La diplomatie française au Moyen-Orient

Jean-Pierre Chevènement[1]

Ancien Ministre d’Etat, de l’intérieur, de la Défense et de l’Éducation nationale

Résumé

Quels sont les intérêts de la France et les principes qui doivent gouverner la politique de la France ? Dans la vie politique internationale, il y a des intérêts et il y a des réalités et il faut partir des réalités. Le général de Gaulle a poursuivi une politique arabe de la France, laquelle s’adressait à tous les pays de la Méditerranée et même au-delà au Moyen-Orient, sans distinction de régime. Cette politique arabe s’insérait dans le cadre d’une sorte de politique tiers-mondiste, c’est-à-dire d’ouverture vers le Sud. La France se voulait à l’époque indépendante des blocs. Et les Arabes sont notre plus proche voisin vers le sud. Une longue histoire nous a rattachés les uns aux autres qui va du processus de décolonisation à l’apparition de Daesh. La France peut être actuellement utile dans un rôle de médiation. Je pense que nous devons essayer de reprendre le fil de la politique dite « politique arabe » du Général De Gaulle, politique d’aide aux éléments de modernisation dans le monde arabe parce que je crois que le triomphe du fondamentalisme religieux n’est pas définitif et que le mouvement de la Réforme, qui correspond aux aspirations d’une grande majorité des populations, peut reprendre le dessus.

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Les décideurs – leurs options et décisions

Pour se projeter dans l’avenir il faut savoir aussi d’où l’on vient… Donc on ne peut pas éviter un rappel, même bref, du passé. Je ne remonterai pas non plus aux croisades : je commencerai par la « politique arabe de la France » ainsi dénommée du Général de Gaulle pour rappeler dans quelles conditions elle a été formulée.

Le Général De Gaulle a voulu refonder entièrement la politique étrangère française après 1958, il a donné le branle à un certain nombre d’initiatives, dont la création d’une force nationale de dissuasion, pour affirmer l’indépendance de la France sur l’échiquier international, et la sortie de l’organisation militaire intégrée de l’OTAN, que monsieur Sarkozy nous a fait réintégrer, dans un contexte il est vrai différent. Pour comprendre cette, comme disent les allemands « so genannte », « ainsi dénommée » politique arabe de la France, il faut mesurer qu’elle s’adresse, comme vous l’avez dit précédemment, à tous les pays de la Méditerranée et même au-delà au Moyen-Orient, sans distinction de régime, qu’il soit républicain ou monarchique.

Bien entendu, cette politique arabe s’insérait dans le cadre d’une politique que je qualifierai de tiers-mondiste, c’est-à-dire d’ouverture vers le Sud. La France se voulait à l’époque indépendante des blocs. Et les Arabes sont notre plus proche voisin vers le sud. Une longue histoire nous a rattachés les uns aux autres, qui n’a pas toujours eu que les aspects déplaisants que monsieur Naba a rappelé tout à l’heure ; bien sûr, c’est vrai, il y en eut, mais il y eut aussi des lumières, il n’y eut pas que des ombres : il y a Champollion, il y a Lesseps, il y a beaucoup d’autres choses que je ne veux pas rappeler.

Pour le Général De Gaulle, l’action décisive a été la paix en Algérie, que lui seul pouvait ramener en tranchant le nœud gordien, d’ailleurs au prix d’une guerre civile avec l’OAS. J’ai vécu ces évènements, me trouvant moi-même à l’époque en Algérie puisque j’étais appelé du contingent. Et comme j’étais détaché au cabinet du préfet d’Oran, j’ai pu voir arriver l’armée algérienne du Maroc, j’étais le premier Français à rencontrer Ben Bella et Boumediène à Tlemcen le 10 juillet 1962. Donc, j’ai vécu de près cette période et il faut rappeler que c’était un affrontement très dur parce que nous avions à faire à des forces puissantes, qui avaient marqué la politique de la France pendant presque un siècle, le parti colonial. Un livre de Charles-Robert Ageron titré La France pays colonial ou parti colonial montre le rôle qu’a joué le parti colonial, très influent sous la IIIème et la IVème République étant donné la faiblesse des institutions.

Mais la France profonde n’était que superficiellement engagée. Vous savez que les Français émigrent peu, c’est une de leurs caractéristiques, et finalement même encore aujourd’hui, ils ne comprennent pas très bien le lien entre ce qui peut se passer à Paris, au Bataclan etc. et puis les évènements du Moyen-Orient ; évidemment le chaos du Moyen-Orient les interpelle, mais ils le voient comme un chaos totalement incompréhensible. Déjà la France ressemble à un chaos, mais quand même beaucoup plus vivable à tous égards, même si l’on évoque les manifestations de la CGT, Notre-Dame des Landes, l’euro 2016, les attentats, les manifestations etc. Tout cela constitue un gros souci pour le ministre de l’Intérieur mais c’est quand même relativement gérable. Le Moyen-Orient, c’est quelque chose de terrifiant que les Français ne comprennent absolument pas, même s’ils ont eu leur part de responsabilité. Mais quand on dit la France, il faut toujours se rappeler que les hommes politiques changent. Le Général De Gaulle n’est pas tout à fait Nicolas Sarkozy : ils s’expriment au nom de la France parce qu’ils sont élus au suffrage universel mais ce n’est pas la même chose, je dirais même à bien des égards c’est le contraire. François Hollande, Laurent Fabius, expriment leur point de vue, parce qu’ils sont en fonction ; on peut dire qu’ils engagent la responsabilité politique de la France puisqu’ils sont le gouvernement de la France. Ils se prêtent aussi à la critique ; ils sont dans l’arène démocratique. Ils peuvent être critiqués comme moi j’ai pu l’être au moment de la guerre du Golfe – je ne vous fait pas état du courrier que j’ai reçu, à l’époque, puisque j’avais jeté mon sabre de ministre de la Défense pour ne pas cautionner une guerre que je considérais comme contraire aux intérêts de la France.

Des intérêts et des réalités

Parce que je vais vous parler des intérêts de la France et des principes qui doivent gouverner notre politique ; mais la France a aussi des intérêts, ne soyons pas naïfs, dans la vie politique internationale. Il y a des intérêts et il y a des réalités. Il faut partir des réalités. Et je voudrais vous parler des réalités.

La politique arabe de la France c’était d’abord la paix en Algérie et c’était ensuite la déclaration très forte que le Général De Gaulle a faite, il me semble que c’était au mois de septembre 1967, pour tirer les leçons de la guerre des Six Jours et de la colonisation des territoires palestiniens par Israël. Et son propos évidemment est prophétique : il dit, malheureusement, ce qui va se passer. Il le dit pour éviter que ça aille dans ce sens-là, mais force est de considérer aujourd’hui, malgré l’action de la France et les initiatives qui ont été prises, qu’un Droit à deux vitesses au plan international s’est instauré qui est, évidemment, une insulte à l’esprit de justice. La France porte plus ou moins cet héritage. Elle ne le porte pas toujours très bien, mais elle le porte encore. Je pense que la France va reconnaître l’Etat palestinien ; je suis d’ailleurs surpris d’apprendre qu’elle ne l’a pas encore fait, je suis même surpris que ce ne soit pas le cas.

Revenons à la politique arabe du Général De Gaulle : elle s’insérait dans le cadre d’une politique étrangère plus vaste. « Je me dirige vers l’Orient compliqué avec des idées simples » disait le Général De Gaulle, c’était une autre époque – 1941 – mais c’était une idée assez simple que la France tende la main au monde arabe pour l’aider à se moderniser et pour encourager les facteurs de progrès. Une des choses qui explique que souvent ces questions sont obscures aux yeux de nos compatriotes, et pas seulement de ceux qui n’ont pas une culture politique étendue mais même des autres : c’est qu’on ne voit pas assez que les quarante dernières années c’est l’échec de ce que les Arabes appellent la « Nahda » – la Réforme, la Modernisation – qui avait été pensée par de grands intellectuels et qui était le courant dominant de la politique dans le monde arabe il y a encore cinquante ans. Cette politique a échoué et elle a échoué au moment de la guerre des Six Jours.

Je suis allé en Tunisie il n’y a pas très longtemps, j’ai rencontré le président de la République nouvellement élu, monsieur Beji Caid Essebsi, et la veille j’avais rencontré, il était encore en fonction, monsieur Marzouki, et j’ai vu aussi monsieur Ghannouchi. Je lui ai demandé « Comment êtes-vous devenu islamiste ? » ; alors il m’a répondu, tout à trac, « Mais, moi j’étais nassérien, et après la guerre des Six Jours je suis devenu frère musulman » et j’ai interrogé d’autres députés de Ennahdha qui m’ont fait la même réponse. Ce qui montre bien que l’échec du courant modernisateur, qui au départ était dominant dans le monde arabe, s’est accompagné de la montée d’un courant adverse qui était le fondamentalisme religieux qui existait depuis longtemps. Je rappelle que les Frères musulmans ont été créés quatre ans après la chute du califat, en 1928, par Hassan el-Banna, et que bien entendu il y a en Egypte, au Pakistan, d’autres noms qui symbolisent, en quelque sorte, cette vision du monde : « Sayyid Qutb » pendant la période nassérienne, en Egypte, et puis « Mahdoudhi »  au Pakistan et d’autres encore qui ne me viennent pas immédiatement à l’esprit.

 

Fondamentalisme et Tiers-mondisme

Ce courant fondamentaliste existait, simplement il n’avait pas pignon sur rue parce que les éléments modernisateurs étaient aux affaires. Il suffit de voir un petit film sur l’Egypte ou l’Algérie dans les années 1960 ou début des années 1970 : évidemment c’est un spectacle très différent de celui que l’on voit aujourd’hui où toutes les filles sont voilées en Egypte ainsi que le plus souvent en Algérie aussi. Alors qu’à l’époque, elles avaient des jupes et la tête découverte. Moi qui ai vécu en Algérie dans les années 1970, dans les premières années de l’indépendance, j’ai connu la capitale du tiers-mondisme ; ça n’avait pas grand-chose à voir avec le GIA, le FIS, et tout ce qu’on a connu par la suite.

Il y a donc un renversement et je voudrais dire que l’année tournante c’est 1979. Il faut bien le comprendre, 1979, c’est l’arrivée de Khomeyni au pouvoir en Iran. C’est une Révolution conservatrice, au sens qu’on donnait à ce mot dans les livres de sciences politiques et plutôt à propos de l’Allemagne, c’est-à-dire que ce sont des forces conservatrices, le clergé, les ayatollahs, c’est pas du tout le parti Tudeh, ce ne sont pas les partis modernistes qui prennent le pouvoir, ce ne sont pas les héritiers de Mossadegh, non, ce sont les ayatollahs, mais avec une composante tiers-mondiste, Alî Sharî’atî, qui fait un peu penser à la théologie de la Libération en Amérique latine, toutes choses égales par ailleurs puisqu’il ne s’agit pas de la même religion. C’est quelque chose de très original : on ne sait pas ce qu’elle recouvre… il y a l’affaire des otages américains, et il y a la guerre Irak-Iran sur laquelle je reviendrai parce que cette guerre va être soutenue du côté irakien par la quasi-totalité des grandes puissances. Elle est menée par l’Irak parce que l’Irak craint beaucoup, étant donné que la majorité de la population irakienne est chiite, que l’Iran parvienne à mettre l’Irak sous son obédience. C’est la motivation fondamentale de Saddam Hussein ; outre le fait que, naturellement, les deux pays voisinent comme l’eau et le feu. D’un côté un nationalisme arabe laïc dictatorial, n’hésitons pas à le dire, et de l’autre un régime religieux, une théocratie révolutionnaire avec ses pasdaran etc. : c’est un affrontement terrible. 1979, c’est aussi l’occupation des lieux saints de La Mecque par des gens qui se veulent plus royalistes que le Roi d’Arabie, plus Wahhabites que les Wahhabites, et qui sont l’embryon, je dirais, de ce qui va devenir, plus tard, le djihadisme. En même temps, c’est le début du Djihad en Afghanistan, soutenus par les Etats-Unis, le Pakistan, l’Arabie Séoudite, Ben Laden : une sorte de légion arabe et turque qui va appuyer les moudjahidines afghans, en particulier les premiers, qui n’étaient pas les talibans mais ceux de « Gulbuddin Hekmatyar » que nous retrouverons plus tard en Afghanistan puisque nos soldats ont été tués par eux en 2009 ou 2010.

1979, c’est donc l’année-tournant ; la guerre Irak-Iran s’enlise, une résolution est votée par le Conseil de Sécurité des Nations-Unies, elle ne sera acceptée qu’en 1988 par l’ayatollah Khomeyni qui dira « Je la bois comme je bois une coupe de poison ».

Mais après, survient un étrange retournement de la politique américaine. Les Américains vont entraîner Saddam Hussein dans ce qui ressemble à un piège : c’est l’affaire du Koweït. Car, naturellement, l’Irak a agi comme verrou du monde arabe sunnite contre l’Iran et l’Irak a été subventionné par toutes les monarchies pétrolières, par tous les pays arabes, qui lui ont fait remises de ses créances, sauf le Koweït… ce qui a été le prétexte à l’invasion qui a provoqué évidemment la première guerre du Golfe. Une guerre parfaitement évitable mais décidée dès le premier jour, et j’ai des documents qui me permettraient de le démontrer, par le président Bush et madame Thatcher dès les 2-3 août 1990, parce que je pense les Etats-Unis voulaient se passer d’un gendarme régional. Il y a eu le pacte de Bagdad, le Shah d’Iran, Saddam Hussein n’est quand même pas très fréquentable… et ils préféraient avoir des forces sur place. Ils ont pensé que cette guerre leur en donnerait l’occasion. En même temps il y avait une question lancinante qui était le problème israélo-palestinien, qu’ils estimaient pouvoir régler, et puis, par-dessus tout, il y avait la fin de l’URSS qui approchait. Si le Conseil de Sécurité a pu voter une résolution autorisant « l’emploi des moyens nécessaires », c’est l’amendement que monsieur Chevardnadze a fait passer au Conseil de Sécurité des Nations-Unis à la fin du mois de novembre 1990, à l’exécution des Résolutions 688, 689, 690 etc., c’était du fait d’une URSS à bout de souffle, qui allait s’effondrer l’année suivante. Naturellement, la première guerre du Golfe a été l’occasion de marquer, comme l’a dit d’ailleurs le président Bush père, que « le syndrome du Vietnam était enfoui pour toujours dans les sables de l’Arabie », cette parole a été prononcée je crois le 3 mars 1991, après la fin des hostilités ou le lendemain de la fin des hostilités.

Le monde s’embourbe…

Cette première guerre va entraîner à terme la deuxième. Entre les deux, il y a douze ans de blocus, c’est-à-dire « l’encagement » de l’Irak, l’embargo, une famine provoquée de l’extérieur, et une affaire qui n’est pas réglée. Aucun effort n’est fait pour réintégrer l’Irak dans la communauté internationale. Je me rendrai en Irak en 1994 et d’ailleurs dans tous les Etats de la région, je rencontrerai tous les chefs d’Etat mais, malheureusement, en vain. En 1998, il y a encore des incidents, une Résolution « pétrole contre nourriture », mais en 2003, après l’affaire des attentats contre le World Trade Center, il y a la deuxième guerre du Golfe, l’invasion de l’Irak et sa destruction.

Alors je voudrais quand même rappeler que la première guerre du Golfe a abouti à deux résultats qui n’étaient pas délibérés : elle a bâti l’Iran comme principale puissance régionale, et elle a donné le signal du djihad planétaire puisque Oussama Ben Laden a retourné ses armes contre la main qui le nourrissait. C’est-à-dire que l’URSS étant tombée, il s’est retourné contre les Etats-Unis, pensant qu’il allait pouvoir en venir à bout facilement… Les premiers attentats démarrent en 1992, au Yémen, dans l’Afrique orientale, à New-York même –les sous-sols du World Trade Center sont l’objet de ces premiers attentats.

Mais ce que je voudrais marquer c’est que la chute de l’URSS bouleverse complètement la donne car nous entrons dans l’ère de l’hyper-puissance américaine ; on croit à un monde unipolaire, en fait c’est le chaos qui commence parce que, comme l’a dit un professeur de sciences politiques, deux moins un ne fait pas un mais zéro. C’est-à-dire qu’il n’y a plus de puissance dominante. Il n’y a plus que des puissances rivales ou hostiles qui aboutissent à ce chaos que nous voyons aujourd’hui au Moyen-Orient. Je passe sur la Conférence de Madrid, le processus d’Oslo, qui n’ira pas loin puisque Rabin, qui était le garant de son succès a été assassiné comme vous le savez par un extrémiste juif.

Je reviens sur l’intervention en Irak, la deuxième guerre du Golfe ; elle est la réponse totalement inappropriée aux attentats contre les deux tours jumelles de New-York. Elle aboutit à la destruction de l’Etat irakien et à livrer les populations de l’ouest irakien, populations sunnites, à Al-Qaïda opposées à un gouvernement à dominante chiite dirigé très tôt par Al-Maliki qui se montrera comme particulièrement vindicatif et particulièrement dur à l’égard des populations sunnites. Les Américains vont donc tenter de reprendre en mains les tribus sunnites de l’ouest irakien mais comme entre-temps, Obama est arrivé et ordonne le retrait, ils se retirent alors que al-Maliki voit son mandat à la tête du gouvernement irakien renouvelé ; d’où on peut faire le constat de l’apparition de Daesh qui est une création de la politique américaine au Moyen-Orient, il faut le dire. Daesh, on dit toujours c’est la Syrie, mais non, c’est d’abord l’Irak et ensuite, du fait de la guerre civile qui s’est développée en Syrie, évidemment, Daesh s’étend aux confins orientaux de la Syrie, Palmyre, Rakka etc.

Je voudrai donc souligner l’échec de la politique américaine. La politique française à ce moment-là prend ses distances en 2003 mais se rapproche très vite des Etats-Unis parce que Chirac redoute quelque peu l’antagonisme qu’il a créé entre la France et les Etats-Unis, c’est la conférence d’Evian. Le rabibochage se fait au Liban, il est suivi de l’assassinat de Rafiq Hariri en 2005. En 2008, Obama est élu, sa politique étrangère est profondément modifiée, c’est le pivotement de l’Amérique vers l’Asie, c’est le retrait de l’Irak, que j’ai déjà évoqué, et c’est le retrait de l’Afghanistan qui n’est pas terminé… qui d’ailleurs n’est qu’un demi retrait parce que les Américains restent présents, avec des effectifs réduits, mais pour appuyer le nouveau gouvernement afghan. En 2009, c’est le discours du Caire d’Obama, qui est plombé par le fait qu’il ne se passe rien en Palestine, dans les territoires palestiniens, et par conséquent toute cette orientation, qui paraît à première vue généreuse, est évidemment obérée par le fait qu’elle ne débouche sur rien, sauf sur les printemps arabes. Alors la France est complètement dépassée.

La France prend avec retard le train des révolutions arabes et monsieur Sarkozy décide d’intervenir en Libye et en Syrie où il surajoute à la guerre civile entre le pouvoir et l’opposition une ingérence qui va de pair avec celle des puissances sunnites, la Turquie – sa politique néo-ottomane – et des monarchies pétrolières. De sorte qu’évidemment la guerre se développe, les victimes se multiplient. Je pense qu’Obama est quand même un grand homme parce qu’on peut être grand par ce que l’on ne fait pas autant que par ce que l’on fait. Et le refus de frapper l’armée syrienne le 30 août 2013 a abouti effectivement à un retournement de situation qui a laissé, il faut le dire, la France de François Hollande dans un corner. Je me suis exprimé à ce moment-là à la tribune du Sénat et j’ai dit au ministre des Affaires étrangères, monsieur Fabius que je pouvais quand même critiquer : « Mais, monsieur le ministre, comment pouvez-vous nous expliquer que votre politique se situe à l’ouest de l’ouest ? » ; il m’a répondu de manière extrêmement « enveloppée »…

De fondamentalisme à terrorisme : où est la France ?

Et vous connaissez la suite, l’Etat islamique, le conflit avec sunnites et chiites, l’accord avec les Iraniens auquel la France ne contribue pas beaucoup, c’est une litote, disons qu’elle est obligée d’accepter parce que c’est Obama qui le veut et parce que le président Rohani le souhaite également. Finalement la France emboîte le pas et je pense que nos relations avec l’Iran s’amélioreront durablement parce que l’avenir est en effet à un rôle positif de la France au Moyen-Orient, un rôle qui reposerait sur des principes et, en particulier s’agissant de l’Iran, sur un rôle de médiation entre l’Iran et les puissances sunnites, et notamment l’Arabie Séoudite. Rôle nécessaire et je ne propose pas que l’on rompe nos relations avec l’Arabie Séoudite, l’Arabie Séoudite est ce qu’elle est mais c’est une réalité.

Et par conséquent la France peut être utile dans ce rôle de médiation. Je pense que, puisque vous m’avez demandé de faire des propositions, nous devons essayer de reprendre le fil de la politique dite « politique arabe » du Général De Gaulle, politique d’aide aux éléments de modernisation dans le monde arabe parce que je crois que le triomphe du fondamentalisme religieux n’est pas définitif et que le mouvement de la Réforme, qui correspond aux aspirations d’une grande majorité des populations, peut reprendre le dessus. Et par conséquent, j’inscris la politique de la France dans un contexte qui est celui d’un renouveau des forces de progrès et de démocratie même si ça prend du temps à être construit. Il ne suffit pas de faire des élections, on l’a vu avec les printemps arabes ; sauf que la Tunisie a montré quand même une certaine résilience, il faut le dire. Il faut avoir cette vision, si l’on veut pouvoir travailler, si on ne le veut pas on ne le peut pas.

Avoir une politique c’est déjà la définir et la vouloir. L’objectif c’est de ramener la paix, c’est le bon sens… d’aider à restaurer une bonne gouvernance mondiale entre la Russie et les Etats-Unis, nous ne devons pas y faire obstacle mais au contraire y contribuer. Et c’est ce que j’essaye de dire parce que nous avons à faire face aux mêmes menaces, nous avons des intérêts communs et ne devons pas contrarier le rapprochement entre la Russie et les Etats-Unis ; heureusement, monsieur Kerry a très bien fait le travail, et je dois dire que j’apprécie ce qu’il a fait. Question de principe : est-ce que nous devons favoriser la fragmentation du Moyen-Orient ou au contraire aider à restaurer les Etats ? Mon avis est qu’il faut aider à restaurer les Etats, qui ont peut-être seulement un siècle mais qui correspondent quand même à une certaine réalité, en les rendant vivables pour leurs populations. Je suis allé à Téhéran, il y a quelques mois, j’ai vu monsieur Velayati, je lui ai dit « vous savez, il faudrait quand même que l’Irak soit un Irak fédéral et que les sunnites puissent avoir le sentiment, dans leurs provinces occidentales, d’être quand même chez eux, d’avoir une certaine autonomie », il m’a dit « oui, il est tout à fait exact que les Irakiens doivent être traités de la même manière qu’ils soient chiites, sunnites, kurdes ou arabes ». Alors aider à restaurer l’intégrité territoriale des Etats c’est un Irak fédéral, c’est une Syrie dont le gouvernement sera rendu représentatif, c’est une Turquie dont je pense que le problème kurde doit être résolu en interne, créer un nouvel Etat kurde indépendant, c’est absurde, enfin, c’est une guerre de cent ans.

Il faut aider la monarchie séoudienne à se moderniser, notamment dans ses règles successorales ; elle a déjà commencé. L’Egypte, c’est un grand pays, c’est le cœur du monde arabe ; alors l’Egypte et l’Arabie Séoudite ont des relations étroites, il faut le savoir. La Libye, c’est le désordre, nous y sommes pour quelque chose ; je dois dire que je n’ai pas joint ma voix à celle de ceux qui demandaient la prorogation de la mission des forces armées françaises en Libye parce que j’avais trop de réserves à faire. Et je crois qu’aujourd’hui il ne faut pas intervenir en Libye, il faut aider ce gouvernement d’union nationale qui dispose de maigres forces à reprendre le dessus et faire en sorte que la Libye puisse construire enfin un Etat. Le Maghreb est un enjeu très important pour la France et pour l’Europe parce que nous sommes des voisins. Nous devons aider l’Algérie à se stabiliser, c’est très important, nous ne devons rien faire qui puisse déstabiliser si peu que ce soit l’Algérie. Elle a un contentieux avec le Maroc mais nous devons faire en sorte que ce contentieux puisse se régler par la négociation.

La Tunisie, il faut espérer que cette fleur arrivera à pousser au milieu de difficultés. Je pense que la géographie fait que nous sommes des voisins, nous nous connaissons depuis longtemps, j’ai été moi-même un ami d’un grand orientaliste qui était Jacques Berque, je trouve que nous avions une école d’orientalistes remarquable… ceux que nous avons aujourd’hui sont parfois prisonniers du contexte d’affrontement avec le fondamentalisme religieux et s’intéressent beaucoup trop à l’islam et insuffisamment au monde arabe… Je ne suis pas moi-même un grand spécialiste mais j’ai voulu vous donner l’éclairage d’un homme politique indépendant s’exprimant à titre personnel car bien évidemment je n’engage pas la responsabilité du gouvernement ni d’aucun parti, je n’engage que la mienne ; simplement, j’essaye de faire en sorte que les principes qui sont ceux que la France a hérité de la Révolution, et qui restent à beaucoup d’égard actuels, puissent encore trouver matière à s’appliquer dans un monde où nous ne pesons plus tout à fait aussi lourd qu’autrefois, mais où nous ne pesons pas rien non plus.

[1] Ancien Ministre d’Etat, de l’intérieur, de la Défense et de l’Éducation nationale, en 1971, il participe à la fondation du Parti socialiste, successivement député, président du conseil régional, ministre de la Recherche et de l’industrie, de l’Education nationale puis la Défense sous l’ère Mitterrand, maire de Belfort, il est également nommé ministre de l’intérieur par Lionel Jospin en 1977. Aujourd’hui sénateur, Jean-Pierre Chevènement s’est retiré de la course à la présidentielle de 2012 en soutenant la candidature Hollande.

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