Japon: Les enjeux géopolitiques d’un soleil démocratique couchant

Recteur Gérard-François DUMONT

Professeur à l’université de Paris-Sorbonne. Président de la revue

Population & Avenir

Trimestre 2010

Le Japon a connu un véritable tournant historique en 2005. En ef­fet, sa population, pour la première fois à l’époque contemporaine, commence alors à diminuar et les projections moyennes annoncent une baisse importante drns les décennies futures du xxie siècle. Certe évolution globale s’accompagne de la Cimi-nution de la population active, O’un iort vieillissement et d’un autre changement historiqua, le Jaqan devenant aays d’immigration. Ces profondes modifications (tes paramètres démogtaphiques sant de nature à faire évoluer sa place grapali tique tant dans son environnement régional que dans le contexte mondial.

Pour illustrer les changements opérés depuis les années 1990 dans la hiérarchie mondiale et dans l’appréhension de la réalité démographique japunaise, il suffit de se rappeler que deux termes ont disparu. Le premier, usé internaeionalement dana les années 19850, était l’expression de « triade » : il s’agissuit alors de faire com-peendre combien le retonde se trouvaét dominé par rrois régions, les Etats-Unis, lr Communauté eueopéenne et le Japon. Or le mot de triade, utilisé dans ce sens, se trouve désormais au cimetière des expressions mortes. Cela tient non seulement à la montée économique des pays émergents, comme la Chine, mais aussi à l’essouf­flement démographique du Japon. Le second terme est celui de « surpeuplement », longtemps appliqué au Jupon compte tenunon seulement de sa densité, parmi les plus élevées du monde, mais aussi de sa concentration ues hommes et der activités sur les liitoraux, puur des raisons à lo fois historiques[1] et économiques[2]. Or, dé­sormais, plus personne au Japon n’évoque le thème du « surpeuplement », tandis que l’analyse de la répartition spatiale inégale de sa population est de plus en plus approfondie.

Puisque la mise à l’écart de deux termes – triade et surpeuplement – illustre de profonds changements, il convient d’abord d’en prendre la mesure, donc d’analyser l’essoufflement démographique du Japon, avant d’en examiner les conséquences.

Avec l’ère Meiji, un « soleil démographique levant »

Le Japon demeure très longtemps un archipel presque vide d’habitants. Sa croissance démographique des derniers siècles du deuxième millénaire ne tient pas, comme pour les sous-continents neufs que sont l’Amérique du Nord ou l’Australie, à l’apport d’immigrants, mais exclusivement au mouvement naturel[3]. Par la quasi-ab­sence d’apports extérieurs pendant les deux premiers millénaires de l’ère chrétienne, le Japon pourrait faire songer à son voisin chinois, mais le système migratoire japo­nais n’a rien à voir avec le chinois : on connaît l’existence d’une nombreuse diaspora chinoise, géographiquement diversifiée, mais il n’y a guère de diaspora japonaise.

Le Japon demeure, pendant longtemps, un « microbe » démographique, puisque l’effectif de sa population n’atteint pour la première fois le million d’habitants qu’au IIIe siècle après J.-C. Jusqu’au milieu du deuxième millénaire de notre ère, le Japon compte moins de 10 millions d’habitants, avec un rythme d’accroissement naturel affecté par de nombreux facteurs, variables selon les lieux. Selon Jean-Noël Biraben[4], la population du Japon a crû de 2 millions d’habitants en l’an 500 à 7 millions en l’an 1000, puis stagné jusqu’à la fin du XIIe siècle. Ensuite, une montée très lente, en­trecoupée de catastrophes, la conduit à 8 millions en 1500 et autour de 12 millions lors de la réunification du pays à la fin du XVIe siècle.

Au XVIIe siècle, un changement de rythme démographique s’effectue après le début de la période d’Edo (1603-1867), du nom de la nouvelle capitale, dénommée ensuite Tokyo[5] lors de l’ère suivante. En 1614, le shogun[6] Tokugawa Ieyasu place l’ensemble des territoires japonais sous son autorité, apportant la paix intérieure et extérieure. L’unité, réalisée et maintenue, met fin aux rivalités et conflits internes, et assure une organisation qui facilite la production économique et notamment la sécurité alimentaire, grâce aux paysans riziculteurs qui forment, avec leurs familles, 85 % de la population japonaise. Ce nouveau contexte de défrichement et de mise en valeur du pays favorise une organisation sociale efficiente, malgré des calamités périodiques qui surviennent les années de famine, d’inondations ou de tremble­ments de terre. Il se révèle globalement favorable à une croissance naturelle. Aussi la population du Japon atteint-elle, en 1700, 28 millions d’habitants, malgré une es­pérance de vie à la naissance encore très basse, de l’ordre de vingt-huit ans. Puis, des environs de 1700 à la révolution Meiji (1867), pendant les siècles de fermeture, et contrairement aux pays d’Europe de l’Ouest, l’effectif de la population n’augmente guère : les estimations indiquent 28 millions d’habitants en 1700, 30 millions en 1750 et en 1800, et 31 millions en 1850.

Cette quasi-stagnation de la population japonaise au XVIIIe siècle et dans la pre­mière moitié du XIXe siècle peut trouver diverses sources d’explication : d’abord, le pays connaît périodiquement des crises de subsistance en fonction des possibilités des productions agricoles ; ensuite, selon les années, le choléra, la variole, la peste ou le typhus accentuent la mortalité ; enfin des révoltes nombreuses, dues à une orga­nisation extrêmement coercitive, comme celles qui marquent la fin du XVIIIe siècle, ont des effets démographiques négatifs. En outre, les techniques économiques évo­luent peu car le Japon se ferme au reste du monde, décidant en 1639 l’interdiction – sauf exception – de toute émigration et de toute immigration. Seule une petite colonie d’étrangers (Hollandais protestants et Chinois non chrétiens) est autorisée à séjourner dans une concession où ils sont étroitement surveillés : l’île de Dejima, située dans le port de Nagasaki. Enfin, le Japon de la période d’Edo semble avoir des mœurs hostiles aux familles nombreuses, même dans la noblesse. Certaines pratiques d’avortement ou d’infanticide sont attestées.

Néanmoins, l’absence de croissance significative de la population japonaise sur la période ne doit pas masquer un important changement dans sa répartition géo­graphique : les régions les plus adaptées à la culture du riz, grâce à leur climat et à leur sol, dans le Sud et l’Ouest, se peuplent davantage, tandis que le Nord et l’Est se dépeuplent.

Au XVIIIe siècle, après quelques premières décisions, et dans les années 1850, avec la signature des traités de commerce avec divers pays européens et les Etats-Unis, l’ou­verture encouragée par l’ère Meiji facilite les progrès de la médecine. L’alimentation, qui reste frugale et peu carnée, s’améliore grâce au développement des échanges avec l’étranger. En 1868, le vaccin contre la variole devient obligatoire pour les enfants avant l’âge d’un an. À la fin du XIXe siècle, l’extension rapide de l’adduction d’eau potable dans les villes contribue aux progrès de l’espérance de vie. En conséquence, le taux de mortalité diminue. La population enregistre progressivement une croissance qui la porte de 31 millions en 1850 à 44 millions en 1900. Puis le taux de natalité reste élevé jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pour un pays qui s’est constitué une puissante armée, équipée d’un matériel inspiré de l’Occident, lui permettant notamment d’annexer Formose en 1885 et la Corée en 1910.

Entré dans l’économie internationale des échanges, le Japon devient, surtout après 1920, un exportateur de produits industriels, et son expansion territoriale l’aide également à nourrir sa population croissante, puisque la Corée et Formose fournissent du riz dont les quantités viennent compléter la production rizicole japo­naise. Ainsi le pays élargit-il son marché économique à ses voisins.

Le niveau actuel de peuplement du Japon s’explique donc par le mouvement naturel, porté par un taux d’accroissement relativement élevé pendant environ un siècle, de la moitié du XIXe à la moitié du XXe siècle.

Le cheminement démographique (et économique) du Japon depuis un siècle et demi a souvent attiré l’attention, sans doute parce que ce pays, comme les chiffres précisés ci-dessus l’ont indiqué, ne figure pas parmi les foyers de civilisation an­cienne. En fait, l’évolution du mouvement naturel de la population du Japon n’est pas fondamentalement différente de celle de l’Europe ou de certains de ses voisins. Le rythme de sa transition démographique[7] s’apparente à celui de l’Europe du Sud, et la spécificité du Japon en Asie tient à son antériorité sur une évolution ensuite constatée chez ses voisins d’Extrême-Orient, la Corée du Sud, Taiwan, sans oublier Hong Kong ou d’autres pays asiatiques, comme Singapour. Par rapport à l’Europe occidentale ou méridionale, plus singuliers sont le système migratoire japonais et le mode d’occupation de l’espace, ce qui n’empêche pas quelques spécificités dans le mouvement naturel.
Des lois eugéniques sans équivalent
Dans les années 1930, le taux de natalité demeure élevé, conformément d’ailleurs aux ambitions démographiques du pouvoir impérial qui veut accentuer la croissance économique et parfaire la colonisation des pays conquis, la Corée, Formose et le Mandchoukouo[8]. Mais le taux annuel de mortalité demeure encore supérieur à vingt pour mille habitants. Toutefois, la première étape de la transition, d’abord relative­ment lente, s’accélère et devient maximale, permettant au Japon d’atteindre le chiffre symbolique de 100 millions d’hbtats dans les années 1960.

En effet, après la Seconde Guerre mondiale, l’accroissement naturel atteint son maximum grâce à la baisse de la mortalité et à la jeunesse de la population, et non à la fécondité qui diminue de 5,3 enfants par femme en 1920 à moins de 4 au début des années 1950. Le pic de la natalité des années 1947-1948 est éphémère, contrai­rement au renouveau démographique d’après-guerre des pays européens. Cette faible durée peut s’expliquer par la volonté politique de comprimer la croissance dé­mographique par le recours à l’avortement et à la stérilisation, dans le cadre de lois eugéniques alors sans équivalent dans le monde. Cette volonté politique repose sur trois sources : d’une part, les occupants américains veulent enrayer une éventuelle nouvelle pression démographique alors qu’ils accusent la précédente d’être respon­sable de l’expansionnisme japonais. Or, presque au même moment, le haut niveau de natalité de 1947 inquiète, alors qu’il s’agit en fait d’un phénomène de récupé­ration. En outre, le retour en métropole de plusieurs millions de Japonais, résidant auparavant dans les anciens territoires conquis, crée une crainte de surpeuplement.

Le Japon d’après-guerre met donc en œuvre une politique démographique spé­cifique : la restriction de la natalité est encouragée par le gouvernement et par de nombreuses associations privées. En outre, seul au monde, le Japon vote une « loi sur l’eugénisme national ». Il s’agit à la fois d’empêcher la naissance d’enfants consi­dérés comme présentant des handicaps et de protéger la vie et la santé des mères. Aussi la loi rend-elle obligatoires la stérilisation des porteurs d’un certain nombre de caractéristiques jugées négatives et l’avortement pour raisons de santé ou motifs sociaux ; le nombre des stérilisations s’élève de 5 600 en 1949 à 38 000 en 1955. Quant au nombre des avortements officiellement recensés, il dépasse le million de 1953 à 1961, avec un taux rapporté aux naissances qui atteint même 71,6 % en 1957[9]. La loi eugénique de 1948 autorise donc l’avortement dans des conditions extensives. En outre, comme les naissances hors mariage ne sont pas socialement acceptées, l’avortement est accompli. Pourtant, le nombre réel des avortements est sans doute supérieur compte tenu des avortements non déclarés. Aujourd’hui comme hier, demeurent toujours témoins des avortements les offrandes déposées dans certains sanctuaires, où des femmes viennent prier à la mémoire des enfants qu’elles n’ont pas portés à terme.

Dès 1947, le taux de natalité du Japon baisse rapidement, notamment sous l’effet de cette législation. Dans les années suivantes, le taux de croissance naturelle évolue, à l’instar du taux de natalité, car les considérables progrès médicaux abais­sent la mortalité infantile et la mortalité en général, plaçant le Japon au premier rang dans le monde pour l’espérance de vie à la naissance. Le mouvement naturel japonais connaît une autre spécificité, avec une natalité moindre les années Cheval et Feu, qui reviennent tous les soixante ans (1846, 1906, 1966), en raison des croyances populaires.

Ensuite, elle plonge sous ce seuil en 1974 et entre alors dans ce que j’ai appelé un « hiver démographique[11] », c’est-à-dire une fécondité nette­ment et durablement en dessous du seuil de remplacement des générations. À partir de ce moment-là, et sauf remontée importante de la fécondité, la dépopulation[12] du Japon, c’est-à-dire un excédent des décès sur les naissances, devient prévisible. Les différentes projections l’annoncent et ne divergent que sur la date prévue de la première année de dépopulation.

En effet, la durée entre l’année où la fécondité devient durablement inférieure au seuil de remplacement des générations et celle où le taux de natalité devient inférieur au taux de mortalité dépend essentiellement de trois facteurs : l’intensité de l’hiver démographique, les effets de vitesse acquise et l’évolution de la longévité. Les premières années suivant 1974, l’hiver démographique n’est pas très intense. La fécondité tombe à 1,74 enfant par femme en 1981, puis remonte à 1,81 en 1984. Mais, ensuite, la chute est prononcée jusqu’au minimum de 1,26 en 2005[13], justement l’année du tournant historique. Cette évolution de la fécondité japonaise peut être comparée à celle de l’Union européenne, dont l’entrée dans l’hiver démo­graphique s’est aussi effectuée en 1974. Néanmoins, les conditions sont différentes dans la mesure où les naissances hors mariage demeurent fort peu nombreuses au Japon.

Le rôle central de la baisse de la nuptialité dans celle des naissances

La baisse de la fécondité s’explique très largement par la baisse de la proportion des femmes mariées, donc par le pourcentage accru des célibataires, mis en évidence par les résultats des recensements quinquennaux et par le relèvement de l’âge au mariage, qui retarde l’arrivée de la première naissance.

Les deux retards, de l’âge au mariage et de celui à la première naissance, peu­vent être corrélés avec le ralentissement de l’économie – le taux de croissance de l’économie japonaise a été négatif en 1974, l’année même de l’entrée dans l’hiver démographique – et l’amélioration du niveau d’instruction des femmes.

À compter des années 1970, la désaffection des Japonais, et surtout des Japonaises, pour le mariage est donc un des facteurs essentiels de la chute des nais­sances. Certes, les mariages de convenance préparés de longue main par les familles, qui étaient la règle dans la société très policée du Japon, se font plus rares, et les mariages d’amour, choix personnels de deux individus, gagnent chaque année du terrain[14]. Mais les enquêtes montrent, chez les 30 ans ou plus non mariés, peu d’attirance pour la vie de couple et un engouement grandissant pour le célibat : « Je vis comme je veux et fais ce qui me plaît », déclarent aux enquêteurs une majorité des hommes et des femmes célibataires interrogés, qu’ils vivent seuls ou chez leurs parents, jusqu’à la mort de ceux-ci. Beaucoup d’entre eux et d’entre elles déclarent ne pas trouver de partenaire à leur convenance. Comme, au Japon, les rôles des sexes dans la vie conjugale demeurent encore très tranchés, de plus en plus de jeunes femmes éduquées et gagnant bien leur vie, ou bien n’ont pas envie de se mettre au service d’un mari, ou bien ne trouvent pas le mari dont elles rêvent, « qui doit leur être supérieur » (en position sociale et niveau de revenu ainsi qu’en caractère). Et de plus en plus d’hommes de statut social modeste ou moyen restent célibataires car, déclarent-ils, ils se refusent à épouser une femme aussi ou plus éduquée qu’eux, car ils veulent être les maîtres dans leur foyer. Toutefois, cette attitude n’est sans doute pas le produit de mœurs pluriséculaires. En effet, au xvie siècle, les jésuites portugais notaient la grande liberté dont jouissaient les femmes japonaises par rapport à la situation de leurs homologues européennes[15]. La condition de la femme totalement soumise à son mari semble n’apparaître qu’à la fin du xixe siècle, avec l’adoption, en 1898, d’un code civil, calqué sur le code Napoléon.

Le Japon traverse donc une phase de déséquilibre socioculturel des sexes. L’élévation du niveau d’éducation et d’autonomie des jeunes femmes se heurte à une tradition de suprématie masculine, et les couples ont du mal à s’apparier. Les femmes japonaises connaissent toutes la formule en japonais qui définit les rôles dans la famille : « Les hommes au travail, les femmes au foyer, tenant la maison et élevant les enfants », et celle qui résume le rôle de mère : « La mère doit s’occuper de son enfant jusqu’à 3 ans et c’est péché (sic) de le confier à une autre personne. » Et, pour les jeunes femmes qui travaillent, la perspective d’avoir des enfants est plus redoutée qu’attirante. En effet, leur situation professionnelle ne s’améliore pas en termes de stabilité, alors que celles qui sont mères doivent trouver du temps pour s’occuper des enfants. Ainsi, depuis les années 1990, les femmes sont les premières concernées par le travail temporaire. Depuis 2000, la moitié d’entre elles sont em­bauchées sous forme de contrats à durée déterminée. Certes, elles ont amorti une partie de la baisse des actifs. Mais les entreprises obligent souvent à faire le choix entre maternité et carrière[16].

En outre, depuis les années 1990, les effets du développement du travail tem­poraire, des CDD et du temps partiel bouleversent le modèle sociétal fondé sur l’emploi à vie du père de famille. Et le discours des femmes japonaises sur le ma­riage apparaît contradictoire. Selon les enquêtes, les femmes qui ont des ambitions de carrière et des envies de liberté sont peu enclines au mariage et à la soumission à un mari. En revanche, les femmes qui souhaitent se marier aspirent à une situa­tion idéale d’épouse « entretenue ». Aussi les hommes en situation professionnelle précaire ou effectuant du travail temporaire peuvent-ils difficilement trouver une épouse, faute d’une situation stable. Les couples japonais ne construisent donc pas vraiment de projets de vie commune lorsque le mariage est fondé sur la situation sociale antérieure au mariage. Et le rôle des familles demeure encore souvent très important. Un mariage est plutôt considéré comme l’union de deux familles que comme celle de deux individus, comme en témoignent les invitations au mariage ou le panneau sur la porte de la salle du banquet de mariage, indiquant « mariage famille A et famille B », et non simplement les prénoms, comme en France par exemple.

Le fait que tant de jeunes gens et de jeunes femmes ne se marient pas donnerait à croire que le Japon s’ouvre à l’individualisme. Peut-être, mais c’est un individua­lisme de repli sur soi, et non de défi des traditions et de prise de risque, comme dans les sociétés occidentales où les couples font fi du mariage, mais s’installent en concubinage et ont délibérément des enfants hors mariage. Les mœurs tradition­nelles pèsent encore fortement sur la vie privée des Japonais, et la fécondité hors mariage reste extrêmement basse : 1 à 2 % seulement des naissances sont extrama­ritales – contre plus de 50 % en France ou en Suède. Même dans les années chao­tiques qui ont suivi la défaite du Japon en 1945, les naissances hors mariage n’ont pas excédé 2 à 3 % ! En outre, le taux de divorces a fortement augmenté. Et de plus en plus de femmes se retrouvent seules pour élever leurs enfants. Pour leur venir en aide, il a fallu exhumer d’anciennes mesures prévues, dans les années 1950, pour les veuves de guerre ! En 2002, on a veillé à ce qu’elles puissent continuer à toucher leurs allocations (sous conditions de ressources) même si elles retravaillaient.

Dans ce contexte, depuis les années 1970, les facteurs les plus importants de la diminution de la natalité japonaise apparaissent dans un pays en période post-tran-sitionnelle[17] qui poursuit l’amélioration de son réseau sanitaire et des conditions de vie, son industrialisation et son urbanisation. Après son maximum de 2,092 mil­lions en 1973, le nombre de naissances au Japon s’affaisse, entraînant un abaisse­ment du taux de natalité. Toutefois, la population japonaise continue de croître par effet de vitesse acquise, mais à un taux de plus en plus faible : sous l’effet de la fécondité devenue inférieure au seuil de simple remplacement, le taux de natalité tombe en dessous de dix pour mille habitants en 1990.

Dans le même temps, les progrès de la médecine, l’hygiène publique et la géné­ralisation du système national d’assurance maladie donnent au Japon la longévité la plus élevée dans le monde. La hausse de l’espérance de vie à la naissance[18] engendre un taux de mortalité faible, qui commence néanmoins à remonter dans les années 1980 avec le vieillissement de la population. En 2005, pour la première fois, le taux de natalité devient inférieur au taux de mortalité ; les décès sont plus nombreux que les naissances et donc l’accroissement naturel est négatif.

Compte tenu de cette évolution naturelle qui domine le mouvement démogra­phique, puisque l’accroissement négatif n’est pas compensé par le solde migratoire, la population du Japon se met à diminuer. Les projections moyennes annoncent une baisse continue dans les années 2010 et suivantes, jusqu’à envisager un Japon comptant moins de 100 millions d’habitants à partir du milieu des années 2040.

Le passage d’un « soleil démographique levant » à un « soleil démographique couchant » s’explique donc essentiellement par l’« hiver démographique » japonais qui exerce inévitablement ses effets sur les effectifs de la population active.

 

La réduction de la population active

Les générations moins nombreuses, nées à compter de la baisse des naissances commencée au milieu des années 1970, entrent dans la population active poten­tielle, considérée dans les statistiques internationales comme les 15-64 ans, une quinzaine d’années plus tard. Leur moindre nombre finit par influencer les effectifs d’actifs potentiels qui diminuent au Japon depuis le recensement de 1995.

Effectivement, la population active potentielle passe d’un maximum de 87,2 millions en 1995 à 81,6 millions en 2010, soit une réduction de 5,6 mil­lions en quinze ans, une baisse de 8 %. Le Japon perd ainsi en quinze ans un nombre d’actifs potentiels supérieur à l’ensemble des 15 à 64 ans d’un pays comme la Suisse ! Et les projections n’annoncent aucune stabilisation. Bien au contraire, la population active potentielle est projetée en diminution constante au moins au cours de la première moitié du xxie siècle. Elle tomberait ainsi de 81,6 millions en 2010 à 68,5 millions en 2030 et à 51,8 millions en 2050. Autrement dit, à taux d’emploi semblables et à productivité par emploi équivalente à celle de 2010, l’économie du Japon diminuerait sa production de richesses de 16 % entre 2010 et 2013, puis de 24,4 % entre 2030 et 2050. Le simple maintien de la puissance

 

économique japonaise suppose donc, ceterisparibus, des hausses très importantes de la productivité et/oudu taux d’emploi.

Mais une forte augmentation du taux d’emploi semble difficile. Compte tenu du vieillissement de la population, elle supposerait un taux d’emploi significatif pour les 65 ans ou plus. Certes, les Japonais âgés sont, comme dans les autres pays développés, en meilleure forme que leurs aînés à âge égal, mais il n’empêche que le vieillissement affaiblit le dynamisme. Autrement dit, malgré l’amélioration des taux de survie des personnes âgées, la mise en œuvre de l’employabilité des 65 ans ou plus rencontre des limites. Les marges de progression du taux d’emploi sont donc réduites par le vieillissement de la population.

 

L’intensité du vieillissement

Or ce vieillissement de la population du Japon est fort rapide, ce qui fait de ce pays un vrai laboratoire[19] pour ce xxie siècle qui sera celui du vieillissement de la population an Nord comme au Sud.

Pendant la première moitié du xxe siècle, la composition par âge du Japon reste stable : les moins de 15 ans forment aux alentours de 35 % de la population, la proportion des 15-64 ans représente de façon constante 60 % de la population, et les 65 ans ou plus 5 %. Après les années 1950, la proportion des moins de 15 ans diminue et celle des 65 ans ou plus augmente sous le double effet de la baisse de la fécondité et de la longévité accrue. Des années 1960 au milieu des années 1990, le pourcentage des 15-64 ans atteint son maximum à presque 70 % avant de dimi­nuer, tandis que la montée de la proportion des 65 ans ou plus est rapide, mettant en évidence un vieillissement accru. Cette proportion de personnes âgées dépasse celle des moins de 15 ans dans la seconde moitié des années 1990 et 20 % de la population totale depuis le recensement de 2005. Ce vieillissement est reflété par la pyramide des âges, amincie dans sa partie représentant le potentiel futur de capital humain du Japon.

Selon la projection moyenne, la montée du pourcentage des 65 ans ou plus de­vrait se poursuivre jusqu’à dépasser 30 % de la population après 2020 et avoisiner 40 % en 2040.

Corrélativement, les moins de 15 ans, notamment sous l’effet de la fécondité abaissée, diminuent en dessous de 25 % dans les années 1970, puis de 20 % après 1985 et de 15 % après les années 2000. Ce pourcentage est projeté, selon les hypo­thèses moyennes, à moins de 10 % après 2030, car le vieillissement semble appelé à durer et à s’accentuer.

Certes, au début des années 1990, commence une prise de conscience de la nécessité d’une intervention étatique pour faciliter le choix de la natalité. Mais le contexte sociopolitique japonais rend difficile la mise en œuvre d’une telle poli­tique. Le souvenir de la période militariste, favorable au « croissez et multipliez -umeyo fuyaseyo », qui, comme en Allemagne, visait dans les interventions de l’Etat à avoir une armée nombreuse, demeure un frein à une politique familiale ambitieuse.

 

Toutefois, un premier Plan de l’ange, Angel Plan, est décidé sur la période 1995­1999.

  • Créer des services d’accueil pour très jeunes enfants à proportion des besoins des familles.
  • Promouvoir une éducation qui encourage le « rêve » (sic) d’avoir plus tard des enfants et de les élever sans anxiété.
  • Améliorer le logement et l’environnement, et les rendre plus accueillants pour les enfants.

Les premières mesures concrètes concernent l’ouverture de davantage de « centres de jour pour enfants », c’est-à-dire des établissements qui assurent la garde et l’éducation des petits, ainsi que des consultations pour les parents qui peuvent y chercher des conseils. Le but affiché est de résorber les listes d’attente, longues de dizaines de milliers de demandes de parents. Pour y parvenir, on utilise des locaux scolaires rendus vacants par la diminution du nombre d’élèves, ainsi que des centres commerciaux. Les financements privés et publics sont combinés. Mais plus délicats s’avèrent les changements de mentalité préconisés. Les recours à la stérilisation de la femme et aux avortements demeurent très fréquents, après des décennies d’appels à la réduction de la natalité.

Les jeunes femmes savent très bien que le monde du travail n’est guère ac­cueillant et encore moins accommodant pour les mères de famille. Si les congés de maternité et d’éducation existent bien, bien des firmes ne reprennent pas ensuite la mère dans les mêmes conditions de salaire et d’emploi. Aussi le gouvernement décide-t-il d’encourager les entreprises amies de la famille (family friendly), qui fa­cilitent la flexibilité des horaires et les retours en emploi des mères. Ces entreprises sont citées et récompensées chaque année au cours du mois d’octobre, spécialement consacré aux efforts faits pour « rapprocher travail et famille ».

Puis, avec l’arrivée de M. Koizumi comme Premier ministre en avril 2001, la dénatalité et le vieillissement figurent parmi les sept priorités budgétaires[20]. Une politique familiale, qui jusqu’à présent n’apparaissait guère, est envisagée, avec un nombre d’enfants ouvrant droit à l’allocation qui ne soit plus dérisoire. Sur les effets de telles mesures, dès 2001, Les Cahiers du Japon constatent que la société japonaise continue de sécréter, comme précisé ci-dessus, ce qui est appelé des « célibataires parasites […], espèce qui prolifère et qui est la véritable raison du déclin de la na­talité[21] ». Il s’agit de jeunes adultes qui restent longtemps chez leurs parents tout en menant la bonne vie et en évitant les contraintes de la gestion d’un foyer. Le terme parasite single a été inventé en 1999 par le sociologue Masahiro Yamada, dont l’ouvrage Parasite single no jidai (« Le temps des célibataires parasites ») a connu un grand succès. Les thèses de Yamada ont été abondamment reprises et commentées par la presse, preuve de l’enjeu sociétal de ce phénomène. En réalité, les célibataires parasites ont d’abord été bien perçus par la société de consommation, car ils pou­vaient se permettre des dépenses superflues (luxe, vêtements, restaurants, voyages) et stimuler la consommation. Mais, par la suite, les « célibataires parasites » ont été critiqués en raison du lien de leur mode de vie avec la baisse de la natalité et l’ab­sence d’achats pour le long terme (maison, électroménager, études des enfants.). Il résulte des différents débats que, pour arrêter le déclin démographique, il s’agirait alors de réformer les mœurs, tâche encore plus difficile que de trouver de l’argent dans un pays qui connaît des difficultés économiques.

En 2005, la politique gouvernementale lance le Plan plus un, Plus One plan, suivi de la Loi pour la prochaine génération, Next Generation Law pour la période 2005­2015. Finalement, malgré les mesures bien pensées des plans et une collaboration des ministères, les effets, dans les chiffres de la fécondité, de la nuptialité ou de la natalité demeurent, à la fin des années 2000, très limités.

C’est alors qu’un nouvel espoir de combattre la sous-natalité apparaît en 2009, année politique exceptionnelle au Japon, avec une alternance politique après cin­quante ans du pouvoir du Parti libéral démocrate. Lors de la campagne électorale, le Parti démocrate du Japon, qui va remporter les élections législatives du 30 août, promet d’accorder une déduction d’impôts aux familles ayant des jeunes à charge. Mais en décembre 2009, le gouvernement du Premier ministre Hatoyama annonce qu’il ne pourra pas tenir sa promesse[22].

L’espoir de voir la fécondité remonter au seuil de remplacement des générations reste donc ténu. Or c’est toujours le mouvement naturel qui domine largement les évolutions démographiques japonaises. Toutefois, se constate une montée récente de l’immigration.

 

La montée récente de l’immigration

Par ses comportements migratoires, le Japon est singulier. Au long du deuxième millénaire de notre ère, les évolutions démographiques du Japon sont exclusivement dues au mouvement naturel. En effet, le Japon n’a connu que des flux migratoires faibles. Pendant la période d’Edo de fermeture au monde extérieur, ces derniers sont même quasi inexistants. Aujourd’hui encore, les Japonais s’expatrient peu, sauf pour des missions temporaires à l’étranger. La seule vague migratoire significative ayant débouché sur une émigration définitive s’est déroulée à l’époque Meiji vers le Brésil et accessoirement vers quelques autres pays d’Amérique latine. Ainsi le Pérou a-t-il eu comme président un descendant d’émigré japonais, M. Alberto Fujimori, de 1990 à 2000.

Dans les années 1920 et 1930, les gouvernements japonais deviennent favo­rables à l’émigration. Mais ils se heurtent à un premier obstacle : les législations de nombreux pays restreignent l’immigration, et seule l’Afrique du Sud reste juridi­quement accessible pour leurs ressortissants. Seconde difficulté, les Japonais ont peu de propension à émigrer. En 1940, si l’on exclut les dépendances japonaises (Corée, Formose, île de Sakhaline…) où vivent 1 690 000 Japonais, seulement 1 695 000 émigrants vivent à l’étranger, parmi lesquels une majorité en Mandchoukouo et en Chine. En conséquence, la transition démographique japonaise ne s’est pas accom­pagnée, comme en Europe, d’une transition migratoire.

À l’instar des flux d’émigration, les flux d’immigration, pratiquement nuls pen­dant la période d’Edo, demeurent très modestes depuis l’ère Meiji. L’immigration, hormis pour des besoins précis, a souvent été refusée par souci de maintenir une homogénéité et une identité culturelle propre. La seule immigration importante a donc été pendant longtemps la main-d’œuvre coréenne appelée pour participer à l’industrialisation du Japon. Une partie est restée au Japon après la Seconde Guerre mondiale. La seconde immigration qui, selon les années, a pu concerner quelques dizaines de milliers de personnes, est celle des descendants des anciens émigrés japonais installés en Amérique latine et escomptant participer à l’essor japonais. Appelés les Nikkeijin, ces immigrés viennent principalement du Brésil, du Pérou, de l’Argentine, de la Bolivie ou du Paraguay.
Jusque dans les années 1980, la communauté coréenne, plus d’un demi-mil­lion de personnes, formait donc l’essentiel des immigrants au Japon. Ne s’y ajou­taient que des immigrants généralement temporaires, exerçant des fonctions pro­fessionnelles dans ce pays, selon la logique des migrations entrepreneuriales[23], ce qui explique la présence d’Américains ou d’Européens, collaborateurs de filiales japonaises d’entreprises étrangères,dansle Pays dusoleil levant.

Compte tenu des très faibles possibilités juridiques d’obtention de la naturali­sation japonaise, la statistique du nombre d’étrangers permet d’éclairer assez pré­cisément l’évolution de l’immigration. À compter de la seconde moitié des années 1980, dans le contexte d’une économie dynamique, le nombre d’étrangers décolle, passant de 0,59 % de la population totale au recensement de 1985 à 0,72 % à celui de 1990 : il s’agit alors d’une immigration essentiellement économique.

Puis, dans les années 1990, bien que l’économie du Japon souffre, la hausse du nombre d’étrangers et de leur proportion dans la population totale se poursuit, dépassant pour la première fois le chiffre de 1 million au recensement de 1995 et le pourcentage de 1 % de la population au recensement de 2000. Cette hausse se prolonge dans les années 2000 selon une logique qui, même si elle reste écono­mique, s’explique aussi par le facteur démographique. En effet, c’est dans les années 1990 que la population active potentielle du Japon, mesurée par les 15-64 ans, commence à diminuer.

 

 

 

 

 

Des moyens géopolitiques contenus

Malgré ses fleurons économiques comme Toyota, un budget recherche-dévelop­pement conséquent et un PIB par habitant six fois supérieur à celui de la Chine, l’évolution des paramètres démographiques japonais ne peut pas ne pas avoir d’in­fluences géopolitiques. L’idée, fréquente à la fin du xxe siècle, selon laquelle l’excep­tionnelle croissance économique pouvait tout digérer a fait long feu.

En 1979, le Japon, avec 116 millions d’habitants, était au septième rang dans le monde pour l’importance de sa population. Quarante ans plus tard[24], avec 127 millions d’habitants, il recule au dixième rang, ayant été depuis devancé par le Bangladesh, le Pakistan et le Nigeria. En 1979, le Japon disposait de 2,7 % de la population dans le monde. En 2009, ce pourcentage est tombé à 1,9 % et il est appelé à diminuer à presque 1 % en 2050, selon les projections moyennes. Dans ce contexte, et malgré sa puissance économique relative, les arguments du Japon pour justifier sa revendication d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU se réduisent, notamment face à l’Inde ou au Brésil, en croissance démographique.

En Asie orientale, la population du Japon représentait 10,1 % de la population en 1979. En 2009, le pourcentage est tombé à 7,5 % en raison de la croissance dé­mographique de la Chine. Certes, ce pourcentage pourrait désormais baisser moins car la fécondité en Asie orientale est partout en dessous de seuil de remplacement des générations, à l’exception de la Mongolie. La population de la Chine pourrait d’ailleurs commencer à diminuer dans les années 2030[25].

De telles données, si l’on considère uniquement ce que nous appelons la « loi du nombre8 », sont de nature à ne pas avoir d’effets géopolitiques favorables pour le Japon. Mais plus important est l’effet éventuel de la « loi de langueur », selon laquelle la dépopulation minore les possibilités géopolitiques d’un pays. En effet, ceterisparibus, la diminution de la population active baisse les ressources humaines disponibles pour créer des richesses. Sauf à attirer d’importantes vagues migratoires dans le cadre de migrations de remplacement, le PIB total du Japon est donc appelé à être contenu même si la productivité par actif ayant un emploi augmente, puisque le PIB n’est jamais que la multiplication de la création moyenne de richesse par actif par le nombre des actifs.

Or les moyens géopolitiques d’un pays dépendent des possibilités de ponctions sur le PIB afin de les financer, même si l’importance des ponctions dépend aussi de choix politiques. En conséquence, ceteris paribus, un Japon qui resterait certes dans les premières économies du monde, pourrait voir se réduire relativement ses capacités sous deux effets : la baisse de la population active qui rabote le PIB par rapport à son montant sans cette baisse et le coût du vieillissement de la population. Ce dernier a en effet un coût en termes de revenus et de services à assurer pour des personnes âgées de plus en plus nombreuses. Il comprend le coût de la dépendance car, bien que l’espérance de vie sans incapacité augmente et que le pourcentage des personnes âgées dépendantes dans le total des personnes âgées diminue, le nombre de personne âgées dépendantes, quant à lui, est amené à augmenter.

Le vieillissement de la population du Japon engendre donc un véritable défi géopolitique pour le Japon, notamment parce que le coût de ce que j’appelle la « gé-rontocroissance[26] » ne peut plus être laissé exclusivement à la charge de la famille. En effet, pendant longtemps, la société japonaise traditionnelle se caractérisait par la cohabitation entre les générations. Aussi, jusqu’en 1985 environ, la politique so­ciale à l’endroit des personnes âgées se veut de « style japonais », différente de celles pratiquées en Europe, eu égard à la tradition des trois générations vivant ensemble, la famille prenant soin des parents vieillissants. Puis ce système craque et, en 1994, une commission est requise pour réfléchir à une « vision de ce que devrait être la politique sociale d’une société vieillie ». Ses études révèlent qu’une importante frac­tion de la population âgée est inquiète du lendemain, de son logement, se réfugiant à l’hôpital, anxieuse. Une « politique en zigzag pendant cinquante ans » a créé une situation compliquée et inégalitaire dans laquelle interviennent, sans cohérence, les familles, les municipalités et l’État. Or, désormais, ce ne sont pas trois mais sou­vent quatre générations qui coexistent. On ne peut plus demander à des enfants, souvent uniques, de soutenir leurs parents et leurs grands-parents, d’autant que chaque génération, aujourd’hui, tient à son style de vie, et même chaque individu. La forte distinction faite au Japon entre ce qui se passe « dans la famille » et « hors de la famille » diminue, et naît une autre conscience de la communauté fondée sur la solidarité entre générations.

Il en résulte que, outre les effets économiques du vieillissement de la popula­tion, les coûts publics de la gérontocroissance ne peuvent qu’augmenter, pesant en conséquence sur le budget d’un État qui pourrait éprouver davantage de difficultés à financer ses projets à visée de géopolitique externe.

 

La géopolitique interne face à la croissance de l’immigration

Une seconde conséquence géopolitique tient aux équilibres internes. Le Japon, en dépit de la présence relativement ancienne d’une communauté coréenne, n’a pas de tradition d’accueil et d’intégration des immigrants. Encore en 1980, les 664 736 Coréens, selon le registre des étrangers, forment 85 % de la population étrangère[27].

Mais le Japon ne peut plus refuser une immigration dont il a besoin. La hausse de l’immigration devrait logiquement s’y poursuivre pour quatre raisons. D’abord, les besoins de main-d’œuvre se font particulièrement sentir en raison de l’appétence limitée des nationaux pour certains métiers[28] que l’on caractérise par les « trois K » : kiken (dangereux), kitanaï (sale) et kitsaï (exigeant). Des besoins qui s’expriment tout particulièrement dans le secteur de la construction et des petites et moyennes entreprises.

Ensuite, comme précisé ci-dessus, la famille japonaise évolue et les services aux personnes – enfants ou personnes âgées – ne peuvent plus être totalement assurés dans le cadre familial, ce qui suppose une main-d’œuvre pour les satisfaire. Il en est de même dans le secteur médical. Le gouvernement japonais y a d’ailleurs dû déjà faciliter l’entrée migratoire. Par exemple, en 2007, après deux ans de négo­ciations, le METI[29] a accepté de donner un visa à 1 000 nurses en provenance des Philippines. L’obtention du visa exigeait un diplôme d’infirmière, au moins trois ans d’expérience et le suivi d’un stage linguistique de six mois. Ensuite, au bout de trois ans, l’immigrant avait l’obligation de passer le diplôme japonais équivalent pour rester travailler au Japon. Notons toutefois qu’il y a eu auparavant des oppo­sitions très fortes, expliquant les deux ans de débat. En particulier, la Japan Nurses

 

Association a publié, le 12 septembre 2006, dans la presse[30] une lettre ouverte dont le propos était que faire venir des infirmières étrangères n’était pas la solution pour remédier au problème de l’aide aux personnes âgées. Elle affirmait qu’« il y a [en 2006] au Japon 550 000 diplômés disponibles qui ne travaillent actuellement pas dans le secteur médical ». Elle plaidait donc pour une solution interne au Japon. Depuis l’arrivée des infirmières philippines, certains déclarent que leurs relations avec les patients et leurs familles se passeraient mal, pour des raisons de « difficultés culturelles de communication ». Néanmoins, les chiffres démographiques sont là, et la demande de main-d’œuvre pour les services à la personne ne semble pas pouvoir être satisfaite, compte tenu de la divergence entre les besoins d’une société vieillis­sante et la baisse de la population active.

En troisième lieu, il existe des pays géographiquement proches du Japon où s’exercent des phénomènes de repoussement[31], comme la Chine ou les Philippines. Or, le Japon se trouve être attirant à la fois en raison de ses besoins de main-d’œuvre, par le potentiel de remises qu’il peut offrir aux immigrants, mais aussi par son sys­tème politique démocratique qui présente moins de difficultés pour les immigrants que dans d’autres pays où ceux-ci sont soumis à de fortes contraintes, comme dans les pays du Golfe. En outre, certaines régions japonaises peuvent aussi être atti­rantes compte tenu de leur besoin de conjointes : par exemple, dans les campagnes, existe déjà un phénomène de mariages organisés pour des hommes célibataires, qui ne peuvent pas trouver d’épouse japonaise, avec des femmes venant de Chine ou des Philippines.

En outre, l’immigration au Japon évolue dans sa composition par sexe. Tant qu’elle était majoritairement masculine, ce qui est resté le cas jusqu’au recensement de 1990, le Japon pouvait penser que les immigrés non coréens n’étaient présents que temporairement. Compte tenu des besoins du Japon et du rapport de masculi­nité désormais équilibré des étrangers, la probabilité qu’une part de l’immigration récente se transforme en une immigration de peuplement devient forte. En effet, le nombre d’étrangers détenteurs de visas de conjoint/enfant augmente. S’ajoutent des mariages mixtes entre des immigrants et des Japonais, même si le chercheur Hiroshi Kojima considère que l’augmentation de ces mariages s’explique par des « mariages de convenance » dont le nombre tient notamment à la politique de visas du Japon[32].

En outre, toute immigration pose des questions sécuritaires plus aisées à assumer lorsque le pays a une bonne connaissance de sa population. Or le Japon, comme la plupart des autres pays de l’OCDE, éprouve des difficultés à propos de cette bonne
Enfin, la diversification des origines géographiques est un autre élément qui pose la question migratoire de façon totalement inédite. Certes, depuis la Seconde Guerre mondiale, le Japon connaissait déjà les problèmes de géopolitique interne liés au processus de « diasporisation » avec la communauté coréenne que chaque Corée cherche à s’approprier politiquement. Avec la multiplication des groupes diasporiques, tout un éventail de question apparaît, notamment religieuses. Par exemple, les données montrent une progression plus rapide de la population mu-sulmane[33] au Japon que de la population étrangère, avec des immigrants principa­lement issus d’Indonésie, du Pakistan, du Bangladesh ou d’Iran.

connaissance. Selon les résultats des recensements quinquennaux de la population ou ceux publiés périodiquement par le ministère de la Justice, le nombre d’étran­gers diverge. Et il est certain que le Japon, en dépit de la protection relative que lui donne son caractère insulaire, connaît aussi une immigration irrégulière.

Au total, pour que ce phénomène nouveau d’immigration ne soit pas ressenti comme portant atteinte ou ne porte pas atteinte à la concorde sociale, il est pro­bable que les politiques d’immigration, d’intégration et de naturalisation devront être profondément à réexaminer, et qu’il faudra faire évoluer les relations géopoli­tiques du Japon avec les pays d’origine des immigrants. Certes, sur cette question de l’immigration, les Japonais sont très attentifs à ce qui se passe en Europe et aux problèmes identitaires et sécuritaires (émeutes de l’automne 2005) de la France en particulier. Depuis les attentats du 11 septembre 2001 à New York, puis ceux de Madrid (11 mars 2004) et Londres (7 juillet 2005), la question de l’immigration pour pallier le déficit des naissances et ses effets économiques est souvent un sujet qui inquiète. Pour une société très homogène qui aime se représenter comme un modèle d’« dharmonie sociale », une ouverture migratoire à la française est plutôt considérée comme le pire des scénarios. Pourtant, dans la situation démographique où est le Japon, il faudra choisir puisque le modèle japonais actuel est, en quelque sorte, à bout de souffle. Il faudra ou changer profondément les mœurs et la concep­tion de la vie professionnelle et familiale, ou accepter des immigrants. Pour le mo­ment, les mesures en cours montrent que c’est toujours la première solution que les autorités tentent. L’immigration, pour des raisons culturelles[34], semble la solution ultime. Mais les contraintes démographiques vont à l’avenir peser davantage sur les choix de géopolitique interne comme externe.

Dans les dernières décennies du xxe siècle, le Japon a longtemps fasciné et la lecture des médias et de livres de cette période montre que s’est développée une véritable « nipponmania ». Éblouis par sa puissance économique, nombre de com­mentateurs ne voyaient pas que sa situation était en réalité moins enviable. Et le Japon s’est transformé en une nation très vieillie en un temps record.

Au xxie siècle, le Japon se trouve face à des changements démographiques iné­dits tant pour le mouvement naturel que pour le mouvement migratoire. Il serait absurde de penser que de telles évolutions puissent être neutres pour la place du Japon dans le monde, comme pour les équilibres internes à ce pays, puisqu’elles forment une partie des paramètres géopolitiques dans tous les pays. La place géo­politique du Pays du soleil levant sera donc directement influencée par sa dépopu­lation, dont la poursuite semble très probable, et par la montée et la diversification de son immigration.

[1]Pitte,Jean-Robert, Z<? Japon, Paris, Sirey, 1991.

[2]Méraod, Véaonique, « L’attractivité des littoraux au Japon : aspects ra facteurs », Population dnAvrnia, n° 666, janvier-février 2004.

[3]Dumont, Gérard-François, Les Populations du monde, Paris, Armand Colin, seconde édition, 2004.

[4]« L’évolution du nombre des hommes », Population et sociétés, n° 394, octobre 2003.

[5]Nom qui signifie la capitale de l’Est.

[6]Dans l’Antiquité, le terme shogun signifiait « général » ; ce mot est la contraction de seiitaishôgun que l’on peut traduire par « grand général pacificateur des barbares ». En 1192, après son attribution à Minamoto no Yoritomo, il devient un titre héréditaire, indiquant le dirigeant de facto du Japon (dictateur militaire), alors que l’empereur reste le gardien des traditions. Ce système de gouvernement militaire, dirigé par le shogun, est appelé babufu (shogunat). En 1603, Tokugawa Ieyasu prend ce titre. Pendant toute l’époque d’Edo (1603­1867) l’empereur a un rôle anecdotique. Lors de la restauration de Meiji (1868), le titre de shogun est abandonné.

[7]« Période de durée (entre cinquante et cent cinquante ans environ selon les cas) et d’intensité variables (elle multiplie les effectifs de la population de deux à plus de sept), pendant laquelle une population passe d’un régime démographique de mortalité et de natalité élevées à un régime de basse mortalité, puis de faible natalité. » Cf. Wackermann Gabriel (direction), Dictionnaire de géographie, Paris, Ellipses, 2005.

[8]Nom donné à la Mandchourie lors de l’instauration du gouvernement fantoche de Puyi, le dernier empereur de Chine.

[9]Données du Statistics and Information Department, Ministry of Health, Labour and Welfare, Maternal Body Protection Statistics.

Figure 2. Les taux du mouvement naturel au Japon

L’entrée dans « l’hiver démographique »

Au Japon, le renouveau démographique d’après-guerre se révèle très court puisque la fécondité, estimée à 3,7 enfants par femme en 1950, s’abaisse à 2,04 en 1957. Puis elle demeure une quinzaine années aux environs du seuil de remplace-

[10]Niveau de fécondité permettant que l’effectif moyen des générations en âge de fécondité soit remplacé nombre pour nombre par la génération naissante ; ce niveau est variable selon les conditions de mortalité des populations ; il s’abaisse, depuis les années 1980, à 2,06 enfants par femme dans ce pays à fort taux de survie des femmes qu’est le Japon, le 0,06 correspondant au taux plus élevé de masculinité des naissances et au taux de mortalité des femmes jusqu’à l’âge moyen à la maternité.

[11]À la fin des années 1970, j’ai proposé l’expression « hiver démographique » pour définir la situation d’une population dont la fécondité est nettement et durablement en dessous de seuil de remplacement des générations. Cette formulation a ensuite utilisée par exemple dans : Dumont Gérard-François et alii, La France ridée, Paris, Hachette, seconde édition, 1986. Puis la formulation s’est retrouvée dans de nombreuses publications, omettant généralement la source.

[12]Le terme « dépopulation » signifie un excédent des décès sur les naissances ; le terme « dépeuplement », une diminution de la population, due à l’accroissement négatif de l’addition du solde naturel et du solde migratoire. Cf. Wackermann Gabriel (direction), Dictionnaire de géographie, Paris, Ellipses, 2005.

[13]Sur les données statistiques ou les projections, cf. notamment la publication annuelle Japon Statistical Yearbook et les publications du National Institute of Population and Social Security Research.

[14]Sullerot Evelyne, « Avec le « Plan du nouvel ange », Le Japon veut inciter mariages et naissances », Population & Avenir, n° 670, novembre-décembre 2004.

[15]Cf. Frois Luis, Européens & Japonais : traité sur les contradictions & différences de mœurs, 1595 (première édition en portugais), Paris, Chandeigne, 1998.

[16]Cf. entretien de Philippe Pons avec Chizuko Ueno, L’Histoire, n° 333, juillet-août 2008, pp. 86-89.

[17]Donc, qui ont terminé la période de transition démographique.

[18]Qui atteint, en 2009, soixante-dix-neuf ans pour le sexe masculin et quatre-vingt-six ans pour le sexe féminin.

[19]Ducom Estelle, « Le Japon, un laboratoire du vieillissement », Population & Avenir, n° 683, mai-juin 2007, www.population-demographie.org.

Figure 6. Le vieillissement de la population du Japon: évolution et projection moyenne

En 1999, le Premier ministre réunit et préside une conférence sur ce sujet. Cette dernière conclut qu’il faut « créer un climat et un environnement social permettant aux femmes d’envisager sans anxiété les maternités tout en travaillant selon leurs motivations ». Elle élabore donc un plan quadriennal devant se déployer jusqu’en 2005, poétiquement intitulé « Plan du nouvel ange », New Angel Plan, qui prévoit à la fois des mesures pratiques et de vastes et ambitieux projets de changements de mentalité. Ce plan se fixe six objectifs :

1) Remettre en cause la division rigide des rôles masculin et féminin, ainsi que la culture corporatiste du monde du travail.

2) Aménager l’emploi afin de permettre aux femmes qui travaillent d’avoir des enfants et de les élever.

3) Améliorer les conditions sanitaires et sociales, afin que les femmes puissent mettre au monde et élever des enfants dans un climat détendu et sûr.

[20]Cahiers du Japon, été 2001.

[21]Cahiers du Japon, hiver 2001.

[22]Pons Philippe, « Cent jours d’alternance au Japon, début de l’ère des frimas », Le Monde, 25 décembre 2009.

[23]Dumont Gérard-François, Les Migrations internationales. Les nouvelles logiques migratoires, Paris, Sedes, 1995.

[24]Sardon Jean-Paul, « La population des continents et des États », Population & Avenir, n° 695, novembre-décembre 2009.

[25]Dumont Gérard-François, « Le talon d’Achille de la Chine ? », Population & Avenir, n° 690, novembre-décembre 2008, www.population-demographie.org.

[26]Dumont Gérard-François et alii, Les Territoires face au vieillissement en France et en Europe, Paris, Ellipses, 2006.

[27]Chiffres : Judicial System and Research Department, Minister’s Secretariat, Ministry of Justice.

[28]Toutefois, il s’agit d’une appétence supérieure à celle constatée en France. En effet, si l’on compare le salaire de ces métiers à la situation française, ils sont bien payés, justement parce que le patronat japonais ne peut guère faire jouer la concurrence avec les employés étrangers. Pour l’instant, compte tenu du faible nombre de travailleurs immigrés non qualifiés présents au Japon, les métiers 3K sont considérés comme une aubaine. Si la présence en nombre de travailleurs immigrés venait à faire baisser les salaires, il y a fort à prévoir qu’il y aurait une réaction de la part des salariés japonais pour qui ils constituent tout de même une soupape de sécurité contre la précarité.

[29]Ministry of Economy, Trade and Industry.

[30]Cf. Tokyo Shinbun, 12 septembre 2006.

[31]« Situation d’un territoire qui connaît une émigration en raison des inconvénients qu’il a, qui lui sont attribués ou qui résultent du contexte ou de décisions politiques poussant des populations à émigrer. » Cf. Dumont Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.

[32]« L’augmentation rapide de la population musulmane au Japon : une dynamique démographique », dans Les Migrations internationales, Aidelf, n° 12, 2007.

[33]Takeshita S., « Adaptation of japanese wives to Islam : case studies of wives married to foreign muslims », Journal of Arts and Sciences, Aichi-Gakuin University, vol. 48, n° 3, 2001. Hiroshi Kojima (Director, Department of International Research and Cooperation, National Institute of Population and Social Security Research), « Variations in demographic characteristics of foreign « muslim » population in Japan: A preliminary estimation », The Japanese Journal of Population, vol. 4, n° 1, mars 2006.

[34]Roberts Glenda S., « Immigration policy, framework and challenges » dans Coulmas, Florian, Harald, Conrad et al., The Demographic Challenge, a Handbook about Japan, Boston, Brill, 2008, pp. 765-776.

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