GÉOPOLITIQUE DE LA FRANCOPHONIE : LE TOURNANT DU 21e SIÈCLE

Thi Hoai Trang Phan-Labays

Docteur de Science politique, mention « francophonie », Maître de conférences associé à l’Université Jean-Moulin Lyon 3.

2eme trimestre 2012

A partir de l’étude de l’évolution historique du concept de la Francophonie depuis la fin du 19e siècle ; de la première francophonie (la francophonie des parlants français),dela deuxième francophonie (la francophonie senghorienne) à la troisième francophonie (la francophonie des dialogues et des échanges mondialisés), cet article pose la question du rôle de la Francophonie et aussi de la langue française dans la mondialisation en ce début de 21e siècle.

Prenant en compte le troisième dialogue, celui des cultures, il analyse la place de la Francophonie en tant qu’union géo-culturelle dédiée au dialogue interculturel et met en évidence le recouvre­ment frappant entre l’offre francophone de valeurs et les demandes qui s’expriment dans l’actuelle mondialisation.

En ce qui concerne la langue française, la question est posée du choix entre la langue unique (l’anglais) et le multilinguisme généralisé. Après l’analyse des avantages et inconvénients de ces deux possibilités, l’engagement de la Francophonie en faveur de la diversité linguistique est sou­ligné en rappelant que la diversité culturelle implique le multilinguisme.

En conclusion, dans la perspective du Forum mondial de Québec et du prochain Sommet de la Francophonie de Kinshasa qui auront lieu respectivement en juillet et Octobre 2012, l’article propose des pistes d’action pour que la Francophonie tienne son rang dans le système internatio­nal en ce début du 21e siècle.

Geopolitics of the French-speaking communities: the turning-point in the 21st Century

From the study of the history of the French-speaking concept since the end of the 19th Century, en-compassing the first French-speaking community composed of original French-speakers, the second (Senghorian) French-speaking community and the third French-speaking community (global/dialogue and exchanges ), this paper questions the role of the French-speaking concept and also of the French language in the face of globalization at the start of the 21st Century.

As regards the third dialogue, namely that of cultures, it examines the place of the French-speaking Community as a geo-cultural union dedicated to intercultural dialogue and tries to put in the fore the striking correspondence between the French-speaking offer of values and the demand as expressed across the world in this on goingglobalization.

The question is posed regarding the choice between the unique language (English) and universal mul-tilingualism. After a close look at the advantages and disadvantages of the two possibilities, the enga­gement of the French-speaking Communityfor linguistic diversity is underlined with its corollarythat cultural diversity implies multilingualism.

The paper concludes with the perspectives of the Quebec World Forum and the Kinshasa French-speaking Community Summit (July and October 2012 respectively), andputs forwardproposed lines of action so that the French-speaking Community maintain its rank in the international system of this beginning 21st Century.

Ces dernières années, la Francophonie multilatérale a évolué dans

ses structures et ses principes afin de se donner les moyens de peser sur les relations internationales. Sa transformation dans le sens d’une plus grande action politique s’accorde parfaitement avec le mouvement d’ouverture de la scène internationale à de nouveaux acteurs non étatiques.

L’analyse développée notamment par le politiste James Rosenau selon laquelle un monde multi-centré se substitue au monde stato-centré, laisse en effet entrevoir des potentialités nouvelles pour la Francophonie qui peut retirer des avantages d’un processus décisionnel reposant sur la gouvernance qui renvoie à la mise en place de modes de pilotage ou de régulation souples, fondés sur un partenariat ouvert entre les différents acteurs et parties prenantes, tant aux échelles locales que globales et Nord-Sud.

Dans son fonctionnement interne, la Francophonie offre, par ailleurs, un modèle où les États interagissent avec certains gouvernements régionaux et avec des organisations de la société civile. Ce mode de fonctionnement cadre avec la nature de la Francophonie souvent considérée comme une organisation relevant du paradigme idéaliste. La vision wilsonienne qui se dégage des engagements de la Francophonie pour la construction d’un ordre international régi par le droit, la démocratie et le multilatéralisme justifie cette filiation, qui s’accomplit dans le soutien constant apporté à l’ONU et à ses institutions.

Cependant, cet appui accordé aux Nations Unies comme cadre légitime de ré­gulation des affaires internationales est aussi un moyen pour les États de contester l’unilatéralisme des États-Unis. De ce fait, il semble nécessaire de réintroduire aussi le paradigme réaliste pour analyser la place de la Francophonie dans la mondiali­sation.

Si les idéaux de paix, de démocratie et de dialogue des cultures renvoient bien à une vision idéaliste des Relations internationales, ces valeurs, qui ne sont pas propres à l’organisation francophone, correspondent en fait à la nature d’une orga­nisation « douce » qui n’est pas une communauté de sécurité et dont les capacités coercitives sont faibles.

Par ailleurs, en adoptant des valeurs consensuelles et en s’appuyant sur l’ONU, les États membres de la Francophonie, dotés pour la plupart de faibles capacités de puissance, cherchent aussi à tirer parti du principe d’égalité souveraine entre les États qui caractérise le fonctionnement des organisations multilatérales.

L’organisation agit ainsi comme un levier d’influence sur la scène internationale lorsque les États membres de la Francophonie prennent conscience de la posses­sion d’intérêts communs. Le rôle joué par la Francophonie dans l’adoption de la Convention sur la protection et la promotion des expressions culturelles de 2005 à l’UNESCO en est la meilleure illustration. Le dernier Sommet de Montreux, marqué par un appel en faveur d’une réforme du système monétaire international à l’initiative de la France, et par un engagement, à la demande des pays du Sud, en faveur d’une réforme du Conseil de sécurité de l’ONU, démontre également que les positions arrêtées par la Francophonie sont le fruit des tractations entre les États.

D’autre part, malgré la présence institutionnalisée des OING et les pou­voirs renforcés du Secrétaire général de la Francophonie depuis l’adoption de la Charte d’Antananarivo en 2005, les États demeurent les principaux acteurs de la Francophonie, ceux qui impulsent la politique de l’organisation à partir des déci­sions adoptées lors des Sommets.

Mais, pendant longtemps, ils ont d’ailleurs multiplié les domaines d’inter­vention de la Francophonie[1] sans lui accorder les moyens qui lui auraient permis d’assumer ses ambitions. Dès le premier Sommet en 1986, Léopold Sédar Senghor s’étonnait du grand nombre de sujets traités par la Francophonie. En 2004, l’adop­tion du Cadre stratégique décennal, qui soulignait dans son article 2.2 l’impossi­bilité pour la Francophonie d’intervenir sur tous les fronts, a permis de resserrer l’action de la Francophonie autour de quatre grandes missions. Aujourd’hui vient l’heure du bilan alors qu’un nouveau Cadre stratégique devra être adopté en 2014.

En définitive, il faut retenir cette double appartenance de la Francophonie aux paradigmes idéaliste et réaliste. Mais la question centrale qui se pose à la Francophonie en ce début de 21e siècle est surtout celle du rôle qu’elle peut jouer dans la mondialisation.

Pour le Président Abdou Diouf nous commettrions une erreur historique si la Francophonie, communauté culturelle avant-gardiste, devait se retirer du jeu poli­tique au moment où la culture est devenue un enjeu politique global. Elle est, aux côtés du politique et de l’économie, un acteur incontournable des relations inter­nationales et, en conséquence, les enjeux géoculturels sont devenus un axe à part entière de la gouvernance mondiale. Il faut admettre, que les batailles les plus im­portantes, qui se livrent aujourd’hui, ne relèvent plus de la conquête des territoires, mais de la conquête des esprits à travers des groupes médiatiques transfrontaliers.

Mais quels sont les arguments à faire valoir pour que l’attractivité continue de prendre l’avantage ? Outre ceux bien connus ayant trait aux apports du Siècle des Lumières, à la langue française et au passé français, et ceux venus de l’Afrique, incar­nés par Léopold Sédar Senghor, un argument nouveau doit être pris en compte : les réponses qu’apporte la Francophonie aux défis de la mondialisation contemporaine.

Un premier défi est donc celui de la mondialisation culturelle et de ses consé­quences, pour certaines inquiétantes. On ne peut, en effet, cacher un début de conflit entre les civilisations et les religions, et tout particulièrement entre l’Occi­dent et les Mondes arabe et musulman. Des tragédies, comme le 11 septembre 2001, la guerre en Irak, ou le conflit du Moyen-Orient, l’attestent clairement ainsi que la montée des fondamentalismes et le développement du terrorisme. C’est pourquoi, aux cotés des dialogues politiques et économiques, le troisième dialogue, celui des cultures, qui depuis l’origine est au cœur de l’engagement francophone, apparaît, de plus en plus, nécessaire comme antidote à la montée des antagonismes identitaires. C’est une première rencontre entre les attentes qu’engendrent la mon­dialisation et l’offre francophone[2].

Mais d’autres défis de la mondialisation concernent la Francophonie. Outre le dialogue interculturel, il existe d’autres rencontres entre les besoins du monde et l’offre francophone de valeurs. Progressivement, la Francophonie a porté un rêve, le rêve francophone. Après un demi-siècle de pratique d’un militantisme associatif multiple, et d’une implication progressive des États et gouvernements, sa vision du monde se dégage avec netteté. La Francophonie a fait le chemin des valeurs et façonné son propre universalisme, tissage de l’idéal républicain français et de la civi­lisation de l’universel de Senghor. Elle prône la diversité culturelle et linguistique, la solidarité comme compagnon de la liberté, la démocratie et, le dialogue comme outil de la paix. Elle choisit pour l’accès à l’universel la synthèse des différences et non l’affirmation d’un modèle unique et dominant, et privilégie l’approche multi­latérale.

Globalement le recouvrement est frappant entre l’offre francophone et les de­mandes qui s’expriment dans l’actuelle mondialisation. Laboratoire de la mondia­lisation humaniste, la Francophonie s’est, de plus, mobilisée ces dernières années en faveur de biens communs de l’humanité, tels que la diversité linguistique, le développement durable, l’environnement. C’est pour elle un nouvel ancrage.

Sur ces bases la Francophonie doit en ce début de 21e siècle, se doter d’un grand dessein pour affermir sa place dans les Relations internationales. L’enjeu pour elle est de peser en faveur d’un équilibre international multipolaire, ce qui suppose une opposition franche envers tout mondialisme, y compris naturellement le mon-dialisme américain. Dans une mondialisation en crise systémique, elle doit faire en sorte d’assumer pleinement son rôle géopolitique d’union culturelle dédiée au dialogue des cultures. Il lui faut, par ailleurs, mettre en avant sa vision humaniste du développement et donner corps au rêve francophone.

Par rapport aux autres grandes aires linguistiques, car elle n’est pas la seule, la Francophonie a pris les devants en termes d’organisation et de coopération. Elle est « à l’avant-garde ». À l’issue d’un long cheminement[3] qui a duré prés de cin­quante ans, elle s’est dotée d’institutions politiques cohérentes, a mis en place des opérateurs de coopération. Elle sert de modèle. C’est une organisation originale qui continue de se construire. Elle n’a cessé d’accueillir des nouveaux membres en son sein sans toutefois augmenter significativement ses ressources, et elle doit aujourd’hui faire en sorte de se donner les moyens de ses ambitions.

Enfin, plus que jamais, l’action francophone doit prendre en compte à égalité son volet politique et son volet de solidarité. La Francophonie doit être intégrale et globale. Elle ne peut être prise en otage par une seule de ses dimensions. Il lui faut prendre en compte l’ensemble des activités de la société civile.

En ce qui la concerne, la francophonie politique a beaucoup progressé. Les déclarations de Bamako en 2000 sur la démocratie et les droits de l’Homme et de Saint-Boniface en 2006 sur la prévention des conflits et la sécurité humaine, en portent témoignage. Pour autant l’onde de choc du printemps arabe qui touche désormais fortement les pays du sahel est venue souligner les difficultés de cette action.

Quant à la francophonie de solidarité, elle dispose d’opérateurs qui font partie de l’institutionnel francophone : l’Organisation internationale de la Francophonie, opérateur généraliste, l’Agence universitaire de la Francophonie et l’Université Senghor pour l’enseignement supérieur et la recherche, TV5Monde pour la télévi­sion et l’Association internationale des Maires francophones pour la coopération dé­centralisée. La francophonie de solidarité a d’autant plus d’importance que l’avenir de la Francophonie passe aussi par l’affirmation de son utilité pour les peuples. Le soutien des populations sera d’autant plus fort et durable que la Francophonie constituera pour elles un facteur de mieux-être. Pour faire vivre la Francophonie à la base, il faut mettre en œuvre une Francophonie utile et au quotidien. La francopho­nie du quotidien, c’est celle de la rue, des entreprises, des médias. La Francophonie doit être un espace de vie pour les francophones. Cela suppose des journaux franco­phones, de l’emploi francophone, des entreprises francophones, une vie culturelle et sociale francophone.

Cependant, la francophonie de solidarité manque cruellement de moyens fi­nanciers et ce d’autant plus qu’elle doit amplifier certains chantiers de coopération et plus précisément ceux de l’éducation et de l’économie. Pour palier aux difficultés financières rencontrées par les États, il faudrait faciliter la mise en place de projets sur financement mixte en associant acteurs privés et publics.

Enfin, la Francophonie du 21e siècle, la troisième francophonie[4], c’est aussi la francophonie de proximité. La francophonie institutionnelle n’est pas le seul moteur de la Francophonie. Il y a, et plus que jamais, à ses côtés celui de la franco­phonie des peuples, qui met en œuvre la solidarité dans le cadre de la coopération décentralisée. Déjà de grands réseaux se sont organisés ceux des universités, des villes et des régions. Certes, du fait de la mondialisation, le monde est devenu le grand terrain de jeu, mais les espaces nationaux, régionaux ou géoculturels ne sont toutefois pas caducs. Ce sont des cercles qui offrent des opportunités spécifiques. Il existe ainsi un espace universitaire et un espace économique francophones même si la recherche et l’économie sont mondialisées.

Deux chantiers de solidarité doivent être intensifiés : l’éducation et l’économie. En ce qui concerne l’éducation, c’est une évidence. La Francophonie ne peut ac­cepter l’illettrisme et la non scolarisation de tant de jeunes en Francophonie. La formation aux métiers est, par ailleurs, indispensable. Un effort exemplaire pour l’éducation est donc à fournir.

Si l’éducation fait consensus, l’économie, par contre, est une exigence de la coo­pération francophone que l’on ne cesse de trahir en Francophonie. Mis sur la table au Sommet d’Hanoi par le gouvernement vietnamien, qui a obtenu la tenue en avril 1999 à Monaco d’une Conférence des ministres de l’Economie et des Finances demeurée sans suite, le dossier économique francophone est resté depuis lors en sommeil. La Communauté francophone doit, pourtant, investir le champ de l’éco­nomie car sans économies solides des pays membres, les objectifs qu’elle s’est fixée ne pourront être atteints. Mais, la coopération économique francophone est restée jusqu’à ce jour balbutiante. Au niveau macro-économique la Francophonie est de plus en plus travaillée par les forces tendant à attirer ses membres vers leurs pôles régionaux d’intégration. Au niveau micro-économique on méconnaît les potentia­lités qu’offre l’espace économique francophone. Enfin, peu de choses ont été faites en matière d’accès des pays francophones au marché intérieur de la Communauté francophone. La frustration est perceptible dans de nombreux pays du Sud qui auraient voulu que la Francophonie les aide à identifier et à conquérir de nouveaux marchés en particulier dans le cadre de coopérations inter régionales Sud-Sud.

D’évidence, le nouvel élan que l’on souhaite donner à la Communauté franco­phone oblige à jeter un regard neuf sur l’économie en Francophonie et à sortir de l’immobilisme. Sans vouloir tout faire, il y a deux secteurs indiscutablement priori­taires : les industries culturelles et l’économie sociale et solidaire. La Francophonie peut par ailleurs, intervenir avec efficacité dans le secteur des PME/PMI.

Pour être vivante, chaque culture doit créer et produire des biens culturels issus de son génie propre. Le Québec a su le faire avec succès. Il dispose, à cet effet, d’une Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) et met en œuvre une politique de soutien aux créateurs. Dans ce domaine, la frilosité ne saurait être de mise. Par ailleurs, sans industries culturelles, la diversité culturelle est illusoire. Promouvoir, développer des industries culturelles vivantes dans les pays franco­phones et en particulier dans ceux du Sud est donc indispensable si on veut contrer l’uniformité. La Convention pour la protection et la promotion des expressions culturelles sera un leurre si les cultures francophones ne disposent pas d’industries culturelles performantes.

L’économie solidaire met en avant la solidarité nécessaire entre les hommes face aux brutalités de la mondialisation libérale. Du fait des valeurs francophones de solidarité et d’égalité, l’économie sociale et solidaire a toute sa place en matière de francophonie économique. La micro finance et le commerce équitable concernent donc naturellement les pays francophones et constituent des secteurs d’actions prioritaires de la francophonie économique.

Quant aux PME/PMI, ce sont des acteurs essentiels du développement éco­nomique de beaucoup de pays francophones. Cependant la coopération entre les PME/PMI dans l’espace francophone n’est pas à la hauteur de leur potentiel écono­mique. Pour faciliter la coopération entre les entreprises francophones, le Sommet des chefs d’État et de gouvernement francophones de Québec en 1987 a créé le Forum Francophone des Affaires (FFA), seule organisation économique associée à la Francophonie, mais les résultats obtenus restent modestes. Le temps presse d’une relance à laquelle appellent, ces dernières années, des universitaires, des profession­nels et des acteurs économiques.

Enfin, la Francophonie a besoin de raviver le sentiment d’appartenance des pays et des peuples. Des pays y adhérent non seulement par idéalisme au nom des enjeux identitaires autour de la langue et des valeurs, c’est-à-dire de l’identité francophone, mais aussi par réalisme pour défendre leurs intérêts. Les premiers ont eu une forte « socialisation[5] » à la Francophonie. Ils en défendent les fondamentaux dont la langue française et sont attachés à la coopération culturelle et technique. Pour les seconds, il n’y a encore malheureusement pas assez de « socialisation » ni de connaissance des acquis. Ils voient d’abord dans la Francophonie un forum pour s’exprimer sur la scène internationale. Il est clair que jusqu’à présent, il n’y a pas eu assez de « francophonisation » des nouveaux membres. Un minimum de réalisme s’impose donc si l’on veut prendre la Francophonie comme pôle identitaire signi­ficatif et crédible. Pour y parvenir, au-delà de la langue, des valeurs partagées qu’il importe de faire connaître et même pour partie d’une culture commune, il faut développer le sentiment d’appartenance à une communauté plurielle qui offre des possibilités utiles pour ceux qui veulent s’en servir dans la construction de leurs identités multiples et composites.

Il y aurait une façon simple d’aborder l’élargissement, c’est de repartir constam­ment de la question politique première : que devons-nous faire ensemble pour rele­ver les défis qui concernent les francophones. Ce questionnement permettrait de préciser les défis communs, de définir la stratégie et de décider des engagements à prendre. D’où cette proposition centrale : inscrire cette question comme référent explicite pour tous les Sommets et toutes les conférences de la Francophonie

Beaucoup reste à faire, il est malheureusement évident que les francophones et surtout la jeunesse vont chercher aujourd’hui leurs rêves et leurs modèles ailleurs. Renforcer la francophonie réelle, c’est avant tout créer du vivre ensemble car c’est le préalable au développement de toute appartenance. Il nous faut construire, relever ensemble les défis et mieux se connaître. « Que voulons-nous faire ensemble pour relever les défis de la mondialisation culturelle ? Ce sont les réponses élaborées en commun qui permettront de donner consistance et crédibilité à la francophonie réelle comme projet adapté aux exigences actuelles. »[6] C’est en oeuvrant dans ce sens que la Francophonie institutionnelle renforcera la francophonie réelle.

Le vivre ensemble est multiple. Il faut lancer des projets innovants, diversifiés et médiatisés en matière sportive, audiovisuelle, artistique, scientifique et autres, comme le fait d’ailleurs fort bien l’Europe. Les initiatives doivent venir de partout : des États, des collectivités territoriales et plus globalement, de toute la société civile. Parmi les volets à retenir il y a forcément le volet médiatique, celui des échanges culturels et le volet sportif.

Au niveau des médias où les jeunes trouvent leurs rêves, leurs valeurs et leurs modèles, la Francophonie a la chance de pouvoir compter sur la chaîne TV5Monde, encore malheureusement trop souvent considérée comme un élément de l’audiovi­suel extérieur de la France. Il faut en faire l’outil de développement d’un espace mé­diatique commun et développer des émissions qui permettent aux parlants français de mieux se connaître les uns les autres et de promouvoir leurs richesses culturelles. Les médias privés ont aussi un rôle essentiel qu’ils n’assument pas le plus souvent, en particulier en France. Des émissions de télévision et de radio et des rubriques régulières dans la presse pourraient contribuer au développement d’un sentiment d’appartenance francophone.

Au niveau des échanges culturels que faire ensemble pour développer entre les parlants français une aire d’échanges culturels privilégiés ? Il faut, c’est certain, mal­gré les peurs qu’engendre l’émigration, favoriser la mobilité des créateurs et des artistes. La proposition de créer un visa francophone trouve ici toute sa pertinence. Par ailleurs, comme exposé ci-dessus, il faut donner vie à la francophonie écono­mique et faire du développement d’industries culturelles nationales et transnatio­nales performantes et d’un marché culturel francophone actuellement marginal une de ses toutes premières priorités.

La francophonie sportive est déjà une réalité sur les stades de part en particulier la composition des équipes. Cependant, excepté les Jeux de la Francophonie orga­nisés avec malheureusement une périodicité trop espacée, il n’existe ni compétitions ni de coupes sportives francophones dans les disciplines majeures. En Europe c’est tout le contraire. L’effort de l’Europe pour développer le vivre ensemble sportif par des compétitions européennes dans toutes les disciplines est en effet considérable.

Mais, dans tous ces domaines la responsabilité doit être globale et l’ambition francophone doit être portée par chacun des pays membres, individuellement ou collectivement, par exemple dans le cadre de regroupements régionaux. La France est concernée. La quête d’équilibre entre engagement européen et engagement vers « le grand large » était hier une constante de la politique extérieure de la France. Aujourd’hui, l’Europe prime sur la Francophonie. La France n’a pas à choisir l’Eu­rope contre la Francophonie mais à s’appuyer sur la Francophonie pour rester une Nation respectée et influente en Europe et dans le monde.

Par ailleurs, la question des choix linguistiques à faire, du fait de la mondia­lisation, se pose avec acuité à tous les niveaux du local à l’international. Dans ce domaine la Francophonie mène depuis plusieurs années une réflexion dans le cadre de l’Organisation internationale de la Francophonie, de l’Agence universitaire de la Francophonie et du Réseau international des Chaires Senghor de la Francophonie. Le Président Abdou Diouf, Secrétaire général de la Francophonie a créé, à cet effet, un groupe de travail sur « Multilinguisme et Francophonie »[7] qui a rendu son rap­port le 27 janvier 2012 .

Pour les promoteurs d’une langue internationale unique (l’anglais) il s’agit de disposer d’un véhicule linguistique commun pour simplifier les échanges et accélé­rer le progrès. Mais la langue unique, fait courir aux peuples le risque d’uniformisa­tion des modes de vie Quand il s’agit de l’anglais, c’est d’autant plus grave que cette langue est non seulement aujourd’hui la plus importante des langues véhiculaires qu’ait connue l’humanité, c’est-à-dire celle qui domine aussi bien dans l’espace que dans le temps, mais qu’elle porte aussi la pensée unique d’essence libérale et nord-américaine. Pour Claude Hagège[8] la domination de l’anglais a été minutieusement orchestrée par les gouvernements successifs des États-Unis avec pour objectif la conquête du monde par l’attirance du modèle de société américain, application de ce que, plus tard, le politologue Joseph Nye appellera le « soft power ».

Un autre choix stratégique est possible, c’est le multilinguisme généralisé[9] qui, tout en permettent d’acquérir la langue dominante, n’enferme pas dans un univer-salisme clos et impérial. Il offre une respiration vers d’autres cultures.

La Francophonie est naturellement doublement concernée par cet engagement pour le pluriel linguistique. D’abord parce que c’est une condition incontournable à la diversité culturelle. Du fait, ensuite, que l’espace francophone est un espace de formidable diversité linguistique. Par ailleurs, la langue française est un outil majeur du multilinguisme mondial par son statut de langue officielle ou de langue de travail dans beaucoup d’organisations internationales, par le nombre important de pays dont elle est langue officielle, langue d’enseignement ou langue apprise dès le primaire.

Mais que faire pour que le monde, demain, choisisse le multilinguisme et aban­donne la voie de l’unilinguisme international, et quel rôle doit jouer en ce sens la Francophonie ?

Il faut d’abord que les États et gouvernements fassent preuve d’un civisme lin-
guistique affirmé. Ce n’est malheureusement pas le cas aujourd’hui. Ce manque
de civisme linguistique francophone est réel et fort dans plusieurs pays, particu-
lièrement en France où pour partie les élites voient la Francophonie et la langue
française non comme des opportunités mais comme des obstacles. Les exemples
d’abandon du français se multiplient dans les sciences, l’enseignement, les entre-
prises, à l’école. Pour le linguiste Claude Hagège[10], « la tradition de la promotion du
français est en passe d’être abandonnée».

Selon les tenants de la langue unique, la langue française n’a plus de rôle à jouer dans l’actuelle mondialisation. Il faudrait en prendre acte. Des élites mènent bataille pour en finir avec le français. Si on gagne la bataille du multilinguisme, on gagnera la bataille du français. Encore une fois, l’un n’ira pas sans l’autre.

Pour ce faire, cinq engagements phares et prioritaires semblent devoir porter l’action de la Francophonie :

  • Etre un catalyseur et un fédérateur, pour que le multilinguisme soit recon­nu « patrimoine commun de l’Humanité », ce qui suppose l’adoption soit d’une convention internationale spécifique sur la diversité linguistique soit d’un ave­nant à la convention de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles.
  • Promouvoir une éducation francophone du primaire au supérieur met­tant l’accent sur le multilinguisme dans le cadre des parcours éducatifs pluri-lingues. Le trilinguisme avec la langue maternelle doit être la norme dans les pays francophones. Il faut que l’Organisation internationale de la Francophonie dispose d’un outil éducatif visible et doté d’une véritable capacité d’initiative sous la forme d’une Agence ou d’une Fondation pour l’éducation.
  • Accroître le nombre de locuteurs francophones en initiant une politique dynamique d’enseignement du français à l’étranger dans une approche multi­ La demande de français est forte comme le montre actuellement l’exemple de l’Inde. Pour sa part, la France doit renouer avec la politique du « grand siècle » de l’action culturelle française et relancer son effort de promotion de l’enseignement de sa langue dans le monde et non se désengager, erreur stratégique qui saperait son influence et fragiliserait le multilinguisme. Si le français est le fondement de notre alliance, il va de soi que tout recul de notre langue commune entraîne un affaiblisse­ment de notre socle et donc de notre projet. Un doublement en dix ans du nombre de francophones est un objectif réaliste. Il doit être affiché.
  • Impliquer et former les décideurs d’aujourd’hui et de demain des pays membres en dotant la Francophonie d’un Institut des Hautes Etudes fran­cophones et du multilinguisme pour faire connaître et montrer l’intérêt de la Francophonie et les enjeux de la diversité linguistique. Son mandat : donner aux responsables du secteur public et du secteur privé une connaissance approfondie en matière de francophonie et de mondialisation ; contribuer à assurer une com­posante francophone dans la formation de la jeunesse et plus particulièrement des élites.
  • Renforcer par le vivre ensemble l’appartenance à la Francophonie et la promotion du multilinguisme. Il faut faire en sorte que les francophones se recon­naissent pour partie une identité commune et s’approprient le multilinguisme. Les enquêtes menées dans les pays francophones montrent à la fois l’importance du vivre ensemble comme source du sentiment d’appartenance et l’insuffisance des actions menées en ce sens. Il faut absolument réaliser et médiatiser un vivre en­semble francophone culturel, sportif, télévisé, scientifique, technologique, … . La Francophonie doit susciter un sentiment d’appartenance et la prise de conscience d’une identité partiellement partagée. Il faut faire connaître son rêve, combler son déficit de notoriété, mettre en avant ses symboles, ceux du drapeau et de l’hymne francophones en particulier. Sensibiliser à la Francophonie les opinions publiques, et tout particulièrement la jeunesse, s’impose. Il faut réveiller le sentiment d’appar­tenance des ONG, des entreprises et plus généralement des sociétés civiles fran­ Issue d’un réflexe identitaire, cette appartenance traduit leur lien social avec l’union géoculturelle francophone à laquelle elles appartiennent. Tout en étant de plus en plus mondialisées, elles sont aussi francophones. Pour ce faire la mobilité des personnes doit être facilitée. Les enseignants, chercheurs, entrepreneurs, étu­diants, artistes, sportifs, et plus généralement toutes les personnes dont les activités sont en correspondance avec les intérêts des États francophones concernés, doivent pouvoir jouir de préférences de circulation. Il convient aussi de développer le volon­tariat francophone qui, forme de générosité, est l’expression même de la solidarité et renforce la connaissance de l’autre.

 

Le français peut rester une langue universelle, mais cela implique de jouer à fond la carte du multilinguisme et d’expliquer qu’il ne s’agit pas d’opposer le français de façon idéologique à telle ou telle autre langue mais de se battre pour la diversité lin­guistique. Par ailleurs, l’avenir de la langue française dépend certes de la démogra­phie africaine, mais aussi de sa capacité à être une langue utile et performante dans les secteurs d’avenir, une langue d’identification inscrite dans le développement des technologies de communication et d’information dont le numérique et les médias globaux entre autres.

En conclusion, la Francophonie doit faire savoir clairement la place qu’elle veut occuper au XXIe siècle. Pour cela, il faut que les États francophones prennent conscience des enjeux et donnent une impulsion nouvelle à la troisième franco­phonie. Mais, il faut aussi que l’Organisation internationale de la Francophonie développe une capacité autonome de proposition représentant l’intérêt commun des parlants français. Ce qui incite à examiner la nécessité d’inclure dans le mandat de son Secrétaire général la responsabilité de formuler des propositions exprimant l’intérêt commun qui ne peut se réduire à la juxtaposition des intérêts particuliers. L’Organisation doit dépasser son cadre institutionnel de « chambre d’enregistre­ment des requêtes » de ses membres dont la disparité est importante pour devenir l’acteur d’une « francophonie réelle » utile aux peuples qui la composent. Il s’agit de s’appuyer sur des initiatives existantes pour engager des processus, ouverts à tous les acteurs concernés qui se traduisent dans des projets d’actions communes, et de prévoir les mécanismes pour les inclure dans la préparation des conférences et du Sommet. De plus, pour redynamiser la formule des sommets, l’OIF devrait désor­mais ouvrir la discussion dans des concertations publiques avec la société civile.

Prendre un nouveau tournant est donc nécessaire pour que continue à s’écrire l’aventure francophone. Préparés par le Forum mondial de la langue française de Québec, les deux prochains Sommets francophones qui auront lieu en 2012 et en 2014 en fournissent l’occasion. Espérons qu’ils prendront les engagements néces­saires autour de la question centrale : que veulent faire ensemble les francophones ?

[1]Valantin Christian, Une histoire de la Francophonie (1970-2010). De l’Agence de coopération culturelle et technique à l’Organisation internationale de la Francophonie, Paris, Belin, 2010

[2]Arnaud Serge, Guillou Michel, Salon Albert, Les défis de la Francophonie. Pour une mondialisation humaniste, Paris, Alpharès, coll. « Planète francophone », 2002.

[3]Léger Jean-Marc, Le temps dissipé, souvenirs, Montréal, Hurtubise HMH, 1999.

[4]Phan Trang, Guillou Michel, Francophonie et mondialisation. Histoire et institutions des origines à nos jours, Paris, Belin, 2011.

[5]Au sens donné au mot par Joseph Maïla, « Organisation internationale de la Francophonie : entre vocation culturelle et finalité politique », Revue Internationale des Mondes Francophones,

IFRAMOND, no 1, Automne Hiver 2009.

[6]Tardif Jean, « La Francophonie, quel projet pour composer avec la mondialisation ? », Revue internationale des Mondes francophones, n°3 (printemps été 2011), Institut pour l’Etude de la Francophonie et de la Mondialisation (IFRAMOND), Université Jean Moulin Lyon 3.

[7]Philip Christian, Rapport du groupe de travail créé par le Président Diouf, Secrétaire général de la Francophonie sur « multilinguisme et francophonie », Revue internationale des Mondes Francophones, IFRAMOND, no 4, Printemps Eté 2012.

[8]Hagège Claude, « Contre la pensée unique », Paris, Odile Jacob, 2012.

[9]Guillou Michel, « Le multilinguisme, bien commun d l’humanité », Revue internationale des Mondes francophone,s, n°4 (printemps été 2012), Institut pour l’Etude de la Francophonie et de la Mondialisation (IFRAMOND), Université Jean Moulin Lyon 3.

[10]Hagège Claude, « Combat pour le français », Paris, Odile Jacob, 2006.

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