La Chine : un géant démographique face au vieillissement de sa population

Le recteur Gérard-François Dumont

Professeur à l’Université Paris-Sorbonne, Président de la revue Population & Avenir, www.population-demographie.org

2eme trimestre 2014

Une caractéristique essentielle de la Chine est l’ancienneté de l’importance de son peuplement. Ce dernier donne à ce pays, au moins depuis vingt-cinq siècles, un poids démographique toujours aux environs du cinquième de la population dans le monde. Néanmoins, la population de la Chine a connu de fortes variations conduisant ce pays, au XXIe siècle, à enregistrer un vieillisse­ment dont l’intensité se trouve accrue par la politique démographique dite de « l’enfant unique ».

Un peuplement ancien toujours important

La connaissance passée de la population de l’empire chinois bénéficie de sources relativement nombreuses, car les pouvoirs centraux ont toujours souhaité un sys­tème administratif étoffé pour dresser le bilan démographique de leurs conquêtes, utiliser la corvée, ou lever des impôts sur les populations.

L’existence en Chine d’un peuplement important est conforme à ses référents culturels. Le souci chinois, quasi permanent au fil des siècles, d’une fécondité suffi­sante correspond à l’enseignement de Confucius (551-479 avant J.-C.), reprenant des éléments antérieurs de doctrine qui demeurent depuis, malgré le communisme, des référents de la vie chinoise. En particulier, la morale individuelle et familiale du confucianisme est favorable à la procréation. En effet, l’âme des morts ne peut être maintenue en vie que par le culte que leur vouent leurs descendants. Avoir une descendance est donc à la fois une obligation envers ses aïeux et une nécessité pour soi-même. Quant au gouvernement, il a intérêt à avoir un peuple nombreux pour assurer le bien-être de tous, la richesse du pays et la puissance de l’empereur.

Néanmoins, le souci populationniste ne se concrétise pas toujours, au deuxième comme au premier millénaire, et la population de la Chine connaît des périodes de croissance ou de décroissance, notamment en fonction des situations politiques, des guerres ou des épidémies. Fondé par l’empereur Qin (qui, prononcé T’sin, donne son nom à la Chine), le premier État féodal (221-206 avant J.-C.) est suivi par le règne de la dynastie des Han. Le plus grand ensemble politique impérial chinois (entre 221 et 220 après J.-C.) est donc contemporain de l’unification du bassin de la Méditerranée par la République et le principat romain.

  1. Plus de cent millions d’habitants au XIIe siècle

Après le morcellement politique et la désorganisation de la fin du Ier millénaire, la dynastie des Song (960-1279) facilite un essor remarquable, malgré ses luttes avec les peuples de la frontière septentrionale de la Chine. Pour la première fois de son histoire, la Chine dépasse au XlIe siècle les cent millions d’habitants. Dans cette période faste, l’agriculture progresse avec la généralisation de la double culture du riz et l’extension des zones rizicoles, surtout dans la Chine du Sud.

Lorsque Marco Polo visite cette Chine du Sud dans la seconde moitié du XIIIe siècle, les prouesses techniques chinoises l’impressionnent et il est très étonné de la dimension démographique – sans doute 1 million d’habitants – de la nouvelle capitale Hangzhou (Zhejiang), où le prince impérial a dû s’installer sous la pres­sion du Mongol Gengis Khan (1167-1227) qui s’était emparé de Pékin en 1215. Ensuite, les troupes de Gengis Khan et de ses successeurs dévastent la Chine entière en faisant preuve d’une grande cruauté. La guerre provoque le recul des cultures et des mises en friches ; et des terres sont confisquées et converties en pâturages pour les chevaux des conquérants. La conquête mongole se traduit par une très forte mortalité, aggravée par l’appauvrissement des populations sous la férule d’un régime rude et policier, imposant en outre des transferts de population. Comme tout ceci concourt à abaisser la fertilité et donc la fécondité, en moins d’un siècle, du milieu du XIIIe au milieu du XIVe, la population chinoise diminue de 38 % (passant de 112 millions d’habitants à 70 millions).

  1. Des Ming aux Qing

La reconquête de la Chine contre les dirigeants mongols est l’œuvre de Zhu Yuanzkang qui installe la dynastie des Ming (1368-1644). Avec la paix et la sécurité qui reviennent, la Chine retrouve une croissance démographique, parallèlement à l’amélioration de la production agricole : travaux d’irrigation et de drainage, appa­rition de plantes nouvelles (maïs, patate) apportant des ressources agricoles dans des zones non irriguées. Même si le rythme d’accroissement démographique varie en fonction des conditions spécifiques des diverses périodes de la dynastie Ming, parfois marquées par des crises politiques, des épidémies ou un appauvrissement des populations les années de fiscalité trop forte, l’évolution générale moyenne, pendant trois siècles, permet une croissance démographique. La population de la Chine augmente de 70 millionsd’habitantsen 1400 àl30m illions en 1650.

  1. La transition chinoise heurtée par les évolutions politiques

En 1900, la population de la Chine s’élève à 415 millions d’habitants, soit le quart de l’humanité. La transition démographique[1] chinoise ne débute alors vérita­blement qu’au XXe siècle. Mais l’intensité de ses effets démographiques se trouve très affaiblie par les guerres civiles. De 1920 à la Deuxième Guerre mondiale, la popula­tion stagne à 400-450 millions. La transition démographique n’avance rapidement qu’après l’installation du communisme en 1949.

L’histoire démographique de la Chine des débuts du communisme ne peut être considéré comme parfaite car les autorités chinoises n’ont livré aucune information détaillée sur leur population pendant plus de vingt ans : les résultats du recensement de 1953 n’ont été publiés qu’en 1957, et aucune statistique n’était alors fournie sur les décès et les naissances. En 1980, il s’est confirmé que les rumeurs sur l’existence d’un recensement en 1964 étaient fondées, mais la Chine n’a donné qu’un dénom­brement de la population totale. La diffusion des statistiques s’est enfin améliorée de­puis 1979, et les recensements organisés depuis sont jugés d’une qualité acceptable.

La première période suivant l’instauration du communisme se caractérise par une assez grande homogénéité géographique du niveau de fécondité au-dessus de six enfants par femme. Le taux de natalité est de l’ordre de 35 pour mille habitants. Les années 1949-1956 sont celles de l’utopie révolutionnaire. Le nouveau régime considère qu’il n’y a pas de question démographique à laquelle le communisme ne puisse apporter automatiquement de réponse. Dans le même temps, il interdit les migrations des ruraux vers les villes, et prend même des mesures pour contenir, voire diminuer la population urbaine. La proportion de cette dernière dans la population totale reste en conséquence à un faible niveau (encore 18 % en 1978).

Simultanément, la première étape de la transition peut s’accélérer car le retour à la paix intérieure permet de diffuser des règles élémentaires d’hygiène, via les institu­tions du nouveau régime. Le taux de mortalité s’abaisse de 22 pour mille habitants en 1949 à 18 pour mille en 1956. L’excédent naturel annuel s’élève progressivement, passant de 10-11 millions d’habitants en 1950 à 13-14 millions en 1956, année où l’on dénombre 582 millions d’habitants.

  1. Les prémices d’une politique de limitation des naissances

Cette même année 1956 voit l’abandon de l’utopie révolutionnaire sur les ques­tions démographiques. Pour la première fois, le programme national pour le déve­loppement de l’agriculture du 25 janvier 1956 inscrit officiellement un objectif de limitation des naissances. Le moyen principal proposé pour réduire la croissance de la population est le mariage tardif. Mais ce programme se voit arrêté en 1958 avec le lancement du Grand Bond en Avant qui provoque une baisse de la population.

En effet, entre 1958 à 1960, le « Grand bond en avant » se traduit par une industrialisation à outrance et une collectivisation agricole accentuée qui détourne les paysans de leurs tâches agricoles. Il s’ensuit une catastrophe alimentaire qui engendre une grave crise démographique. Compte tenu d’une importante sous-alimentation, les « années noires » 1959-1961 (découvertes expost car la famine avait été masquée par l’absence de liberté de l’information) sont marquées par un fort abaissement des naissances dû à une moindre fertilité (aménorrhée notamment), par une nette hausse des décès et par une stagnation, voire une baisse de la population dans certaines provinces. Elles ont un coût démographique équivalant en valeur relative à la Première Guerre mondiale pour la France. Les années qui suivent enregistrent une remontée de la natalité comme il peut s’en produire après une guerre une fois la paix revenue.

En 1962, le conseil des affaires de l’État adresse au comité central du Parti com­muniste des instructions soulignant le besoin de contrôler les naissances et formant les prémices d’une politique démographique coercitive. Mais ces projets sont égale­ment interrompus, cette fois-ci par la Révolution culturelle de 1966.

En 1971, une nouvelle étape est franchie avec le document 51 du Conseil des affaires de l’État qui encourage à se marier tard, à espacer les naissances et à avoir peu d’enfants. Un slogan est donc trouvé : « tard, espacé, peu ». L’année 1972 voit la fixa­tion de normes en matière de reproduction et la mise en place un système de quotas pour les naissances. Les contrôles concernent surtout les couples urbains de l’ethnie han, l’ethnie très largement majoritaire : ses couples peuvent avoir au maximum deux enfants ; dans le cas contraire, ils sont condamnés à des amendes.

  1. La politique dite de l’enfant unique

Huit ans plus tard, en 1979, devant l’arrivée à l’âge fécond des générations nom­breuses nées après la famine des années noires, le Parti communiste chinois juge insuffisante la baisse en cours de la fécondité. Le Comité central du parti commu­niste chinois publie en 1980 une « lettre ouverte sur le contrôle du problème de la croissance démographique » de la Chine. Il radicalise sa politique de population et instaure des normes démographiques contraignantes pour les couples et les familles. Dans le cadre de la politique des Quatre modernisations (de l’agriculture, de l’indus­trie, de la science et des techniques, et de la défense), il révise à la baisse ses objectifs démographiques, appelant de ses vœux 1,2 milliard d’habitants en l’an 2000 et un taux d’accroissement nul. Au plan des familles, cela signifie la quasi-absence des naissances de rang trois ou plus et des proportions très élevées de couples à enfant unique, d’où la dénomination courante de politique de « l’enfant unique », même si son nom officiel est « politique de planification des naissances ». La limitation des naissances, qui devient une obligation légale des époux (texte de 1980, Constitution de 1982), est mise en œuvre avec toute une panoplie d’avantages pour ceux qui la respectent et des sanctions pour les autres.

  1. Difficultés d’application et aménagements

Mais, en milieu rural, la résistance à la politique de l’enfant unique est forte. Dans les provinces les plus prospères, les « lignées » familiales puissantes rappellent les grands principes : « Le manque de piété filiale se manifeste sous trois formes et ne pas avoir de descendant est la plus blâmable ». On défie directement le pouvoir sachant que l’enjeu pour les familles est de s’assurer d’un descendant mâle : yang’er fang lao (« élever un fils pour préparer sa vieillesse »), d’autant que ces familles ne disposent d’aucun système de retraite. Dans ce contexte, le gouvernement manie le bâton mais aussi la carotte, en allégeant légèrement sa politique. D’une part, pour les minorités ethniques, qui avaient réalisé que le respect du principe de l’enfant unique pouvait engendrer un effondrement démographique en trois générations[2], un régime moins exigeant est instauré.

Les gouvernements des provinces sont chargés d’édicter les conditions et contraintes. Ces dernières sont plus ou moins strictes selon les régions, car, en 1984, le comité central du parti communiste publie un document n° 7 autorisant des aménagements de la politique de l’enfant en fonction des spécificités des condi­tions locales. Cela signifie que les couples ruraux sont souvent autorisés à avoir un « enfant et demi », c’est-à-dire à avoir un second enfant si le premier est une fille. En outre, les couples dont les deux membres sont eux-mêmes des enfants uniques peuvent généralement avoir deux enfants. Cette norme est parfois réduite à un seul des deux membres du couple enfant unique pour les couples ruraux.

Toutefois, la politique dite de l’enfant unique suscite nombre de troubles par la violence de son application à l’égard de femmes n’ayant pas respecté les réglemen­tations. Une vingtaine d’années plus tard, en 2002, une loi « sur la population et la limitation des naissances » que vote l’Assemblée nationale populaire réaffirme le principe d’un enfant par couple. Mais elle laisse plus de souplesse aux bureaux locaux du planning familial dans l’application et allège les obligations démogra­phiques des familles. Les couples sont désormais autorisés à avoir plusieurs en­fants à condition de payer une sorte d’impôt, pudiquement baptisé « taxe sociale de compensation ». Il s’ensuit un sentiment d’inégalité puisque les pauvres et la plupart des paysans restent financièrement incapables de débourser une telle taxe, qui peut constituer jusqu’à plusieurs fois leurs revenus mensuels. Mais la règle de 4 ans minimum dans le monde rural entre une première naissance d’une fille et le droit d’avoir un second enfant est supprimée. Et, parfois, des bureaux du planning familial donne aux femmes une somme d’argent pour les encourager à accepter d’avorter.

  1. Une mise en œuvre précise

Cette mise en œuvre additionne deux éléments : des slogans favorables à cette politique et un contrôle régulier de son respect par les couples. Prenons l’exemple du « bourg »[3] de Jing Yang, dans la province Fujian, province maritime située en face de Taiwan. On peut y trouver sur les murs un slogan comme « Le planning familial est bien pour la richesse et pour la pension de retraite ».

Photo 1. Un slogan peint sur un mur en faveur de la politique de planning familial : « Le planning familial est bien pour la richesse et pour la pension de retraite », province de Fujian, 2013.

Pour le contrôle, le bureau de planning familial conserve le livret rouge de chaque femme, livret sur lequel sont portés les renseignements démographiques la concernant. Chaque année, chaque femme mariée doit se rendre trois fois (jan­vier, juin et septembre) au bureau du planning familial. Elle vient récupérer son carnet rouge, puis fait la queue pour subir l’examen gynécologique. Si ce dernier est conforme, un cadeau peut lui être offert. Le cadeau inclut un slogan signifiant généralement que les naissances peu nombreuses et de bonne qualité sont des bon­heurs toute la vie.

  1. Une politique remise en cause ?

À en croire la lettre ouverte du comité central du Parti communiste de 1980, la politique de l’enfant unique aurait dû être temporaire. Cette lettre précise en effet :

« Dans trente ans, les problèmes de croissance démographique particulièrement tendus actuellement se seront atténués et une autre politique démographique pour­ra alors être adaptée ». Mais trente ans plus tard, dans le début des années 2010, la politique demeure. Certes, l’analyse des résultats du sixième recensement national de 2010 conduit plusieurs auteurs à préconiser une remise en cause de cette poli­tique. Dans son rapport sur le développement chinois 2011/2012, la Fondation chinoise pour la recherche et le développement, laboratoire d’idées créé par le conseil des affaires de l’État, propose des changements. Nombre d’auteurs considère que la suppression de la politique de l’enfant unique n’aurait que peu d’effets sur la natalité, car, dans un pays qui s’est considérablement urbanisé, les familles des villes choisissent spontanément d’avoir peu d’enfants d’autant qu’elles sont conscientes de l’importance des coûts liés à l’éducation. D’ailleurs, en 2010, l’indice synthé­tique de fécondité est inférieur à 1 enfant par femme dans des grandes villes comme Shanghai, Pékin et Liaoning, où il plafonne respectivement à 0,73, 0,70 et 0,74. Partout, il est inférieur au seuil de simple remplacement des générations puisqu’il atteint ses niveaux les plus élevés dans les provinces du Guangxi, de Guizhou et du Xinjiang, avec respectivement 1,78, 1,74 et 1,52 enfant par femme.

Cependant, en novembre 2012, le rapport du secrétaire général sortant Hu Jintao prononce la phrase habituelle devant le 18e congrès du parti communiste : « maintenir un taux de natalité bas ». Pourtant, le taux de natalité peur être jugé très bas au regard d’une fécondité fort abaissée.

Finalement, en novembre 2013, le Parti communiste annonce un assouplis­sement : les couples dont un seul des deux est enfant unique pourront avoir un second enfant. Mais cet assouplissement n’apporte pas de changements structurels à la conception et aux modes d’application de la politique démographique de la Chine.

Quoi qu’il en soit, bien que la politique dite de l’enfant unique ait connu des allègements, comme le dernier décidé en 2013, et même dans l’hypothèse ou elle serait arrêtée dans les années 2010, elle a déjà exercé des effets pendant une tren­taine d’années, accentuant les baisses de la natalité et de la fécondité. Elle a et aura donc des conséquences directes sur la pyramide des âges de la Chine durant la majeure partie du XXIe siècle, voire sa totalité. Quant à ses conséquences indirectes, elles s’exerceront même au delà, compte tenu de la logique sur la très longue durée des phénomènes démographiques.

Une première de ces conséquences directes est le vieillissement de la population ou plutôt le sur-vieillissement de cette population.

  1. Un vieillissement de la population nettement supérieur à la moyenne mondiale

Certes, le vieillissement de la population[4] n’est pas propre à la Chine : c’est un phénomène général, notamment dans les pays en période post-transitionnelle qui cu­mulent un vieillissement « par le bas »[5], résultant d’une faible fécondité, et un vieillis­sement « par le haut », dû à l’augmentation de l’espérance de vie des personnes âgées.

Nombre d’années de vie escomptées à la naissance.
D’ailleurs, l’augmentation de l’espérance de vie à la naissance en Chine, pas­sée de 45 ans en 1950 à 75 ans dans les années 2010, illustre un aspect positif de l’évolution démographique de la Chine, soit d’importantes améliorations dans la santé et l’hygiène[6]. Mais la politique démographique coercitive chinoise explique l’intensité particulièrement forte du vieillissement de la population.

Ce dernier, mesuré par exemple par l’évolution de l’âge médian, connaît en effet un rythme particulièrement rapide et, par exemple, plus rapide que celui des États-Unis, conséquence de la politique chinoise de stricte planification familiale. L’intensité du vieillissement par le bas engendre une proportion de personnes âgées particulièrement élevée. Les 65 ans ou plus pourraient représenter 22,1 % de la population de la Chine en 2040 contre 7,7 % en 2010 et devenir plus nombreux que les moins de 15 ans au début des années 2030. Selon la projection moyenne, la pyramide des âges de la Chine prendrait en 2040 la forme d’une toupie sous l’effet de la forte proportion des personnes âgées, corrélative de la faible proportion des jeunes. Le problème n’est pas tant que les personnes âgées pourraient connaître surtout que, sauf changement structurel, il est à craindre que la plupart ne puissent bénéficier ni d’une solidarité fpmiliate suffissnte ni cfe retraite! et d’une assurance-maladie à la hauteur des besoins.

 

aux personnes âgées, mais ne suffit pas à permettre la complétude de leur place dans la société. Il faut aussi assez d’individus jeunes, physiquement ou intellectuellement actifs, pour assurer les besoins des personnes âgées, y compris en matière de soli­darité familiale ou de voisinage. Or « L’effritement rapide des solidarités familiales, locales et communautaires au sein d’une trop grande société, dont les repères sont bouleversés par le progrès économique et technique, est un leitmotiv chez tous les publics »[7]. Le vieillissement de la population donne lieu à ce que certains appellent le problème du « 421 », c’est-à-dire qu’un seul enfant doit supporter la charge de ses deux parents et de ses quatre grands-parents.

La Chine doit donc faire face à un vieillissement accéléré de sa population qui peut être un obstacle au maintien du rythme relativement élevé de sa croissance économique et qui, pour le moins, exige des fortes évolutions dans les politiques conduites, pour ne pas avoir d’effets ralentisseurs sur une économie dont le niveau moyen par habitant est encore bas. Il faut par exemple améliorer la qualité de la croissance économique par le développement du capital humain et le soutien à l’innovation alors que les dépenses en recherche et développement (R&D) restent encore faibles. L’avantage démographique qui a bénéficié à la Chine, c’est-à-dire une population active jeune, va s’estomper, au risque de remettre en question le potentiel de croissance de son économie. Autrement dit, la Chine pourra-t-elle continuer à réaliser une croissance économique élevée tout en vieillissant rapide­ment ? La Chine ne risque-t-elle pas d’être vieillie avant d’avoir été riche ? La ques­tion du vieillissement en Chine est d’autant plus sérieuse qu’elle survient très tôt par rapport au processus constaté dans d’autres pays.

La politique dite de l’enfant unique n’est pas seulement responsable d’un sur­vieillissement de la population, mais elle annonce aussi une baisse de la population active.

  1. Une population active en diminution

En effet, le modèle économique chinois affirmé depuis les années 1990, assu­rant une forte croissance économique et dégageant les moyens nécessaires d’une politique de puissance, peut être remis en cause. Il repose sur une population jeune et un nombre toujours croissant d’actifs. La Chine des années 1990 et 2000 a donc pu devenir « l’atelier du monde » en proposant une nombreuse – et, donc, bon marché – main-d’œuvre, face à une Russie[8] en dépeuplement, à une Europe vieillis­sante[9], et aux États-Unis[10] qui, malgré une meilleure fécondité que l’Europe et des apports migratoires, compte une base d’actifs qui a beaucoup moins progressé que celle de la Chine[11].

Considérant l’importance du taux de croissance économique chinois, en moyenne 10 % par an au cours des années 1990 et 2000, est évoqué un « mi­racle économique chinois ». En réalité, il s’agit de la combinaison d’une politique d’ouverture et, dans ce pays le plus peuplé du monde, d’une abondance de main-d’œuvre souffrant de pauvreté, notamment grâce aux flux de migration des travail­leurs ruraux vers des zones urbaines, le tout aboutissant à un coût du travail très faible. Selon Marianne Bastid-Bruguière, « Les travailleurs irréguliers, migrants ru­raux, représentent plus de 60 % de la main-d’œuvre urbaine et travaillent dans des entreprises dont beaucoup échappent aux règles publiques, avec un statut qui leur interdit l’accès aux services sociaux dont jouissent les résidents urbains (éducation, santé, indemnités de chômage, pension) »[12]. La Chine a pleinement joué la carte de cet avantage comparatif pour se spécialiser dans la production de biens intensifs en travail. Comme le confirme un spécialiste, « l’abondance du facteur travail est une des explications importantes du miracle chinois’3 ».

13.    Bei Xu, « La Chine pourra-t-elle poursuivre son miracle en vieillissant ? », dans : Artus, Patrick,
Mistral, Jacques, Plagnol, Valérie, Lémergence de la Chine : impact économique et implications de
politique économique, Rapport CAE n° 98, juin 2011.

La Chine des années 2010 détient encore un atout important, désigné parfois sous le nom de « fenêtre d’opportunité », sur ses principaux rivaux : plus de 70 % de sa population sont d’âge actif, pourcentage supérieur à celui de l’Inde, du Brésil, du Japon, de l’Europe de l’Ouest ou de l’Amérique du Nord. Son rapport de dépen­dance de la population active, mesuré par l’addition des enfants et des personnes âgées, donc des 0-14 ans et des 65 ans ou plus, rapportée à la population active potentielle (15-64 ans), est faible. Et la Chine compte une faible proportion de personnes âgées dépendantes.

 

 

Or, la projection moyenne annonce non seulement un vieillissement de la po­pulation active mais aussi une baisse projetée, à compter de 2020, en valeur absolue comme en proportion, de la population totale. En considérant la tranche d’âge 15-64 ans comme la population active potentielle, ses effectifs pourraient commen­cer à diminuer à partir de 2015. Cette projection moyenne indique une population active potentielle qui s’abaisserait de 200 millions en 2050, soit dix points de moins dans le pourcentage de la population totale. Même si la Chine dispose de marges en améliorant la productivité et en formant les actifs issus des campagnes, l’effet quantitatif pourrait finir par exercer des effets sur son économie. Un déficit de main-d’œuvre pourrait se profiler dans certains secteurs, puis s’accentuer.

Outre une diminution de sa population active, la Chine pourrait, malgré l’aug­mentation projetée de l’espérance de vie, connaître une baisse de sa population, lui faisant perdre le premier rang démographique dans le monde.

11. La Chine au risque de perdre sa première place démographique

Effectivement, les évolutions démographiques de la Chine pourraient se tra­duire par un dépeuplement, soit à compter des années 2030 selon la projectionmoyenne, soit dès après 2025 selon une hypothèse basse. En conséquence, par­mi les changements possibles dans les rapports de force démographiques dans le monde[13], la Chine pourrait se retrouver moins peuplée que l’Inde[14]. La diminution de la population de la Chine pourrait aussi modifier certaines données géopoli­tiques internes, ne serait-ce que parce que cette diminution pourrait être très iné­gale selon les territoires chinois.

Dans cette hypothèse, la Chine ne pourrait plus arguer de son premier rang démographique dans le monde pour se montrer plus exigeante dans le concert géo-politique[15]. En revanche, si l’Inde sait utiliser sa masse démographique à des fins géopolitiques, il lui sera possible de demander avec encore davantage d’insistance une meilleure reconnaissance internationale, à commencer au sein du Conseil de sécurité de l’ONU. Déjà différents pays, dont la France, en soutenant la demande de l’Inde d’une place permanente à ce Conseil de sécurité de l’ONU, montrent combien le premier rang démographique actuel de la Chine doit être relativisé en tenant compte d’un autre pays milliardaire dont la croissance démographique est nettement supérieure à celle de la Chine et le potentiel de population active plus important.

La rapidité du vieillissement de la population de la Chine, sa baisse projetée de population active comme de population totale sont des conséquences directes de sa politique démographique coercitive ; c’est également vrai pour son déséquilibre tout à fait anormal entre les sexes que nous avons analysé par ailleurs[16].

Au total, de 1900 à 2013, la population de la Chine passe de 415 à 1 357 mil­lions d’habitants[17], soit une multiplication par 3,27, chiffre plus faible que celui de la moyenne mondiale, et donc plus faible que le multiplicateur transitionnel de la plupart des pays (hormis la France). La population projetée à l’horizon 2050, selon l’hypothèse moyenne des Nations Unies formulée en 2012, indique 1 385 millions d’habitants. Ce chiffre résulterait d’une hausse par effet de vitesse acquise, puis d’une baisse à compter du milieu des années 2030. La proportion de la population de la Chine dans le monde, qui a diminué de 25,4 % en 1900 à 19 % en 2013, s’abaisserait à nouveau à 14,5 % à l’horizon 2050, notamment du fait de la hausse projetée de la population de l’Afrique.

Comme l’avait annoncé Alain Peyrefitte[18], la Chine s’est réveillée. Mais cela ne signifie nullement, notamment en raison des enjeux de son évolution démo­graphique, que son avenir soit un long fleuve tranquille. Comme les questions de population ont toujours des effets sur la longue durée, elles conduisent à rappeler la citation suivante de Confucius : « Qui ne se préoccupe pas de l’avenir lointain se condamne aux soucis immédiats ».

[1]Période, de durée et d’intensité variables, pendant laquelle une population passe d’un régime démographique de mortalité et de natalité élevées à un régime de basse mortalité, puis de faible natalité.

[2]Nous avions montré que, si la politique avait été appliquée à la lettre, soit une fécondité d’1 enfant par femme, la Chine n’aurait plus, en 2080, que 260 millions d’habitants dont 43 % seraient âgés de 60 ans ou plus, avec un peu plus d’un million de naissances par an pour 8 millions de décès. Cf. Dumont, Gérard-François, Legrand, Jean, « La population chinoise peut-elle s’effondrer ? », dans : Démographie politique, Paris, Economica, 1982, p. 93-95.

[3]L’organisation territoriale de la Chine compte cinq niveaux : les provinces, les préfectures, les districts, les cantons et les comités de base. Chaque niveau peut comprendre plusieurs natures. Au niveau 4, les « cantons » se distinguent en « cantons » ou « communes populaires », « bourg », et « quartiers » ou « villages administratifs » : ce sont des ensembles de plusieurs hameaux ou villages qui s’insèrent donc au quatrième rang entre le district et le village traditionnel. Le « bourg » est donc une unité administrative chinoise qui se situe entre le milieu urbain et le milieu rural. Selon la division administrative chinoise, un bourg doit compter entre 2 000 et 20 000 habitants et au moins la moitié de ses actifs doit travailler hors de l’agriculture. En réalité, aujourd’hui, dans les « bourgs », le nombre d’habitants dépasse souvent 20 000. Par exemple, le bourg de Jing Yang de la Province de Fujian compte plus de 28 000 habitants. Dans certains bourgs de Shanghai, dont le territoire est de niveau 1 (municipalité de niveau 1), le nombre d’habitants dépasse 100 000, comme les bourgs Bei Caizhen, Chuan Shaxin ou Gao Qiao, respectivement 277 000, 369 000 et 186 000 habitants selon le recensement de 2010.

[4]Ce paragraphereprendet actualise le textesuivant : Dumont, Gérard-François, « Lessixenjeuxde la démographiechinoise », Géostratégiques,n\ 33, 4e trimestre 2011.

[5]Concernant lesconcepts du vieillissement, cf. Dumont,Gérard-François et alii, Les territoiresface au vieillissement,Varis, Ellipses, 2006.

[6]Il convient néanmoinsde rester prudent compte tenudes effets possibles de la pollutionsur l’espérancede vie.

Effectivement, la plupart des Chinois âgés ont peu d’économies et de maigres retraites, parfois même inexistantes. D’ores et déjà, notamment compte tenu de la faiblesse du système de retraite, l’incidence des phénomènes de dépression dans

Figure 7. Le vieillissement de la population de la Chine

la population âgée est en croissance. S’y ajoute une hausse des cas de négligence à l’égard des personnes âgées dans les hôpitaux. Pour l’instant, le dispositif social en matière de retraites et de dépenses de santé reste à parfaire. Cela demande non seu­lement l’instauration de mécanismes de financement mais aussi du temps Aussi le vieillissement se présente-t-il comme un facteur de déséquilibre social et financier.

Le système de retraite, basé sur trois piliers, est bien en cours de réforme. Le premier pilier, le seul obligatoire, fonctionne avec un fond public et un compte personnel ; le deuxième pilier est alimenté par les cotisations des employeurs ; le troisième par les cotisations des employés. Mais, en 2011, seulement 40 % des employés urbains font partie de ce système et la population rurale n’est quasiment pas couverte.

En outre, il faut rappeler que les retraites ne sont pas seulement une question d’argent et que toute l’épargne imaginable ne peut tout résoudre. Pouvoir rémunérer des infirmières garantit la question ponctuelle de la régularité des soins nécessaires

[7]Bastid-Bruguière, Marianne, « Le débat intellectuel aujourd’hui en Chine », Académie des sciences morales et politiques, séance du lundi 30 mai 2011.

[8]Wackermann, Gabriel (Direction), La Russie, Paris, Ellipses, 2007.

[9]Dumont, Gérard-François, « L’avenir démographique de l’Europe », Questions internationales, n° 57, septembre 2012.

[10]Dumont, Gérard-François, « Les États-Unis : un « État-Monde », Population & Avenir, n° 714, septembre-octobre 2013.

[11]Il faut aussi noter les contrastes au sein de la région Asie-Pacifique ; cf. Dumont, Gérard-François, « Asie Pacifique : mouvements démographiques et géopolitique », Géostratégiques, n° 39, juin 2013.

[12]« Le débat intellectuel aujourd’hui en Chine », Académie des sciences morales et politiques, séance du lundi 30 mai 2011.

[13]Dumont, Gérard-François, « Démographie : des rapports de force bouleversés », Diplomatie, Les grands dossiers n° 18, décembre 2013-janvier 2014.

[14]Dumont, Gérard-François, « L’Inde, le nouveau milliardaire », Population & Avenir, n° 677, mars-avril 2006.

[15]Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris,

Ellipses, 2007.

[16]Dumont, Gérard-François, « Chine : vers un nouvel enlèvement des Sabines », Géostratégiques, n° 17, 2007. http://www.strategicsinternational.com/17_06.pdf

[17]Sardon, Jean-Paul, « La population des continents et des pays », Population & Avenir, n° 715, novembre-décembre 2013, www.population-demographie.org/revue03.htm

[18]Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera, Le livre de poche, Paris, 1980.

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