IDENTITÉ, PUISSANCE ET GOUVERNANCE EUROPÉENNE : LES CONFLITS DE L’UNION EUROPÉENNE

Christophe REVEILLARD

Juillet 2008

L’Union européenne aurait-elle peur de décliner son identité ? L’un des ensembles réunissant les pays les plus puissants au monde, notamment l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France faisant partie de la triade (avec les Etats-Unis et le Japon) du monde développé rassemblant quelque 75 % du commerce mondial et 70 % de son Produit intérieur brut, ne définit en effet aucun critère identitaire le distinguant d’un autre.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, l’Union européenne n’a rien inscrit dans ses textes fondateurs ce qui pourrait apparaître comme une spécificité euro­péenne d’aucun ordre que ce soit, culturel, géographique, religieux ou « civilisa-tionnel ». Les seules « valeurs », encore un mot la faisant frémir, qu’elle se reconnaît sont universelles depuis la Révolution française et son exportation, et pourraient tout aussi bien être partagées par toutes les élites modernes et mondialisées de tous les continents : liberté du commerce, recherche de l’expansion et du bien-être, « dé­mocratie, égalité, état de droit et respect des droits de l’homme » (in traité établis­sant une constitution pour l’Europe), etc. Non territorialisée, non nationale, non exclusive mais fortement constructiviste et abstraite, l’Europe institutionnalisée se veut donc une idée mais non différenciée : il lui reste donc la tolérance comme seule « valeur » ultime, c’est-à-dire acceptant toutes les idées portées par d’autres à la condition de dépolitisation. Rivarol allait déjà bien au-delà de cette « ambition », lorsqu’il énonçait que « les idées sont des fonds qui ne portent intérêt qu’entre les mains du talent ».

La multiplication des réflexions, séminaires d’études, colloques et publications sur la recherche du « sens » du processus d’intégration européen dit bien le désarroi des concepteurs et acteurs du système. A l’inverse, aucun doute n’est établi sur la nature de la méthode utilisée, si ce n’est en revanche sur son rythme. Ainsi, le rai­sonnement téléologique, marque de fabrique de la construction européenne, en est progressivement devenu également l’aboutissement : l’Europe institutionnelle pour l’Europe institutionnelle.

Hard power et soft power : la peur d’exister

En matière internationale, après de nombreux et savants travaux de recherches conceptuels (ou anti-conceptuels), la posture européenne recherchée et trouvée se­rait celle du soft power c’est-à-dire d’une sphère principalement économique et commerciale dont l’effet du contenu possède une influence sur son milieu presque involontairement, par effet d’inertie. La normalisation du « soft power » en oppo­sition au « hard power » sanctionne l’impossible dépassement du grand marché de libre-échange, l’orientation trans- et supranationale.

A la fin du XXème siècle, l’avancée des structures de sécurité présentées comme « euro-atlantiques », en direction de la Mer Baltique, de la Mer Noire, de la Mer Caspienne a coïncidé avec un projet de refoulement de l’influence russe de ses zones périphériques, le plus loin possible à l’intérieur du continent eurasiatique et en deçà de ses zones d’influence traditionnelles : Balkans, Caucase, Asie centrale, selon une logique de « grand échiquier » tel que décrit par Monsieur Bzrezinski qui fonde sa stratégie sur la notion américaine d’une « lutte géopolitique pour l’Eura-sie ». On trouve une référence stratégique comparable chez H. Kissinger lorsqu’il écrivait dans son ouvrage Diplomatie : « Sans l’Europe, l’Amérique risquerait de devenir une île au large de l’Eurasie ». De ces représentations géopolitiques à voca­tion globale se déduisent des stratégies plus concrètes d’expansion de l’Otan vers le centre et l’Est du continent européen et des tentatives d’instrumentalisation de l’élargissement de l’Union européenne. C’est dans ce cadre qu’on tente actuelle­ment de légitimer cette évolution par la thèse dite « civilisationniste » induisant une carte mentale simplifiée selon laquelle un bloc solidaire incluant l’Amérique du Nord comme son chef de file incontesté, avec l’Europe, la Russie et Israël devrait se constituer face aux menaces issues des autres mondes, menaces résumées par le terrorisme international sous toutes ses formes et provoquant en réponse l’unilaté-ralisme de l’hyperpuissance dont une nouvelle doctrine stratégique justifierait l’af­franchissement des règles internationales classiques. Selon le ministre français des Affaires étrangères, l’Union européenne doit correspondre à ce projet d’expansion des structures de sécurité « euro-atlantiques », pour « fabriquer ensemble du progrès et de la stabilité » et donc notamment achever le cycle d’adhésion de la Turquie selon les demandes américaines ; conformément à la dialectique du mouvement, de l’évolution, il ajoute : « pour faire bouger les lignes »’…

Dans son rôle de « superpuissance tranquille »2, de soft power, assumant sa faiblesse politique3, l’Union européenne s’imposerait malgré elle sur la merveilleu­sement bien nommée « scène » internationale par sa situation à la pointe du combat de la délégitimation de toute identité forcément discriminatoire en ses éléments distinctifs des autres identités. Ainsi de la notion de « gouvernance européenne » l’on glisserait insensiblement vers celle de « gouvernance mondiale » dans laquelle l’Union européenne aurait un rôle de modération « sociale », de défense du carac­tère égalitariste, d’accompagnement « citoyen » de la mondialisation aux cotés des Etats-Unis, qualifiés eux de hard power dans leur rôle assumé d’identification de la sphère d’économie libérale et d’action dans la défense de sa projection mondiale allant jusqu’aux opérations armées.

Le processus mortifère conséquence de la peur du néant

Comment comprendre l’ambiguïté des hérauts successifs de l’Europe institutionnelle tellement sûrs du destin de leur œuvre et pusillanimes dans les temps même où il aurait fallu manifester sa réalité ? L’aspect démographique qui caractérise l’Union européenne, vieillissement et dénatalité, est emblématique de sa terrible peur du néant. Le continent européen se trouve en plein dans un processus mortifère. La population des dix nouveaux pays membres a déjà commencé à décliner et celle de l’ancienne UE à 15 commencera à décroître vers 2015 malgré le considérable allongement de l’espérance de vie : c’est dire le formidable état de vieillissement atteint par la population de ce système d’intégration régionale. Même dans la grande Pologne catholique, membre de l’UE depuis le 1er mai 2004, l’accroissement total est négatif, puisque l’accroissement naturel est nul et le solde migratoire légèrement négatif. A coté d’authentiques puits de dépression démographiques dans le monde (la Russie et le Japon perdent un million d’habitants par an puisque l’immigration y est marginale tandis que l’Allemagne par sa politique d’immigration et de naturalisation turque et kurde le compense), le dépérissement de l’Union européenne par le décrochage de plus en plus important du seuil de renouvellement des générations s’apparente au suicide de celui qui a peur de la mort4. Les vertus collectives issues de la vitalité des peuples ont en Europe le goût amer de la vieillesse quant celle-ci clôt lentement une vie peu généreuse, « L’Europe s’achemine vers le troisième millénaire au pas lourd d’un éléphant en phase terminale »5. « L’on s’obstine à ignorer que le vieillissement démographique, en élargissant régulièrement la place du troisième âge au sein du corps social, réoriente insensiblement, mais inexorablement, l’ensemble de la société et de ses activités. Les besoins de cette catégorie de la population finissent en effet par devenir prioritaires au sein de la nation, et déterminent les choix politiques »6.

la modélisation de la sociologie politique pour expliquer la fin du pouvoir

La transformation de l’exercice du pouvoir par l’échelon européen7 présente une telle particularité qu’il est important de s’y arrêter quelque peu pour tenter d’en comprendre la nature et la finalité.

Les caractéristiques principales et immédiatement perceptibles de l’évolution constatée sont la recherche de la multiplicité et de la complexité des procédures, la désincarnation du pouvoir et sa dépolitisation, la fuite de toute définition identitai­re européenne. Il est remarquable que ces éléments soient non seulement assumés mais même expressément désirés pour leurs effets propres recherchés qui entrent en plein dans le processus d’achèvement de la « fonctionnalisation » et de l’idéologie technicienne.

A la notion traditionnelle de « pouvoir », à laquelle se joignent naturellement les facteurs de puissance et d’équilibre, les institutions de l’Union européenne désirent progressivement substituer la notion de « gouvernance », anglicisme mieux rendu dans ses diverses définitions anglo-saxonnes dont la « multiple level governance » européenne est assez emblématique. Selon Paul Magnette, « la première ambition des avocats de la « gouvernance » est précisément de proposer un mode de décision politique qui ne suppose pas l’existence préalable d’une forte identité civique »8 et avec la fin du « pouvoir », c’est forcément toute une philosophie de l’amitié poli­tique chère à Platon mais également tout l’exercice discriminant de la puissance publique qui s’estompent.

L’Union européenne en est à théoriser non seulement sa volonté d’impuissance mais également la désincarnation des acteurs de la « gouvernance ». Un simple coup d’oeil à la photographie officielle des nouveaux commissaires européens fait com­prendre combien l’anonymat de hauts fonctionnaires titulaires d’une charge tech­nique et exécutants d’une philosophie fonctionnaliste où souffle l’esprit de système, est recherché. Au pur universel répond le déracinement et à ce dernier succède ainsi la désincarnation.

Dans les procédures à la complexité remarquée, toute décision d’autorité, toute décision à l’auteur incarné, toute décision d’exclusion définissant une quelconque identité est bannie au profit de la fuite de tout conflit, de la recherche du consensus, du baume de l’impersonnel. Selon Frédéric Guillaud : « la détermination, c’est l’ex­clusion et l’exclusion c’est le mal (…). Pour ne rien exclure, pour ne rien affirmer de particulier, tout en continuant d’affirmer quelque chose, une seule solution : affirmer l’universel parfait, le vide total, l’indéterminé :  »l’Europe, l’Europe, l’Eu­rope ! » (…). Contre l’exclusion, le meilleur remède c’est bien l’inexistence »9.

Se développe ainsi la matière pour nourrir les travaux d’analyses et d’études en science politique sur la nécessité, aux cotés de la définition de la « gouvernance », de la comitologie, de la conciliation, de la co-décision, etc., d’une modélisation de la sociologie politique pour expliquer la fin du pouvoir. Les théories instru-mentalistes du pouvoir ont pour objectif sa dépolitisation ultime, « la dépolitisa­tion comme mode de gouvernement dominant » de l’Europe institutionnelle, note Andy Smith10.

L’orientation actuelle, emblématique d’un processus appelé à l’universel, est in­fluencée notamment par trois tendances principales si on laisse de coté celle de l’intergouvernementalisme.

La première approche plutôt néofonctionnaliste aurait pour postulat selon la typologie de Smith11, la transnationalisation des intérêts économiques et la subordi­nation de la politique à l’économisme, et dont les concepts clefs seraient l’engrenage et la socialisation avec la prise en compte des groupes d’intérêts mais en délaissant le rôle des symboles en politique.

Une autre approche serait le néo-institutionnalisme dont le postulat serait de considérer les institutions européennes comme structurant les intérêts et orientant la décision publique avec comme concepts clefs l’institutionnalisation (déterminis­me ; systématisme), les « sentiers de dépendance » et l’engrenage juridique qui irait jusqu’à donner une force politique au droit communautaire pour tenter d’assurer la légitimation de l’intégration européenne.

La troisième approche est celle qui semble dominer : la gouvernance européen­ne posant comme postulats la force des logiques sectorielles, la fragmentation des institutions et l’imbrication des acteurs publics et privés, et dont les concepts clefs sont l’européanisation, le réseau de politique publique, et les apports principaux la prédominance du rôle de la Commission, les analyses de l’intégration à géométrie variable et la surreprésentation des experts, mais dont la difficulté serait d’assurer les arbitrages intersectoriels et la délimitation du « rapport entre policy et politics ». En effet, pour « mettre en place des formes de « gouvernance » plus complexes et moins rigides que celles du  »gouvernement démocratique », (l’on pourrait faire appel) à des « agences » indépendantes, composées d’experts capables de répondre aux besoins fluctuants de régulation, (parce que) en mesure de fournir une analyse objective de la situation (et) échapp(ant) aux mouvements cycliques dus aux élections »12 ; ce mode opératoire consiste également à faire participer de façon plus « active et diffu­se », c’est-à-dire associer organiquement, les « intérêts concernés », principalement les lobbys organisés, à la prise de décision. La force de cette dernière conception est de faire intervenir nombre d’acteurs extérieurs dans le processus de « fabrication du droit », tels les experts, les techniciens et les lobbys. L’objectif en l’occurrence n’est pas l’identification du décideur mais au contraire sa quasi-disparition par son nombre, la complexité de la technique et le caractère « neutre », à-politique, de son intervention.

Ainsi le changement de système est souhaité, programmé voire rendu néces­saire par les évolutions, les « fluctuations rapides du contexte et des nécessités de long terme ». Même l’illusion démocratique n’est plus garantie comme exutoire pour les peuples ou leurs représentants qui peuvent en connaître sa dépossession13. Et, effectivement, dans les matières où sont nécessaires les normes de régulation à l’échelle européenne, « la décision devrait idéalement tenir compte de la diversité géographique, de la complexité technique, de la dispersion des tâches et d’évolu­tions technologiques rapides et incessantes. Pour s’adapter à ce contexte fluctuant, il serait nécessaire de mettre en place des formes de « gouvernance » plus complexes et moins rigides que celles du  »gouvernement démocratique » reposant sur l’initiative gouvernementale et la délibération parlementaire »14.

Poursuivons le constat d’une exonération assumée des contraintes issues de l’idéologisation de l’exercice du pouvoir qui avait abouti à la formalisation de l’ab­solu démocratique, de l’idéal de représentation, achevant dès lors toute réflexion sur les fins du pouvoir et lui interdisant de s’interroger sur sa véritable origine.

Dans le cadre institutionnel européen, l’obsolescence des « formes parlementaires classiques de contrôle politique » est déjà observée dans le cas de la Banque centrale européenne sanctionnant le premier achèvement d’une politique communautaire arrivée à son terme ou bien encore dans celui de la récente Agence de la sécurité alimentaire, ces organes « tir(a)nt précisément leur légitimité de leur autonomie à l’égard des majorités politiques (…). La responsabilité politique ne s’exerce plus tant dans ce cas, devant les parlementaires que devant un public diffus et informé ; elle ne comporte plus de sanction – ces agences ne pouvant généralement pas être censurées par les élus – mais se traduit par l’influence continue que les  »intérêts concernés » exercent sur l’organe de régulation »15.

Les formes de démocratie dans l’Union européenne pourraient connaître une évolution plus générale dont les caractéristiques pourraient s’exprimer par « une différenciation, interne au politique, entre une fonction critique qui serait assumée par un espace public de confrontation, et une fonction technique de régulation, re­venant naturellement aux instances de décision communautaires »16. Paul Magnette indique qu’en d’autres termes « le problème n’est pas de faire en sorte que les gou­vernants « représentent » les gouvernés, mais qu’ils soient soumis à leur vigilance et à leur critique ; la gouvernance peut se reposer sur la technocratie, pourvu qu’il s’agisse d’une « technocratie ouverte ». Le même auteur conclut son tour d’horizon en révélant que des réflexions plus radicales, reprenant la même prémisse, « les dé­cisions qui incombent aux organes de l’Union relèvent souvent de matières si fluc­tuantes, complexes et variées qu’il est difficile de les adopter sous la formes de lois générales et durables, (… induisent) la décentralisation de l’élaboration des normes vers les lieux auxquelles elles s’appliquent, et d’impliquer dans leur conception les acteurs auxquels elles sont destinées (telle une)  »polyarchie délibérative » formée par le concert de ces processus décentralisés (mais requérrant) l’intervention a priori et a posteriori des institutions pour assurer une certaine coordination ».

 

La richesse de tous ces travaux à la mode au moins depuis le livre blanc de la Commission européenne sur la « gouvernance européenne » publié au cours de l’été 2001, provient du fait qu’il apparaît que la gouvernance par l’expertise, par la parti­cipation des intérêts concernés ou par toute autre forme de pouvoir dépolitisé n’est pas faite pour servir le bien commun ou même tout simplement assumer l’exer­cice d’un pouvoir identifié et discriminant. L’« espace public de confrontation », « l’ouverture » de la technocratie ou le caractère « concerné » des intérêts visés, entre autres déclinaisons d’une même méthode de détournement, ne sont pas des leurres proprement dits mais bien le levier de la transformation radicale et inédite du système de contrainte publique à l’échelon européen qui, lui, est un phénomène en attente d’aboutissement17.

C’est par la transformation de la représentation du cadre dans lequel a lieu le jeu social que le système devrait amener les Européens de l’Union européenne à reconnaître les nouvelles formes du pouvoir. En effet, la conduite des politiques publiques s’exerce à travers un système de représentation, des schémas d’interpréta­tion qui inaugurent une opération de définition sociale de la réalité : « les processus de définition sociale de la réalité dépendent de deux caractéristiques relativement stables de tout modèle politique. Ils doivent s’insérer dans les représentations qui assurent l’intégration sociale. En effet, la pertinence d’une définition sociale dé­pend de sa capacité à s’insérer dans les modèles de référence [communautaires] qui prétendent rendre la société intelligible et qui sont à la base de ces processus de légitimation. Ils doivent, en outre, être compatibles avec les modes de médiations sociale [et politique] qui caractérisent une société donné »18. Cette modélisation permet aux référentiels des politiques publiques à l’échelle communautaire de don­ner, comme nous l’avons vu plus haut, les éléments d’interprétation causale des problèmes à résoudre -c’est le changement du réel-, mais consécutivement élève également à la dimension normative les valeurs à respecter ainsi que, dans l’ordre pratique, la dimension instrumentale des principes d’action devant « orienter l’ac­tion en fonction de ce savoir et de ces valeurs ».

C’est ici que l’idée de « gouvernance » déclinée sous toutes ses formes depuis quelques années et dont l’application est en cours, prend tout son sens. Ce qui apparaissait dans les années quatre-vingt dans la réflexion des élites communautai­res et des responsables institutionnels, comme la caractéristique suprême du génie fonctionnaliste, son originalité, une authentique fin en soi, a été déclassé au rang de méthode un peu dépassée19. Les classifications politistes de l’« effet d’entraîne­ment », du « raisonnement téléologique », de la « mécanique d’intégration »20, de l’« engrenage », le spill over, la théorie du cliquet jusqu’à celle de la bicyclette, tout ce qui démontrait et garantissait l’irréversibilité, l’inéluctabilité n’apparaît plus que comme une dialectique de conditionnement, nécessaire, certes, mais seulement as­similable à un moyen. Alors que la gouvernance réalise, elle, idéalement une fusion symbolique du moyen employé avec le système de représentation européiste, de la méthode d’enveloppement de la contrainte avec la finalité, le projet ultime du processus engagé.

Non territorialisée, non nationale, non exclusive mais fortement constructiviste et abstraite, l’Europe institutionnalisée se veut donc une idée mais non différen­ciée : il lui reste la tolérance comme seule « valeur » ultime, c’est-à-dire acceptant toutes les idées portées par d’autres à la condition de dépolitisation. Les valeurs de l’Union européenne pourraient tout aussi bien être partagées par toutes les élites modernes et mondialisées de tous les continents : liberté du commerce, recherche de l’expansion et du bien-être, « démocratie, égalité, état de droit et respect des droits de l’homme »21.

Dans le cadre communautaire ce système de représentation doit nécessairement passer d’abord par la complexité indéfiniment produite par les structures pour se perpétuer et s’étendre qui engendre un processus dans lequel les facteurs matéria­listes et ceux donnant priorité au mouvement permanent, dominent. Aucun doute n’est établi sur la nature de la méthode utilisée, si ce n’est en revanche sur son rythme. Ainsi, le raisonnement téléologique, marque de fabrique de la construction européenne, en est progressivement devenu également l’aboutissement : l’Europe institutionnelle pour l’Europe institutionnelle dans un refus du sens de la construc­tion politique, et la fuite face à la nécessité de définir une identité.

Mais, ensuite, cette maximisation de la tolérance, seul absolu autorisé22, doit jouer le rôle d’une nouvelle morale coercitive adaptée à l’exercice d’une gouver­nance insensiblement totalitaire. Et, dans ce cadre de concurrence de la structure étatique classique, de centralisation supra-étatique vers les institutions européen­nes, de contestation de la primauté de l’Etat national, d’une réalité multicentrée, d’une structuration des réseaux, de présence d’acteurs non-étatiques, de nouveaux modes de communication, qui induisent effectivement un dépassement du ter­ritoire au service d’un système-Europe avant d’être un système-monde intégrant principalement des relations économiques, il y a effectivement recomposition de l’espace social organisé. L’espace et la mobilité pour eux-mêmes promus comme valeurs intrinsèques de l’Europe trouvent alors leur traduction dé-territorialisée dans la transversalité, le métissage et la pluriculturité, la mixité, l’hybridation, le déracinement encouragé. Dans ce cadre, la citoyenneté européenne loin de toute stratégie de puissance mais dans une perspective de reconstruction de la politique sur l’instable et le devenir retrouve, assume et achève de recouvrir la représentation idéalisée du mythe européen de l’intégration.

 

*Diplômé en Droit international public et docteur en Histoire. Il est membre de l’UMR Roland Mousnier de l’Université Paris-Sorbonne et enseigne au Collège Interarmées de Défense à l’Ecole militaire. Derniers ouvrages parus : (Avec E. Dreyfus), Penser et construire l’Europe (Sedes, 2007) ; (avec B. et G. Dumont) (dir.), La culture du refus de l’ennemi (PULIM, 2007) ; C. Réveillard (dir.), « L’idée d’Europe. Pour un retour au réel », Conflits actuels n° 19 2007-1.

 

Notes :

  1. Assemblée Nationale, Délégation pour L’Union européenne, compte-rendu n°6, réunion du mardi 14 décembre 2004, p. 6
  2. Andrew Moravcsik, « The Quiet Superpower », Newsweek, 17 juin 2002.
  3. Robert Kagan, La puissance et la faiblesse : les Etats-Unis et l’Europe dans le nouvel ordre mondial, Paris, Plon, 2003.
  4. Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne, Paris, Plon, 1936, p. 193.
  5. Bruno Frappat, Le Monde Radio-Télévision, 5-6 décembre 1993.
  6. Jacques Dupâquier et Yves-Marie Laulan (dir.), « La population européenne et ses problèmes », Revue de l’Institut de géopolitique des populations, n° 1, 1er trimestre 2000, cit. de Philippe Bourcier de Carbon, p. 152.
  7. Réveillard, « Le mythe de Jean Monnet », in Guillaume Bernard, Jean-Pierre Deschodt (dir.), Mythes et polémiques de l’histoire, Studyrama, 2008.
  8. in Le régime politique de l’Union européenne, Paris, Presses de Science-Po, coll. « Références inédites », pp. 246 et s
  9. Frédéric Guillaud, « Réflexions numismatiques sur l’esprit européen en général et l’esprit
    français en particulier », Conflits Actuels, n° 13, 2004 – 1, pp.128-129.
  10. In Maison des Sciences de l’homme – Réseau européen droit et société, Le gouvernement de l’Union européenne. Une sociologie politique, « Droit et société – Recherches et Travaux », série politique n° 11, Paris, LGDJ, 2004, p. 81 et sq.
  11. ibid,, tableau 1.1, p. 40
  12. Magnette, op. cit., p. 247.
  13. Réveillard, « Les partis politiques français au Parlement européen », Bernard G., Duquesnoy E., (dir.), Les forces politiques françaises, Genèse, environnement, recomposition, Paris, PUF, 2007 (coll. « Major ») ; _ « Le tournant de 1979 », C. Réveillard, D. Barjot, Penser et construire l’Europe (191-1992), Sedes, 2007.
  14. Magnette, op. cit., p. 247.
  15. ., p. 248
  16. Jean-Marc Ferry, « souveraineté et représentation, dans Mario Telo, Démocratie et construction européenne, Bruxelles, éditions de l’Université de Bruxelles, 1995, p. 98, cit. in
  17. Cf. C. Réveillard (dir.), « L’idée d’Europe. Pour un retour au réel », Conflits actuels n° 19
    2007-1.

 

  1. Bruno Jobert, « Représentations sociales, controverses et débats dans la conduite des politiques publiques » in dossier « L’Europe, le marché, l’Etat », Revue française de science politique, 42, n°2, avril 1992, Presses de la Fondations nationale de science politique, pp. 218 et sq.
  2. Réveillard et E. Dreyfus, Penser et construire l’Europe, Sedes, 2007.
  3. Jean Boissonnat, ancien membre du conseil de la politique monétaire, expliquait que l’Europe « donne l’impression d’avancer par le seul effet d’une sorte de gravitation politique. Chaque étape déclenche la mécanique qui conduit à l’étape suivante et lorsqu’on s’inquiète de la nouveauté, il apparaît que c’est trop tard sans courir des risques plus grands en arrêtant le mécanisme qu’en le laissant aller à son terme » in La révolution de 1999. De l’Europe à l’Euro, de l’Euro à l’Europe, éd. France Loisirs, coll. « Questions de société », Paris, 1997.
  4. Article I — 2, « Les valeurs de l’Union », in Traité établissant une constitution pour l’Europe
  5. et G. Dumont, C. Réveillard (dir.), La culture du refus de l’ennemi. Modérantisme et religion au seuil du XXIe siècle, Pres. Univ. de Limoges, 2007 (coll. « Bibliothèque européenne des idées »);

 

 

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