Europe, Amérique, Occident

Par Guy Millière,

économiste, historien, juriste, est responsable de formation à la Banque de France, professeur d’université en France et aux Etats Unis et expert auprès de la Commission européenne. Il vient de publier  » L’Amérique-monde « , les derniers jours de l’empire américain (F.X. de Guibert éditeur).

Avril 2001

Qu’est-ce que l’Europe? La réponse qu’on trouve dans la plupart des manuels de géographie est qu’il s’agit d’un continent. Une telle proposition est, à l’évidence, difficile à soutenir si l’on veut pratiquer le scrupule intellectuel et se limiter aux faits : à considérer une carte ou une mappemonde, on ne verra guère qu’un prolongement de l’Asie.

En se tournant vers l’histoire, on obtient des éléments plus probants et plus susceptibles de permettre une distinction. C’est indéniablement dans les contrées d’Europe que le christianisme a pris racine. C’est dans ces contrées aussi, et depuis la matrice chrétienne et la redécouverte graduelle de l’héritage gréco-romain en sa richesse et sa diversité, que se sont développées les idées de dignité de l’être humain, d’individu, de droit naturel, de contrat, de responsabilité et de liberté. C’est dans ces contrées, enfin, que le marché est venu poindre, et que les sciences exactes et la révolution industrielle ont pris leur essor.

Depuis et par ces divers éléments, l’Europe est devenue en sept ou huit siècles une région du monde particulièrement riche, extrêmement féconde, dynamique, conquérante, sûre de ses valeurs, parfois un peu trop sûre diraient ceux qui voudraient lui reprocher les divers épisodes coloniaux, et qui oublieraient un peu trop vite que sans l’Europe, l’humanité toute entière serait condamnée encore, selon toute vraisemblance, à des modes de vie généralement misérables et brutaux. Comme l’a noté l’historien anglais J.M. Roberts dans son livre  » The Triumph of the West « , ce n’est pas l’Europe qui a inventé l’esclavage, c’est par contre sur la base des idéaux européens qu’il a fini par se trouver aboli.

L’Europe disséminée.

L’Europe en devenant dynamique et conquérante s’est disséminée, doit-on ajouter : et de cette dissémination sont nés ces pays d’essence européenne que sont l’Australie ou la Nouvelle Zélande, le Brésil et les divers territoires de l’Amérique espagnole, le Canada et les Etats-Unis, bien sûr…

Ce qui est né de la dissémination, pendant longtemps, ne fut pas ressenti par l’Europe comme distinct d’elle-même, mais plutôt comme des périphéries lointaines sur lesquelles elle pouvait jeter un regard un peu condescendant. L’Europe était si puissante, n’est-ce pas ? L’Europe était la seule zone de la planète qui comptait. Les pays d’Europe pouvaient même se déchirer entre eux et se faire la guerre les uns les autres.

Les guerres.

La Première Guerre Mondiale fut, déjà, une guerre de trop : elle vit l’effondrement de trois empires européens : les empires russe, prussien, et austro-hongrois. Elle laissa de nombreuses contrées exsangues, des populations décimées, des économies ruinées. Elle permit aussi l’arrivée des bolcheviks au pouvoir en Russie, et offrit à voir aux Européens l’irruption sur la scène planétaire des Etats Unis d’Amérique.
Elle ne fut pourtant pas la dernière grande guerre européenne et des historiens de plus en plus nombreux y voient plutôt s’y dessiner les ferments délétères qui allaient mener à l’irruption du national-socialisme en Allemagne et au second conflit mondial. A la fin de celui-ci, en 1945, l’Europe avait perdu beaucoup de sa superbe. Seule la Grande Bretagne avait résisté aux armées du Reich sans se trouver envahie, occupée ou couchée. L’Allemagne était vaincue et en position d’invalidation morale, l’Italie aussi. La France, malgré les discours de Charles De Gaulle, restait marquée par les traces et les conséquences de la collaboration et du pétainisme. La résolution finale du conflit avait, qui plus est, dépendu de l’Union soviétique et surtout, une fois encore, et bien plus nettement qu’en 1918, des Etats Unis.

C’est alors que se reposa la question. Qu’est-ce que l’Europe?

Le volontarisme.

La réponse, à l’époque, ne se trouva ni dans la géographie ni dans l’histoire, mais dans une forme de volontarisme.
L’Europe, ce ne pouvait pas être des pays crispés sur leurs nationalismes respectifs et se traitant les uns les autres comme des ennemis. Ce ne pouvait pas être du militarisme, du chauvinisme, de l’esprit de revanche, le ressassement de vieilles haines. Ce ne pouvait pas être la spirale du déclin et de la désagrégation. Ce devait être l’affirmation de ce qu’il y avait eu de meilleur dans les cultures européennes par delà leurs diversités. Ce devait être une volonté de survivre, de ne pas sombrer et de ne pas glisser vers le second rang. La construction européenne s’enclencha sur ces bases. Le couple franco-allemand s’installa en son centre, lié par le fait que l’Allemagne devait se débarrasser définitivement des spectres qui la hantaient ; et la France devait se rebâtir, sans rancœur, vis-à-vis de l’ennemi « héréditaire ». Il fut question de dimensions optimales, de coordination, d’ouvertures de frontières. La pensée des pères fondateurs, Konrad Adenauer, Alcide de Gasperi, Robert Schuman et Jean Monnet se situait à l’intersection de ce qu’on appela l’économie sociale de marché et de la planification technocratique.

Le marché intérieur.

Le but fut d’abord un grand marché intérieur, et ce sont les principes de ce grand marché que l’on trouve dans le traité de Rome en 1957. Ce but fut assorti, dès le traité de Rome, d’institutions telles que la Commission, chargée de gérer les politiques communes. A une dimension que l’on pourrait qualifier d’évolutionniste et économique se trouva donc ajoutée une dimension que l’on pourrait appeler, en utilisant un terme forgé par Friedrich Hayek, constructiviste. La suite des choses allait montrer inexorablement que le constructivisme était destiné à prendre le dessus. Après l’impulsion au début des années 70 d’une union monétaire, l’Acte Unique de 1986, tout en fixant 1992 comme date butoir de l’achèvement intégral du marché intérieur, posa le principe d’un élargissement de la sphère de compétence des institutions communautaires à des domaines tels que l’environnement et la politique étrangère. Le traité de Maastricht au début des années 90 ajouta divers ingrédients qui, outre le passage à la monnaie unique et les critères de convergence qui accompagnent celui-ci, impliquaient de plus en plus nettement la perspective d’un super-Etat européen. A l’époque, l’Union soviétique venait de s’effondrer, et les conséquences de l’effondrement n’allaient pas tarder à se faire sentir.

Les rêves d’émancipation.

Délivrés de la menace qui planait sur eux à l’Est, les Européens se mirent à rêver d’émancipation par rapport à l’Amérique, et les liens tissés au-dessus de l’Atlantique, depuis les années quarante, commencèrent à se distendre. L’Europe, tout en fonctionnant toujours concrètement comme alliée des Etats Unis, se mit par petites touches à penser tout autrement, et divers Européens clamèrent de plus en plus explicitement la nécessité d’une Europe unie et fédérale qui serait une alternative au « modèle américain ».

L’émancipation des pays de l’Est vint rapidement ajouter à tout cela le songe d’une Europe qui, commencée à six pourrait devenir Europe à vingt cinq ou à trente, et accéder au rang de première puissance de la planète. On parla, en France surtout, de modèle européen. On affirma que la monnaie unique était destinée à devenir la monnaie de réserve primordiale et à supplanter le dollar.

On en arriva au sommet de Nice à l’automne de l’an 2000 où on eut bien des difficultés à sauver les apparences. A l’exception culturelle à la française s’ajoutèrent, d’une manière plus nette que jamais, la réaffirmation de l’exception fiscale et sociale britannique et l’énoncé des exceptions germaniques en matière de flux migratoires. A la liste des postulants officiels à l’entrée dans l’Europe s’était ajoutée entre temps la Turquie, pays qui, pour l’essentiel, ne se situe ni géographiquement, ni historiquement, ni culturellement dans ce qui fut appelé jusque là l’Europe. Entre temps aussi la monnaie unique avait fluctué à la baisse et obligé à remplacer à la hâte et dans l’improvisation les discours parlant de monnaie de réserve par des discours vantant la compétitivité de produits européens facturés en une monnaie dévaluée…

Il faut en général du temps pour que les illusions meurent et pour que les constructions intellectuelles arbitraires se fracassent contre la réalité, et l’on peut donc penser aujourd’hui qu’illusions et constructions européennes dureront encore quelques années avant que ne vienne le dur moment du réveil.

Les utopies.

Aux fins de poser des repères avant une épreuve facile à prévoir, aux fins, donc, de préparer le réveil, je pense utile de prendre date et de souligner ici que, comme l’a montré Jean Jacques Rosa dans  » L’erreur européenne « , l’Europe n’est pas une zone économique et financière optimale, et que strictement rien n’indique qu’elle pourra en devenir une dans le proche avenir : il faudrait pour cela une harmonisation fiscale, réglementaire et économique à marche forcée, et tout montre dans la réalité d’aujourd’hui que cette harmonisation relève de l’utopie. Il faudrait en supplément que cette harmonisation se fasse vers le bas, ce qui relève encore davantage de l’utopie. Comme les utopies ont pour caractéristique de rester ce qu’elles sont, on peut affirmer sans grand risque de se tromper que l’Europe à moyen et à long terme aura une monnaie faible, une croissance molle propice à l’essoufflement et des chiffres de chômage élevés.

On peut ajouter à cela que l’ère où l’idée de cartel pouvait s’imposer semble désormais révolue. Le fait que l’Europe essaie de se construire comme un cartel d’états gouverné dans la pratique par des technocrates nommés pour réglementer est une idée obsolète et inadaptée, à une époque où le fonctionnement pyramidal et hiérarchique cède sans cesse davantage la place à un fonctionnement en réseau et (pour reprendre l’statement de George Gilder dans  » Telecosm ») de type « hétérarchique », c’est à dire reposant sur une complémentarité

d’individualités différentes, hétérogènes, singulières. Tant que l’Europe et les Européens ne feront pas leur deuil de l’espoir de former un cartel d’états, l’Europe sera relativement inadaptée au monde qui vient.

Ce qui me conduit à mon tour à me poser la question. Qu’est-ce que l’Europe ? Pour le moment, force m’est de répondre sur la base de ce qui précède : un volontarisme devenu peu à peu une construction, et qui se condamne à la fuite en avant aux lourdes conséquences. La mention qui devrait suivre et qui me passe aussitôt par la tête est : peut mieux faire, beaucoup mieux. Infiniment mieux.

L’Europe trop française.

Si j’entends aller plus loin, j’ajouterai que l’Europe telle qu’elle se fait est française, trop française. La France a une grande culture et un grand passé, mais elle a aussi été marquée par le rationalisme cartésien, dont on peut penser qu’il est la pierre angulaire de tous les dogmatismes modernes, par le colbertisme, mamelle essentielle du dirigisme et de la politisation de l’économie et par l’esprit « idéocratique » qui a mené la Révolution Française vers la Terreur et a donné naissance à cette plaie du vingtième siècle : les intellectuels idéologues.

Les Européens, de nos jours, ne se souviennent pas assez que la philosophie du droit qui est venue conduire l’Europe vers les principes de liberté et d’entreprise qui lui ont permis de devenir ce qu’elle fut avant d’errer, est celle de John Locke, philosophe anglais du dix-septième siècle. Sans la philosophie de Locke, il n’y aurait pas d’idée d’Etat de droit, donc pas d’Etat de droit, pas de définition moderne des droits de la personne humaine et donc pas d’affirmation concrète des « droits de l’homme ».

Les Européens, d’une identique façon, ne se souviennent pas assez que si la pensée économique est née en Europe, elle s’est forgée de manière accomplie dans l’esprit d’Adam Smith, autre philosophe anglais, du dix-huitième siècle cette fois.

Les Européens oublient. Cela conduit divers Européens continentaux à développer divers préjugés concernant la Grande Bretagne et à ne plus se souvenir de ce qu’ils lui doivent, pour le meilleur. Cela les conduit aussi à ne plus comprendre ou à comprendre de moins en moins ce que sont les Etats Unis d’Amérique et à s’installer mentalement dans un anti-américanisme latent ou patent.

Américains, Européens.

Qu’est-ce que l’Europe, de fait ? Une région du monde qui a eu (et peut avoir encore) son dynamisme propre, et dont le dynamisme a conduit certains de ses enfants à s’installer en Amérique du Nord et à fonder les Etats Unis d’Amérique, pays qu’on pourrait appeler tout aussi bien, comme le fait Robert Conquest, penseur anglais installé en Californie, dans  » Reflections on a Ravaged Century « , l’Europe à l’Ouest de l’Atlantique.

Dans l’oubli qui gagne les Européens se trouve, et cela doit être dit, l’oubli de ce que les Américains sont eux-même, pour l’essentiel, des Européens : l’oubli, aussi, de ce que les institutions, la pensée, la culture, l’économie américaines trouvent leurs racines et une bonne part de leur substance originelle en Europe.

S’ils se souvenaient, les Européens pourraient voir comme une évidence que le rayonnement et la puissance des Etats Unis sont nés en Europe.

Ce qui se joue aux Etats Unis.

Le problème en ce contexte ne serait pas de savoir si les Européens risquent de s’américaniser ou, plus précisément, si l’américanisation est un risque pour l’Europe. Il serait de se demander ce qui se joue présentement aux Etats Unis d’Amérique, de tenter à partir de cela de comprendre ce qui se joue, et de tirer de cette compréhension des moyens d’agir et, si possible, d’accomplir.

J’affirmerai, en ce qui me concerne, que ce qui se joue aux Etats Unis d’Amérique est l’accomplissement de l’Europe en ses dimensions les plus fécondes. Les idéaux américains, comme l’a noté l’historien Paul Johnson dans  » A History of the American People « , sont les idéaux européens portés plus loin, strictement et simplement.

J’affirmerai que l’accomplissement de l’Europe en ses dimensions les plus fécondes, des deux côtés de l’Atlantique et bien au-delà, a constitué et constitue toujours ce qu’on nomme : la civilisation occidentale.
J’affirmerai, en conséquence, qu’Etats Unis d’Amérique et Europe sont liés par des liens très anciens et très profonds que nul ne peut délier ou dénier.

Comprendre ce qui se joue permet de voir pourquoi, en théorie ou en pratique, l’anti-américanisme peut toujours être reconduit à un rejet de la civilisation occidentale et par conséquent, à bien y regarder, de la civilisation européenne. Je ne connais pas, pourrais-je dire en paraphrasant le philosophe chrétien Jacques Maritain, d’Européen qui tienne un discours anti-américain, et qui ne soit transi de haine ou de mépris pour des pans entiers de sa propre civilisation. Comprendre permet de discerner aussi pourquoi tandis qu’en termes de puissance, de prospérité et d’influence culturelle, les Etats Unis d’Amérique l’emportent sur l’Europe, et pourquoi l’Europe s’américanise tandis que monte en elle le discours anti-américain.

Le meilleur de l’esprit occidental.

Les Etats Unis ont su préserver mieux que l’Europe le meilleur de l’esprit occidental. Les Européens s’éloignent parfois dangereusement de cet esprit et connaissent un relatif déclin. Ce déclin peut être combattu : mais le combat contre le déclin n’a des chances d’être victorieux que si l’on identifie ce qui l’a provoqué, et si l’on ne se trompe pas d’ennemi. Nombre de ceux qui se lamentent face à l’influence de l’Amérique et appellent l’Europe au sursaut feraient bien de voir qu’en incitant à une division entre Européens planétaires, ils ne font que renforcer le déclin de l’Europe tout en préparant le terrain aux ennemis de l’occidentalité qui se trouvent être aussi, et ce n’est pas un hasard, des ennemis de l’idée que nous pouvons encore nous faire de la liberté individuelle et de la dignité de l’Homme.

Si l’on prend les choses sous un angle strictement stratégique ou géopolitique, la division entre européens planétaires apparaît comme susceptible d’être plus catastrophique encore. L’Europe déclinante dans laquelle nous vivons n’a, de facto, pas les moyens de sa défense et ne reste forte que dans une alliance avec l’Amérique, et seule cette alliance pourra permettre dans le court et le moyen terme à l’Europe de rester elle-même, libre, digne, et si possible vigilante face aux vrais dangers qui la menacent.

Comme l’écrit Samuel Huntington dans  » The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order  » : « Si l’Amérique et l’Europe renouvellent leur vie morale, construite sur leur communauté de culture, et développent des formes d’intégration politique et économique proches susceptibles de s’ajouter à leur collaboration dans le domaine de la sécurité dans le cadre de l’Otan, elles pourraient générer une troisième phase de richesse économique et d’influence politique occidentale ». Si le renouvellement et l’intégration ne se font pas, les plus grands doutes existent quant à l’existence d’un avenir.

Références.

Robert Conquest, « Reflections on a Ravaged Century » (W.W.Norton). F.A. Hayek, « Droit, législation et liberté » (PUF).
Samuel P. Huntington, « The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order » (Simon & Schuster, 1996).
Paul Johnson, « A History of the American People » (Harper Collins). Jacques Maritain, « Carnet de notes » (Desclée de Brouwer). J.M. Roberts, « The Triumph of the West » (Little, Brown). Jean Jacques Rosa, « L’erreur européenne » (Grasset).

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