Du territoire au peuple

Par Louis Dalmas

Avril 2001

Une étrange perversion dénature la pensée politique de notre Occident, qu’on pourrait définir d’un mot barbare, à défaut d’autre chose : son « ethnification » ou son « ethnisation ». Toutes les catégories de la géostratégie sont vues aujourd’hui à travers le filtre de l’ethnicité. On ne parle plus, dans la conception de notre monde américano-européen et de ses franges proche-orientales ou africaines, que de peuples, de leur histoire, de leurs droits, de leur statut, de leurs revendications.

A l’origine, le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » était un mot d’ordre anticolonialiste, destiné à briser les grands empires anglais, français, allemand ou autres qui exploitaient à leur profit de vastes surfaces du globe. Ses partisans ne combattaient pas pour l’affranchissement particulier de peuples spécifiquement désignés dans un sens ethnique, mais contre le joug général qui pesait sur les populations indifférenciées vivant sur les territoires occupés par l’étranger.

La distinction est importante. Elle repose sur la différence entre population et peuple, deux termes que l’on confond trop souvent. La population est l’ensemble des habitants d’un territoire, considérée indépendamment de leurs origines et de leurs appartenances. Le référant principal est le sol sur lequel vivent ces habitants. Le peuple, lui, est une ethnie, avec son passé, sa culture, sa langue, sa singularité. On dit alors que le référant principal est le sang, un mauvais raccourci qui introduit à de dangereux jugements de valeur sur la pureté ou l’impureté, mais qui a l’avantage de se distinguer clairement du sol.

Pendant longtemps, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a été un droit des populations d’un territoire à la liberté et à l’indépendance, non pas un droit de peuples particuliers à la reconnaissance de leur spécificité. Ce n’est que récemment, à la sortie des guerres mondiales et après la dissolution des empires coloniaux, que ce droit s’est fortement « ethnicisé », devenant non plus un droit de populations opprimées, ni même de peuples dont on cernait mal les limites, mais un droit étroitement lié à des communautés bien définies. Le droit des peuples est devenu le culte des minorités.

Les raisons d’un nouveau culte.

Les guerres, avec leur cortège de stimulations patriotiques, ont porté des coups terribles aux idéaux humanistes de la citoyenneté du monde. L’écroulement du communisme a affaibli l’universalisme de la solidarité internationale des travailleurs. L’internationalisme, jadis considéré comme une généreuse fraternité devant harmoniser la planète, a pris la forme d’un néo-colonialisme financier de la superpuissance américaine qui génère des résistances locales à son hégémonie.

Les progrès technologiques, la monopolisation des moyens de communication, le pouvoir des instances de domination économique, en accroissant les inégalités sociales, ont renforcé le sentiment d’isolement et d’impuissance de l’individu moyen. La conséquence en est un besoin accru de se rattacher à des racines, d’appartenir à un groupe, de s’identifier au sein de la masse anonyme.

La diversité des langues, dont les défenseurs des multinationales ou les adeptes de l’unification européenne sous-estiment toujours l’importance, consolide la fragmentation. La tentative de l’espéranto a échoué, l’anglais n’a pas encore conquis la totalité de notre univers. Ce ferment sémantique de séparatismes est d’autant plus actif que des imbéciles bien intentionnés multiplient les réanimations d’idiomes, de dialectes et de patois folkloriques, créant ainsi de nouveaux processus d’atomisation.

Les grandes religions ont aussi joué leur rôle. Celles qui sont les plus offensives recherchent toujours, de par leur nature prosélytique, à déborder leur espace spirituel pour exercer un pouvoir temporel. La façon la plus simple d’y arriver est de devenir la religion d’une collectivité. En s’appropriant le capital culturel d’une communauté, elles figent celle-ci dans la dogmatique des fidèles, en la protégeant jalousement de l’influence des incroyants.

Tout cela a valorisé le groupe ethnique au détriment de l’ensemble humain. S’y est ajoutée une évolution conceptuelle : le culte des minorités. Ce dernier; inspiré et justifié par le respect nécessaire de l’autre, a été habillé en droit à la différence, en communautarisme, c’est-à-dire en obligation morale de souscrire à la parcellisation ethnique de la société. On en est venu à considérer comme juste de préférer ce qui divise à ce qui rassemble, sans voir qu’on morcelle ainsi l’humanité en îlots séparés, homogènes et étanches, et qu’on ferme de plus en plus sur elles-mêmes ces entités « ethniquement pures » à force de trop les révérer.

Les dangers du culte des minorités.

Le versant noir du culte des minorités est le terrorisme. Lui aussi s’est « ethnicisé ». A l’origine, les actes terroristes avaient un contenu social. Ceux qui les perpétraient se recommandaient d’un combat contre l’injustice, ils invoquaient la nécessité d’une anarchie violente et ponctuelle pour transformer la société. Peu à peu, cette exigence sociale s’est muée en revendication politique, c’est-à-dire en bataille continue pour la reconnaissance d’une collectivité. Les terroristes sont devenus des combattants, criminels pour les uns, héros pour d’autres, mais soldats d’une armée. Après les Israéliens sous l’occupation anglaise, les Kurdes, les Basques, les Irlandais, les Tchétchènes, les Palestiniens, les Albanais ont donné au terrorisme un visage nouveau, celui de représentants auto-proclamés d’un peuple se disant brimé, ayant recours aux bombes pour se faire entendre. Vaillant et la bande à Bonnot, les marginaux isolés travestis en justiciers, ont fait place aux extrémistes militarisés, menant une guerre clandestine organisée au nom d’objectifs patriotiques.

Les risques de cette « ethnisation » de la géostratégie moderne sont évidents. Le premier est l’introduction de jugements de valeur. Dans un monde fragmenté en ethnies, surtout si elles se confondent avec des religions, la tentation est forte d’en préférer certaines, d’en déprécier d’autres. Selon les politiques, les circonstances ou les opinions, le comportement (ou même l’existence) de tel ensemble est contesté, celui de tel autre est favorisé. Nous sommes aux portes du racisme, qui prend racine dans l’ethnicité. A partir du moment où la référence est un peuple, c’est-à-dire une variété particulière d’individus issus d’une « souche » répertoriée, il est trop facile de le qualifier, de lui attribuer des vices et des vertus au gré des intérêts ou des prises de position. On en arrive à la race, élue ou persécutée, et aux inacceptables excès qu’entraîne ce genre de conception. L’un de ces excès a été la culpabilisation collective des Serbes, claironnée par la communauté internationale dès le début de la crise balkanique, qui a été le premier exemple de racisme à grande échelle depuis l’Holocauste des juifs.

Un autre danger est le fanatisme religieux. L’isolement des communautés homogènes accroît chez leurs membres le besoin de partager une spiritualité qui les soude. Une foi commune est un ciment protecteur du groupe dans un milieu étranger, parfois hostile. C’est l’appel à la religion. Celle-ci, en la personne de son clergé ou de ses porte-parole, est trop heureuse d’y répondre, étant donné son penchant naturel à la conquête du pouvoir. Il en résulte l’identification de la religion au peuple, le contrôle spirituel et temporel de la communauté, qui double les revendications politiques du combat pour un Dieu, et en fait souvent la force délirante de l’intégrisme.

Une dernière conséquence néfaste est l’inversion des valeurs, la confusion dans les idées et l’imprécision des mots. Les événements de la dernière décennie dans les Balkans, et surtout en Yougoslavie, en ont été des révélateurs.

L’approche « ethnique » a brouillé les analyses. On y a même eu recours au début des années 90 de façon incohérente. Les premières sécessions de la fédération yougoslave ont été vues comme des mouvements de peuples (sous-entendu d’ethnies). Constatation fausse, les Slovènes, les Croates, les Bosniaques (tous croates ou serbes d’origine, musulmans seulement par religion) et les Serbes étant slaves, distincts seulement par leur appartenance au catholicisme, à l’orthodoxie ou à l’islam. Cela n’a pas empêché la communauté internationale, en vertu du dogme du droit des minorités, de justifier la reconnaissance des nouvelles nations comme une justice rendue à des peuples « s’affranchissant de la domination serbe ». Par la suite, le conflit du Kosovo et le déchirement récent de la Macédoine ont renforcé ce point de vue, étant constamment présentés comme des affrontements entre Serbes et Albanais, deux peuples « ennemis depuis toujours ».

Les commentateurs de l’actualité ne s’aperçoivent même pas de l’inversion de leurs valeurs. Ils parlent toujours de pluralisme, de multi-ethnisme, comme de buts déclarés, sans se rendre compte d’une réalité qui en est l’exact contraire. Grâce à la politique occidentale, chaque « peuple » a désormais son pays : avec la Slovénie, la Croatie, la Bosnie fractionnée en Republika Srpska et une Fédération croato-musulmane bientôt partitionnée à son tour, le Kosovo, la Serbie peut-être prochainement amputée de la Voïvodine et du Sandzac, demain la Grande Albanie et la Macédoine coupée en deux – sans parler de la République tchèque et de la Slovaquie ou du démantèlement de l’Union soviétique – l’Europe a vu naître la poussière de nations les plus « ethniquement pures » du continent.

Définitions : nationalité, citoyenneté, Etat, nation.

La confusion des termes nécessite encore quelques précisions. Nous avons distingué les populations des peuples, il nous faut aussi examiner de plus près ce que sont la nation, la nationalité, la citoyenneté et l’Etat.

Commençons par la nationalité. Son ambiguïté vient du fait que, dans l’usage courant, il désigne l’appartenance à une nation constituée. On dit « il est de nationalité française, allemande ou italienne » pour préciser qu’untel est citoyen de France, d’Allemagne ou d’Italie. Mais c’est une facilité de langage qui ne tient pas compte des statuts particuliers des nations ou des Etats, et qui assimile à tort nationalité et citoyenneté. Alors que la citoyenneté désigne l’appartenance à l’Etat, la nationalité a une connotation plus floue, allant même jusqu’à désigner l’appartenance à une religion, en ex-Yougoslavie où existait un Etat des musulmans qui avait ses nationaux. Dans ce pays fédéral, d’ailleurs, les hostilités entre les nationalités des républiques ayant été exacerbées par les grandes puissances et ayant abouti aux sécessions que l’on sait, on en est arrivé, par souci de se démarquer, à ces grotesques tentatives de différencier la langue croate ou macédonienne du serbe, comme si l’on voulait rendre étranger au français le québécois, le bruxellois ou le valaisan.

Avec l’évolution « ethniciste », la nationalité a donc prévalu sur la citoyenneté, évoquant l’idée de peuple plutôt que d’Etat. On parle maintenant de nationalité écossaise, basque, corse, catalane, palestinienne, tchétchène ou kurde. En France, on ne parle pas encore (tout au moins à un niveau crédible) de nationalité provençale, bretonne ou savoyarde, mais c’est en bonne voie. La raison de cette « ethnisation » du terme est simple : les leaders des minorités aspirant à la promotion nationale et ceux qui prennent leur parti savent que le mot évoque l’idée de nation, et qu’en la baptisant « nationalité », ils anticipent le devenir de leur communauté, c’est-à-dire leur objectif de la transformer en nation. En s’attribuant l’étiquette de « nationalistes », ils acquièrent un brevet de respectabilité.

Quant aux nationalismes, c’est-à-dire les idéologies de ces nouveaux croisés, ils sont diversement appréciés. Les intellectuels, selon leur habitude, en subliment les plus lointains ; les politiques saluent ceux qui leur amènent des électeurs ; les gouvernants encouragent ceux qui gênent les autres pays en réprimant ceux qui sèment le trouble chez eux. On peut souligner en passant – à propos de l’ex-Yougoslavie – la mauvaise foi avec laquelle la communauté internationale a soutenu tous les nationalismes locaux, des séparatistes slovènes aux terroristes albanais, à l’exception de celui de Belgrade, qualifié mensongèrement de « grand serbe » et voué à la malédiction.

L’Etat, lui, est une entité administrative et politique dont les membres sont les citoyens. Dans sa définition de principe, nulle trace d’ethnicité : les citoyens peuvent être de nationalités différentes, donc appartenir à plusieurs peuples. Ou inversement, la nation fédératrice peut englober les citoyens de différents Etats fédérés, indépendamment de leurs origines. Peu importe l’agencement ; le point essentiel est que Etat et citoyens forment (ou devraient former) un ensemble indifférencié purement juridique de gestion de la société, où la même loi est applicable à tous. C’est du moins la théorie. Dans la pratique, la solidification des minorités (leur prise de conscience pour les uns, leur subversion pour les autres) a introduit dans le fonctionnement de certains Etats des discriminations entre les citoyens, qui faussent par des inégalités de traitement la neutralité du système. Comme disait Coluche : « on est tous égaux, mais il y en a qui sont plus égaux que d’autres. » L’Etat se confond alors avec une nationalité, ou un peuple, au détriment d’une partie de ses composants, et il est malheureux de constater que c’est l’évolution ethniciste actuelle qui l’encourage ainsi à trahir sa mission.

La nation, enfin, est un ensemble façonné par l’histoire, la géographie et la culture, qui sont sa chair alors que l’Etat n’en est que l’ossature. Plus son passé a été riche, moins elle s’est vue réduite à la représentation d’un seul peuple. C’est le cas des grandes nations européennes -dont la Yougoslavie faisait partie – qui ont su rassembler leurs diversités dans une population faite d’ethnies variées, vivant sur un seul territoire. Le sol est ici l’élément majeur, primant sur le sang. Les structures d’Etat peuvent être différentes – confédération, fédération, régime centralisé, autonomies régionales ; elles sont réunies dans un cadre unique qui agglomère, intègre et assimile au moyen d’une langue commune et de valeurs partagées. Les différences sont fondues dans un creuset au lieu d’être juxtaposées sur une étagère. La véritable nation est un « melting pot » et non un assemblage de grumeaux.

Ce concept de nation polymorphe est à l’opposé de la tendance « ethniciste » actuelle. Il est le seul barrage aux ferments de racisme que génère le culte abusif des peuples ou des minorités. A la condition expresse d’être fidèle à son essence, c’est-à-dire à l’indifférence totale aux origines. Le moindre manquement à cette absence de discrimination justifie toutes les revendications ethniques et trahit la vocation nationale, qui est de les rendre inutiles par le respect rigoureux de l’égalité. Si la nation, et en l’occurrence l’Etat qui en est le mandataire légal, savent traiter de la même façon toutes les ethnies sans exception qui se trouvent sur le territoire et qui acceptent d’être intégrées à la collectivité, ils ont le droit incontestable de réprimer ce qui menace la vie en société, c’est-à-dire de faire régner l’ordre nécessaire à l’existence de la nation.

Ces définitions et ces principes paraissent clairs sur le papier. Ils sont plus difficiles à cerner dans la réalité, et ceci pour deux raisons : les manipulations de la propagande, les contradictions dans les témoignages.

L’entreprise de désinformation dans les Balkans.

La désinformation du public, qui est devenue un véritable conditionnement de l’opinion, a pris, avec les progrès des technologies de communication, les proportions d’une emprise totalitaire sur les consciences. Avec l’emmaillotage de la « pensée unique », il est devenu presque impossible de repérer le fragment de vérité dans la bouillie du mensonge. Nous en savons quelque chose, à « Balkans-Infos », le journal que j’anime depuis plus de cinq ans, et qui s’est consacré au combat contre le bourrage de crâne dans le drame des Balkans. De ma vie de journaliste, je n’ai jamais vu autant de mises en scène, de torsions de faits, d’intoxications visuelles ou écrites, de dissimulations et de contre-vérités. Pendant des années, les Serbes ont été diabolisés au mépris de tout bon sens et leurs adversaires ont été béatifiés. Des prétextes ont été inventés pour démembrer la Yougoslavie, pour installer des colonies militaires en Bosnie et au Kosovo, pour bombarder la Serbie. Au tournant d’un changement de régime à Belgrade, copieusement financé par l’argent américain, les maudits d’hier sont devenus des saints, et les ex-alliés albanais d’inquiétants perturbateurs, dans un récital d’informations aussi fortement truquées sans le nouveau sens qu’elles l’avaient été dans l’ancien.

Comment s’y retrouver ? Les Albanais du Kosovo étaient-ils, comme ils le prétendent, marginalisés par des Serbes monopolisateurs ? Ont-ils eu raison de boycotter, pour affirmer leur présence, les perches officiellement tendues par Belgrade ? Avaient-ils besoin de déclencher une guerre civile pour conquérir leur liberté ? Ou au contraire, comme l’affirment les Serbes, jouissaient-ils des mêmes droits, avaient-ils accès aux mêmes postes, aux mêmes avantages, à la même éducation, aux mêmes soins ? Etaient-ils une minorité brimée, ou une bande de rebelles toujours plus avides, ne se satisfaisant de rien moins que d’une indépendance entraînant l’expulsion de tout ce qui leur était étranger ?

Si leur autonomie était réelle, si leur citoyenneté était l’égale de celle des Serbes, ces derniers étaient parfaitement en droit de se défendre contre les attentats, et de réprimer un terrorisme injustifiable. La communauté internationale n’avait pas à intervenir sous les prétextes humanitaires qu’elle a inventés pour justifier son action. Et même si les Serbes n’étaient pas totalement innocents de la partialité anti-albanaise qu’on leur reproche, rien n’autorisait de leur faire une guerre illégale pour soi-disant rétablir la paix.

On peut observer d’ailleurs que la réalité que nous avons décrite pendant des années à « Balkans-Infos » – dégagée du flot d’informations manipulées et de témoignages contradictoires – et qui démentait la diabolisation unilatérale des Serbes, se vérifie a posteriori : la Macédoine se défend aujourd’hui contre le même UCK qui attaquait hier les Serbes, avec cette seule différence que la communauté internationale permet actuellement à Skopje ce qu’elle refusait jadis à Belgrade. Les héros de la libération nationale du Kosovo ne se sont pas transformés du jour au lendemain en assassins dangereux ; ils l’ont toujours été. Ce qui tendrait à démontrer que les Serbes avaient raison de tenter d’en venir à bout.

Le malheur est que, là encore, l’approche ethnique a produit ses effets pervers. Après avoir pris fait et cause pour les Slovènes, les Croates et les musulmans de Bosnie, et avoir détruit l’Etat multiethnique yougoslave, les mêmes apprentis sorciers occidentaux ont enfourché le chreview albanais. Sans se rendre compte que l’ex-Yougoslavie était un modèle de pluralisme, que – même au plus fort de la répression anti-terroriste au Kosovo – les Serbes n’ont jamais dénoncé l' »albanité » en tant que telle en pourchassant les meurtriers, alors que ces derniers affichaient leur haine de la « serbité », et que la Serbie actuelle reste un refuge pour des dizaines de nationalités différentes.

La tragédie balkanique de la dernière décennie aurait pu être évitée, et des centaines de milliers de morts, de réfugiés, de victimes de pillages et d’expulsions, auraient pu être épargnés, si la communauté internationale, au lieu de soutenir les prétentions de soi-disant peuples en mal d’indépendance, avaient fermement déclaré au tout début des dissensions intra-yougoslaves qu’elle ne reconnaîtrait aucun Etat sécessionniste de l’ex-Yougoslavie. Elle ne l’a pas fait, parce qu’elle a été aveuglée par son adulation des minorités.

Qui sont les auteurs de la désinformation ?

Cela dit, il nous faut creuser encore. Si beaucoup de chefs politiques sont d’une incompétence notoire, particulièrement en matière d’affaires étrangères, il ne faut pas croire que les dégâts qu’ils causent sont tous involontaires. Sans verser dans la fiction de cellules de comploteurs tout-puissants qui dirigeraient le monde, il faut savoir distinguer l’existence réelle de plans occultes et de buts inavoués. Parmi ceux-ci, l' »ethnisation » n’est pas seulement le fruit de la sottise de nos leaders ; elle correspond à une volonté de régionalisation, de tribalisation, destinée à affaiblir certaines centralisations nationales, c’est-à-dire la structure même de la nation.

Dans ce jeu secret, et redoutable, l’Allemagne d’abord, les Etats-Unis ensuite, tiennent la première place. Dans un numéro de « Balkans-Infos » paru en avril 1997, le général Pierre-Marie Gallois, un des meilleurs spécialistes de la géostratégie, a dévoilé l’existence du Centre européen pour l’étude du sort des minorités, financé par le gouvernement de l’époque à Bonn. Un organisme parmi d’autres, entretenant des missions dans de nombreux pays du continent, et traduisant en actes la volonté allemande de régner sur l’Europe en soutenant les forces centrifuges chez ses rivaux. L’Allemagne nazie avait déjà appuyé les séparatistes bretons ou flamands au cours de son occupation de la France. L’Allemagne nouvelle a été la première à saluer les sécessionnistes yougoslaves, entraînant avec elle la reconnaissance internationale des nouvelles nations qui désarticulaient la fédération. Elle a équipé et armé les adversaires des Serbes pendant la guerre en Bosnie, elle a fait de même avec l’UCK. La continuité de son ambition est évidente : c’est en aidant les peuples à sortir des nations qu’elle peut affaiblir ses concurrents. Cette stratégie est magistralement décrite en détail dans le remarquable livre de Pierre Hillard, tout récemment paru chez François-Xavier de Guibert, dont le contenu, comme l’écrit Paul-Marie Couteaux dans sa préface, traite de « ce qui pourrait bien être l’un des thèmes majeurs des prochaines années, le réveil des irrédentismes ethniques partout en Europe et, point plus précis mais d’une immense portée, le patient travail que réalise l’Allemagne pour tout à la fois les réveiller, les fortifier et les utiliser aux fins de sa politique. »

Les Etats-Unis, eux, ne cachent pas leur intention de dominer le monde. Leur politique hégémonique d’impérialisme économique et financier, émanation de leur statut actuel de seule superpuissance, s’appuie sur les instances internationales qu’ils contrôlent : la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, l’OSCE, l’OTAN et le Tribunal pénal de La Haye. Et il faut avouer que la stratégie mortelle de l’Amérique, bénéficiant de la bêtise ou de la lâcheté de ses complices européens, a remporté un plein succès dans les Balkans. Le seul Etat qui pouvait la gêner, la Yougoslavie, a été dépecé, et son moignon serbe a été ramené dans le rang par le changement abondamment subventionné de son gouvernement. Les autres ont été réduits à l’état de protectorats colonisés ou de satellites chancelants dépendant de son aide financière. Les candidats à l’OTAN, c’est-à-dire à la docilité surveillée, doivent enrichir son industrie de l’armement en dépensant des fortunes pour s’adapter aux normes. Les ravages des économies et des environnements ouvrent de colossaux marchés à une reconstruction payée en dollars. Les voies de transport du pétrole ont été ouvertes, de nouvelles bases militaires (comme l’énorme camp Bondsteel au Kosovo) ont été implantées, l’encerclement de la Russie se complète. Washington règne sur un champ de ruines que l’Allemagne, et accessoirement l’Angleterre, l’aideront (provisoirement peut-être, si la rivalité germano-américaine se développe) à faire végéter.

Le point culminant de cette optique ethniciste vient d’être atteint à propos du conflit qui a éclaté en Macédoine, et qui oblige nos oracles à quelques divertissantes acrobaties. Lord David Owen, un des notables qui a joué un grand rôle dans les divers plans destinés à résoudre les problèmes yougoslaves, a accroché le grelot dans un article du Monde du 21 mars 2001, sous le titre « Redessiner la carte des Balkans », où il préconise de réajuster les frontières de la péninsule pour les faire coïncider avec les revendications irrédentistes. Il a été suivi de près par Fareed Zakaria, dans le Newsweek du 2 avril 2001, qui écrit froidement : « L’OTAN devrait commencer à penser sérieusement à donner le pouvoir à toute communauté qui le revendique – en Bosnie, au Kosovo – et peut-être à persuader, en privé, le gouvernement macédonien de faire de même. L’enclave albanienne en Macédoine pourrait facilement être détachée et former sa propre entité. Si les Albanais du Kosovo et de la Macédoine veulent alors rester séparés ou se réunir, c’est leur choix. Si les Serbes de Bosnie veulent se rattacher à Belgrade, bonne chance. Si les Croates veulent rejoindre la nouvelle Croatie, mazel tov. Du moment que cela se produit à travers des négociations et de façon pacifique, quelle importance peut avoir la quantité de nouveaux petits Etats qui émergeront ? Tout ce dont nous aurons besoin est un peu plus de sièges aux Nations Unies. »

Le Nouvel ordre mondial contre le concept ouvert de la Nation.

On saisit à quoi aboutit le soutien inconsidéré des peuples. A la multiplication des Etats-croupions, des « nationettes » ethniques, à la dégénérescence des grandes nations. C’était le but poursuivi, c’est en partie le résultat atteint. Est-il possible de résister à cet effritement qui nous promet d’inquiétants lendemains ?

Le rêve d’universalité est aujourd’hui incarné dans l’internationalisme du Nouvel ordre mondial, c’est-à-dire l’empire des banques, des multinationales et de l’argent américain. L’Europe industrielle et monétaire, négligeant l’aspect social nécessaire de la continentalisation, en est le fidèle reflet. Une façon de s’opposer à cet internationalisme des sommets est née avec les mouvements anti-globalistes de base qui prennent de l’ampleur. Ils sont jusqu’ici corporatifs, mal organisés, politiquement confus. Ils ne comprennent pas encore que l’ennemi de Bové était aussi celui de Milosevic, que ce sont les mêmes qui décident des embargos, qui décorent de poésie humanitaire leurs interventions et leurs diktats, et qui ont bombardé Belgrade. Mais le potentiel de ces mouvements est réel, et ils ont surtout l’immense avantage de trancher horizontalement dans l’entité verticale qu’est le peuple, de retrouver la séparation entre le travail et le capital, en un mot de remplacer l’ethnique par le social. C’est en montrant que toute communauté a ses strates de privilégiés et de laissés pour compte, ses exploiteurs et ses exploités, et que la similarité des couches sociales déborde les frontières, qu’ils dégonfleront la baudruche du communautarisme et de la fausse connivence du sang. S’ils modernisent la tradition d’une solidarité internationale vivante, s’ils font passer le combat pour la justice économique avant la défense des minorités et s’ils orientent clairement ce combat sur la cible impérialiste, ils peuvent représenter un sérieux espoir.

Mais en attendant que cette réplique au Nouvel ordre mondial se solidifie, le plus sûr pilier de résistance reste ce qu’on pourrait appeler le concept ouvert de la nation. Un concept qui a été enrichi en France au cours des siècles par les apports respectifs de la monarchie et de la Révolution. Un concept qui était celui de l’ex-Yougoslavie (et qui le demeure), ce qui, incidemment, rend d’autant plus méprisable la trahison de l’amitié entre nos deux pays. Si j’évoque la France, il ne faut y voir nulle vanité patriotique : la France des Lumières, de l’égalité des citoyens, de l’ouverture aux étrangers, du droit d’asile, de la laïcité, de la république homogène et de l’indépendance garantie par des frontières naturelles, a été pendant longtemps un exemple pour de nombreux pays. C’est un concept moderne de la vie en commun, qu’il ne faut laisser dénaturer ni par la phobie chauvine de l’immigration, ni par le protectionnisme frileux d’un autre âge, ni par l’acceptation aveugle de la mondialisation, ni par l’abandon de la souveraineté nécessaire à l’indépendance. La voie est étroite entre la fermeture sur soi-même et l’ouverture trop complaisante. Mais il faut la trouver, car cette forme de nation – un patrimoine de tous sans discrimination quelle qu’elle soit – est l’antidote idéal de l' »ethnisation » et du racisme. L’entreprise sera difficile, il faudra résister à la fois aux sirènes de l’internationalisme financier et à l’insistance des revendications communautaires, veiller plus aux conditions de vie de la population qu’aux intérêts des peuples, en un mot préférer le social à l’ethnique.

C’est le prix à payer pour éviter le déclin. Si d’autres pays suivent cet exemple renouvelé, l’Europe aura un tout autre visage. Celui d’un assemblage de nations civilisées, d’ensembles unifiés par une tradition d’osmose culturelle et d’égalité citoyenne, pas d’une collection de tribus obsédées par leurs singularités, aux chefs dévorés de petites ambitions. Le visage d’un continent humain.

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