Jalons pour une géopolitique Jalons pour une géopolitique des protestantismes

Professeur F. G. DREYFUS

Professeur émérite d’Études Européennes à l’université Paris IV-Sorbonne. Ancien directeur de l’Institut d’études politiques de Strasbourg, du Centre des études germaniques et de l’Institut des hautes études européennes.

Trimestre 2010

C’EST TRÈS VOLONTAIREMENT que nous parlons des protestantismes. Qu’y a-t-il de commun en effet entre calvinisme et luthéranisme, sinon le souvenir des dia­tribes entre Calvin et Luther ? Qu’y a-t-il de commun encore entre les Églises dites historiques et les Églises évangéliques ? Ce n’est pas pour rien que Bossuet parlait des Variations des églises protestantes. Les Églises historiques remontent comme cha­cun sait à Martin Luther et à sa rupture en 1517 avec le pape. Au nom de la seule autorité de la Bible, il appelle au sacerdoce universel l’ensemble des baptisés et ne maintient que deux sacrements : le baptême et l’eucharistie, tout en conservant la liturgie romaine pour le service divin et la vénération à l’égard de la Sainte Vierge.

Au lieu de s’appuyer sur Luther dont il reconnaît certains apports, Calvin éla­bore la doctrine de la prédestination, met en place une organisation ecclésiastique sans hiérarchie apparente, à la différence des luthériens qui, dans les Églises restées fidèles à la tradition luthérienne, reconnaissent le ministère épiscopal (cf. les épis-copats scandinaves).

Issue des démêlés conjugaux d’Henri VIII, l’Église anglicane s’organise selon les traditions de l’Église catholique romaine, tout en refusant de reconnaître l’autorité du Pape. La théologie anglicane est suffisamment large pour admettre le maintien des tendances catholicisantes et des tendances proches du calvinisme.

Le luthéranisme, qui compte plus de 60 millions de fidèles, est implanté prin­cipalement en Europe septentrionale, en Allemagne et dans les pays scandinaves. Il s’organise autour de la Fédération luthérienne mondiale, tandis que les calvinistes se regroupent dans l’Alliance réformée mondiale. La communion anglicane (les épiscopaliens aux États-Unis) reconnaît la primauté de l’archevêque de Canterbury et la conférence de Lambeth. Mais très vite apparaît le mouvement baptiste, issu des anabaptistes du XVIe siècle et qui touche les milieux populaires. En fait, ce sont parmi eux que se recrutent les puritains qui s’opposent à l’Église anglicane, qu’ils fuient au XVIIe siècle pour s’implanter dans les colonies d’Amérique. C’est aux États-Unis que les baptistes se développent le plus, ce qui ne les empêche pas de se diviser constamment. En 2004 encore, la Thousand South Baptist Convention, particulière­ment conservatrice, se sépare de l’Alliance baptiste mondiale.

À côté des baptistes se sont développées les communautés méthodistes, issues de la branche calvinienne de l’anglicanisme. Les communautés insistent essentielle­ment sur la conversion individuelle et la prédication, en se désintéressant de l’aspect liturgique. On met également l’accent sur la solidarité et c’est dans des milieux méthodistes que s’est développée l’Armée du Salut. Ces communautés sont parti­culièrement implantées aux États-Unis et en Grande-Bretagne.

C’est à l’intérieur du baptisme que vont naître deux mouvements différents : les pentecôtistes et les évangélistes de toute dénomination, qui insistent sur la conver­sion individuelle et pratiquent le baptême par immersion après une conversion individuelle ; ils insistent au nom du Sola Scriptura sur une lecture fondamentale de la Bible, ce qui entraîne un moralisme qu’on ne retrouve plus guère dans les autres dénominations protestantes. Ils rejettent l’homosexualité et l’avortement, et pratiquent, au moins en apparence, un moralisme rigoureux. Ils se développent dès le XVIIIe siècle et ne cessent de croître.

Enfin se sont développées à la fin du XIXe siècle les communautés pentecôtistes, dont les cultes sont essentiellement émotionnels. Leur influence est considérable dans les Églises afro-américaines, en Amérique latine et dans le monde africain, où se met en place depuis un demi-siècle une culture christo-animiste, en particulier en Afrique centrale.

Dans la plupart des nations du monde, les Églises protestantes aspirent à tra­vailler ensemble, mais en réalité on assiste de plus en plus à une rupture des Unions de Fédérations d’Églises, comme c’est le cas en France, où les évangélistes viennent de se séparer de la Fédération protestante de France.

En fait, dès 1920, le théologien américain Mac Kelley, voyant le déclin incon­testable des Églises historiques, soulignait leur responsabilité dans cette évolution2. En effet, pour Mac Kelley, « la crise des Églises traditionnelles est la conséquence de leur complaisance pour les idéaux modernes de la solidarité, du développement personnel et de l’émancipation individuelle. Dans le but illusoire de séduire les hommes d’aujourd’hui, les dirigeants de ces Églises se sont engagés dans des en­treprises servant ces idéaux. Planning familial, appui au féminisme, actions en fa­veur de l’égalité raciale , sur tous ces terrains ils ont rencontré la concurrence des mouvements profanes, plus efficaces, qui les ont marginalisés. En face, les Églises traditionnelles, en continuant imperturbablement à répéter leur message de salut, répondaient en fait à une véritable demande sociale dirigée vers les groupes reli­gieux, qui est de dire le sens de la vie. D’où leur succès »

Que dirait aujourd’hui ce théologien face au soutien de certaines Églises à l’avortement et au mariage homosexuel ?

En tout cas, cette évolution fut telle qu’en 1980 l’hebdomadaire britannique The Economist, partant de l’évolution des statistiques religieuses, prédisait en avril l’élection de Ronald Reagan en raison de l’expansion des mouvements évangéliques. Leur influence n’a pas décru malgré l’échec des républicains en 2008, ce qui, du fait de leur théologie apocalyptique, explique le soutien constant des États-Unis à Israël.

Ce qui est commun à tous ces mouvements protestants, c’est l’importance atta­chée par eux à l’enseignement et à l’économie.

On oublie toujours que sur cent prix Nobel scientifiques, plus de quarante sont protestants, près de trente juifs, vingt catholiques et dix musulmans ou bouddhistes.

De même, la crise de l’euro confirme la théorie de Max Weber sur le rôle du puritanisme dans l’évolution économique. Tous les États du « Club Med » sont catholiques ou orthodoxes. Dans l’Union européenne, les plus pauvres des États protestants atteignaient un PIB par habitant de 32 000 euros. Dans l’Europe catho­lique, le PIB le plus faible est de 20 000 euros par habitant. Très caractéristique à cet égard est le cas des pays baltes : l’Estonie luthérienne a un PIB de 20 000 euros par habitant, tandis que la Lettonie et la Lituanie, à mentalité catholique, en sont seulement à 14 000.

Les protestantismes jouent un rôle politique et social différent selon les régions. Aux Etats-Unis, où ils représentent encore 55 % de la population, ils tiennent tou­jours un rôle déterminant dans nombre de régions, et leur activité reste l’élément dominant de la société. Ce n’est pas pour rien que l’on dit que la classe dirigeante américaine est WASP (White Anglo Saxon Protestant). Mais, comme nous l’avons dit, il n’y a pas une Église américaine mais vraisemblablement plus de 350 com­munautés différentes. Comme le disait Mac Kelley, les Églises historiques sont au­jourd’hui en pleine crise en raison de leur attitude devant les mœurs contempo­raines. L’Église épiscopalienne, ayant ordonné un évêque homosexuel, connaît un véritable schisme.

Les communautés dominantes sont baptistes et développent une foi véritable­ment missionnaire, soutenue par le fidèle qui vient de se convertir (born again). Dans la mesure même où elles prônent une très forte inspiration divine, elles en­traînent une masse importante de population, au point que certains parlent au­jourd’hui d’un néoprotestantisme, qui prend le dessus face aux protestantismes historiques.

Ce qui est peut-être le plus important, c’est que cette vision de l’Église a été exportée par les missionnaires américains, en Amérique latine, en Afrique, en Asie. En Amérique latine, les communautés protestantes représentent parfois 15 à 25 % d’une population qui était à 100 % catholique il y a cinquante ans. Ce sont les pen-tecôtistes des Assemblées de Dieu ou l’Église universelle du Royaume de Dieu qui jouent ici un rôle déterminant. Organisés en petites communautés innombrables, les pentecôtistes se sont parfaitement adaptés aux mentalités afro-indo-américaines, s’appuyant sur les traditions ancestrales des individus, en particulier sur le chama-nisme.

Il y a 15 % de « néoprotestants » au Chili et au Pérou, et 30 % au Venezuela. Bien plus, dans un pays comme le Brésil, ils sont près de 20 % de la population, et 10 % au Mexique. Comme le soulignent les organisations catholiques, l’Église romaine a perdu plus de 10 % de ses fidèles en trente ans.

Mais c’est en Amérique centrale que la situation est la plus intéressante. Ce n’est pas pour rien que le Guatemala a élu ces dernières années un président protestant. Il est vrai que les protestants représentent ici 40 % de la population. En moyenne, en Amérique centrale, les néoprotestants représentent de 20 à 30 % de la population. Il est vrai que pentecôtisme et charismatisme peuvent s’appuyer sur les traditions vaudoues des populations afro-américaines d’Amérique indo-latine. Soutenues par les milieux conservateurs des États-Unis, ces Églises sont aussi un moyen d’expan­sion économique, comme le montre le cas significatif de United Fruit.

En Afrique ce sont les protestants, et surtout les néoprotestants que sont les évangélistes, qui freinent le mieux la poussée islamique. En Côte-d’Ivoire, le mouvement charismatique se développe rapidement, de même qu’au Bénin. En fait, en Afrique occidentale et centrale, on assiste souvent à la naissance de communautés christo-animistes. C’est très sensible au Togo, mais cela est vrai aussi du Kenya et des États de l’Afrique centrale. Si le Gabon demeure grosso modo catholique, le christianisme camerounais est christo-animiste, malgré les efforts des Églises traditionnelles, en particulier des luthériens qui peuvent s’appuyer sur l’apport de la colonisation allemande d’avant 1918. En lisant l’annuaire La France protestante, on a parfois des surprises. On découvre par exemple, en République démocratique du Congo, une Église du Christ sur Terre fondée par « le prophète » (sic) Kibangou qui, au moment de ses obsèques, fut l’objet de grandes manifestations animistes. La situation est analogue au Congo-Brazzaville et en République centrafricaine. C’est également le cas en Afrique du Sud, où s’opposent trois tendances protestantes : dans le Sud (ancienne colonie du Cap), ce sont des réformistes, soit des Africains convertis, soit des descendants de huguenots ou de Néerlandais qui furent les apôtres de l’apartheid en s’appuyant sur l’enseignement théologique de l’Université calviniste d’Amsterdam. Dans le Nord, ce sont plutôt des épiscopaliens issus de colons britanniques. Les épiscopaliens, d’ailleurs, sont nombreux dans une bonne partie de l’Afrique orientale : en réalité, il est clair qu’en Afrique du Sud les populations noires se rattachent généralement aux Églises indépendantes africaines très marquées par le calvinisme qui regroupe le quart de la population sud-africaine. Là aussi évangélisme et pénétration économique américaine font bon ménage.

Au Moyen-Orient, de la mer Égée à l’Indus, on ne trouve guère de protestants, malgré les efforts de certaines Églises en Turquie et au Liban, qui ont fondé les meilleures universités de la Région : elles sont d’inspiration protestante.

Il ne faut pas oublier que, en Asie du Sud, la religion dominante est l’islam. Mais existent en Indonésie et en Malaisie d’importantes Églises protestantes issues de la colonisation britannique et néerlandaise. En Indonésie, la minorité protes­tante demeure très active et joue un rôle important dans la vie économique.

Aussi extraordinaire que cela puisse paraître, une région d’expansion des évan-gélistes est la Chine. Ils représentent plus de 5 % de la population, soit si on tient compte de la population chinoise, ce qui représente 60 millions de fidèles. Tandis que les catholiques ne sont que 1 % de la population.

Quel est l’impact de ces protestants dans le monde ? Dans la plupart des pays dits en voie de développement, dans les territoires sud-américains et africains, comme ils sont financés par les Américains, ils sont un moyen d’influence politique et économique non négligeable pour les Américains. C’est très sensible au Mexique, en Amérique centrale et au Brésil. Dans certains États africains comme la Côte-d’Ivoire ou encore le Madagascar, le conflit politique qui règne dans Grande Ile est aussi un conflit entre communautés catholiques et communautés protestantes. Le président détrôné était, ne l’oublions pas, président de la Fédération des Églises évangéliques soutenue par les Etats-Unis, tandis que le maire d’Antananarivo était catholique, proche des intérêts français.

Il est incontestable qu’il n’y a pas une politique protestante dans le monde. Le Conseil œcuménique des Églises (COE) n’est pas le Vatican. Si pendant la guerre froide il a joué un certain rôle, dans la mesure où les Églises orthodoxes et protes­tantes des pays de l’Est y tenaient leur place et contribuaient à une certaine marxi-sation de la pensée chrétienne, par exemple en publiant quatre volumes (Église et Société) qui contribuèrent à la gauchisation des Églises françaises et allemandes, aujourd’hui le COE a du mal à survivre dans la mesure où certaines Églises lui reprochent son laxisme éthique, au point que les Églises orthodoxes ont brandi à plusieurs reprises la menace de se retirer du COE. Celui-ci d’ailleurs n’arrive pas à faire admettre la généralisation, vingt ans après sa publication, des thèses dévelop­pées dans le texte Eucharistie, baptême et ministère. Il est d’ailleurs symptomatique que réformistes et luthériens en France, qui cherchent à se rapprocher dans une église luthéro-réformée, n’arrivent jusqu’à présent pas à s’accorder sur ce texte, que l’Église réformée de France se refuse à reconnaître.

En tout cas, le déclin des Églises historiques est politiquement patent – les Églises historiques aux États-Unis sont, officiellement en tout cas, favorables à un État palestinien, alors que les Églises évangélistes, en raison de leur théologie apo­calyptique, sont plus sionistes que certains milieux israélites et soutiennent à fond l’État d’Israël ; elles sont majoritaires et freinent de ce fait toutes les tendances favorables à une médiation américaine. De ce fait, le néoprotestantisme a un rôle politique international qui est loin d’être négligeable.

En définitive on peut se demander combien de temps survivront encore les Églises historiques qui ont depuis cinquante ans rejeté un certain nombre de prin­cipes scripturaires en voulant à tout prix être « présents au monde moderne », comme le disait Jacques Ellul, il y a déjà quarante ans.

NOTES

  1. Publié simultanément dans France Forum, avec l’autorisation de la rédaction.
  2. MAC KELLEY, Dean, Why Conservative Churches are Growing ? New York, Harper & Row, 1972, cité dans Lumières et Vie, n° 186, 1989.
  3. Les communautés christo-animistes sont le seul rempart contre la pénétration chinoise en Afrique.
Article précédentLes conflits ethniques et religieux
Article suivantLes systèmes sociostratégiques de l’Occident en perspective

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.