une majorité de femmes — ont été arrêtés pour avoir prié ensemble dans une maison de Jeddah. En juin 2012, ils étaient encore internés et faisaient l’objet de pressions en vue de leur conversion (Je signale en passant que la population étrangère représente près d’un tiers de la population globale).

L’égalité de droit entre hommes et femmes n’y est pas reconnue. Ainsi, les femmes ont besoin de l’autorisation d’un tuteur pour pouvoir se marier, voyager, exercer une profession salariée, suivre des études supérieures. Sans doute ne faut-il pas simplifier le tableau : elles jouissent d’un bon accès à l’éducation et 56 % des étudiants sont… des étudiantes. Quant au fait d’être chaperonné quand elle voyage, le principe en est certes très strict mais la pratique l’est beaucoup moins — et les ambassades à l’étranger le savent parfaitement.

Auparavant, la mixité hommes/femmes était interdite sur le lieu de travail. Elle est aujourd’hui permise dans les conditions édictées par la charia…(hélas, sans préciser).

Le rang de l’Arabie saoudite donné par le Rapport mondial sur l’inégalité entre les sexes, est édifiant : le pays occupe la 131e position sur 135. Il est clair que les femmes saoudiennes subissent nombre de discriminations.

Fondamentale, la liberté d’expression et d’information paraît aussi bien mal reconnue. Si l’on trouve Le Monde diplomatique en français, le Washington poste et Arab news en anglais, al Hayat en arabe, un décret de 1982 interdit toujours de critiquer le gouvernement, la famille royale, les chefs d’État amis et les dirigeants religieux. Un service filtre les sites consultés sur internet et bloque ceux qui sont contraire à la morale ou à l’Islam

En avril 2012, Mohamed al-Bajady fut condamné à 4 ans de prison pour la fondation d’un groupe de surveillance des droits de l’homme.

Deux autres fondateurs d’une organisation de défense des droits de l’homme ont comparu le 1er septembre 2012 devant le tribunal pénal de Ryadh. Il leur est reproché d’avoir attenté à l’ordre public, à l’unité nationale et d’avoir rompu l’allégeance au souverain. Ce n’est pas la première fois qu’ils étaient condamnés. L’un d’eux avait déjà été condamné en mai 2005 à 7 ans de prison pour « i ncitation à la dissidence » et pour avoir désobéi au souverain. Un autre membre de cette association, l’Association saoudienne pour les droits civils et politiques, a été condamné en mai 2005 à 7 ans de prison. Sorti la même année par grâce royale, il a été à nouveau condamné en mars 2008 à 4 mois de prison. Mais on pourrait bien citer d’autres cas grâce à la surveillance attentive des organisations internationales.

Les organisations de défense des droits de l’homme évoquent aussi le cas dans les rapports qui courent sur internet d’un écrivain, Mikhlif bin Daham al Shammari dont les écrits dénoncent les violations des droits de l’homme et la corruption. Libéré sous caution en février 2012 après un an et demi de détention, il dénonçait alors les préjugés antichiites.

Le nombre d’exécutions capitales est élevé : 102 en 2008, 67 en 2009, 27 en 2010, mais 82 en 2011, selon Amnesty international. Les motifs de ces exécutions sont parfois étonnants : une femme, arrêtée en 2009, accusée de magie et de sorcellerie ( on parlerait ici plutôt d’usage illégale de la médecine) a été exécutée le 12 décembre 2012. Le 19 juin 2012, un homme a été exécuté pour pratique de la sorcellerie et adultère.

L’utilisation de peines de fouet et pas seulement pour des motifs graves, scandalise aussi, évidemment.

Une critique pertinente ?

Pour montrer la difficulté de la critique de l’Arabie saoudite, au nom des droits de l’homme, la première remarque à formuler, la plus simple, est de rappeler que l’Arabie saoudite fut un des deux seuls États, avec l’Afrique du Sud, à s’être opposé à l’adoption de la déclaration universelle des droits de l’homme en décembre 1948. L’égalité de droits, égalité universelle, affirmée dans l’article 2 alinéa 1 ne lui semblait pas compatible avec ses convictions.

Elle est simple, cette remarque, mais elle va loin puisqu’elle nous rappelle que s’il y a une vocation universelle à ces droits de l’homme, ils ne font pas l’objet d’un accord universel.

Faut-il alors s’indigner ? En remontrer à ce pays fier de son passé et de son présent ? Quels avantages tirera le défenseur des droits de l’homme de ces admonestations, de ces leçons, de ces critiques acides ?

Très peu, et il court le risque de fournir des arguments supplémentaires à ceux qui dans leur ignorance et leur aveuglement, ne voient dans les droits de l’homme qu’une arme occidentale au service de son expansionnisme pour ne pas dire de son impérialisme.

Les critiques portées au nom des droits de l’homme à l’Arabie saoudite peuvent-elles être suivies d’effets positifs pour ces derniers, je veux dire de l’introduction de règlements ou de lois rapprochant les comportements autorisés des comportements induits par le respect de la déclaration des droits de l’homme ? Ce n’est pas sûr. Mais même si c’était le cas, une crainte subsisterait encore : que cette évolution souhaitable, et sans doute souhaitée, par une part de l’intelligentsia d’Arabie saoudite, aille dans le sens d’un affaiblissement de l’État saoudien…

Les critiques des grandes associations de défense des droits de l’homme ne sont pas des conseils amicaux. Elle sont de l’ordre de la mise en cause, de l’admonestation pour le moins. Leurs militants n’hésitent pas à user parfois de moqueries. Je lis ainsi dans le n° 69 du magazine Amnesty, publié par la section suisse d’Amnesty international, un article intitulé ironiquement : « le client est roi » — ce qui se comprend ainsi : « l’Arabie saoudite achète du matériel militaire pour plusieurs milliards de francs aux États-Unis et à l’Europe. Les politiciens se préoccupent peu des violations des droits humains qui sont monnaie courante dans cet État du Golfe, où l’on rencontre également des armes suisses ».

Le Monde diplomatique de mars 2012, sous la plume de Serge Halimi, reprend les mêmes arguments et dénonce l’impunité saoudienne et lie explicitement son statut de premier pays exportateur de pétrole et d’alliée des États-Unis au fait qu’elle serait épargnée par la communauté internationale, hormis le haut commissariat de l’ONU aux droits de l’homme, nul ou presque ne semble s’émouvoir de ses violations des droits de l’homme ni au G 20, ni au FMI, ni au Conseil de Sécurité.

On a même lu dans la revue américaine Forbes : « pour les défenseurs attitrés des droits de l’homme (?), il importe peu que le régime tue sa population à l’Est, puisqu’il est l’allié de l’Occident face à l’Iran, et son principal fournisseur d’énergie ».

Laissons-là Halimi et Forbès qui témoignent surtout de leur haine de l’Occident. Quant à Amnesty-Suisse, elle témoigne sans doute de la vigueur de son attachement aux droits de l’homme. Elle manifeste sa condamnation impitoyable d’un régime qui les transgresse. Mais Amnesty-Suisse est-elle certaine d’atteindre ainsi le but qu’elle s’est fixé en suggérant que soit abandonné le minimum de complaisance commerciale nécessaire ? Elle rassure ses lecteurs en montrant la fermeté de ses convictions mais, à tirer les conséquence ultimes de son argumentation, ne conteste-t-elle pas à l’Arabie saoudite le droit de se doter des moyens nécessaires à sa défense ? On ne peut croire qu’en leur objectant les indéniables violations des droits de l’homme en Arabie saoudite, elle veuille pousser ses fournisseurs occidentaux à rompre le marché et, moins encore, qu’elle préfère que Vladimir Poutine, qui n’est pas renommé pour sa défense pointilleuse des droits de l’homme, se substitue au monde occidental pour proposer son propre matériel militaire ! L’organisation non gouvernementale suisse parle de l’absence de Parlement, de partis et de syndicats, des femmes comme des citoyennes de seconde zone, de torture et de peine de mort souvent prononcée et exécutée. Soit, et mes interlocuteurs suisses me feront le plaisir de croire que tout cela me déplait profondément et que je souhaite qu’un jour l’Arabie se dotera des corps intermédiaires nécessaires au bon fonctionnement de la démocratie, que les femmes seront un jour les égales des hommes, en droit, etc. Mais la question n’est pas de se soulager en ironisant sur l’Arabie saoudite et les Occidentaux mais bien de savoir comment contribuer à changer effectivement cette société, sans aider pour notre part à fragiliser le pays et à accroître le risque pour elle de rencontrer une situation pire encore que celle qu’elle connaît actuellement. Et ce ne sont pas les événements auxquels nous avons assisté à la mi-septembre, au Caire, à Tunis ou à Benghazi qui vont nous persuader que la réponse à ce problème est simple.

Un mouvement interne pour une amélioration de la situation faite aux droits de l’homme

Sans doute les militants des droits de l’homme peuvent objecter qu’ils ne font qu’aller dans le sens d’un mouvement qui existe au sein même de la société saoudienne. Il est vrai. Mais le fait même que certains secteurs de la société saoudienne aspirent à des réformes, s’ils constituent un signe encourageant, n’exclut pas pour autant la prudence.

En tout cas, la réalité de ce mouvement et de gestes du pouvoir allant dans le même sens me paraît indéniable.

En Février 2011, divers intellectuels, religieux, professeurs, appelèrent le roi Abdullah à mettre sur pied une monarchie constitutionnelle. L’appel fut apparemment ignoré mais il ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd puisque des augmentations de salaires pour les fonctionnaires et diverses aides financières furent distribuées, de toute évidence pour calmer le jeu, sans parler de la mis en place d’une instance de lutte contre la corruption, quelque chose comme notre cour des comptes. en plus opaque quand même !

Quelque chose bouge indéniablement en Arabie saoudite. Ibrahim al Mugaiteeb, un journaliste pourtant peu en odeur de sainteté auprès du gouvernement saoudien expliquait déjà ceci en 2009 à un représentant de la Fédération Internationale des droits de l’homme : « Depuis 5 ans, les femmes ont leur propre carte d’identité et ne dépendent plus de celle de leur mari. C’est un pas énorme vers l’autonomie même si cela ne suffit pas. L’existence de cette commission nationale (chargée d’examiner les questions touchant aux libertés) fait bouger les choses. Il ne faut pas oublier que l’Arabie saoudite n’existe que depuis 80 ans. Il y a 55 ans, il n’y avait pas une seule école dans le pays ».

Autre exemple de cette évolution, sans doute très insuffisante encore : les femmes ont été autorisées à participer aux Jeux Olympiques (il y en eût deux, effectivement). Mais la société semble vouloir plus.

Déjà, une manifestation a été tentée le 4 mars 2011, sans doute en lien avec ce qu’on appelait alors le Printemps arabe, manifestation organisée à l’Université du roi Khaled pour femmes de la ville d’Abba, dans le sud-ouest du pays. Plus de 1000 étudiantes protestèrent contre diverses discriminations mais aussi contre leurs conditions d’études et la corruption qui toucherait la direction de l’Université.

Des femmes ont encore manifesté le 17 juin 2011 contre l’interdiction qui leur est faite de conduire, la police ayant apparemment des ordres pour ne pas réprimer cette manifestation. Il est intéressant de noter qu’un des arguments de ces femmes était que cette interdiction n’existait pas dans la loi saoudienne mais venait seulement de fatwas dont elles clamaient l’illégitimité. Quelques dizaines d’entre elles ont bravé cette interdiction discriminatoire et ont pris le risque de conduire avec leur permis international. Ce n’était pas une grande nouveauté, j’en conviens, puisqu’une manifestation en ce sens avait déjà eu lieu en 1990. Mais ce qui est intéressant, c’est le mouvement et la reprise aujourd’hui d’une dynamique positive. Amnesty elle-même reconnaît les récentes réformes entreprises par les dirigeants du pays, quand elle rappelle l’annonce, par le roi Abdallah, que les femmes auraient le droit de voter aux élections locales en 2015 et d’être nommées au Conseil consultatif.

Sur le plan économique comme sur le plan politique, le pouvoir semble un peu plus à l’écoute de la société et du monde environnant.

Economiquement, par exemple — je reprends des informations du Monde du 18 juillet dernier : « pour contrer l’effet de souffle potentiel du printemps arabe, (le pouvoir) a enclenché en mars 2011 un plan de dépenses publiques sur cinq ans de 130 milliards de dollars, un montant comparable au dernier plan européen pour une population 20 fois moins nombreuse ».

Sur le plan politique aussi, le gouvernement fait preuve de réactivité : après avoir soutenu Hosni Mubarak, il a reçu courtoisement M. Morsi, le dirigeant égyptien, des Frères musulmans, avec lequel les rapports n’étaient pas les meilleurs.

Le roi Abdallah tente de décrisper les rapports sociaux les plus crispés, investit dans le développement de l’Egypte et de la Jordanie. Paradoxalement, cette évolution de l’Arabie saoudite sous la direction du roi Abdallah est peut-être due à la violence d’Al Qaida (celle du 11 septembre 2001 et celle de ses attaques sur le territoire saoudien, notamment en 2005).

L’Arabie saoudite s’est trouvée ainsi engagée dans la lutte contre le terrorisme. Le 23 avril 2011, le Ministère de l’intérieur annonça que 1325 étrangers se trouvaient en prison, accusés de lien direct ou indirect avec des groupes terroristes et un nombre près de trois fois plus élevé de Saoudiens. Des libérations ont eu lieu après un programme de cours et de réhabilitation touchant sans doute près de 3 000 personnes. Pour s’en tenir à des faits très récents, je signale la condamnation d’une terroriste d’Al Qaida le 29 octobre 2011, et depuis janvier 2012, j’ai relevé une centaines de personnes jugées pour terrorisme. Le 27 juin 2012, tout récemment donc, 10 membres présumés d’un groupe terroriste ont été condamnés à de lourdes années de prison pour préparation d’actes terroristes, avec interdiction de quitter le territoire après leur libération pendant de longues années encore. Il y en a eu d’autres au début de cette même année 2012, période où plus d’une cinquantaine de Saoudiens ont été jugés et condamnés.

Dernier point positif : l’islamologue Mathieu Guidère affirme comme Alexandre Adler que la lutte acharnée entre Al Qaidia et le gouvernement saoudien a donné lieu à une scission majeure au sein du courant salafiste : à côté des salafistes révolutionnaires qui veulent abattre le régime, il y a désormais des salafistes légitimistes qui refusent la sédition, la fitna. Ce fut le rôle joué par les oulémas comme Cheikh Selman al-Awda, basé à Nejd, fief su salafisme, rapprochant de jeunes salafistes du régime et les idées salafistes de concepts qu’ils refusaient jusqu’ici comme la Démocratie, les droits de l’homme, la tolérance, l’ouverture à l’autre, aux élections, à des alliances avec les non-islamistes.

Une société fragile

La prudence n’est-elle pourtant pas de mise ? Une société comme celle de l’Arabie saoudite peut-elle absorber de nombreuses réformes à la fois, même si elles sont souhaitables et nécessaires ? La réflexion célèbre de Montesquieu selon laquelle c’est quand elle se réforme qu’une société autoritaire risque de s’effondrer ne s’applique-t-elle pas parfaitement à ce pays ? En le clouant au pilori, ne l’affaiblit-on pas ? Et les défenseurs des droits de l’homme ont-ils intérêt à voir s’affaiblir, et risquer de s’effondrer, ce pays ? Il est peut-être en effet plus fragile qu’on ne le croit. N’a-t-il pas été frappé récemment par plusieurs disparitions à la tête de l’État, celle du prince Nayef ibn Abdul Aziz, Ministre de l’intérieur, héritier de la couronne, le 16 juin dernier, précédant, celle du prince Sultan ibn Abdul Aziz, survenue le 22 octobre 2011 — lui-même était héritier du roi Abdullah ?

Le Financial Times, ce 27 août dernier, listait toutes les difficultés actuelles de l’Arabie saoudite : monarchie âgée, divisée en courants différents, mal préparée à affronter des jeunes ( les jeunes sont nombreux : 43 % de la population a moins de 15 ans) de plus en plus connectés avec le reste du monde, désireux de plus de transparence dans les décisions prises, contestant la redistribution des ressources – car cette société est marquée par le déséquilibre économique, avec des exportations liées à 88 % au pétrole brut. Le chômage touche environ 20 %o des nationaux et près de 10 %o des immigrés.

Sans doute rien n’est sûr, mais dans son dernier livre, Le jour où l’histoire a commencé, Alexandre Adler décrit la péninsule arabique comme « la terre de tous les dangers par son mélange de contrastes sociaux, de richesse rentière et d’affaiblissement politique de son hégémonie, gagée sur une version immuable et non exportable (?) de la tradition musulmane sunnite ». Et il évoque la possibilité du choix d’une « mondialisation hâtive » sans que soit réglée la question des forces islamistes intégristes ni celle — mais (c’est moi qui pose la question) — des aspirations à plus de modernité d’une partie de la jeunesse et des intellectuels.

 

Des données géopolitiques ne nous inclinent-elles pas à la prudence ?

Très crûment, sans aucun doute, je m’interroge : avons-nous nous-mêmes, défenseurs des droits de l’homme, intérêt à voir s’affaiblir une Arabie saoudite engagée dans un bras de fer avec le régime iranien, de Bahrein à la Syrie, puisque comme vous le savez, l’Arabie saoudite soutient les adversaires de Bachar El Assad, que soutiennent au contraire les dirigeants Iraniens.

Ceux-ci soufflent sur les braises du mécontentement dans la province orientale, riche en pétrole, où s’active la minorité shiite. En juillet dernier, des troubles ont encore éclaté suite à l’arrestation d’une religieux chiite radical, M. Nimr al-Nimr. Et l’on déplora 11 morts. Je ne conteste pas a priori la réalité ni la validité de leur contestation. Mais en adultes responsables, nous devons nous pencher sur toutes les implications stratégiques d’un affaiblissement, voire d’une chute de l’Arabie saoudite. Oui, ce sont des chars américains sous pavillon saoudien si je puis dire, qui ont remis de l’ordre sans doute trop brutalement, à Bahrein. Mais quel défenseur des droits de l’homme viendra nous expliquer que le renforcement de l’influence de l’Iran, qui soutenait ces manifestations, vaut mieux que l’Arabie saoudite ?

Nos défenseurs des droits de l’homme ont-ils intérêt à voir s’effondrer un régime allié des Occidentaux au plan stratégique et fournisseur d’une part non négligeable de l’énergie de la plupart des États démocratiques — donc grosso modo des démocraties et des régimes défenseurs des droits de l’homme ? Ces derniers ne pourraient-ils pas connaître une crise mortelle si cette source énergétique devait se tarir ou tomber dans d’autres mains ?

Je pose la question simplement. Mais l’on voit qu’on est ici engagé dans une dialectique assez subtile qui tranche avec les accusations polémiques lancées par certaines ONG internationalement connues, qui reprochent aux États occidentaux de ne pas condamner assez fermement du fait de leurs intérêts économiques et financiers dans ce pays ce qui, à leurs yeux mêmes, constitue des violations des droits de l’homme,.

 

Un monde étranger aux droits de l’homme

Une autre raison — et je terminerai là-dessus — est que la révolution qui renverserait le régime saoudien ne pourrait se faire qu’au nom d’un système qui n’intègre pas les droits de l’homme à proprement parler. Non que la tolérance ne puisse s’y développer, ni les libertés. Mais ni chez les tenants actuels du pouvoir ni chez ceux qui le contestent de l’intérieur, il n’est envisageable une seconde de rompre avec la référence musulmane. Je ne suis pas sûr que ce soit possible même en Tunisie. Mais je suis sûr que cela ne l’est pas en Arabie, berceau des valeurs islamiques, marquée par un rigorisme qui est au coeur d’un État dont la doctrine officielle est le wahabbisme. Ce courant inspire les dirigeants de ce pays depuis le début du siècle dernier et c’est cette autorité religieuse wahhabite qui reconnaît au roi le statut de « gardien des lieux saints » et de « tuteur des croyants ».

C’est pourquoi, même les organisations qui défendent des idées libérales (sur les rapports hommes/femmes, par exemple…) ne peuvent exister ni argumenter en dehors des limites de la charia. Une organisation des doits de l’homme qui se démarqueraient de l’islam serait rejetée par la société. C’est en tout cas ce qu’affirme Ibrahim al-Mugaiteeb, le journaliste que j’évoquais plus haut, dont le passeport a été confisqué par Ryad, qui n’a pas le droit de s’exprimer dans la presse du royaume et dont l’ONG, fondée en 2002 n’a toujours pas été légalisée.

Lors de cet entretien devant la FIDH auquel j’ai fait référence — c’était le 9 février 2009 — il soutint que, pour la plupart des Saoudiens, les droits de l’homme sont une notion importée de l’Occident, tout en reconnaissant qu’on commençait à en entendre parler depuis la création d’une commission nationale dédiée à cette question.

Je suis prêt à reconnaître mon incompétence dans ce rassemblement de tant de spécialistes chevronnés du monde musulman et de l’Arabie saoudite. Je ne défends pas telle ou telle position, le chemin de Créon contre celui d’Antigone, le pragmatisme contre l’idéal. Je dis que ce à quoi nous assistons aujourd’hui dans les pays arabo-musulmans nous oblige à réfléchir encore plus à la pertinence de nos critiques acerbes et frontales au nom des droits de l’homme.

Un appel à la prudence et à la réflexion pour ne pas avoir à regretter demain ce que l’on dit aujourd’hui, comme certains qui après avoir parlé de « printemps arabe » en sont déjà à « l’hiver » ! Je n’ai pas oublié les pages de Montaigne qu’on me faisait lire au lycée : « Ceux qui donnent le branle à un État sont volontiers les premiers absorbés en sa ruine. Le fruit du trouble ne demeure guère à celui qui l’a ému ; il bat et brouille l’eau pour d’autres pêcheurs ».

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