La crise de la protection civile en Irak

Par Roger TEBIB
Professeur des universités – Sociologie, Reims
Géostratégiques N°7 -Avril 2005

Depuis des années, la guerre d’Irak a posé d’innombrables problèmes aux organisations humanitaires : crimes contre l’humanité, violations des
droits de l’homme, secours aux populations…
DES GÉNOCIDES «COMPLÉMENTAIRES»
Le régime de Saddam Hussein a conduit à trois guerres, deux régionales dans le Golfe et la dernière dirigée par les Américains.
La liste des horreurs perpétrées est interminable
1. On a assisté d’abord à une politique de purification «ethnique»et d’arabisation forcée dans les régions riches en pétrole, habitées par les Kurdes, Turkmènes et Assyro-Chaldéens.
En voici un résumé : «Ce pays a toujours refusé de coopérer avec les mécanismes de défense des Droits de l’homme, rejetant la présence d’observateurs sur son territoire ; trois à quatre millions de réfugiés ont fui le pays, ce qui le place au second rang mondial après l’Afghanistan en termes de nombre de réfugiés. Le régime a commis des crimes de déportation contre les Kurdes Failyée d’obédience chiite –8500 ont disparu dans les années 1980–, il a exterminé des Kurdes en usant d’armes chimiques dans la région d’Halabja en 1988 et déporté deux millions de Kurdes : 180 000 d’entre eux sont portés disparus, 4500 villages ont été détruits, entraînant la qualification de génocide par les organisations de défense des Droits de l’homme et le rapporteur spécial de l’ONU !» (Jacky MAMOU, in Guerre en Irak : au péril de l’ingérence humanitaire, automne 2003).
À l’encontre de la communauté chiite, on peut aussi parler de la barbarie des escadrons de la mort procédant à des exécutions extrajudiciaires, aux décapitations publiques de femmes, veuves d’opposants au régime, à l’embrigadement d’enfants de cinq à sept ans poussés à la mort…
2. En ce qui concerne l’attaque américaine, rares ont été lesorganisations humanitaires occidentales à ne pas exprimer leur opposition à cette guerre, fondée sur une diplomatie du gazoduc et « justifiée » en inventant l’existence d’armes de destruction massive en Irak.
On peut citer ces déclarations :
«La Croix-Rouge française souhaite la poursuite obstinée en vue d’aboutir à une solution pacifique évitant aux populations de nouvelles et cruelles épreuves.» in : Le Quotidien du médecin, 7 mars 2003)
«Nous continuons à récuser la nécessité de cette guerre, compte tenu des possibilités pacifiques de désarmement de l’Irak», déclaraient au même moment dans un communiqué commun Action contre la faim, Médecins du monde, Handicap international, Première urgence, Solidarité et Enfants du monde.
De son côté, OXFAM, l’organisation anglaise, s’inquiétait de la «catastrophe humanitaire» que cette guerre allait déclencher (Briefing paper, n° 41, mars 2003).
Malgré cela, au cours de ces conflits, les civils ont été victimes des combats et des bombardements.
L’HYPOCRISIE DE LA POLITIQUE DE L’EMBARGO
Une large part de l’opinion publique a cru, de son côté, qu’il fallait trouver un moyen pour éviter la continuation de la guerre.
Mais, mis en place fin 1990, l’embargo sur l’Irak a fait un nombre important de victimes civiles, y compris des enfants, complaisamment mis en scène par le régime. À partir de 1996, l’embargo a été allégé par l’opération « pétrole contre nourriture » mais les résultats sont restés désastreux.
1. L’embargo a soumis en priorité femmes et enfants à unvéritable martyre. «On estime à 32 % la population des 22 millions d’Irakiens qui vivent ainsi au-dessous du seuil de survie. Comme toujours en pareil cas, les enfants sont les premières victimes de ces privations et prématurités, débilités et insuffisances pondérales pouvant aller jusqu’à la cachexie et la mort : un million d’enfants de moins de cinq ans sur les trois millions que compte l’Irak, souffrent de malnutrition grave selon une étude de l’UNICEF. » (Bernard GRANJON, in : Géopolitique de la faim, P.U.F., 1998). La situation n’a fait qu’empirer par la suite.
2. L’embargo a permis au régime d’asseoir sa main-mise sur lapopulation en contrôlant à sa manière la distribution et les soins de santé. Des exemples :
seulement 1,4 % des commandes de médicaments parviennent à leurs destinataires ;
50 % des revenus du programme «pétrole contre nourriture» ont été détournés par les pouvoirs en place ;
16 millions d’Irakiens sont au-dessous du seuil de pauvreté…
3. L’embargo enrichit la plupart des pays avoisinants. En effet,l’Irak ne peut plus produire son pétrole en exploitant ses immenses réserves (environ 10 % de la production mondiale), ce qui permet aux pays de l’OPEP de tirer de la situation un bénéfice évident. Ajoutons pourtant que des flux pétroliers clandestins sont vendus « au noir » à des pays comme la Syrie et la Jordanie.
4. Enfin, les États-Unis confortent ainsi leur main-mise sur lespays pétroliers du Golfe Persique (Arabie Saoudite, Koweït, Turquie, Émirats) en leur donnant une plus-value économique par l’élimination de leur concurrent. C’est une des raisons pour lesquelles ils ne sont pas intervenus an faveur de l’Irak attaqué par les forces anglo-américaines.
LE TRIBUT PAYÉ PAR LES CIVILS
Il faut garder en mémoire certains des crimes commis par les soldats de la coalition anglo-américaine et par les soldats irakiens. Des exemples :
1. Les conventions de Genève et du droit de la guerre étaientsouvent bafouées par les militaires de la coalition, qui donnaient de fausses explications de leurs bavures :
Un bus civil a été détruit, causant la mort de sept personnes, lors d’une opération visant un pont en Irak, près de la frontière syrienne ; un officier du commandement central américain a déclaré que ce véhicule était «décoré militairement».
Un blindé léger américain a tiré sur une camionnette s’approchant d’un barrage, entraînant sept morts – des femmes et des enfants en bas âge. La stratégie militaire américaine est simple : «Les snipers ont reçu l’ordre de tuer tout ce qui avance vers eux après des coups de semonce» (journal Le Monde, 2 février 2003).
Le 2 avril 2003, le CICR dénonçait l’usage de bombes à fragmentation par les soldats américains dans la ville de Al Hilla. «Notre équipe de quatre personnes a vu une horreur : des dizaines de corps déchirés et trois cents blessés pris en harge dans des conditions catastrophiques ; des dizaines de civils étaient morts.» (journal Libération, 14 août 2003).
2. Les soldats irakiens se sont aussi rendus coupables de certainscrimes de guerre. «Ils ont exécuté des prisonniers de guerre (américains) ; ils ont mis des postes de commandement opérationnel dans les hôpitaux ; ils ont entreposé des armes dans des écoles ; ils ont habillé des soldats en civils ; ils ont pris des femmes et des enfants comme boucliers humains.» (Libération, 26 mars 2003).
DES SECOURS SOUVENT IMPOSSIBLES
En période de guerre ouverte, il est très difficile de travailler dans une zone de combat et d’obtenir des garanties de sécurité. Des exemples, entre autres :
1. À Bagdad, les étrangers humanitaires sont surveillés très étroitement par les autorités irakiennes.
Le régime a déclaré, à plusieurs reprises, ne pas avoir besoin d’aide humanitaire. «L’Irak est un pays riche. Nous n’avons besoin d’aucune aide», déclara le ministre du Commerce (Le Monde, 19 avril 2003).
Au début de la guerre, le matériel médical acheminé par des O.N.G. a Bagdad a été souvent déchargé directement dans les entrepôts du ministère de la Santé (cf. A.F.P., 26 mars 2003).
De nombreux journalistes, soupçonnés d’espionnage, furentexpulsés du territoire, sous le prétexte de l’utilisation de téléphones satellites.
La liste des arrestations, des prises d’otages, des assassinats est longue (cf. A.F.P., 16 avril 2003).
2. Du côté de la coalition anglo-américaine, la situation n’est vraiment pas meilleure. «Comme les journalistes, les organisations de secours ses sont retrouvées «embarquées» dans la stratégie des forces de la coalition. Elles ont attendu la fin du conflit pour avoir accès au territoire irakien.» (Le Monde, 10 mai 2003).
Les forces de la coalition essaient de convaincre l’opinion internationale du bien-fondé de leur intervention en Irak. Ainsi, «la télévision montre une quarantaine de véhicules américains transportant une aide du Koweït à plusieurs milliers de personnes qui rejoignaient la ville portuaire d’Oum Qasr. On gardera en mémoire le caractère humiliant de ces distributions anarchiques.» (Libération, 27 mars 2003).
Ce ne sont pas les quelques distributions de bouteilles d’eau ou de rations militaires qui pouvaient répondre aux immenses besoins du peuple irakien. «Toute distribution urgente et gratuite de vivres n’est pas humanitaire. Pour l’être, une action doit viser à aider d’une façon désintéressée, sans autre objectif que de réduire les souffrances des personnes qui en bénéficient. Il ne s’agit ni de contrôler ni de séduire la population. C’est pourquoi les O.N.G. revendiquent toujours leur indépendance. Elle est le gage de l’impartialité, de la non-discrimination dans la distribution de l’aide. Elles n’obéissent pas à des logiques politiques. »
Rony BRAUMAN, in : La Tribune, Le Progrès, 3 avril 2003).
3. Par dévouement et courage, plusieurs O.N.G. sont entrées dans le territoire irakien. «Nous n’avons pas à obtenir une autorisation d’une organisation rattachée à un état-major militaire», déclare Thierry Mauricet, responsable de l’O.N.G. Première urgence . « Nous devons, dit-il, apporter des médicaments, on va trouver des camions à Ammam, prévenir les belligérants, afficher des signes humanitaires sur les véhicules, et on ira, autorisation ou pas. » (Le Monde, 28 mars 2003)
Pourtant, certaines O.N.G. avaient réclamé l’ouverture de «corridors humanitaires en appelant l’ONU, disait Jean-Christophe, Rufin, président d’Action contre la faim, à sécuriser les voies d’accès où les O.N.G. pourraient acheminer de l’aide humanitaire de façon indépendante.» (Le Monde, 28 mars 2003). Cette proposition n’a pas été acceptée, bien que le CICR ait envoyé un rapport à l’ONU pour rappeler à cette organisation que la notion de corridor humanitaire avait toujours été officielle. Le fait est que cette zone de secours est bien acceptée mais les États ne s’intéressent pas aux mesures nécessaires pour la sécuriser.
De leur côté, les O .N.G. ne tiennent évidemment pas à dépendre des forces militaires qui assureraient plus ou moins leur protection.
LES O.N.G. EN LUTTE POUR LEUR INDÉPENDANCE
1. Elles craignent surtout que leur action soit dénaturée par latutelle que veut leur imposer le Pentagone sur les opérations d’assistance. C’est ainsi que Washington a mis en place, avant même le début du conflit, un Office de la reconstruction et de l’aide humanitaire sous le contrôle du ministère de la Défense. Son rôle est de « mettre un terme aux sanctions et de délivrer immédiatement une aide humanitaire, de la nourriture et des médicaments aux personnes déplacées et aux nombreux Irakiens dans le besoin. » Après des années d’embargo imposées par ces mêmes États-Unis, ce discours ne manque pas de cynisme.
Une équipe d’aide aux désastres (DART), émanation de l’Agence gouvernementale américaine USAID, «permet aux militaires de se charger de l’aide humanitaire en attendant que les O.N.G. puissent arriver sur le terrain. Un centre opérationnel est également installé au Koweït.» (Libération, 6 avril 2003).
2. Il est évident que les O.N.G. françaises s’opposent à cettevolonté de subordination et de contrôle des Américains. Un de leurs collectifs publia, le 3 mars 2003, un communiqué rappelant que le terme « humanitaire doit être réservé à l’action d’organismes indépendants appliquent des principes de neutralité et d’indépendance et que l’action humanitaire ne peut pas être considérée comme une arme au service d’objectifs militaires et n’est pas le service après vente de la guerre. »
Un document de l’ONU daté du 21 mars 2003 met aussi en garde contre toute confusion des rôles : « Tout ce qui pourrait donner l’impression que l’ONU est un sous-traitant des forces militaires doit être évité. . Il convient d’exclure toute escorte militaire pour les convois de l’ONU. » (Le Monde, 5 avril 2003).
Les O.N.G. américaines ressentent également ces préoccupations. C’est ainsi que CARE, IRC, World vision et Save the children, entre autres, ont dénoncé, le 20 mars 2003, les pressions de l’administration américaine. Elles se plaignent aussi du fait que le gouvernement leur a interdit d’affecter à des opérations de secours en Irak et en Iran de l’argent privé collecté aux U.S.A.
On peut lire, à ce sujet, dans un article de Libération du 26 mars 2003 : « Pour beaucoup d’États, il est impensable que les États-Unis déclenchent une guerre contre la volonté de l’ONU et forcent ensuite l’organisation à accepter leurs conditions sur l’humanitaire. »
LES INFRACTIONS AU DROIT HUMANITAIRE
1. En plus de ces tentatives de blocage de la protection des populations, on peut citer beaucoup d’exemples d’actes de perfidie accomplis dans un conflit qui dure depuis des années.
Il suffit de lire les rapports factuels de la délégation du C.I.C.R. à Bagdad (disponibles sur le site Internet) et on est stupéfait devant les violations du droit des gens :
Les bombardements sans discrimination entre civils et militaires, touchant les populations et des bâtiments comme l’hôpital El Yarmouk à Bagdad ;
Les drames provoqués par les «débris de guerre explosifs» ; Les pillages qui ont suivi la prise de Bagdad ;
La destruction, par les troupes britanniques, des lignes de haute tension à Bassora, destruction qui a provoqué la mise hors service de la principale station d’approvisionnement en eau potable desservant la ville ;
Il a fallu l’intervention du C.I.C.R. pour que les Américains finissent par accepter des travaux de réparation de trois générateurs de secours de la station de pompage de Waffa-Al Qaid.
2. Le désespoir des victimes civiles et le manque de soins sont abominables. Un rapport du docteur Jean-Baptiste Richardier, co-directeur de Handicap International, le montre bien. « La salle des premiers soins, immense, est le théâtre d’un désordre indescriptible. Plus de soixante patients, gravement blessés pour la plupart, espèrent l’attention des médecins débordés, qui doivent affronter l’anxiété et parfois la véhémence des familles… La douleur et la prostration sont partout. Jamais je n’aurais pensé que cette guerre «chirurgicale» avait fait tant de blessés parmi les civils de Bagdad ! Lit après lit, nous découvrons la souffrance infligée par cette guerre, au nom de la liberté… L’électricité et l’eau ne seront pas rétablies avant plusieurs mois et les infections post-opératoires se multiplient. L’oxygène manque… Les premières informations que nous avons pu glaner auprès de M.S.F. et du C.I.C.R. font état de 600 à 800 blessés parmi la population civile. Les Américains ont dit que «l’armée irakienne s’était mêlée à la population» pour justifier un tel massacre… Mais il est clair pour tous que les conventions de Genève ont été sérieusement malmenées ! » QUELLES SANCTIONS ?
1. Il convient déjà qu’un organisme comme le Conseil de Sécuritédes Nations Unies accepte de dissocier les causes profondes des conflits et leurs conséquences humanitaires sur les populations.
La création d’un outil international, neutre et impartial, capable de se saisir en temps réel et avec objectivité des crises humanitaires, se révèle nécessaire. Ce serait l’application à des conflits internes de l’article 99 de la Charte des Nations Unies, article qui s’intéresse au sort des population en temps de guerre.
Récemment, a été adoptée la constitution d’un groupe de personnalités chargées d’enquêter sur le trafic des diamants en Afrique de l’Ouest. Une telle instance, au sein des Nations Unies, permettrait de bien séparer le diagnostic humanitaire de la décision politique, qui est du ressort des seuls États.
2. Dans ce domaine, on peut citer la proposition de Médecins du Monde.
Une commission humanitaire, composée d’experts impartiaux et indépendants, serait placée auprès du secrétaire général de l’ONU, à qui elle fournirait toutes informations et analyses nécessaires à l’évaluation des situations exigeant une aide d’urgence. Elle pourrait également, de sa propre initiative, présenter des rapports circonstanciés qui seraient rendus publics.
3. Depuis le champ de bataille de Solferino, la guerre a d’abordété le triste « privilège » des guerriers puis des soldats engagés par centaines de milliers. Aujourd’hui, les «non porteurs d’armes», surtout les femmes et les enfants, sont plus vulnérables. Il faut donc que l’action humanitaire soit complétée par des interventions auprès des responsables politiques internationaux, afin qu’ils assurent effectivement les missions que les populations du monde leur ont confiées.

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