LA CRISE DE L’ETAT-NATION ET LE DEVELOPPEMENT DES ONG ET DE LA SOCIETE CIVILE

Roger TEBIB

Mai 2007

DEPUIS AU MOINS LE TRAITE DE WESTPHALIE (1648), le principe d’orga­nisation de la société, au moins en Occident, est la souveraineté des États. Dans les autres continents, en particulier en Afrique, les allégeances communautaires, ethniques, tribales, s’apposent à la construction étatique.

Actuellement, les États-nations, fondement de la démocratie moderne, se dé­battent dans de grandes difficultés d’adaptation au contexte de l’intégration mon­diale. Plusieurs points méritent d’être soulignés.

  • L’État-nation s’est constitué pour répondre à un besoin de sécurité, avec une armée, ciment de la défense. Nous avons supporté, pendant des décennies et des guerres atroces, les pires excès du nationalisme dans sa forme extrême du fascisme et les tentatives d’investissement mondial du communisme. Mais avec une Europe réunifiée, la notion d’ennemi extérieur ne se pose plus.
  • L’ouverture des frontières a, d’autre part, diminué les possibilités de contrôle de l’État sur les citoyennes et citoyens qui participent à des réseaux transnationaux, se déplacent, physiquement ou virtuellement. Notons pourtant que la disparition des frontières n’est certes pas complète, dans la mesure où la plupart d’entre elles restent effectives sur les plans institutionnel, juridique et culturel.
  • L’État perd, peu à peu, ses principales compétences, devant une économie privatisée et internationalisée de plus en plus, et aussi dans certains domaines qui doivent être gérés au-dessus de son niveau : environnement, santé, criminalité, communication… Il est ancré à son territoire national et enserré dans une série de contraintes politiques, institutionnelles et juridiques alors que les entreprises sont beaucoup plus libres d’agir au niveau mondial.
  • Mais l’affaiblissement des États nuit également à la société internationale parce que celle-ci repose encore sur des règles communes et, avec la décomposition étati­que, l’ensemble du droit mondial se désintègre. Plus rien n’est respecté par des ban­des rivales et tribales, des armées privées, des groupes anonymes qui ne se sentent pas liés par les engagements des pays qu’ils contestent.
  • Enfin, les minorités, les régions, les villes, les ethnies, les diverses catégories sociales réclament une certaine indépendance et mêlent autonomie culturelle et po­litique : ligues dans le nord de l’Italie, Corses, Basques, Écossais, Catalans, Wallons, Flamands, Tchèques, Slovaques, Baltes, Tchétchènes… sans compter les peuples asservis dans les autres continents.

Des spécialistes ont étudié les milliers de groupes ethniques qui constituent l’hu­manité et se répartissent en catégories très diverses. On peut ainsi classer les peuples aujourd’hui présents soit dans les relations internationales, en tant que nations ; soit dans la vie interne des États, en tant que minorités et/ou peuples sans Étatl.

Il est possible de distinguer, par ordre d’importance décroissante 1er groupe :

  • les nations impériales, qui ont marqué l’histoire de continents entiers ;
  • les nations à vocation hégémonique régionale, qui ont étendu leur influence à une partie notable d’un continent ou d’un sous-continent ;
  • les nations n’ayant manifesté qu’un expansionnisme modéré mais représentées comme hégémoniques par un État souverain.

Il existe ainsi une soixantaine de nations qui ont été les acteurs essentiels de l’histoire jusqu’à nos jours.

2e groupe :

  • les peuples sans État mais qui bénéficient toutefois d’une entité politique subé­tatique ou d’institutions par lesquelles leur langue est légalement acceptée ;
  • des dizaines d’ethnies minorées, sans État ni sous-État mais jouissant d’une reconnaissance minimale, au moins linguistique.

3e groupe :

  • les milliers d’ethnies non reconnues, ou à peine, et qui ne disposent d’aucune institution culturelle ou linguistique propre.

Il est donc évident que la notion d’État, d’origine occidentale, doit être étudiée en comparaison avec les autres groupes humains.

L’économisme contre la nation

Beaucoup d’économistes affirment que, dans un monde sans frontières, l’intérêt national n’a plus vraiment sa place, l’État n’étant le plus souvent qu’un organisme à subventions et protection sociale. Certains écrivent, par exemple: « Dans une économie planétaire, à l’ère de l’information, des travailleurs compétents, des ré­seaux étendus de fournisseurs, les ingrédients qui sont le «diamant» de la compétiti­vité, fonctionnent aussi bien, et peut-être mieux, quand ils sont localisés de part et d’autre de frontières politiques et échappent ainsi au fardeau de l’intérêt national2.

Il serait impossible d’exploiter toutes les ressources de l’économie planétaire tant que les États mettent au premier plan l’intérêt national et la défense de leur souverai­neté. Ils devraient, au contraire, aider les initiatives régionales à créer des points d’ac­cès économiques dans d’autres pays. Un défenseur de cette idéologie donne l’exemple suivant : « Les États-Unis sont bien préparés à jouer ce rôle de catalyseur grâce à leurs ambitieux mouvements de déréglementation de l’économie et à leur longue tradition de décentralisation au niveau des États sous un parapluie fédéral. Quarante-sept des cinquante États ont, par exemple, leurs propres représentants au Japon3. »

Mais le même économiste admet que le gouvernement américain reste assez perplexe devant cette situation qui risque de faire fuir les entreprises de pointe vers des pays comme la Malaisie ou Singapour où les travaux seraient effectués par une main-d’ceuvre sous-payée.

Le problème serait le même en Europe si les régions autonomes devenaient des acteurs économiques essentiels dans un monde sans frontières. En passant leurs propres accords avec d’autres pays, elles se soumettraient à une sorte de colonisa­tion économique par des superpuissances. Il faut dire que nous risquons de passer d’une démocratie réelle avec le libre choix des gouvernants et leur contrôle sur le plan électoral à ce qui serait une démocratie formelle, qui se développe déjà dans la plupart des pays4.

En effet, les citoyens n’élisent pratiquement nulle part les dirigeants des grandes banques, des multinationales, des marchés financiers. Lorsqu’elle se développait au niveau national, cette sphère de l’économie restait plus ou moins contrôlée par les institutions politiques.

Mais déjà les gouvernants, les élus régionaux et locaux sont pratiquement im­puissants face aux fusions, restructurations, suppressions ou transferts d’emplois. Avec une économie qui échappe, de plus en plus, aux États-nations, la classe poli­tique élue n’a plus que des pouvoirs marginaux et il ne reste que les apparences de la démocratie.

Le problème aujourd’hui n’est plus l’emprise de l’État, ses interventions excessi­ves ou mal placées, mais au contraire la faiblesse des services publics face aux acteurs internationaux. En pleine modernité, on se retrouve ainsi dans une situation de la fin du Moyen Âge, où les seigneurs n’accomplissaient plus leur rôle de solida­rité communautaire mais essayaient surtout d’accroître leur richesse en oubliant les autres. Les multinationales contribuent donc de manière déterminante à façonner notre environnement. Jamais dans l’histoire les entreprises privées n’ont eu un tel pouvoir. Elles n’obéissent plus à aucun critère démocratique mais imposent des modes de production et de consommation, des modes de vie, choisis par elles.

Parce qu’elles suscitent des investissements, créent des emplois, apportent des revenus, elles sont choyées par les gouvernements qui se font une intense concur­rence pour les attirer.

Elles échappent à la démocratie puisqu’elles ne peuvent être sanctionnées par per­sonne (sinon par leurs résultats économiques), puisqu’elles n’ont de comptes à rendre qu’à leurs actionnaires, et ne subissent pas le contrôle fiscal de leur pays d’origine.

Il ne convient évidemment pas d’en rester à ce constat, de s’affliger sur la dé­composition de l’État en régions dites autonomes, mais il faut étudier les fonctions que cet État doit pouvoir continuer à remplir malgré le développement des mou­vements régionalistes.

Le développement des organisations non gouvernementales (ONG)

Créées par des individus ou des mouvements internationaux, il en existe actuel­lement plus de 25 000 dans le monde. Leur nombre a été multiplié par plus de 100

depuis le début du XXe siècle, ce qui représente une croissance dix fois supérieure à celle, déjà importante, des organisations internationales5.

Elles s’imposent ainsi comme un certain recours face aux incapacités, aux impé-rities, à la corruption ou aux trahisons de certains pouvoirs politiques, comme on l’a vu dans les pays ex-communistes ou sous-développés.

Ce sont des ensembles hétérogènes de classes, de personnes et d’idées qui ac­ceptent de faire un bout de chemin ensemble. On a écrit, à ce sujet : « Depuis une vingtaine d’années, des personnes de diverses classes sociales, de diverses religions et de divers groupes ethniques s’organisent pour défendre la démocratie et les droits de l’homme, pour lutter en faveur d’un développement plus équitable et d’un envi­ronnement plus sûr ou, tout simplement, pour aider les gens à améliorer la qualité de leur vie quotidienne6« .

Face à la toute-puissance d’organes décisionnels d’envergure mondiale – privés (entreprises multinationales) ou publics (FMI, BIRD…) – jugés hégémoniques, se développe un certain militantisme, avec ses forums, ses campagnes et ses manifes­tations.

Les ONG militantes

Elles affichent officiellement leur volonté de peser sur les États, de modifier leur comportement grâce à une action sur les opinions publiques. Tout cela montre l’émergence d’actions pour faire prendre en compte par les pouvoirs nationaux et internationaux la nécessité d’une rupture avec la logique marchande et les totali­tarismes. Dans les pays libéraux, les ONG sont officiellement acceptées, mais avec des difficultés et des réticences des pouvoirs publics, ce qui ne les empêche pas, pourtant, d’obtenir quelques succès.

C’est un phénomène intéressant qu’à la suite de la faillite de certains États, se développent d’importantes organisations pour la défense des droits de l’homme, l’aide humanitaire et la lutte contre le militarisme et la mondialisation économi­que.

Nous allons en citer quatre.

  1. Amnesty International s’oppose aux États en dénonçant toute atteinte aux droits de l’homme, soutient les prisonniers politiques pour faire pression sur leur gouvernement et publie des rapports annuels. Elle apparaît comme pleinement dé­sintéressée dans son action critique et militante.

On a écrit, à son sujet : « Elle sait faire pression sur les gouvernementrs pour obtenir l’amélioration des protections individuelles dans certains pays, ou à défaut faire pression sur les autres peuples et États (en diffusant des informations tenues secrètes, en présentant des photos) afin que ceux-ci fassent pression sur les pays concernés (appels au boycotage économique, à l’isolement diplomatique, à l’arrêt aux ventes d’armes, etc.)7.

Elle lutte également contre la terreur de l’État utilisant des services secrets, des milices paramilitaires et autres « escadrons de la mort » pour frapper les opposants politiques et les minorités.

  1. Médecins sans frontières a été créée après la guerre du Biafra en 1969 pour dénoncer le silence officiel de la Croix-Rouge face au comportement de l’armée nigériane qui avait très brutalement réduit la sécession de cette région.

Elle défend le droit d’ingérence humanitaire tout en sachant que l’intervention dans ce domaine permet souvent aux États de faire exécuter quelque chose « à peu de frais » là où, politiquement, ils ne souhaitent pas intervenir.

  1. Greenpeace lutte contre les essais nucléaires et fait des interventions média­tiques mais parfois avec certaines erreurs. « Il s’est ainsi attaqué à la France après la reprise par cette dernière d’essais nucléaires en 1995, et à la compagnie Shell, boy­cottée à sa demande parce qu’elle voulait faire couler en mer une plate-forme pétro­lière (Greenpeace a dû reconnaître, par la suite, son erreur d’évaluation à l’égard de la compagnie pétrolière8« .

Il a déclaré compter 5 millions de sympathisants dans le monde ainsi que 4 bateaux, 25 Zodiac, un hélicoptère et deux montgolfières. Son budget d’environ 27 millions de dollars serait surtout alimenté par des dons.

À noter aussi que cette association est souvent critiquée à cause, en particulier, des méthodes qu’elle emploie.

  1. ATTAC (Association pour une taxation des transactions financières pour l’aide aux citoyens), fondée en juin 1998, joit d’une grande notoriété dans le onde enier. Elle travaille en France, comme plateforme, avec une série d’associations (Agir ensemble contre le chômage, Amis de la terre, Association internationale de tech­niciens experts et chercheurs, Mouvement contre le racisme et l’antisémitisme…), des syndicats (SNES, SUD-PTT, Fédération des banques CFDT… ) et des journaux (Le Monde diplomatique, Charlie Hebdo…). En 1998, elle a créé un Mouvement international pour le contrôle démocratique des marchés financiers et de leurs ins­titutions

Elle réduit au maximum ses frais en refusant, par exemple, de se doter d’un secrétariat central et en utilisant le courrier électronique et Internet au lieu de celui de la poste classique10.

En conclusion, on peut dire que le phénomène dit de « mondialisation », par la forte résistance qu’il suscite est – avec la révolution technique d’Internet – l’un des facteurs clefs de l’émergence d’une société civile et de l’ampleur du développement des ONG.

Et pour ne pas laisser croître le mécontentement social, beaucoup d’États ont fini par accepter de compter avec des groupes de pression dont les moyens augmen­tent considérablement. Ces ONG définissent bien leurs politiques : « Nous croyons que les gouvernements ont le devoir de susciter les conditions favorables à l’exis­tence des sociétés civiles actives. Nous réclamons une pleine et égale participation des femmes à tous les niveaux de responsabilité, ainsi que de la jeunesse dans toutes les activités. Nous exigeons la prééminence des valeurs humaines sur l’argent, et la subordination des règles du commerce et des finances aux principes inscrits dans la charte de l’ONU, les traités et les conférences ondiales. Les effets négatifs de la globalisation économique demandent une réponse urgente11« .

* Professeur des Universités- Sociologie- Reims.

Notes

  1. BRETON (R.), Peuples et Ëtats, l’impossible équation, Flammarion, 1998
  2. PORTER (M.), L’avantage concurrentiel des nations, Inter Éditions, 1993
  3. OHMAE (K.), De lËtat-nation aux Ëtats-régions, traduction, Dunod, 1996
  4. TOURAINE (A.), Qu’est-ce que la démocratie ?, Fayard, 1994
  5. RYFMAN (Ph.), Les ONG, La Découverte, 2004
  6. Rapport de 1999 de l’Alliance mondiale pour la participation des citoyens (CIVICUS)
  7. Relations internationales et stratégiques, n° 4, 1991
  8. SOULET (J.F.), La révolte des citoyens, Privat, 2001
  9. AUGER (P.) et FERRANTE (J.L.), Controverses autour d’une ONG qui dérange, Éditions La Plage, 2000
  10. ATTAC, Cette constitution qui piège l’Europe, Les Mille et une nuits, n° 57, 2005
    11 . Le Message de Montréal, 10 décembre 1999
Article précédentÉDITORIAL
Article suivantLES ONG ET LEUR INFLUENCE DANS LES RELATIONS INTERNATIONALES

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.