La France fait-elle encore rêver ?

Laurent LADOUCE

Coordinateur de la commission de travail « Le Rêve africain » dans la Fédération pour la paix universelle

2eme trimestre 2012

Le thème du « rêve français » n’aura finalement joué qu’un très modeste rôle dans la campagne présidentielle 2012. C’est sans doute là une bonne chose, car si le « rêve français » existe, il est moins lié à nos institutions politiques qu’à notre culture. Plus exactement, le « rêve français » est au cœur de notre art de vivre, et d’une certaine idée de l’avancement de l’être humain qui a mûri au fil des siècles en France depuis la Réforme et la Renaissance. La France a toujours eu des réflexions profondes sur le bonheur, dont la simplicité apparente n’empêche pas une sensibilité fine et délicate.

Does France still makepeople dream?

The Thème of the French Dream appeared in thepresidential campaign of 2012, butplayed a minor role. This is probably better, because, if the French Dream has any meaning, it is probably not to be found in the political institutions, but rather in the culture. More precisely, the French Dream is connected to the French Way of Life. For many centuries after the Reformation and Renaissance, French Humanism has nurtured a certain view of human development. France has always cultivated profound thoughts on happiness, apparently simple but in reality quite refined and delicate.

DANS LA PHASE DES PRIMAIRES organisées par le Parti socialiste, François Hollande avait pris deux engagements : incarner une « présidence normale » d’une part, « ré-enchanter le rêve français » de l’autre. Les deux peuvent paraître antino­miques[1], à moins d’envisager un double travail. Le premier serait de désenchanter le pouvoir, notamment le pouvoir présidentiel. Le président cesserait d’être le grand-prêtre d’une politique perçue comme sacrée, voire magique. Mais il faudrait par ailleurs que les Français et la société civile développent davantage le pouvoir de réa­liser leurs rêves. Le pouvoir ferait moins rêver, les rêves auraient plus de puissance.

L’époque où le pouvoir prétendait « changer la vie » semble de toute façon révo­lue. Par contre, l’art de vivre et la culture des Français pourraient être davantage sollicités pour faire bouger la société.

  1. Rêve américain et rêve français

Parler de « rêve français » peut faire penser à plusieurs notions :

  • Une transposition du « rêve américain » au modèle français, ce qui paraît irréaliste
  • La France pourrait jouer à fond la carte du « rêve européen », lequel reprend en partie l’antique « rêve carolingien » : une option raisonnable mais incomplète.
  • La troisième option est de voir la France renouer avec le « rêve gallican », en rupture avec le rêve carolingien. Cette tentation souverainiste mènerait à une impasse.
  • La quatrième option est de lancer un grand mouvement pour faire renaître et moderniser l’art de vivre à la française. Bien des peuples nous l’envient quand il sort du cadre de nos musées et s’incarne dans nos comportements quotidiens.

Transposer le « rêve américain » à la France paraît difficile, tant les deux nations ont des logiciels politiques différents depuis des siècles. Le « rêve américain » com­porte trois aspects, qui se rattachent d’ailleurs aux trois éléments constitutifs d’une nation : la souveraineté, le peuple, le territoire[2].

Les Américains voient leur souveraineté comme un don de Dieu exceptionnel, comme une Alliance. Ils sont depuis 1630, « la cité sur la colline », bénie par le Ciel. La devise du pays, One Nation under God, et le slogan In God we trust, expri­ment cette foi messianique. Certains voient même dans l’histoire américaine un « Troisième Testament » (après l’Ancien et le Nouveau). La Constitution Américaine est d’ailleurs un texte sacré autant que politique. Cette dimension du rêve américain ne pourrait être transposée en France. Si la France fut jadis appelée « la nation très chrétienne » et « la fille aînée de l’Église », elle s’est ensuite rêvée en république laïque soumise non à Dieu mais à la Raison. Ce rêve est noble pour ceux qui y croient, mais peut laisser sceptique : après sa révolution de 1789, le pays a connu cinq répu­bliques, deux empires, plusieurs restaurations et seize constitutions en deux siècles. Pays d’agitation politique, où l’État reste tutélaire, la France a une souveraineté arrachée au forceps, surtout si on la compare à la stabilité et la pérennité des insti­tutions américaines depuis la révolution de 1776. Sa gouvernance reste médiocre. La ratiocination y éclipse souvent la raison. Sous le vernis des règles claires et uni­verselles, un patchwork de règlements tatillons et d’exceptions brouille le discours régalien. Le dogme républicain paraît souvent abstrait et formel, sans « cœur ». L’air de la Marseillaise rassemble, les paroles laissent sans voix. La France reste un pays inquiet, qui se cherche encore

Ensuite, le peuple américain se voit comme un peuple de tous les peuples. E Pluribus unum fut d’ailleurs la première devise des États-Unis, un État fédéral très décentralisé. Les États-Unis sont par ailleurs un melting pot et un peuple exem­plaire investi d’une « destinée manifeste », à savoir la promotion de la démocratie. Les Américains sont vigilants sur le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. La société civile y est très dynamique. Tocqueville avait noté que les « habitudes du cœur » soudent la société américaine, plus que l’État. En France, la solidarité reste administrée. La France aime décréter la citoyenneté. Le civisme y est pourtant moindre que dans des pays où il est plus spontané, naturel. Malgré le slogan de l’égalité et de la fraternité, la France reste un maquis de privilèges et d’avantages acquis.

Enfin, le territoire du nouveau monde est une terre promise. Dans la land of opportunity on peut partir de rien (from rags to riches) et triompher par le mérite et le travail. Moins richement dotée que l’Amérique Latine en ressources naturelles, les États-Unis ont établi un modèle de prospérité et d’organisation du travail qui a fait école partout dans le monde. Territorialement, le rêve français actuel tient plus de l’aubaine gaspillée que du projet. Gâtée par sa taille et sa position, la France a un tracé maritime d’exception et une marine modeste, un immense empire d’outre­mer géré comme une petite épicerie, une forte productivité que tue le dédain du travail. Reste l’incomparable carte de visite : le paysage.

L’Américain adhère à un rêve simple, populaire. Et le modèle américain reste une référence admirée et enviée. La France a du gros matériel, mais un logiciel poussif, démodé, inadapté, avec quelques gadgets agréables et géniaux. Difficile de parler du « rêve français », sans évoquer d’abord le « mal français ».

Il existerait toutefois pour la France un moyen de concurrencer le rêve américain, ce serait de jouer totalement la carte du « rêve européen ». En 2004, Walter Schwimmer, ancien président du Conseil Européen, publiait son livre sur le « Rêve Européen »[3]. L’année suivante, dans un ouvrage portant le même titre, l’américain Jeremy Rifkin[4] mettait en compétition le « rêve américain » et le « rêve européen ». Le rêve américain a repris le vieux rêve européen, dont la toute première version, le rêve carolingien, fut de bâtir une société idéale d’inspiration chrétienne. Elle devait harmoniser le royaume divin et le royaume terrestre, les pouvoirs spi­rituel et politique. Ce rêve inspira en grande partie l’empereur Constantin, puis Saint-Augustin, l’auteur de la Cité de Dieu, avant de devenir la source d’inspiration de Charlemagne.

La France se rattache bien, qu’elle le veuille ou non, au rêve carolingien, lequel fédéra un temps les Francs, à la pointe du développement historique, imposant leurs vues au reste de l’Europe. La dynastie franque suscitera Charlemagne, cou­ronné empereur en l’an 800. Avec lui renaît l’espoir d’un empire universel d’inspi­ration chrétienne. Ce qui n’est pas encore la France sera associé pendant quelques décennies à ce rêve. Mais les querelles entre les petits-fils de Charlemagne brisèrent le rêve, au Traité de Verdun en 843. La France se détache de la galaxie impériale pour s’affirmer peu à peu en État-nation. Elle va alors caresser un autre rêve, le « rêve gallican ». La France décide de se légitimer par un principe sacré qui veut que « Le Roi de France est empereur en son royaume » et ne permet ni à l’empereur ni à la papauté d’ingérer dans ses affaires. Au sens strict, le gallicanisme ne concerne que les rapports entre la France et Rome, mais nous entendons ici par « rêve gallican » une tentation récurrente des Français de se croire investis d’une mission et d’une grandeur exceptionnelles, dans leur « pré carré »[5], sans ingérence étrangère.

Le rêve gallican de Philippe le Bel exprime un dépit et une revanche orgueil­leuse. Après avoir défié le Pape en se déclarant souverain et indépendant, Philippe le Bel fait élire un pape français et installe Rome en Avignon. La nation se singularise en confisquant l’universel. C’est le début de la fameuse « exception française », celle d’un pays qui a raison contre la terre entière. Bien plus tard, en 1804, Napoléon convoque le Pape de Rome à Paris, pour donner à son sacre la légitimité de l’onction romaine … mais il se couronnera lui-même.

En un sens, le Général de Gaulle, fondateur de la 5e République, a essayé d’unir ces deux rêves. D’une part, il incarne « une certaine idée de la France », une France forte, très imbue de sa souveraineté entre les deux grands (les États-Unis et l’URSS). Cette France forte cède son empire colonial, mais se modernise. Elle exerce une influence où le prestige culturel, certains grands projets industriels, et le maintien de la puissance militaire rappellent que le poids de la France dans le monde. En quittant l’OTAN, en bâtissant sa dissuasion nucléaire, la France devient le chantre d’une alliance particulière avec le puissant protecteur américain : on est amis, mais on reste dans deux mondes différents.

D’un autre côté, De Gaulle entend magnifier le rôle dirigeant de la France dans le cadre du rêve européen naissant, en partenariat avec l’Allemagne. La « monarchie républicaine » française espère peut-être façonner une Europe à son image.

Depuis la fin de l’ère gaullienne, la France projette de moins en moins cette image pompeuse et grandiloquente. Jacques Chirac inaugure une gouvernance plus modeste : arrêt des essais nucléaires, fin du service militaire, instauration du quinquennat. Il lance le chantier ardu de la baisse de la mortalité sur les routes, et amène la France à respecter davantage les cultures premières. Le souhait de François Hollande (autre corrézien) de banaliser la fonction présidentielle indique peut-être qu’une conception plus modeste et plus pratique du rêve français est pos­sible. Cependant, on atteint là les limites de l’action politique. Et au fond, ce n’est peut-être pas si mal. Si la France veut continuer à faire rêver, il est temps qu’elle fasse appel à la créativité et au dynamisme de toute la société civile, au lieu de s’en remettre sans cesse à ses élites.

  1. « L’art de vivre » à la française

Si le rêve français existe, il est plus culturel que politique. Les Américains ont leur way oflife, les Français ont un mode de vie, voire un « art de vivre ». Il fait rêver, plus que nos systèmes et institutions. Les Français passent pour détenir le secret d’une certaine sagesse : un peuple sain à défaut d’être saint. Sur quels éléments s’est bâtie cette réputation de sagesse ? Sont-ils toujours d’actualité ? C’est ce que nous allons voir maintenant.

2.1 La Joie de vivre

Le rêve premier de tout individu, toute collectivité, toute nation, reste . le bonheur. Le Royaume du Bouthan a même avancé sa notion de bonheur national brut.[6] Mais tous les pays n’ont pas nécessairement un rapport simple avec le bon­heur. Sans verser dans la psychologie des peuples, il faut noter que « l’âme portu­gaise » a longtemps cultivé le saudade, une mélancolie douce-amère intraduisible dans d’autres langues. La culture russe dite slavophile a entretenu l’idée que le peuple russe doit porter des souffrances extrêmes, étant le peuple rédempteur des péchés du monde dans une certaine mystique providentialiste. Dans une grande partie de l’Asie, la placidité et les sourires ne doivent pas masquer l’idée bouddhiste selon laquelle tout est illusion pour les êtres mortels. Le désir d’être heureux ne peut que prolonger les réincarnations.

A l’opposé de ces visions du monde, la France a très tôt cultivé un eudémo-nisme, c’est-à-dire une culture du bonheur. Emile Zola écrivit « la joie de vivre » et, dans sa Nature morte à la Bible, Vincent Van Gogh a peint le livre de Zola posé à côté de la Grande Bible. On peut y voir un indice que la joie de vivre serait un élément du rêve français. Les États-Unis sont allés plus loin encore, en simplifiant d’ailleurs la réflexion sur le bonheur. Ils feraient un peu figure de pays de « l’eupho­rie perpétuelle », pour reprendre le titre du livre de Pascal Bruckner[7]. « La vie, la liberté et la poursuite du bonheur » font des vérités évidentes selon la Constitution américaine

La foi dans le bonheur amena vite les Français à croire que la vie sur terre a un sens et vaut la peine d’être vécue.

Les expressions « joie de vivre », « bon vivant », « savoir-vivre », « art de vivre », intraduisibles dans d’autres langues, évoquent le made in France depuis des siècles. « Vivre comme Dieu en France », disent les allemands. La rumeur persiste : la France serait le pays des « heureux », qui trouvent que « la vie a du bon ». La France affiche d’ailleurs une forte natalité et une espérance de vie très élevée.

Toutefois, ce rêve français du bien-vivre doit effectivement être ré-enchanté. Les Français connaissent toujours la recette de la vie bonne, mais y mettent moins de cœur. « Et puis plus rien » semblent se dire les épicuriens en panne. Beaucoup d’enquêtes montrent une France déprimée. Comment ranimer la joie de vivre fran­çaise ? « Mettre le bonheur là où il faut, disait Bossuet, c’est la source de tout le bien, et la source de tout le mal est de le mettre où il ne faut pas. »

 

2.2 L’avancement de l’être humain

Alors, où donc les Français savaient-ils placer la source de tout bien ? Depuis la Réforme calviniste et la Renaissance, la France travaille à l’avancement de l’humain. L’idéologie moderne du progrès reprend ce projet d’avancement vers la perfection, extérieurement. Au cœur de l’humanisme français, il y a d’abord une patiente et lente recherche de l’harmonie entre l’esprit et le corps. Et sur la base de cette conquête de soi, il y a un rêve d’une alchimie entre l’homme et la femme, une recherche de la plénitude conjugale.

Le secret dans ces deux domaines est une certaine sensibilité. Tout l’art de vivre français repose là-dessus.

Descartes excepté, la philosophie française cherche peu à bâtir un système, mais à bâtir l’homme avec Pascal, Montaigne, Voltaire, Bergson ou Bachelard, des sages qui pensent avec le cœur et sentent avec le cerveau. Le Candide de Voltaire ou bien encore Le Petit Prince de Saint-Exupéry sont des ouvrages faussement simples, voire « naïfs » et enfantins. Ils témoignent en fait d’une capacité typiquement française de toucher et d’émerveiller les cœurs avec des choses simples et dépouillées. Ces ouvrages et bien d’autres témoignent d’un rapport au monde fondamentalement heureux, qui est une des marques du génie français.

La culture française dépeint certes parfois le sordide, mais rarement le morbide. Le thème allemand de « la jeune fille et la mort », ou le « Viva la Muerte » espagnol, ne correspondent pas au goût français.

Cela dit, le peuple français est-il le peuple rabelaisien, épicurien, jouisseur ? Le meilleur de la tradition française voit plutôt le bonheur comme le fruit d’un che­minement, d’un travail sur soi qui passe par le travail sur les objets. « Faire, et en faisant, se faire » dira finement Jules Lequier. Le Français est à la recherche d’une connaissance de soi qui ne passe pas forcément par l’introspection intellectuelle, mais par l’action, une action éducatrice et formatrice du caractère.

La jouissance proprement dite ne prend son sens que dans ce cadre-là. La gas­tronomie française fut d’ailleurs longtemps une gastronomie où la sauce joue un grand rôle, car les plats doivent être non seulement assaisonnés et épicés, mais « ac­commodés ».

Un autre aspect de cette philosophie de l’avancement, c’est de ne pas confondre réussite et performance. Georges Hébert, grand théoricien du sport en France, se méfiait du sport-spectacle et du culte de la performance et de la gloire éphémère qu’il procure. Il avait réfléchi à la notion de force, qui est importante dans tous les sports, et en avait conclu.

« La vraie force, dans son acceptation la plus large, doit être envisagée comme la résultante de trois forces particulières ; c’est une synthèse physique, virile et morale. Elle réside non pas seulement dans les muscles, le souffle, l’adresse…, mais avant tout dans l’énergie qui l’utilise, la volonté qui la dirige ou le sentiment qui la
guide. »

(Georges Hébert)

Or on remarquera que les sports où les Français excellent régulièrement ne sont pas les sports de records à battre mais de maîtrise de soi : l’escrime, le judo. Le Français aime le beau geste, l’esprit qui se fait chair. Les Jeux Olympiques, la coupe du monde de football et le Tour de France Cycliste, toutes trois d’inspiration française, sont les trois compétitions les plus populaires du globe. Elles associent l’exploit sportif à un message de fraternité universelle. Voilà les rêves français qui enchantent le monde. On remarquera d’ailleurs que, si la France n’est pas une très grande nation sportive, le sport inspire ses écrivains et ses artistes, comme si cette notion d’avancement, de formation de l’être humain était décidément très chère au cœur des Français.

Cette maîtrise du geste, cette adresse et ce goût de la précision se retrouvent chez les meilleurs ouvriers de France et dans les produits de luxe. Maints aspects des réussites économiques françaises sont le fait de PME très spécialisées dans certaines filières, un peu comme en Italie.

Cet humanisme discret est loin d’être facile. Dans la tradition française, la na­ture humaine n’est pas donnée, elle s’acquiert par une démarche, un mot lui aussi typiquement français. Tout comme le mot « avancement », il suggère que le progrès humain n’est pas linéaire et extérieur à l’essence de l’être humain, mais consti­tue un développement gradué d’un potentiel latent. La démarche et l’avancement impliquent aussi la notion que l’être humain se révèle peu à peu à autrui et à lui-même, et que toute connaissance est une lente initiation, un travail sur soi.

Ré-enchanter le rêve français, c’est donc reprendre cette démarche vers le sens, les valeurs, qui mobilisent le cœur et unissent l’esprit et le corps. Chaque famille, chaque école, chaque entreprise, chaque communauté doit y travailler. « L’honnête homme du XVIIe siècle français, précise Jacques de Bourbon Busset, menait un certain genre de vie où s’équilibraient la lecture des auteurs de l’Antiquité, les obli­gations du métier et de la famille, la méditation. La France jouera sa partie si elle élabore un genre de vie où un équilibre réel sera instauré et vécu entre ses structures affectives, les structures sociales et les structures politiques. »

Beaucoup de signes montrent que cet aspect si particulier du rêve français est plus vivace que jamais. Depuis vingt ans, les cafés-philo se sont multipliés dans l’hexagone, suivis de cafés-théo, cafés-géo etc . Les universités du troisième âge sont extrêmement vivaces et le succès de l’université populaire de Caen[8], menée par Michel Onfray, sont les indices d’une soif d’apprendre, de se former, qui a peu d’équivalents dans les autres pays industrialisés. Une autre initiative à encourager est le retour des « leçons de morale » à l’école. Les enseignants se sont rendus compte que l’éducation civique est beaucoup trop institutionnelle et politique, et que le vrai besoin est de nourrir le cœur des enfants de paroles de vie. Un ouvrage récent plai­dait pour le réapprentissage de la politesse et de la civilité. Question de bon sens. On peut certes lutter contre « les incivilités » mais si chaque foyer en France fait un petit pas vers la politesse, le « rêve français » aura fait un grand pas.

2.3 Un homme et une femme

La France aime célébrer les noces du corps et de l’esprit. Fait-elle rêver sur les rapports entre homme et femme ? Concernant la politique sociale du genre, de la parité, les Françaises peuvent rêver mieux. La France reste un pays où les petits Français rêvent de naître libres et égaux entre eux, pour les sœurs on verra plus tard.

Sur la métaphysique du sexe, le pourquoi du masculin-féminin, la culture fran­çaise a du génie. Le français est une grande langue de l’amour. Pas forcément lyrique pour décrire des gestes d’amour, ni écrire des récits palpitants, elle est une Bible sur l’analyse des sentiments que la femme inspire à l’homme et que l’homme inspire à la femme. Comme Julien Gracq, de nombreux auteurs français ont essayé de saisir dans le langage « cette chose plus compliquée et plus confondante que l’harmonie des sphères : un couple. »

Au Moyen-Age émerge un genre très français : l’amour courtois. Ce genre litté­raire veut que la femme soit mariée légitimement, et qu’un homme l’aime en secret, mais ne peut la posséder, un code chevaleresque leur interdisant de consommer l’amour. Ainsi germe l’idée que « dire l’amour » importe parfois davantage, pour l’avancement de l’être humain, que « faire l’amour ». Alors que la société chrétienne proposait le choix entre le célibat total des ecclésiastiques, ou bien le mariage ar­rangé, l’amour courtois propose un anoblissement de l’homme et de la femme par un amour exigeant, qui pousse les deux partenaires à aménager dans leur cœur un sanctuaire pour des sentiments purs et profonds. Cette poésie hantera la culture française jusqu’à nos jours.

Un des romans français les plus traduits est le Grand Meaulnes. Le mélange de romantisme et de classicisme retenu, presque clinique, fait naître l’émotion profonde, féérique et prenante, qui explique le succès planétaire de cet ouvrage. L’unique roman connu d’Alain Fournier est une anthologie de l’amour, d’une magie intacte. Il fait comprendre ce que l’homme et la femme veulent se dire, et veulent être, dans l’amour. Bien avant cela, La Marquise de La Fayette avait écrit la Princesse de Clèves, chef-d’œuvre inimitable sur l’alchimie des rapports entre l’homme et la femme.

Réputée paillarde et libertine, la culture française oscille entre une sensibilité souvent délicate et des débordements de sensualité qui restent analysés lucidement, comme si on ne voulait pas tomber dans le débraillé et la vulgarité. Le baiser de Rodin, les nus de Puvis de Chavanne et de Maillol, révèlent une célébration de la magie du féminin.

La France continue d’offrir au monde une méditation presque religieuse sur le mystère de la sexualité. Nourrie d’esthétique gréco-latine où la beauté des corps ouvre au divin, la culture française l’a fécondée d’un discours sur l’amour qui intel­lectualise et moralise les élans du cœur afin qu’ils restent l’expression d’un libre-arbitre et non d’une passion aveugle. Cette démarche est le projet de l’Éducation Sentimentale. Flaubert y décrit l’amour jamais consommé entre Frédéric et madame Arnoux, source d’analyses très sobres et poignantes sur une certaine qualité des sentiments. Cette féerie n’est pas démodée. Les films d’Eric Rohmer exploitent cette veine.

Sur d’autres plans, la France reste le pays du rêve féminin : on pense à la tra­dition d’élégance et de finesse, au savoir-vivre, à l’image romantique de la France. L’art de vivre français permet à la femme d’être muse et éducatrice. Sur le plan social, beaucoup de pays voient la sagesse de la France dans ses allocations fami­liales généreuses, ses tarifs familles nombreuses, ses places de crèches, sa sacro-sainte école maternelle. Jadis pays des femmes savantes, la France est aujourd’hui celui des sages-femmes. C’est un pays doué en obstétrique et pédiatrie.

Le rêve français d’un « homme et une femme » a donc encore de beaux jours devant lui. Il faut pourtant le ré-enchanter. Car la France est aussi le pays du sexe sans qualité, du cauchemar sexuel. La France devrait s’efforcer d’éradiquer sa mala­die infantile qui consiste à érotiser à outrance, et mettre du sexe un peu partout. Les actrices et mannequins françaises continuent de se déshabiller avec une faci­lité confondante, soumises au bon vouloir de metteurs en scènes voyeurs.

Car c’est bien le paradoxe. Ce pays qui a travaillé à l’avancement du couple, continue de se vautrer dans le culte de la femme-objet et des fantasmes de bas étage. Malheureusement, une majorité silencieuse de femmes françaises se fait plus ou moins complice de l’homo eroticus et n’ose pas encore suffisamment remettre les hommes à leur place. C’est consternant quand on connaît par ailleurs les trésors de la culture française.

2.4 Un pour tous, tous pour un

Un poème de Tagore dit : « je rêvais et je vis que la vie n’était que joie. Je m’éveillais et je vis que la vie n’était que service. Je servis et je vis que le service n’était que joie. » Le meilleur de la culture française fut de chercher à mettre l’individu au service du grand nombre et de proposer une béatitude collective. Notre devise exprime d’ail­leurs ce rêve d’harmoniser la liberté individuelle et la fraternité collective.

Quel est le lien entre l’individu et la collectivité ? La France fut l’une des toutes premières à répondre : « la nation ». À la question « Qu’est-ce qu’une nation ? », elle a donné avec Renan une réponse définitive[9].

Pourquoi ce désir d’une nation ? Le Français, qui aime la vie et apprécie son séjour sur terre, a besoin de compatriotes. Il faut bien une Alma Mater, une mère des armes, des arts et des lois, quand on aime la vie. Henri IV, bon vivant s’il en fut, fit passer la question nationale avant la question religieuse. Le Français aime son pré carré, son hexagone, son « chez soi ». Les anglais aussi avaient compris cela avant tout le monde. Ce sont les deux peuples qui ont enfanté le plus de nations sur la terre.

Bien des peuples ont retenu la leçon. Les patriotes vietnamiens ou algériens qui s’insurgèrent contre la colonisation française le firent au nom d’un rêve national qui ne s’écrit vraiment bien que dans la langue française, notamment le texte de Renan.

Nos journées du patrimoine, nos lieux de mémoire très nombreux, soulignent un peuple avide de « national », d’une projection des ambitions individuelles dans un grand corps collectif. La France, aujourd’hui dépassée par des peuples qui ont amélioré son rêve, reste une référence incomparable pour avoir été la première à for­muler le rêve national. On peut même dire que le meilleur de la pensée française est dans ses grands textes politiques de Montesquieu à Aron en passant par Rousseau, Constant, Tocqueville et Renan. Certains concepts politiques et diplomatiques ne s’expriment clairement qu’en Français. La pensée française a du flair pour les questions nationales. Ce sens de la nation faisait dire à Ernst Curtius : « Malgré sa prodigieuse diversité, malgré toutes ses contradictions et ses crises intérieures, la France et sa civilisation témoignent d’une unité comme seule peut en forger une longue expérience collective de l’histoire. Toutes les couches de la nation semblent posséder un répertoire commun des idées, un registre unique des sentiments, et toutes demandent à la vie d’accomplir des vœux identiques. La France, dans son ensemble, est parvenue à l’unité d’une personne. »

2.5 Rêveur à l’esprit bon enfant

A propos de « rêve français », le Français serait-il rêveur ? Certes, le côté Cyrano et légèrement pompeux du Français fait sourire les étrangers. Nous sommes souvent de grands idéalistes niais. Mais il y a aussi dans la culture française, même dans les heures les plus sombres, une « légèreté » admirable et un esprit « bon enfant ». Cette locution typiquement française signifie « avec la gentillesse et la simplicité d’un enfant ». Dans son acception la plus pure, cet esprit bon enfant rapproche des béatitudes évangéliques : rendre le bien pour le mal avec fraîcheur et innocence. Cet esprit a toujours été vivace dans notre histoire.

Nous en voulons encore à notre père Descartes d’avoir méchamment dénoncé nos rêves par son doute méthodique, nous forçant à « cogiter ». Par réaction, la culture française a toujours maintenu un esprit de fantaisie qui se décline sur tous les modes. La Fontaine reste un immense moraliste et un éducateur merveilleux des écoliers. Beaucoup de nos grands artistes ont songé aux enfants. Plus près de nous, les films de Jacques Tati et dans un genre plus mineur « la Guerre des Boutons » « les Choristes » ou « Bienvenue chez les Ch’tis » rappellent une veine de la culture française sans doute sans équivalent en Europe.

Au fond, si les Français adorent les « grandes vacances », si tant d’étrangers vi­sitent ce pays, c’est aussi parce que la France est souvent capable de montrer qu’un « autre monde est possible », comme disent les altermondialistes. Non pas ailleurs, mais chez soi.

Il y a d’ailleurs là quelque chose de poignant : cette soif d’un ailleurs plus pur, d’une autre vie a souvent été détournée par la cruauté révolutionnaire, la dure­té idéologique, le dogmatisme français. En mai 1968, l’esprit bon enfant dérapa complètement, mais les Français auraient souhaité qu’il garde sa pureté. Et au fond, bien des peuples attendent tout simplement de la France qu’elle les fasse rêver par sa poésie du quotidien, ses airs d’accordéon, une certaine grâce, bref une Académie Française qui serait celle de la fantaisie. Dans les dernières décennies, des idées simples et bêtes comme la fête de la musique ou la fête des voisins ont aussitôt connu le succès hors de nos frontières. La France sait faire rêver, et cette ressource serait mieux utilisée si l’on mettait plus en valeur les personnes et les courants qui l’incarnent.

  1. Ré-enchanter l’humanisme ?

Le Français commet parfois l’erreur de croire qu’il a un modèle politique et social que le monde entier lui envie. En réalité, le rêve français est un mode de vie. C’est aux Français d’être attirants et de faire rêver par la qualité de leur vie. Ce qui attire le plus dans le rêve américain, c’est la personnalité américaine, une personna­lité ouverte, libre, franche, optimiste. Nous aimons les Japonais pour leur politesse, leur attention discrète, leur art de vivre harmonieux et déférent. Chaque peuple peut nous attirer par son génie national qui n’est pas seulement dans la culture de ses musées, mais dans la vie quotidienne de ses habitants. C’est aux Français de se dire qu’ils sont un peuple comblé et qu’il y a un réel bonheur de vivre en France. Tout nous montre que le rêve français est vécu chaque jour par des citoyens de souche ou immigrés pour lesquels le bonheur de vivre en France est un bonheur simple et profond.

C’est un bonheur fait d’une certaine tenue, d’une discipline entre l’esprit et le corps, d’une amitié courtoise entre les hommes et les femmes, d’un équilibre entre le public et le privé, d’une couche légère de rêve et de fantaisie sur la réalité.

Le chantier actuel de l’UNESCO a pour nom « Nouvel Humanisme »[10]. Le slogan vaut la peine que la France s’y intéresse. Nous l’avons dit dans cette étude : depuis la Renaissance et la Réforme, la France travaille à l’avancement de l’être humaine. Une idée qu’il est urgent de « ré-enchanter ».

[1]Voir à ce sujet l’excellente analyse de Françoise Fressoz http://fressoz.blog.lemonde. fr/2012/04/20/22-avril-la-fin-dune-illusion-francaise

[2]Le magazine Le Point a consacré un long dossier au « rêve américain » dans son supplément Faits et mythes, de Mars – Avril 2012

[3]Walter Schwimmer, The European Dream, continuum books, London, New York, 2004

[4]Jeremy Rifkin, Le Rêve Européen Le rêve européen : Ou comment l’Europe se substitue peu à peu à l’Amérique dans notre imaginaire, Fayard 2005

[5]Sur la notion de Pré Carré, nous recommandons l’ouvrage de David Bitterling, L’invention du pré carré. Construction de l’espace français sous l’Ancien Régime, Paris, Albin Michel 2009.

[6]Le Bhoutan a adopté dès 1972 l’indice du « Bonheur national brut (BNB) », sous l’influence du Roi Jigme Singye Wangchuck. Le BNB repose sur quatre principes : la croissance et le développement économiques ; la conservation et la promotion de la culture ; la sauvegarde de l’environnement et l’utilisation durable des ressources ; et la bonne gouvernance responsable.

[7]Pascal Bruckner, l’Euphorie Perpétuelle, essai sur le devoir de bonheur, Paris Grasset 2000

[8]Voir upc.michelonfray.fr

[9]Le texte intégral de la conférence de Renan sur la nation est disponible dans la collection Mille et une nuits. C’est le troisième chapitre de ce texte célèbre qui constitue l’un des chefs-d’œuvre de réflexion sur l’idée nationale

[10]Irina Bokova, Un nouvel humanisme pour le XXIe siècle, unesdoc.unesco.org/ images/0018/001897/189775f.pdf

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