Histoire et géopolitique des territoires irakiens

Par le recteur Gérard-François DUMONT

Géostratégiques N°7 -Avril 2005

Aujourd’hui, l’Irak est à la fois un ensemble territorial, vaste puisque comptant 438 000 kilomètres carrés, un État, en situation qui pourrait être qualifiée de refondation puisque

sa reconnaissance internationale n’est pas en cause, et une population, relativement nombreuses dans le monde arabe. Mais ces trois aspects ne s’inscrivent pas dans les mêmes temporalités. L’ensemble territorial plonge ses racines dans la nuit des temps, avec des heures de haute civilisation et nombre de vicissitudes historiques. L’État, de création contemporaine, tient ses frontières principales de la décolonisation britannique et des rapports de force avec la Turquie. La population contemporaine, incomparablement plus nombreuse qu’auparavant en raison de la transition démographique, conserve l’héritage de nombreuses diversités religieuses et ethniques.

UN BERCEAU DE L’HUMANITÉ

Impossible de connaître l’histoire de l’humanité et de ne pas savoir que les territoires de l’Irak actuel y ont une place essentielle, par exemple avec la naissance de l’écriture cunéiforme au sein de la civilisation sumérienne, ou avec l’importance de l’architecture de Babylone dans ces mêmes périodes. Cette richesse historique s’est trouvée confirmée avec les découvertes archéologiques de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, dues notamment aux Allemands comme l’attestent les reconstitutions de Babylone au musée de Berlin. En 1901-1902, c’est la découverte à Suse de ce code d’Hammourabi qui souligne combien la société de Mésopotamie était organisée deux millénaires avant J.-C.

25          Histoire et géopolitique des territoires irakiens L’intitulé Iraq al-‘Arabi apparaît au VIIe siècle, lors de la conquête arabo-islamique. Après les révoltes théologico-politiques qui donnent naissance au chiisme duodécimain, les califes abbassides prennent le pouvoir en 750, puis fondent Bagdad en 762. Durant un bon siècle, l’Irak est l’un des centres les plus brillants de la vie économique, culturelle et religieuse de l’Islam. Mais, après différentes révoltes intérieures dès le milieu du IXe siècle, le pays voit se succéder des pouvoirs dominants même si, formellement, la dynastie abbasside ne prend fin qu’en 1258, lors de la conquête mongole.

DOMINATION ET STAGNATION

Le deuxième millénaire n’est guère propice à cette région irakienne où se succèdent pouvoirs en déclin, domination extérieure par les Perses des Buyides (955-1055), par les Turcs Seldjoukides (1055-1198), ou par les Mongols de Tamerlan (1387-1401), qui dévastent ou dominent tout à tour le pays. En 1534, l’empire ottoman devient la puissance dominatrice et la Mésopotamie prospère de l’Antiquité est laissée à l’abandon, livrée aux razzias périodiques de tribus bédouines.

PAS DE TRADITION NATIONALE

En fait, en Orient et notamment au Moyen-Orient, le sentiment d’appartenance à un ensemble géographique relativement vaste n’existait pas. Les deux seules échelles ressenties étaient, d’une part, l’espace vécu et, d’autre part, l’espace idéalisé. Le premier s’inscrivait dans une langue commune, une pratique religieuse, mais aussi, et peutêtre surtout, une affiliation tribale ou un mode de vie. Au-delà, les personnes qui peuplent les territoires aujourd’hui irakiens savaient qu’elles relevaient d’un empire auquel il fallait prêter allégeance de plus ou moins bon gré. Puis, à un niveau abstrait, les musulmans se référaient à cette communauté idéale, l’umma, censée représenter tous les musulmans. Dans ce contexte, rien de ce qui peut ressembler au sentiment national n’avait de sens. Les conditions économiques de vie ne peuvent d’ailleurs engendrer une telle idée puisqu’elles soulignent notamment une forte dualité : les habitants de la Mésopotamie, agriculteurs ou citadins sédentaires depuis la naissance de l’agriculture, vers 7000 avant J.-C., ou depuis la naissance des premières villes, dans la seconde moitié du IVe millénaire avant J.-C., ne se sentaient pas du même monde que les éleveurs nomades parcourant les steppes. En outre, ces derniers, soumis aux aléas de la sécheresse, se faisaient volontiers pillards.

LES SECOUSSES DE LA COLONISATION

Après des siècles où l’on peut dire que les territoires irakiens sortent de l’histoire, au XIXe siècle, avec l’esprit colonial qui prévaut en Allemagne, en France et en Grande-Bretagne, la région devient à nouveau un enjeu. Elle l’est tout particulièrement pour la GrandeBretagne, dont elle est une étape sur la voie terrestre vers la plus importante colonie britannique : l’Inde. Dans le but de démembrer l’empire ottoman, les puissances européennes envisagent, selon la méthode de l’époque, de délimiter des zones d’influence. Les accords Sykes-Picot de 1916 attribuent à la Grande-Bretagne la basse Mésopotamie et les territoires à l’est du Jourdain, en envisageant un statut international pour la Palestine.

Dans le contexte de la Première Guerre mondiale, les territoires irakiens se trouvent concernés par l’opposition entre l’empire ottoman, qui les occupe, et les Britanniques, qui veulent affaiblir cet allié de l’Allemagne. Les Britanniques prennent Bagdad, Kirkuk et Mossoul dans les années 1917-1918 et imposent un armistice. La ville de Mossoul, occupée depuis novembre 1918 par les Britanniques, est alors annexée à l’Irak britannique, ce qui est validé par la Société des nations en 1925.

LA CRÉATION ÉTATIQUE

Ayant obtenu un mandat sur l’Irak en 1920, la Grande-Bretagne souhaite y installer une monarchie constitutionnelle. Le pouvoir est alors, dès l’origine, dans une situation où il ne représente qu’une partie de la population : le souverain Hachémite Fayçal Ier, installé par les Britanniques en 1921, gouverne avec une petite classe dirigeante faite d’officiers de l’ex-armée ottomane, de grands propriétaires terriens et de chefs tribaux. Ils sont tous sunnites, tandis que les chiites, faiblement représentés dans l’appareil d’État, ne constituent pas une opposition. Les relations du pouvoir sont plus difficiles, d’une part avec les nomades arabes, d’autre part avec les Kurdes.

Selon le premier traité anglo-irakien de 1922, la Grande-Bretagne contrôle la politique extérieure et militaire de l’Irak ainsi que ses finances.

Mais elle cherche bientôt à se désengager. Le traité d’alliance de 1930, préservant deux bases militaires britanniques et un droit de regard sur les affaires importantes, marque la fin du protectorat et l’indépendance de l’Irak est reconnue en 1932 par la Société des nations (SDN).

DES FRONTIÈRES ESSENTIELLEMENT EXOGÈNES

Les décisions prises pendant cette période ne sont pas seulement politiques, mais aussi géographiques, avec le choix, dû pour l’essentiel aux Britanniques, des frontières de l’Irak. Certes, une partie de la frontière Est avec l’Iran est globalement l’héritage d’une longue histoire marquant la séparation entre le monde ottoman et le monde iranien, correspondant pour l’Irak à la frontière, établie depuis 1639, entre les Arabes et les Perses; il n’en est pas de même des autres frontières dont le résultat tient d’une part aux accords avec la France, d’autre part à la question kurde et aux tensions avec la Turquie.

Le traité de Sèvres du 10 août 1920, signé entre les alliés et les autorités ottomanes, toujours au pouvoir à Constantinople, laisse à ces dernières les territoires compris entre l’Arménie et Mossoul. Mais il stipule que, dans un délai d’un an après sa ratification, les Kurdes pourront obtenir de la SDN la création d’un État indépendant dans la région. Or, le traité de Sèvres ne fut jamais ratifié. Et, dès la fin de 1920, les Turcs kémalistes contrôlent l’Arménie et les territoires au sud du lac de Van, cherchant à annexer les territoires kurdes de la région de Mossoul. Pendant ce temps, les Kurdes veulent faire valoir leur souci d’autonomie ou d’indépendance. Aussi, en 1922, les Britanniques répriment une insurrection conduite par Cheikh Mahmoud Barzandji, chef kurde basé à Sulaymaniya.

Puis le traité de Lausanne de 1923 enterre le projet de création d’un État kurde et impose la répartition actuelle des Kurdes entre plusieurs États. Mais il laisse la question de Mossoul en suspens. Un an plus tard, la SDN inclut la région de Mossoul dans le mandat accordé aux Britanniques sur l’Irak, sous réserve que les Kurdes y bénéficient d’un statut d’autonomie.

En 1926, les mesures prises en faveur de l’enseignement du kurde améliorent le climat. Mais, dès l’annonce du départ des Britanniques, la volonté d’autonomie kurde réapparaît et la révolte de Chie Mamou est écrasée en 1931 par l’armée irakienne. Cette dernière intervient à nouveau pour mater une autre poussée de résistance kurde en 1936.

DU NATIONALISME AU STALINE IRAKIEN

La décolonisation britannique a pour autre effet la création et le renforcement d’une armée irakienne, nécessitée par des opérations de maintien de l’ordre, puisque les Britanniques ne laissent en Irak que la Royal Air Force comme présence militaire. Tandis que le pétrole a une importance croissante, l’armée devient ambitieuse et un sentiment nationaliste antibritannique monte ; cela se vérifie avec le coup d’État d’avril 1941, et l’on voit les militaires engager des négociations avec l’Allemagne. Le risque pour les futurs alliés est trop grand et, dès mai 1941, les Britanniques reprennent le contrôle du pays.

Après la Seconde Guerre mondiale, le renversement sanglant des Hachémites en 1958 et la disparition de l’influence anglaise, l’Irak connaît des régimes autoritaires, voire dictatoriaux, dont la politique fait prévaloir l’usage de la force à l’extérieur et à l’intérieur, quitte à recourir aux violences les plus extrêmes. Dans le contexte géopolitique de la guerre froide, les soubresauts politiques conduisent finalement à donner le pouvoir au parti Baas en 1968, puis à la nationalisation de l’Irak Petroleum Company en 1972. En 1979, l’installation de Saddam Hussein au pouvoir est marquée par 500 exécutions qui en précéderont bien d’autres (officiers supérieurs, ministres, religieux…).

Or, les hausses de prix du pétrole lui donnent des ressources considérables, lui permettant d’investir dans l’armement. Il en résulte les guerres que Saddam Hussein a pu mener avec l’Iran de 1980 à 1988, puis au Koweït.

LES SECOUSSES GÉOPOLITIQUES MARQUENT LA DÉMOGRAPHIE

Pour s’imposer à l’intérieur, le régime organise des répressions périodiques. Rappelons l’utilisation d’armes chimiques sur la ville kurde de Halabja en 1988, causant 5 000 morts environ. Ce genre d’actions vaut à un haut dignitaire du régime d’être surnommé le « boucher du Kurdistan ». À d’autres périodes, c’est la destruction de quartiers entiers de villes saintes chiites ou de villes du Sud. Aussi, pour protéger les populations du Sud, la France, le Royaume-Uni et les États-Unis instaurent-ils, le 26 août 1992, une zone d’exclusion aérienne au sud du 32e parallèle.

D’autre part, afin de satisfaire ses ambitions géopolitiques, Saddam Hussein entame deux guerres particulièrement meurtrières, faisant plusieurs centaines de milliers de victimes. Les huit années de guerre avec l’Iran (1980-1988), qui se termineront par le statu quo antérieur à la guerre, comportent de nombreux épisodes évoquant les méthodes et les pertes des batailles de tranchées du front français de la Première Guerre mondiale. L’année 1984 marque le premier emploi d’armes chimiques. Finalement, le nombre de tués irakiens est estimé à 300 000 personnes.

La deuxième guerre extérieure de Saddam Hussein est déclenchée avec l’invasion du Koweït par l’Irak, le 2 août 1990. Cette invasion, donnant lieu à ce qu’on appelle la guerre du Golfe, alors qu’il s’agit en réalité de la seconde guerre du Golfe, est contrée par une coalition anti-irakienne de 28 pays. Pour l’Irak, le coût humain direct est estimé à 20 000 décès de militaires irakiens, auquel il faut ajouter 50 000 civils souvent utilisés par le régime irakien comme bouclier. Les pertes de la coalition occidentale furent infimes : moins de 500 tués et pas plus de 2000 blessés.

Puis cette guerre du Golfe donne lieu à une révolte des Irakiens souhaitant se débarrasser de leurs dirigeants ; le régime d’Hussein organise alors une répression sévère causant environ 30 000 victimes civiles et déclenchant une importante vague d’émigration, d’où une baisse de la population irakienne en 1991. La destination principale de l’émigration irakienne, qui se présente comme demandeuse d’asile, est l’Europe, surtout l’Europe septentrionale. Dans les années 1990, les immigrants irakiens représentent en Suède le deuxième flux d’immigration après les ressortissants de l’ex-Yougoslavie.

Tout cela ne favorise guère le développement économique, d’autant que l’ONU organise un embargo pour essayer de faire respecter les résolutions du Conseil de sécurité. Malgré les trafics et la contrebande, la population s’appauvrit, les conditions hygiéniques s’aggravent, les possibilités nutritives se réduisent. Et l’Irak connaît la plus forte mortalité du Moyen-Orient (avec le Yémen, resté à un niveau de faible développement). Le pétrole, dont les principaux champs se trouvent dans la région de Kirkuk, au bord de la région kurde, et dans la région de Bassorah, aurait pu être la chance du pays. Il semble, jusqu’à présent, n’avoir réussi qu’à faire son malheur.

LA MULTIPLICATION DE LA POPULATION

Pendant les décennies précédant l’indépendance, sous l’administration ottomane puis britannique, les territoires de l’actuel Irak, faiblement peuplés, restent sous un régime démographique ancien, avec une natalité et une mortalité élevées. Sous le régime hachémite, le pays demeure à la fois sous-peuplé et peu développé.

Néanmoins, le régime semi colonial, puis l’argent du pétrole, entraînent un début de modernisation. La mortalité commence à baisser légèrement dans le deuxième quart du XXe siècle, marquant une entrée lente dans la première étape de la transition démographique1. La population atteint les 5 millions au milieu du XXe siècle. L’évolution s’accélère ensuite, comme dans l’ensemble du tiers-monde, avec la poursuite de la baisse de la mortalité et un accroissement naturel de 3 % par an, qui permet une élévation de la population à 10 millions en 1975 puis au_delà de 20 millions dans les années 1990, malgré les freins démographiques cités ci-après.

Compte tenu de sa transition démographique tardive, le potentiel de peuplement de l’Irak est important, en dépit du coût humain des guerres externes et des conflits internes.

LA DIVERSITÉ DU PEUPLEMENT

Sa population, estimée à 25,9 millions d’habitants en 20042, se répartit d’abord en trois groupes linguistiques d’importance très différente. Les Arabes, qui s’identifient par une langue sémitique commune, l’arabe,_langue officielle du pays, forment le groupe le plus nombreux, composant les trois quarts de la population du pays. Le deuxième groupe linguistique de l’Irak est celui des Kurdes, peuple d’origine indo-européenne représentant environ un cinquième de la population_et disposant donc de sa propre langue3.

Enfin, parmi les différentes minorités utilisant d’autres langues et totalisant environ 5 % de la population, le groupe le plus important est celui des Araméens, dont la langue a été reconnue officielle en 1970. Cette division linguistique ne recoupe que partiellement la diversité religieuse, qui juxtapose trois régions principales séparées par des espaces où se rencontrent plusieurs types de populations.

GÉOGRAPHIE HUMAINE : CHIITES, SUNNITES, KURDES, CHRÉTIENS…

Les extrémités Nord des déserts de la péninsule Arabique et la partie irakienne du désert de Syrie, donc l’Ouest de l’Irak, sont habitées par des Arabes sunnites4. Les plaines et les marais du Sud-Est sont peuplés d’Arabes chiites. Enfin, au Nord, le versant des chaînes de montagnes séparant la Turquie du croissant fertile, puis ce dernier de l’Iran, constitue une région de peuplement kurde.

Les vastes espaces intermédiaires entre ces zones relativement homogènes du point de vue religieux connaissent des peuplements divers. La zone séparant le Sud-Est de l’Ouest, où se trouve la capitale Bagdad, est peuplée à la fois d’Arabes sunnites et d’Arabes chiites. Au Nord, le peuplement séparant les espaces kurdes des espaces sunnites comprend ces deux types de populations, d’autant que les dirigeants irakiens ont installé des populations pour arabiser les territoires regorgeant de pétrole du piémont kurde. Enfin, l’Irak comporte un certain nombre de minorités religieuses. La population chrétienne, réduite aujourd’hui à environ 636 000 personnes, est en majorité catholique chaldéenne. Elle se répartit en divers lieux du pays, comme à Mossoul, à la jonction des Arabes sunnites et des Kurdes au Nord, et son patriarche5 réside à Bagdad. D’autres populations chrétiennes appartiennent à des religions séparées de Rome. Au sein de la population kurde, généralement de religion musulmane sunnite, il faut distinguer la minorité des Yézidis, dont les croyances sont un mélange d’éléments chrétiens, islamiques, gnostiques et zoroastriens

Cette répartition en trois groupes principaux, auxquels s’ajoutent diverses minorités, ne doit pas masquer des diversités à l’intérieur de chaque groupe. Les Arabes sunnites, qui dirigeaient le pays, étaient divisés en clans, dont celui des takritis (de la région d’origine de Saddam Hussein, Takrit, sur le Tigre, au Nord de Bagdad) qui ont eu, sous Hussein, le quasi-monopole des postes supérieurs. Les chiites du Sud se partagent entre les habitants des villes saintes (Nadjaf, sur l’Euphrate, et  Karbala, au sud-ouest de Bagdad) et ceux (les Madan) des marais du Chatt el-Arab6, où l’on a longtemps situé le paradis musulman. Il convient de noter que, dans une partie importante du pays, le chiisme a représenté un élément essentiel de stabilité dans des populations bousculées par la modernité, qu’il s’agisse, surtout dans les années 1930, des bédouins nomades sédentarisés dans des conditions misérables ou, depuis la Seconde Guerre mondiale, de populations mésopotamiennes poussées par l’émigration rurale vers les villes.

QUELQUES CONSTANTES GÉOPOLITIQUES

Cette complexité linguistique, ethnique et religieuse, explique sans doute la méconnaissance, en France, des données humaines de l’Irak, que l’on peut illustrer par cette réflexion de Clemenceau rapportée par Robert de Caix, du Journal des débats : « Les Anglais m’ont parlé des Kurdes toute la journée. Je n’ai rien compris. Dites-moi de qui il s’agit. »7.

Certes, la vieille histoire mésopotamienne et le passé de l’empire arabe de Bagdad sont des facteurs de sentiment national. Mais une telle géographie humaine comporte un risque permanent de forces centrifuges, susceptibles d’être favorisées par des puissances régionales ou par d’autres. Il en résulte, depuis l’indépendance officiellement acquise en 1932, et jusqu’à la chute de Saddam Hussein, une position géopolitique quasi_constante, marquée par la nonacceptation de frontières étatiques considérées comme l’héritage des puissances coloniales, et fondée sur trois objectifs. Le premier est l’annexion du Koweït, réclamée par l’Irak dès 1933, et expliquant le refus de reconnaître l’indépendance du Koweït en 1961 : le but est d’augmenter le pouvoir pétrolier de l’Irak, d’élargir le débouché maritime sur le golfe persique et, en même temps, de contrer l’influence de la dynastie saoudienne (rivale des Hachémites, la première dynastie régnant en Irak de 1932 à 1958) à laquelle les Britanniques ont d’ailleurs imposé la frontière sud de l’Irak, alors qu’elle voulait s’approprier les territoires allant jusqu’à l’Euphrate. Le deuxième objectif constant est de récupérer la province du Khouzistan, riche en pétrole, au détriment de l’Iran. Pour sa part, l’Iran, devenu officiellement une « république islamique » en 1979, souhaite étendre l’influence chiite, d’autant que l’Irak inclut trois villes saintes aux yeux des chiites. Enfin, les dirigeants irakiens contrent régulièrement les menaces de sécession kurde au Nord du pays.

Sous le pouvoir de Saddam Hussein, la poursuite de ce triple objectif géopolitique explique certaines évolutions démographiques qui restent difficiles à quantifier, faute de sources statistiques véritablement fiables. En effet, la priorité donnée aux « canons » sur le « beurre » ne favorise pas la transition démographique, c’est-à-dire les progrès dans la lutte contre la mortalité et l’adaptation en conséquence de la natalité selon le processus de transition démographique.

DE NOMBREUSES FORCES CENTRIFUGES

L’équilibre de l’Irak est donc par nature délicat. Certains sunnites, qui subissent depuis 2003 l’effet boomerang de leur abus de pouvoir depuis l’indépendance, cherchent quelles forces extérieures peuvent les aider, qu’il s’agisse de pays arabes sunnites ou wahhabites, ou encore de groupes organisés. Les chrétiens sont contraints d’envisager les possibilités d’exode, en raison des pressions constantes dont ils font l’objet. Les Kurdes pensent d’abord à leur autonomie, à la reconquête des territoires que Saddam leur a enlevés en y installant des sunnites, et à la meilleure façon d’empêcher toute influence d’une Turquie qui n’a jamais vraiment renoncé à Mossoul.

En effet, limiter la place et le développement des provinces kurdes en Irak permet, aux yeux de la Turquie, d’inhiber l’effet d’imitation que ces provinces pourraient entraîner chez les Kurdes de Turquie, auxquels elle n’a nulle envie de proposer une quelconque autonomie. Quant aux chiites, même lorsqu’ils ne veulent pas s’aligner sur l’Iran, ils savent que la présence de cet État voisin peut les aider à récupérer un pouvoir longtemps accaparé par les sunnites.

En fait, les plus fort tenants de la stabilité des frontières de l’Irak sont les grandes puissances onusiennes qui savent que tout changement de frontières ouvrirait une boîte de Pandore. Le territoire irakien n’a donc guère de vecteurs endogènes de stabilisation, d’autant que l’histoire de ce jeune État n’a cessé de s’inscrire, depuis son indépendance en 1932, dans un contexte de fortes violences intérieures. Ce qu’il convient d’appeler la question irakienne plonge donc dans un contexte difficile, où s’entremêlent les héritages parfois lointains des territoires moyenorientaux, les conditions de la décolonisation, les soucis géopolitiques des acteurs régionaux, ceux des puissances industrielles de la planète, des relations incestueuses entre le pouvoir et l’abus de la violence.

Pourtant, cette question est centrale pour la géopolitique mondiale parce que, outre ses richesses pétrolières, l’Irak se trouve par nature au centre géographique de ce que les Anglais ont dénommé le Moyen-Orient.

Le recteur Gérard-François DUMONT professeur à l’Université Paris IV-Sorbonne président de la revue Population et Avenir

NOTES

  • Dumont Gérard-François, Les populations du mond, Paris, Éditions Armand Colin, 2004.
  • «La population des continents et des États», Population et Avenir, n°670, novembre-décembre 2004.
  • Diversifiée en de nombreux dialectes.
  • Rappelons que les musulmans sunnites reconnaissent dès l’origine comme successeur de Mohamed les quatre premiers califes, alors que les Chiites se reconnaissent dans la succession d’Ali, cousin, fils adoptif et beau-frère de Mahomet.
  • Ce terme est un titre honorifique donné dans l’église latine à quelques évêques de sièges importants ou anciens.
  • Large voie d’eau formée par la confluence du Tigre et de l’Euphrate et débouchant sur le golfe Arabo-persique, seul débouché maritime de l’Irak.
  • Dumont, Gérard-François, Montenay, Yves, «L’Irak, géopolitique et populations»,<Population & Avenir, n°660, novembre-décembre 2002.
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