Irak : les différentes échelles de l’analyse stratégique

Par Christophe REVEILLARD
Géostratégiques N°7 -Avril 2005

Les Etats-Unis jouent toujours en Irak une partie fondamentale de leur crédibilité stratégique qui attribue au champ irakien une dimension bien plus importante que sa seule situation
géopolitique, même cruciale dans le projet de « Grand Moyen-Orient ». C’est justement à l’étude des écarts de grandeur des différents ordres spatiaux, des contrastes dimensionnels, que nous voudrions ici consacrer notre étude.
L’ÉCHELLE GLOBALE
Á l’échelle la plus globale, on sait que selon que les Etats-Unis auront réussi ou échoué à empêcher l’émergence d’une puissance ou d’une coalition sinon hostile du moins concurrente ayant une prétention à influer sur l’avenir du cœur européen, ils auront réalisé ou non l’objectif géopolitique premier de rester la seule vraie puissance globale. D’où leur constante volonté de puissance. Cela aura été tout le but des politiques américaines vis-à-vis de l’Europe au long du grand vingtième siècle d’éviter la constitution d’un Heartland continental seul à même de concurrencer la puissance mondiale maritime d’abord anglaise puis nord-américaine. Et pour ce faire la doctrine aura été définie notamment par Alfred Mahan théorisant la puissance maritime, celle qui permet la projection de force et plus particulièrement la projection d’une concentration de forces. Les moyens nécessaires à cette politique d’hégémonie mondiale se situent à cette échelle et ils émergeront étapes après étapes, force, économie, finance, culture, connaissance technologique communication et information. Ces moyens de puissance
51 Irak : les différentes échelles de l’analyse stratégique ont été abondamment étudiés qu’il s’agisse par exemple de l’expansion mondiale par la maîtrise stratégique de la mer1, la « diplomacy of the dollar » (à la différence de la « dollar diplomacy » en Amérique centrale2), les trois éléments de puissance relevés par Alvin Toffler (la force, le pouvoir financier, la connaissance technologique) revus par Richard Haas3, Joseph Nye4 et Paul-Marie de la Gorce, ce denier estimant que les moyens dont disposent les Etats-Unis pour être la puissance unique sont à la fois « politiques et diplomatiques ; militaires et financiers ; économiques et industriels ; scientifiques et techniques ; alimentaires et culturels aussi »5.
A la fin du siècle, l’avancée des structures de sécurité présentées comme « euro-atlantiques », en direction de la Mer Baltique, de la Mer Noire, de la Mer Caspienne a coïncidé avec un projet de refoulement de l’influence russe de ses zones périphériques, le plus loin possible à l’intérieur du continent eurasiatique et en deçà de ses zones d’influence traditionnelles : Balkans, Caucase, Asie centrale, selon une logique de « grand échiquier » tel que décrit par Monsieur Bzrezinski qui fonde sa stratégie sur la notion d’une « lutte géopolitique pour l’Eurasie ». On trouve une référence stratégique comparable chez H. Kissinger lorsqu’il écrivait dans son ouvrage Diplomatie : « Sans l’Europe, l’Amérique risquerait de devenir une ile au large de l’Eurasie ». De ces représentations géopolitiques à vocation globale se déduisent des stratégies plus concrètes d’expansion de l’Otan vers le centre et l’Est du continent européen et des tentatives d’instrumentalisation de l’élargissement de l’Union européenne. C’est dans ce cadre qu’est tentée actuellement la légitimation de cette évolution par la thèse dite civilisationniste induisant une carte mentale simplifiée selon laquelle un bloc solidaire incluant l’Amérique du Nord, l’Europe, la Russie et Israël devrait se constituer face aux menaces issues des autres mondes, menaces résumées par le terrorisme international sous toutes ses formes et provoquant en réponse l’unilatéralisme de l’hyperpuissance dont une nouvelle doctrine stratégique est censée justifier l’affranchissement des règles internationales classiques.
A l’heure actuelle les Etats-Unis sont effectivement la seule superpuissance et les difficultés nombreuses qu’ils rencontrent, notamment en Irak même mais aussi à travers le monde en raison de cette dernière campagne, n’empêchent pas qu’ils en conservent et en développent les attributs extérieurs qu’ils s’agissent de leur budget de défense, de leur capacité de projection de forces et de leur présence militaire à l’échelle du globe. Le 11 septembre avait déjà légitimé et accéléré la montée en puissance d’une politique de présence active et d’influence en Asie Centrale (bases et accords de coopération en Ouzbékistan, Kirghizstan, Tadjikistan et Kazakhstan) et dans le Caucase, précédemment inscrite dans le moyen terme. Dès lors, l’objectif du maintien de l’Europe de l’Ouest dans un état de dépendance stratégique pour empêcher la constitution d’une puissance continentale concurrente sinon hostile est complété par un investissement conséquent dans « l’autre » zone clef géostratégique sur la frontière de laquelle la campagne d’Irak, après celle d’Afghanistan, est venue s’ajouter. Le bouleversement est d’importance puisqu’il a pour conséquence de faire en sorte que l’unique superpuissance soit à la fois celle qui contrôle l’espace maritime mondial, neutralise les éventuelles velléités politiques d’une Union européenne ou bien plutôt des nations cadres de celle-ci qui ont contesté l’invasion irakienne et ont amorcé l’aménagement d’un axe comprenant Moscou et Pékin, et s’implante dans la partie orientale utile de l’Eurasie tout en persévérant dans sa tentative de réaménagement d’un «grand Moyen-Orient». La situation de l’hyperpuissance, devenue quasi-continentale en Eurasie, est à relier avec leur tentative de contrôle des ensembles de sécurité collective à l’échelle mondiale.
C’est ainsi qu’à Washington, le projet d’identité européenne de défense fut régulièrement considéré comme une aimable virtualité, une incongruité au regard de la planification atlantiste qu’avaient fidèlement appliqué les Communautés puis l’Union européenne. Le bref sursaut français concernant la nomination éventuelle d’un général européen pour diriger le flanc sud de l’Otan ou le sommet franco-britannique de Saint-Malo sur la défense européenne, avaient rapidement fait l’objet d’une tentative de minimisation par la diplomatie américaine : « Ce que nous ne voulons pas, c’est que cette identité européenne de défense puisse saper la vitalité de l’Otan », ou encore « Nous voulons éviter le découplage. L’Otan doit rester une organisation d’alliés souverains où le processus européen de décision n’est pas détaché du processus de décision plus large de l’Alliance. Deuxièmement, nous devons également éviter la duplication. Les ressources sont trop rares pour que les alliés puissent se permettre de planifier leurs forces, faire fonctionner des structures de commandement et acheter des équipements deux fois : la première au sein de l’Otan, la seconde au sein de l’Union européenne.
Troisièmement, nous devons éviter toute discrimination à l’égard d’un membre de l’Otan qui ne serait pas membre de l’Union »6.
La séquence est intéressante : maintien de l’Otan devenue pourtant sans objet, approfondissement au contraire des rapports transatlantiques notamment par un élargissement du rôle de l’organisation atlantique ainsi que de son aire d’intervention, développement de l’intégration proprement dite par une force de réaction rapide, enfin tentative de faire de l’Otan le bras armé de l’Onu mais en gardant sa spécificité propre de direction américaine permanente et exclusive. Bénéficiant d’une force militaire globale ordonnée à une puissance diplomatique inégalée, les Etats-Unis franchiront encore une étape puisqu’ils cherchent à éviter les contraintes des alliances traditionnelles dont les membres pourraient exciper telle ou telle revendication, et appliquent désormais l’intervention « unilatérale en coalition » qu’illustre l’invasion de l’Irak. L’unilatéralisme est devenue le propre de l’action stratégique de la superpuissance dont les prétextes successifs, destruction d’armes de destruction massive, défense des droits de l’homme, rééducation démocratique, etc., ne sont plus qu’à peine excipés tant l’expression brutale de la jubilation hégémonique face au monde est analysée comme devant être autant dissuasive vis-à-vis des « multipolaristes » que la froide application du rapport de force.
LA TENTATIVE DE MAÎTRISE DES SYSTÈMES DE SÉCURITÉ RÉGIONAUX
Progressivement, les Etats-Unis ont développé une politique de constitution de coalition attachée à la réalisation d’un objectif qu’ils avaient eux-mêmes fixés ou d’émergence voire de développement d’organisations dont ils s’assuraient préalablement la direction exclusive. Aymeric Chauprade et Patrick Allard disent la même chose même si leurs conclusions divergent. Le premier écrit que la mondialisation c’est notamment « la dynamique d’épanchement du superpuissant à laquelle se raccrochent les autres de manière compétitive, ou au contraire en la subissant ». Il ajoute : l’« hyperpuissance politique et économique dispose d’une souveraineté maximale », elle réfute les organisations supranationales pour elle-même et, ce, pour exercer son veto. Enfin, « Les Etats-Unis sont à l’origine de nombreuses dynamiques de droit international, traités et conventions débouchant sur une limitation de souveraineté des signataires ; on les retrouve cependant rarement au rendez-vous de la ratification ou de l’application effective »7. Le second évoque l’ambiguïté de « la politique américaine vis-à-vis des organisations internationales et, plus généralement, des engagements multilatéraux. Ceux-ci sont un vecteur d’influence pour la politique américaine, en même temps qu’un moyen de préserver la compétitivité de l’économie américaine, en disciplinant le comportement du reste du monde. […] Mais les engagements multilatéraux représentent également une menace potentielle pour la souveraineté américaine. Les EtatsUnis sont ainsi à l’origine de nombreuses initiatives […], le plus souvent dans le but d’étendre au reste du monde des politiques, normes ou procédures américaines, jugées plus contraignantes que celles pratiquées à l’étranger, pour les abandonner ensuite au motif de leur effet jugés dommageables pour l’économie ou pour la souveraineté »8. A. Chauprade concluait por sa part ce constat similaire par une analyse de géopolitique réaliste qui intégrait le tournant volontariste et unilatéral de Washington dans le cadre de la globalisation : « De la même façon que le transnational est consubstantiel du fait étatique, la mondialisation ne peut être pensée comme étant extérieure à la puissance des Etats et de leurs économies, susceptibles de la piloter ; la mondialisation est à la fois effet de puissance d’Etats et dynamique de puissance agissant au profit de ces Etats au premier rang desquels les Etats-Unis. La mondialisation doit être considérée comme étant indissociable de l’hégémonie de puissance américaine ».
IRAK ET NOUVEAUX AXES EUROPÉENS
En ce qui concerne l’Europe, la seconde guerre d’Irak au printemps 2003 fut un révélateur en brisant le quasi-unanimisme de façade qui prévalait depuis 1991 sur la politique américaine. Dès le début de l’automne 2002, l’Allemagne et la France prirent la tête en Europe occidentale d’un front antiguerre. La Russie et, dans une moindre mesure la Chine, les rejoignirent, esquissant du même coup l’embryon d’un axe continental eurasiatique Paris-Berlin-Moscou prolongé jusqu’à Pékin. Bien plus que le fait de n’être pas suivie sur l’Irak, la perspective même incertaine, même lointaine, de voir le bloc eurasiatique tenter de s’affranchir de son influence conduisit Washington à susciter l’appel des huit chefs d’Etats et de gouvernement européens du 30 janvier 2003 en faveur d’un « front uni de l’Europe et de l’Amérique ». Parmi les signataires figuraient, la Pologne, la République Tchèque et la Hongrie membres de l’Otan depuis 1999 et futurs membres de l’Union européenne à compter du 1er mai 2004. Il s’agissait de diviser l’Europe en détachant ces pays du noyau dur franco-allemand, le noyau carolingien. Dans la même perspective de briser l’axe continental embryonnaire, après la fin « des opérations de combat majeur », l’Amérique selon les propres termes de Condoleeza Rice, résolut de « pardonner à la Russie, d’ignorer l’Allemagne et de punir la France », notamment par la tentative de faire échouer le projet de traité constitutionnel européen par ses plus fidèles soutiens en Europe Pologne et Espagne, ce qui fut vain après un premier succès, cependant. Depuis lors, malgré de nombreux signes semblant témoigner de leur volonté de rentrer dans le rang, les puissances européennes française, allemande et russe n’ont cessé de manifester leur convergence quant à leur conception d’un monde multipolaire, notamment plus respectueux du droit international classique, d’autant que sont apparus clairement à l’opinion internationale le leurre des ADM, l’incapacité des forces américaines à empêcher « la transformation de l’Irak en un des principaux foyers du terrorisme mondial » selon D. de Villepin, le désengagement progressif des forces alliées aux Etats-Unis, qu’ils s’agissent des contingents espagnol (départ le 30 juin des 1300 soldats espagnols d’Irak à la suite de l’attentat du 11 mars 2004 à Madrid), polonais, italien (prévu pour septembre) ou du mécontentement anglais, ainsi que des turbulences qu’avaient connus ces gouvernements relativement à leur engagement. Ces reculs stratégiques étaient l’une des conséquences de l’échec d’une représentation censée illustrer la nécessité de l’unilatéralisme.
L’ÉCHEC D’UNE REPRÉSENTATION
Les ratés de la rhétorique de guerre préemptive et de la crise de crédibilité dont ont conséquemment souffert une partie des « faucons US »9, sont en effet apparus concurremment à la prise de conscience que, pour Washington, l’imposition d’un rapport de force compte plus que les croyances et les représentations, même si un investissement conséquent fut consenti pour ces derniers lors du conflit en Irak. En effet, rare fut aussi théorisée et appliquée la volonté américaine de maîtrise de l’information sur le terrain et dans les opinions. Dans la précédente livraison de Géostratégiques, avait été souligné justement le fait que les stratèges américains « confondent délibérément menace, menace critique, ressentiment à l’égard des Etats-Unis et mal en soi. C’est l’état d’urgence permanent : à puissance absolue, hostilité absolue et menace sans limite ». Le jeu de cache-cache intellectuel réside dans

la détermination de l’élément déclencheur ou de celui qui alimente indéfiniment cette spirale apparaissant pour l’instant effectivement sans limite visible. Ceci se révèle finalement dans « le recours systématique à l’ultima ratio, la puissance des armes » ; or du coté des néoconservateurs, comme pour les islamistes, elle devient la prima ratio, ou, traduit en anglais, la preemptive war, telle que l’avait ainsi décri Emmanuel Todd10: « L’élévation du terrorisme au statut de force universelle institutionnalise un état de guerre permanent à l’échelle de la planète : une Quatrième guerre mondiale ». En désignant un « principe comme ennemi […] en «zappant» ainsi le signifiant, (le nouveau discours de guerre américain) confirme le caractère métaphysique du combat […]. Le nouvel ennemi est d’autant plus redoutable qu’abstrait » dit F.-B. Huyghe. Or, « en vertu de l’aspiration à la sécurité absolue, les Etats-Unis doivent combattre celui qui est dangereux au lieu que soit dangereux celui qui est leur ennemi. Pareil système ne demande qu’à se nourrir lui-même », comme l’illustre D. Rumsfeld dans sa définition du critère de la « victoire » censée acquise « le jour où le monde entier accepterait de ne plus s’en prendre au mode de vie américain ». Et Kurt Campbell de conclure le processus implacablement simple et à fondement déterministe : « Le danger que représente le terrorisme pour le mode de vie américain ne laisse aux Etats-Unis d’autre choix que celui de la prédominance ». Cela tombe bien : cette prédominance était déjà décrite comme une dominance informationnelle -pour résumer : supériorité cognitive et maîtrise des nouvelles technologies -« paradigme » central de la stratégie américaine11. Finalement, Alvin Toffler révélait ce que nous ne cessons d’observer dans un cadre de « sidération » mentale -et physique par les moyens de communication qui nous projettent dans l’abrutissement de la violence et de l’immédiateté, écrans de télévision, photographieschoc et titres de presse aux accents apocalyptiques12 -c’est-à-dire que les contraintes technologiques et médiologiques sont intimement liés évidemment- aux choix idéologiques et stratégiques. Ce qui commande aujourd’hui des processus d’influence pour amener « l’opinion » à l’objectif préétabli, qui comprennent des « accusations d’atrocités [parfois à provoquer ou à créer] ; le gonflement des enjeux (la guerre devient un affrontement métaphysique du bien et du mal) ; diabolisation de l’adversaire (… « Hitlérisation » dans les cas de Saddam Hussein ou Milosevic) ; polarisation (choix des deux seuls camps du bien et du mal) ; appel à la sanction divine ; méta-propagande, c’est-à-dire accusation de propagande lancée contre toute information provenant de source adverse ou simplement contestant la version de votre camp »13. Le fait américain est celui de « l’accumulation de moyens coercitifs et de dissuasion globaux et englobant (pour) intégrer la conscience qu’ont les autres de la suprématie américaine, afin d’en faire une catégorie dominante de la pensée internationale de la réalité stratégique »14. C’est effectivement au niveau de la sphère des idées que sont mobilisées trois types de ressources : « celles de la technostratégie et de la démonstration de la puissance et/ou de la projection de force, celles de la diffusion des images, de la mise en scène hégémonique de la légitimité de la puissance américaine, et celle de l’imposition des normes, dont l’objectif est de créer une superstructure normative mondiale englobant les autres systèmes normatifs, donc de définition de la réalité humaine »15. Le système anglo-saxon secrète son exclusivité, traduite en termes diplomatico-stratégiques par l’unilatéralisme.
Ce processus rendu visible n’a fait que favoriser la prise de conscience de certaines faiblesses de l’hyperpuissance relativement occultées dans le cadre offensif et manichéen de la lutte anti-terroriste et du choc des civilisations. En effet, des auteurs pertinents sont à rebours de la pensée dominante sur l’inéluctabilité de la puissance de l’empire et notamment Emmanuel Todd dans la réédition de Après l’empire16. Selon lui, l’administration Bush, la guerre en Irak ont illustré le « micromilitarisme théâtral », semblant « appliquer méthodiquement un programme de délégitimation et de destruction du système stratégique américain ». La postface de 2004 relève les prédictions de la précédente édition accomplies ou en voie d’accomplissement, qu’il s’agisse de la faiblesse industrielle américaine, son besoin d’argent frais, de l’augmentation de son déficit qui la rend encore plus dépendante du monde et de l’échec idéologique et diplomatique à l’occasion du conflit irakien qui a accéléré le rapprochement entre l’Europe et la Russie, éloigné l’allié central allemand (et turc) et créé une crise d’identité en Angleterre notamment en raison de la coloration ethnique anglo-saxonne de l’intervention armée dans le Golfe très préjudiciable à l’image des Etats-Unis dans la région.
IRAK ET NOUVELLES CONTRAINTES SUR LES ETATS-UNIS
Rien qu’en 2004, le Pentagone a perdu 850 hommes et depuis mars 2003 (la phase offensive de l’invasion de l’Irak fut menée du 19 mars au 30 avril 2003) au moins 1400 hommes. Les Etats-Unis ont découvert en peu de temps l’impopularité dont ils étaient l’objet en Irak, dans les populations arabes puis dans un nombre très important d’Etats du monde entier ; une fois engagés dans leur politique unilatérale, la seule volonté de plus en plus manifestée par les EtatsUnis de n’être plus seuls et d’être moins en première ligne ne suffit pas pour se dégager de l’enlisement irakien et retrouver la confiance des peuples contestant le bien-fondé de leur action. L’ancien responsable de la lutte anti-terroriste, R. Clarke notait qu’« Al Qaïda a[vait] tout intérêt à la réélection de G.W. Bush. C’est son meilleur agent puisque depuis qu’il est aux affaires, l’islamisme est en hausse, le terrorisme s’étend et les combattants d’Al Qaïda entrent aujourd’hui en Irak ». De même sur Fox News, le Secrétaire américain à la Défense, Donald Rumsfeld estimait qu’entre deux années et quatre années étaient nécessaires pour stabiliser l’Irak ». L’élection irakienne confirme l’effet d’entraînement et de spirale vers l’enlisement et la détérioration dramatique de la situation sur le terrain. En effet, les questions de partition territoriale mais aussi entre communautés, de guerre civile et religieuse sont maintenant ouvertement posées après le transfert du pouvoir à un nouveau gouvernement transitoire puis le scrutin du 30 janvier et la réorganisation inévitablement communautaire des institutions. Car cette mise à nu de la césure communautaire remet en cause jusqu’à la cohésion des nouvelles forces de sécurité irakiennes, colonne vertébrale du plan de stabilisation générale de l’Etat pour lequel les Etats-Unis ont déjà dépensé plus de cinquante milliards de dollars.
Entre le maintien d’une guérilla diverse (djihadistes internationaux, ex-militaires et baasistes) rompu aux méthodes terroristes ce qui relance le débat du format trop réduit des forces américaines (150 000 contingent de dix-sept brigades déployées, 200 000 ou 250 000 hommes ?), la nécessité d’empêcher le divorce entre gouvernants acquis à Washington et populations hostiles (cas espagnol, italien, polonais, etc.), celle de désamorcer la haine des populations arabes en raison de l’identification à Israël et aux régimes les plus autoritaires du Golfe et du Moyen-Orient, Washington devra également « gérer » le retour sur son sol des effets de sa politique : « Sans vraie perspectives de sortie de crise, les Américains ont commencé à rencontrer les problèmes de toute armée d’opération confrontée à une insurrection difficile à cerner. Le doute des soldats est maintenant public. Les refus d’obéissance et les cas de sévices se multiplient (…). Lassitude et démotivation des forces : une partie des médias évoque de nouveau un début de syndrome du Viêt-Nam (…). Les recruteurs de la Garde nationale viennent de reconnaître une baisse de 30 % des engagements, constante sur les derniers mois de 2004. Cela ne s’était pas vu depuis septembre 2001 »17 ; et pour ce qui concerne les unités d’active de l’armée, du corps des marines ainsi que du corps de la réserve, ils n’ont plus atteint depuis des mois leurs objectifs de recrutement. Les départs ne sont pas remplacés18. Le général Helmly commandant des 200.000 hommes de la Réserve qualifie l’évolution de son unité comme « dégénér(ant) en force brisée », le service de dizaines de milliers de membres de la Garde nationale a été prolongé de plusieurs mois. Avec enfin un matériel en voie d’usure précoce, comme l’a souligné le général Blum de la Garde nationale, qui évoque également le « sous-équipement » croissant du contingent, le niveau alarmant des différents paramètres d’opérationabilité de l’armée américaine font douter de sa capacité à répondre à l’éventualité d’un autre conflit majeur avec même le minimum d’efficacité.
C’est le constat du paradoxe d’une situation qui devait par une action de terrain, premier cercle stratégique, amener à l’affirmation in fine admise par tous de la force irrépressible de l’hyperpuissance non seulement affranchie de l’ancien ordre international mais également promoteur à l’ultime échelon stratégique, d’une nouvelle ère mondiale à laquelle elle aurait attaché son projet unilatéraliste, mais qui voit de fait son affaiblissement devenir l’objet de la préoccupation d’une communauté internationale bien ancrée dans ses traditions.
Christophe REVEILLARD
Université Paris IV Sorbonne – Collège interarmées de Défense

NOTES
(1) Vr. Alfred Mahan, The Influence of Sea Power Upon History, Boston, 1890, The Interest of America in Sea Power, Boston, 1897 et Sea Power in Its Relation to War of 1812, 1905
(2) Selon l’expression de James Leets ; vr. Egalement Denise Artaud, « Les Etats-Unis et l’Europe au XXe siècle : de l’isolationnisme au néo-impérialisme ?», L’américanisation
de l’Europe occidentale au XXe siècle. Mythe et réalité, Dominique Barjot et Christophe Réveillard (dir.), coll. Roland Mousnier, Presses de l’Université de ParisSorbonne, Paris, 2002, pp. 37-57 ; Herbert Feis, The Diplomacy of the Dollar 1919-1932, Baltimore, The John Hopkins Press, 1950.
(3) Richard Haas, The Reluctant Sheriff, Council on Foreign Relations Book, 1997
(4) « (…) Aucun autre pays n’(est) en mesure de remplacer l’Amérique, car aucun ne possèd(e) simultanément les trois attributs de puissance : l’économique, le politico-militaire et l’idéologicoculturel», Bound to Lead : the Changing Nature of American Power, Basic Books, 1990.
(5) Paul-Marie de La Gorce dans Henry Lelièvre (dir.), Les Etats-Unis, maîtres du monde ?, Complexe, 1999 ; vr. également pour un point de vue plus général, le dossier « France, Europe, Etats-Unis» Arnaud Hurel et C. Réveillard (dir.), Conflits Actuels, VIIe année, n°XIII, 2004-1, Centre d’études et de diffusion universitaires.
(6) Madeleine Albright, Le Monde, 9 décembre 1998 et Financial Times, 7 décembre 1998.
(7) A. Chauprade, Géopolitique. Constantes et changements dans l’histoire, op. cit., p. 808.
(8) P. Allard, op. cit., pp. 264-265.
(9) François-Bernard Huyghe, Quatrième guerre mondiale. Faire mourir et faire croire, éd. du Rocher, coll. «L’art de la guerre».
(10) Après l’empire, Gallimard, NRF, 2002 réédité avec une postface inédite en Folio, «Actuel», 2004.
(11) Cf. Didier Lucas et Alain Tiffreau, Guerre économique et information, Ellipses, 2001 et Christian Harbulot et Didier Lucas (dir.), La guerre cognitive. La guerre de la connaissance, Lavauzelle, 2002.
(12) Jusqu’aux essais de géopolitique qui en empruntent les accents millénaristes ; vr. Frédéric Encel, Géopolitique de l’apocalypse, Flammarion, 2002.
(13) Alvin et Heidi Toffler, Guerre et contre-guerre, Fayard, 1994.
(14) Jean-Michel Valantin, « »Shaping the mind », stratégie globale et colonisation de la sphère des idées » in La guerre cognitive. La guerre de la connaissance, C. Harbulot et D. Lucas (dir.), op. cit., p. 92.
(15) Ibid., p. 98.
(16) Folio, «Actuel», 2004
(17) Frédéric Pons, «Irak, la revanche des Chiites», L’album de l’année 2004, Paris, Valmonde, 2005, p. 17.
(18) Éric Leser, Le Monde, 22 Mars 2005, p. 4

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