Front de l’Asie centrale et ses complexités

Ali RASTBEEN

Fondateur et président de l’Académie de géopolitique de Paris. Directeur éditorial de la revue Géostratégiques. Auteur de Géopolitique de l’Islam contemporain, Éditions IIES, 2009.

Trimestre 2010

L’attrait stratégique de l’Asie centrale, même s’il est devenu la ques­tion du jour, n’est pas un fait nouveau. La nouveauté concerne la diversité des stra­tégies dans ce domaine et les évolutions qui guettent l’Asie centrale et ses passages, à travers la confrontation de ces différentes stratégies1.

Dans le monde bipolaire né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le mur entre l’Est et l’Ouest, face à des visées manifestes ou secrètes, constituait la ligne stratégique séparant les deux blocs. Le partage de l’Allemagne et la lutte autour du mur de Berlin, la naissance de la Chine communiste et l’obstacle de l’île de Formose, la guerre de Corée et l’apparition de deux Corées du Nord et du Sud, la crise des guerres d’indépendance dans les colonies de l’Asie orientale et du Sud, les guerres du Vietnam et du Cambodge… et deux pactes, l’OTAN et Varsovie, s’érigeaient face à face. Moscou et Washington ont poursuivi la guerre froide pen­dant quarante ans sans que le mur entre l’Est et l’Ouest s’effondre. Au moment où Moscou s’est sentie incapable de poursuivre la direction du bloc de l’Est, elle a entamé une nouvelle guerre contre ses rivaux occidentaux sous la bannière blanche de la « perestroïka ». Avant que l’Europe, l’Asie et les États-Unis soient visés par les armes nucléaires et la « guerre des étoiles », Moscou s’est déclarée vaincue sans me­ner la guerre, mettant ainsi un terme à soixante-dix ans de cauchemar des conser­vateurs occidentaux. Cette victoire des conservateurs a été le début d’une nouvelle ère sur l’échiquier mondial2.

Les relations entre les vainqueurs et les vaincus

Les événements survenus ne se sont pas uniquement limités à la chute des murs au sein du bloc de l’Est. Le vide créé a progressivement été comblé par l’Occident sans que celui-ci diminue d’un iota ses préparatifs. L’OTAN est restée en place alors que le pacte de Varsovie disparaissait. L’alliance des États de l’Europe de l’Est s’est rapidement disloquée sous les coups des anticommunistes locaux, soutenus par l’OTAN, et a été remplacée par des régimes conservateurs qui se sont alliés à l’OTAN3. Le combat contre la gauche est devenu leur programme quotidien. Dans l’ensemble des territoires occidentaux, les partis communistes ont connu la crise et la régression. Partout, les conservateurs ont hissé leur drapeau politique et éco­nomique, signe de leur victoire. Les avantages économiques des classes laborieuses dans les grands pays « symboles » de l’Occident ont également été attaqués par les conservateurs. La rivalité entre les deux blocs pour soutenir les pays connus sous le terme de « pays du tiers-monde » a également disparu au profit de l’Occident.

La Russie et la question de la « Communauté des États indépendants »

Ces événements se déroulaient au moment où la capitale du monde commu­niste était en proie aux crises de la période de transition du système socialiste au système capitaliste. Le nouveau système a instauré sur un large territoire, héritage de la Russie tsariste et du régime communiste en Asie et en Europe, sous le contrôle de l’Occident, la Fédération de la Russie et quatorze républiques indépendantes. À l’instar de Londres, en 1945, la Russie a créé un Commonwealth avec ces nouvelles républiques afin de préserver sa suprématie au cas où surviendraient des événe­ments inattendus.

Les quatorze républiques indépendants de la Fédération de Russie sont : en Europe de l’Est : la Biélorussie, l’Ukraine, la Moldavie ; sur le littoral de la mer Baltique : l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie ; dans le Caucase : la Géorgie, l’Azerbaïdjan, l’Arménie ; dans l’Asie centrale : le Turkménistan, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan. La Fédération de Russie entretient, par des liens invisibles des relations avec des républiques autoproclamées telles que « Pride Testroïeh » en République moldave, la République arménienne de Karabakh, de même qu’avec les Républiques d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie, des situations politiques qui peuvent à chaque instant se métamorphoser en crise mi­litaire (lors de l’agression politique et militaire de Washington contre le territoire de la Communauté des États indépendants et l’expansion de la révolution de ve­lours accompagnée de l’avancée de l’OTAN dans les limites de la Fédération russe, Moscou a soutenu deux mouvements indépendants visant Tbilissi, allant jusqu’à fonder deux nouvelles Républiques d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie).

Bien que, après la désintégration de l’Union soviétique, de nombreux Russes vivant dans les quatorze républiques soient revenus en Russie, cependant, en raison des liens centenaires tissés entre la Russie et ces territoires, en particulier sous le ré­gime soviétique, les autochtones « russifiés » dans ces républiques continuent à être un poids politique important. Un autre point réside dans l’enchevêtrement écono­mique, industriel et militaire qui s’est enraciné dans cet ensemble depuis l’instau­ration du régime des Soviets. Plus de vingt ans après la chute dudit régime, la base de la marine russe dans la mer Noire se trouve sur le territoire ukrainien, tandis que le plus important pipeline conduisant le pétrole et le gaz russes vers l’Europe, véri­table artère économique de la Russie, traverse ce même territoire. La base spatiale de Baïkonour se situe au Kirghizistan. Suite à l’intégration du système socialiste, une part importante des industries, entre autres les industries militaires, éparpillées sur l’ensemble du territoire soviétique, sont devenues propriété des nouvelles répu­bliques, parmi lesquelles l’Ukraine et la Biélorussie ont bénéficié de la part de lion.

L’infiltration des États-Unis dans la Communauté des États indépendants

Bien que la chute du système socialiste ait été accompagnée d’un pillage his­torique des richesses du pays, néanmoins les tenants de la barre du changement se sont empressés de préserver les arsenaux du pays. Ils ont supporté l’impact des événements qui sont survenus jusqu’à ce que, au summum de l’avancée stratégique de Washington, en tant que puissance unique, dans le territoire des États indé­pendants, Moscou étende le parapluie de défense des intérêts russes en Géorgie. Précédemment, les États-Unis avaient fait des avancées importantes dans cet es­pace. La stratégie des révolutions de velours a remporté des succès dans plusieurs républiques. La révolution de velours4 en Ukraine était accompagnée d’une telle propagande qu’on aurait cru que cette stratégie s’étendrait jusqu’à Moscou. L’obstacle majeur a été la puissance défensive spatiale et militaire de la Russie. La Géorgie et le Kirghizistan ont été, de la même manière, ouverts aux États-Unis. En Ouzbékistan, on a mis à l’épreuve la variance religieuse de cette invasion mais sans succès. Cependant, le virus de la stratégie d’infiltration par le biais de la religion, en particulier l’islam, est toujours à l’ordre du jour dans la Communauté des États indépendants. Compte tenu des antécédents de cette stratégie qui visait la montée des groupes extrémistes au Daghestan et en Tchétchénie, cette région montagneuse continue à être une épine pour la Russie. À ce jour, le Kremlin n’a pas trouvé de so­lution afin de maîtriser le terrorisme dans ces deux régions, à l’intérieur même de la Fédération russe. Le centre alimentant ces mouvements se trouve dans l’état-major d’Al-Qaïda, situé entre les montagnes afghanes et pakistanaises, qui, tout en étant en relation permanente avec les insurgés autochtones de ces républiques5 membres de la Communauté des États indépendants, recrute des Ouzbeks et des volontaires asiatiques et africains.

À la suite de la destruction des tours de New York, à l’origine de la mobilisa­tion des néoconservateurs et simultanément de l’attaque contre l’Afghanistan et la proclamation de la stratégie des guerres préventives, compte tenu du rôle joué par Washington quant à la mobilisation des forces à caractère religieux au Moyen-Orient et des liens étroits avec celles-ci, le monde observait la politique américaine avec scepticisme. Ce doute s’est renforcé à la suite de l’attaque menée par l’armée américaine contre l’Irak. Le chemin des États-Unis s’était dévié de Kaboul vers Bagdad et la stratégie de Washington visait Moscou et Pékin. La réaction mon­diale virulente contre cette politique belliqueuse, si elle n’a pas réussi à empêcher l’attaque contre Bagdad, a néanmoins coupé court à la poursuite de la stratégie des néoconservateurs qui visaient à entamer une Troisième Guerre mondiale, en vue de reléguer au second plan la crise économique qui apparaissait aux États-Unis. Seule la guerre pouvait freiner une crise qui allait bientôt exploser.

Après une courte lune de miel et des contrats stratégiques économiques, l’ar­mée américaine a balayé les émirats islamiques des talibans. Ben Laden, issu de la noblesse arabe, qui entretenait, de façon notoire, des relations étroites avec l’État américain et avait pour mission de détruire le régime citadin de l’Afghanistan bé­néficiant du soutien de l’Union soviétique, a été taxé d’anti-Américain. Ben Laden, qui avait rejoint le camp des talibans, a dû quitter Kaboul. Il est étonnant de consta­ter que le prétexte de l’attaque contre l’Afghanistan résidait dans l’acte terroriste de Ben Laden, cependant, malgré sa présence étendue dans ce pays, l’armée américaine a été incapable de l’appréhender ! Le dirigeant d’Al-Qaïda, abandonnant sa famille, s’est réfugié, seul, dans les montagnes du pays.

La présence d’Al-Qaïda

Le dirigeant d’Al-Qaïda, dans le cadre de la planification des néoconservateurs, avait fait son apparition dans les événements qui se déroulaient au Moyen-Orient et avait son rôle à jouer dans le projet du Grand Moyen-Orient. Où qu’il soit, en liaison ou non avec eux, il tente toujours de modifier la carte de l’Afrique et de l’Asie musulmane, et de réinstaurer le califat islamique. L’endroit le plus propice pour réaliser ses rêves se situe dans les républiques musulmanes de l’Asie centrale.

Le 5 avril 2010 , Rianovsti, chroniqueur du journal Nesavissimia Gazeta, écrivait : « […] L’activation de groupuscules extrémistes organisés par des chefs se trouvant dans la région frontalière du Pakistan et de l’Afghanistan […] » et « l’objectif final d’Al-Qaïda consiste à ressusciter les «émirats» de Khorassan datant du Moyen Âge, englobant non seulement certaines parties du Nord du Caucase, mais également l’Asie centrale ainsi qu’une partie de l’Iran et du Pakistan. [… ] Les spécialistes étran­gers sont d’avis que les Russes doivent prêter attention à cette
question ».

L’irritation subite du président afghan à l’égard de l’Occident et des États-Unis a dévoilé un nouveau scénario. Il a été affirmé que les États-Unis et le Pakistan, indé­pendamment du gouvernement afghan, ont suivi un projet de discussion commune avec les talibans. Il a même été fait état de la proposition américaine d’attribuer six régions de l’Afghanistan aux talibans en échange de six bases militaires.

Ces tentatives se déroulent au moment où, le 16 mars 2010, Heydar Kamal, chef du Comité de la Russie, dans un entretien avec la revue Ruski Journal a déclaré : « À l’heure actuelle, les États-Unis travaillent sur le projet du «Grand Ouzbékistan» où Islam Karimov, l’actuel président de la République, et le général afghan, Dostom, seraient les principaux acteurs. » Depuis quelques années, pour se tenir loin des affrontements politiques, le général Dostom réside en Turquie. Hamid Karzaï, qui l’a invité à rentrer à Kaboul, a subi les protestations du parlement.

Un nouveau rival

Si l’on considère l’analyse de la « Voix de Russie » comme une réaction face aux événements récents, le chroniqueur André Sironko a accueilli favorablement l’ac­cord de Moscou et de Washington quant à l’espace de l’ex-Union soviétique. Faisant référence aux dernières élections présidentielles en Ukraine, aux premiers contacts officiels entre le Kremlin et les représentants pro-occidentaux de la Géorgie, au changement de la position russe à l’égard de l’Iran, à la réactivation des compagnies pétrolières russes en Irak, il les a qualifiés d’une « nouvelle phase de relations entre la Russie et les États-Unis ». La part de la réalité dans ces affirmations reste à prouver, mais ce qui est le plus important, ce sont les propos suivants : « La première ques­tion est l’expansionnisme chinois dans l’espace de l’ex-Union soviétique. L’influence économique et politique de la Chine dans les anciennes républiques soviétiques en Asie centrale, Caucase du Sud, Ukraine et Biélorussie menace non seulement les in­térêts de la Russie mais également ceux des États-Unis. Récemment, les spécialistes américains déclaraient leur volonté de réduire la place de la Russie dans l’espace de l’ex-Union soviétique. Or, il s’est avéré que la Chine se substituerait à Moscou dans l’Asie centrale et les républiques de Caucase. […] »

Cela est différent de la visée de certains voisins qui misent sur des relations de voisinage plus larges que sur des territoires conquis par la force à l’époque tsariste.

Bref, depuis le déclin de la puissance mondiale unique de Washington, la pré­sence de l’OTAN, en tant que symbole de la puissance occidentale et, en réalité, en tant que représentante de l’Union européenne – et plus clairement par le rôle joué par les puissances européennes -, a pris pied non seulement en Afghanistan, mais également, par le biais du golfe Persique, dans la région du « Grand Proche-Orient » imaginé par Washington. Ce qui est important dans ces présences réside dans la position exceptionnelle de deux bassins séparés mais en même temps reliés de la mer Caspienne et du golfe Persique, avec un avenir incertain…

Notes

  1. Charles ZORGBIBE, Géostratégiques, n° 24.
  2. Mikhaïl GORBATCHEV, Mémoires. Une vie et des réformes, Monaco, Éditions du Rocher, 1997. Le dernier chef d’État de l’Union soviétique retrace son parcours politique, depuis son ascension au sein du Parti jusqu’à sa démission de la présidence de l’URSS, en décembre 1991, en passant par les années de la glasnost et de la perestroïka, la chute du mur de Berlin, le coup d’État d’août 1991, etc.
  3. Hall GARDNER, Géostratégiques, n° 24.
  4. Général H. PARIS, Géostratégiques, n° 12.
  5. Philippe REJACEWICZ, « L’or blanc de la gueule noir », Le Monde diplomatique, 5 mai 2008.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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