« En finir avec le Baasisme » : le rôle trouble des pays du GûLFE dans la crise syrienne

Quentin de la tullaye

3eme trimestre 2012

L’analyse de la crise syrienne ne peut faire l’impasse sur un certain nombre d’éléments de ré­flexion. Il s’agit de la question de la disparition des vestiges du nationalisme panarabe, dont la Syrie représente l’un des derniers bastions après la chute de l’Irak de Saddam Hussein, de la réacti­vation du conflit entre sunnites et chiites sous l’égide de l’Arabie Saoudite pour contrer l’influence de l’Iran, mais aussi des trois axes de propagations de la crise favorables à la politique saoudienne et aux pétromonarchies : le Liban avec le Hezbollah, la crise palestinienne, avec le partage de la gouvernance palestinienne entre le Hamas et le Fatah, et la manipulation de la question kurde.

The analysis of the Syrian crisis cannot ignore certain élément for our reflection: these are questions pertaining to the disappearance of the vestiges of panarab nationalism of which Syria represents one of the last bastions following the fall of Saddam Hussein’s Irak; the reactivation of the conflict between sunnites and Shiites under the leadership of Saudi Arabia to counter Iranian influence and the 3 crisis propagation directions favourable to Saudi arabian policy and the petromonarchies: Lebanon with the Hezbollah, the Palestinian crisis with the division of the palestinian government into 2 factions the Hamasand the Fatah and last but not least the manipulation of the Kurd issue.

Deux leçons peuvent être retenues des révolutions arabes En premier lieu la disparition des vestiges du nationalisme panarabique, dont la Syrie repré­sente l’un des derniers bastions et en second lieu la réactivation du conflit entre sunnites et chiites, sous l’égide de l’Arabie Saoudite.

Ces deux courants qui traversent le monde arabo-musulman se retrouvent dans la crise qui touche actuellement la Syrie. Le régime syrien est le dernier représentant de l’idéologie Baas, qui allie nationalisme panarabique et socialisme arabe. Certes, le régime actuel n’a plus grand-chose de commun avec le baasisme originel, mais il reste l’un des derniers Etats arabes à se réclamer d’une conception « occidentale » de l’Etat-nation, et donc à être « laïc », offrant ainsi une certaine protection aux minorités

La hantise de l’encerclement

Par ailleurs, le régime syrien se caractérise par le contrôle du pouvoir par une minorité issue du chiisme – les alaouites – dans un pays majoritairement sunnite.

L’ensemble de ces caractéristiques a d’ailleurs fortement influencé la politique étrangère syrienne avec ses voisins arabes, l’amenant à soutenir des mouvements émanant de minorités ethniques ou religieuses telles que le Hezbollah ou encore à se rapprocher de la république islamique d’Iran, cette dernière se considérant dans la région comme appartenant à une minorité chiite encerclée de sunnites.

Cette politique a mené la Syrie au bord du conflit avec plusieurs de ses voisins tels que l’Irak ou la Turquie, les cas du Liban et d’Israël étant différents.

De plus, cela l’a conduite à s’opposer aux pétromonarchies du Golfe. Ces der­nières représentent un modèle radicalement opposé au modèle Syrien : il s’agit de régimes théocratiques où la communauté nationale correspond à la communauté religieuse majoritaire, en l’occurrence les sunnites, dont la notable exception est Bahreïn.

Cette différence fondamentale explique en grande partie l’antagonisme entre la Syrie et les pétromonarchies – Arabie Saoudite en tête -, ces dernières militant acti­vement pour l’instauration de califats dans le monde musulman et par conséquent considérant le régime baasiste syrien comme un régime « apostat ».

Tous ces éléments permettent de mieux comprendre le rôle que jouent les mo­narchies du Golfe dans la crise syrienne. Le soutien matériel et financier – en dehors de tout mandat international et donc en violation flagrante du principe de non ingérence – fourni par l’Arabie Saoudite et le Qatar aux insurgés est le résultat d’un double intérêt :

  • d’un point de vue interne à la Syrie, la chute de Bachar Al Assad ouvrirait la voie du pouvoir à la majorité sunnite et aux groupes largement acquis aux thèses saoudiennes, tels que les Frères musulmans.
  • d’un point de vue régional, la chute de Assad priverait l’Iran de son principal soutien dans la région, renforçant d’autant le bloc sunnite qui est déjà le premier bénéficiaire des révolutions arabes.

À la lumière de ces éléments, se pose la question de la manipulation des divi­sions communautaires par l’Arabie Saoudite et le Qatar et des conséquences de cette manipulation, de même que celle des conséquences régionales d’un effondre­ment de la Syrie, dans un contexte où le discours contre l’Iran se renforce.

Enfin, un dernier point est à soulever : quelles sont les raisons du soutien des pays occidentaux à l’action de l’Arabie Saoudite et du Qatar, alors que l’infiltration de djihadistes dans la rébellion est un fait admis par les responsables occidentaux ?

Vers une implosion de la Syrie ?

À l’instar de ses voisins, la Syrie est une mosaïque de communautés ethniques ou religieuses. Les frontières et l’organisation politique unitaire léguées par la colo­nisation ne sont pas parvenues à remettre en cause les allégeances tribales ou reli­gieuses, l’État étant depuis la prise du pouvoir par Hafez Al Assad principalement aux mains de la minorité alaouite et de ses soutiens.

La guerre civile a réveillé les dissensions entre ces communautés, ce phénomène étant renforcé par la nature des minorités présentes en Syrie. En effet, les Alaouites, les Druzes ou encore les différentes minorités chrétiennes ont été historiquement persécutées par la majorité sunnite, qui a cherché à les éradiquer pour accomplir l’unité de l’oumma autour du rite « orthodoxe » de l’Islam.

Le soutien octroyé par l’Arabie Saoudite et le Qatar aux groupes rebelles les plus extrémistes – salafistes ou Frères musulmans – augure d’une part une radicalisation du conflit et, d’autre part, une possible « balkanisation » de la Syrie[1].

L’exemple de la guerre civile irakienne, qui a suivi l’invasion américaine de 2003, permet d’entrevoir ce que signifierait l’implosion du pays en plusieurs entités politiques fondées sur des bases ethniques ou religieuses. Ce risque d’épuration entre communautés est fortement amplifié par le fait que les Frères musulmans ont un compte à régler avec le régime depuis la répression de Hama entre 1980 et 1982.

Ce scénario d’explosion de la Syrie peut, dans une certaine mesure, présenter un avantage pour l’Arabie Saoudite qui appliquerait la stratégie de diviser pour mieux régner. L’apparition de plusieurs entités politiques n’ayant ni la taille ni les ressources pour être viables, les placerait in fine sous la dépendance de soutiens étrangers, en l’occurrence les monarchies du Golfe.

En ce sens la radicalisation du CNS – largement sous contrôle des Frères musul­mans – fait le jeu de l’Arabie Saoudite et du Qatar. Le refus de négocier du CNS sans départ préalable de Bachar Al Assad rend toutes négociations inacceptables pour les Alaouites et leurs soutiens, qui se trouvent placés dans une lutte pour leur survie.

On se retrouve donc en présence d’une montée des extrêmes qui permet au ré­gime de justifier sa réponse sécuritaire à la crise mais qui est largement imputable à la manipulation de l’opposition et à sa radicalisation par les pétromonarchies. L’un des premiers signes de cet emballement vient du camp loyaliste, le régime syrien ayant fait transporter une quantité importante d’armes dans la montagne alaouite, sanctuaire de cette minorité, en cas d’un éventuel repli, un autre signe étant l’exé­cution de nombreux notables suspectés de soutenir le régime, comme ce fut le cas à Alep avec l’assassinat de plusieurs membres du clan Berri[2], famille sunnite ayant une place importante dans cette ville.

Ce scénario aurait plusieurs conséquences, outre l’avantage politique qu’il confé­rerait aux soutiens des rebelles. Un éclatement de la Syrie créerait une zone grise, par nature criminogène et favorable au développement du terrorisme, à l’image de ce qui ce passe actuellement au Sahel depuis la chute de Kadhafi. Une telle zone grise étant idéale pour l’Arabie, car elle pourrait y « exporter » le djihad et les masses de sa jeunesse inemployées et radicalisées. Enfin un tel scenario aurait très rapide­ment des conséquences sur l’ensemble de la région, permettant ainsi de redistribuer les sphères d’influence d’une manière favorable aux monarchies du Golfe.

Une lutte pour le leadership régional ?

Le caractère transfrontalier des communautés syriennes fait peser un grand risque de propagation du conflit à l’ensemble de la région. En effet, de nombreux « points chauds » pourraient être réactivés dans le prolongement de la déflagration syrienne, les récents incidents ayant eu lieu dans le nord du Liban en étant un exemple.

Trois axes de propagation de la crise favorables à la politique saoudienne sont envisageables.

Le plus probable étant, en premier lieu, le Liban où les relations entre commu­nautés sont extrêmement tendues, le souvenir de la guerre civile étant prégnant. Cette instabilité du Pays du Cèdre est renforcée par la présence du Hezbollah, parti et milice politique constituant un élément majeur de la politique régionale de la Syrie et de l’Iran. Pour le « Parti de Dieu », la survie du régime syrien est fondamen­tale dans la mesure où la Syrie sert de point de passage et de stockage à ses armes. La chute de Bachar Al Assad aurait donc de lourdes conséquences pour le Hezbollah et marquerait une victoire pour la diplomatie saoudienne qui se heurte, depuis long­temps, à ce mouvement et donc indirectement à la Syrie, le point culminant de cette lutte d’influence étant l’assassinat de l’ancien premier ministre libanais Rafiq Hariri, attribué à la Syrie par l’Arabie Saoudite.

Le deuxième axe de propagation concerne la crise palestinienne. Depuis l’écla­tement de la gouvernance palestinienne entre le Hamas et le Fatah, les pays arabes « luttent » pour récupérer la bannière de la cause palestinienne en soutenant l’un ou l’autre des mouvements. De manière paradoxale, le Hamas, mouvement majo­ritairement sunnite et proche des Frères musulmans s’est rapproché de l’Iran par l’entremise du Hezbollah et de la Syrie, avec qui il partage le leadership dans la lutte contre Israël.

Ce rapprochement ne pouvait être toléré par l’Arabie Saoudite et, de manière plus générale, par l’ensemble des pays du Golfe. De ce fait, c’est à l’heure actuelle l’autorité palestinienne de la Cisjordanie qui bénéficie des largesses et du soutien des pétromonarchies. En affaiblissant le Hamas, l’Arabie Saoudite peut, à moindres frais, apparaître aux yeux de la « rue arabe » comme la puissance arabe en pointe dans la lutte contre Israël, rôle actuellement occupé par l’Iran perse défié par Israël. De plus, un tel rôle redorerait le blason de l’Arabie Saoudite qui n’a jamais réussi à résoudre le paradoxe auquel elle est confrontée depuis le Pacte du Quincy de 1945 entre, d’un côté, un prosélytisme de sa doctrine wahhabite et un soutien au terrorisme islamiste et, de l’autre, l’alliance de la famille royale avec les États-Unis.

L’enjeu est donc largement symbolique, l’Arabie Saoudite n’ayant ni la volonté ni les moyens matériels d’attaquer Israël, elle doit malgré tout parvenir à apparaître comme le fer de lance de la contestation arabe contre Israël si elle veut pouvoir assumer le rôle de « conscience arabe ».

Enfin, le troisième axe de propagation favorable à la politique étrangère des monarchies du Golfe est la manipulation de la question kurde. L’AKP turc appa­raissant aussi bien aux yeux de l’opinion arabe que des Occidentaux comme un compromis entre la modernité et l’Islam, elle représente un modèle pour les pays du Moyen-Orient et donc comme une alternative au modèle théocratique des pétro-monarchies.

Depuis le début de l’insurrection, les Kurdes ont joué un rôle ambivalent, une partie d’entre eux ayant rejoint le CNS – où ils jouent un rôle secondaire – alors qu’une autre a profité du vide institutionnel pour prendre une forme d’autonomie plus ou moins bienveillante vis-à-vis de Damas. L’ensemble des Kurdes de la région ayant pour modèle les Kurdes d’Irak, qui ont obtenu une large autonomie confi­nant presque à l’indépendance, il est peu probable que les Kurdes syriens acceptent à nouveau de se retrouver sous un pouvoir arabe en cas de division du pays. On pourrait donc assister à une reprise de la lutte pour la création d’un Kurdistan autonome, qui handicaperait fortement la Turquie, en conflit latent avec le PKK -mouvement radical des Kurdes de Turquie- et donc sa capacité à apparaître comme le modèle pour le monde arabe.

À ce niveau, l’Arabie Saoudite ne gagnerait pas forcément en influence mais elle affaiblirait un concurrent.

L’ensemble de ces trois axes de propagation de la crise syrienne à la région en cas d’effondrement du régime syrien répond donc à une double volonté de l’Arabie Saoudite et du Qatar : permettre la propagation d’un islam wahhabite dans cette région et amoindrir les concurrents possibles au leadership de l’Arabie sur le monde musulman.

Une politique incertaine aux résultats incertains

Le succès de l’arme médiatique

Dix-huit mois après le début de la crise syrienne, le régime de Bachar Al Assad fait preuve d’une grande résilience, mais cela ne signifie pas pour autant que la stra­tégie de déstabilisation mise en place par les pays du Golfe soit un échec.

On peut noter un double succès dans la stratégie mise en œuvre : le premier est médiatique, l’ensemble de la presse occidentale ayant repris le « storytelling » des chaînes de télévision du Golfe, avec une présentation manichéenne de la situation.

Le second succès est diplomatique. Les gouvernements occidentaux soutenant la solution de la Ligue Arabe – et donc in fine celle de l’Arabie et du Qatar, qui exige le départ de Bachar Al Asssad et approuve le soutien saoudien et qatari aux insurgés alors que ce dernier constitue une violation du droit international et que la présence de djihadistes étrangers devient de plus en plus flagrante.

On peut donc voir dans ce relatif succès une validation d’une politique étran­gère fondée sur l’influence médiatique et économique : le soft power et le gold power. Fort de chaînes ayant acquis une résonance mondiale, telle qu’Al Jazeera et d’une force de frappe financière considérable, les Etats du Golfe ont réussi à obtenir par procuration le hard power occidental.

Cette stratégie dont l’illustration parfaite fut l’intervention en Libye, connaît toutefois plusieurs limites dans le cas syrien. La position ferme de la Russie et de la Chine sur une éventuelle intervention étrangère empêche la réédition du scénario libyen.

De plus, malgré les condamnations répétées du régime par les Occidentaux, une intervention directe était dès le début peu probable, le régime syrien ayant une puissance militaire largement supérieure à celle du Guide libyen, les puissances occidentales n’ont ni intérêt et, dans certains cas, ni les moyens de se lancer dans une opération de grande envergure après 10 ans d’intervention en Afghanistan.

Faute d’intervention directe, les pays du Golfe ont obtenu l’aval des pays occi­dentaux pour équiper les rebelles directement en étant épaulés par des forces spé­ciales occidentales chargées de la formation et du renseignement, comme l’a révélé récemment le New York Times[3].

Les leçons à tirer de cette intervention des Saoudiens et des Qataris pour ren­verser le dernier régime arabe « laïc » dépendent maintenant d’un conflit par forces interposées qui risque de se prolonger avec toutes les conséquences régionales pré­cédemment citées.

Des contradictions politiques insolubles

Cependant, une leçon peut, dès à présent, être dégagée de cette crise en parti­culier, il s’agit de l’intérêt que les puissances occidentales retirent d’une telle désta­bilisation.

Si l’on écarte le point de vue moral de la situation – Bachar Al Assad est un « dictateur » -, lequel n’est pas pertinent en matière de politique étrangère, l’alliance de fait entre, d’une part, les États-Unis et l’Europe et, d’autre part, les monarchies du Golfe n’est qu’une illustration supplémentaire d’une schizophrénie qui touche aussi bien les pays occidentaux que ceux du Golfe.

D’un côté, « l’Occident » s’est lancé à la suite du 11 septembre dans une lutte contre le terrorisme islamique tout en s’alliant avec des pays soutenant ouvertement l’islam radical et violent ; de l’autre, les monarchies du Golfe militent activement pour la propagation d’un islam sunnite radical tout en ne pouvant se passer d’une alliance militaire avec l’Occident honni pour assurer leur sécurité, hier face à l’Irak et aujourd’hui face à l’Iran.

De cette schizophrénie entre des objectifs et des visions du monde contradic­toires, il ne peut résulter que des déstabilisations majeures de certaines parties du monde – l’exemple le plus récent étant les suites de la chute de Kadhafi qui a déstabilisé une grande partie du Sahel – tout en entretenant l’idée d’un choc des civilisations. Cette vision du monde soutenue par les néo-conservateurs américains est à terme contraire aux intérêts de l’Europe, qui est la première à subir les consé­quences de ces déstabilisations, ne serait-ce que par sa proximité géographique avec les zones concernées.

La nécessité s’impose à l’ensemble des pays européens d’abandonner une vision « morale » des relations internationales, fondée sur une interprétation variable des droits de l’Homme – on songe notamment à la probable liquidation des minori­tés syriennes en cas de victoire des insurgés – pour une politique fondée sur leurs intérêts qui peuvent différer de ceux des États-Unis sans remettre en cause l’alliance entre ces pays.

[1]CF2R. Syrie : une libanisation fabriquée. Disponible sur http://www.cf2r.org/fr/rapports-de-recherche/syrie-une-libanisation-fabriquee.php

[2]Disponible sur http://observers.france24.com/fr/content/20120801-video-amateur-combattants-l%E2%80%99asl-executent-sommairement-pro-assad-alep-Syrie-armee-berri

[3]Disponible sur http://www.nytimes.com/2012/06/21/world/middleeast/cia-said-to-aid-in-steering-arms-to-syrian-rebels.html?pagewanted=all

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