La francophonie du XXIe siècle

Professeur Michel Guillou

Président du Réseau international des Chaires Senghor de la Francophonie Directeur d’IFRAMOND (Institut pour l’Étude de la Francophonie et de la Mondialisation)- Université Lyon 3

Trang PHAN

Déléguée exécutive du Réseau international des Chaires Senghor de la Francophonie-IFRAMOND-Université Lyon 3

2eme trimestre 2014

Il s’agit, d’abord, de décrire les étapes de la construction de la francopho­nie multilatérale. Après la francophonie constituée à la fin du 19ème siècle par l’espace des parlants français, fortement marquée par la colonisation mais aussi par l’histoire de la France dans son ensemble, puis la francophonie née au moment des indépendances à l’initiative du sud décolonisé (le Commonwealth à la française), apparaît, en effet, aujourd’hui une nouvelle francophonie regroupant au niveau mondial un ensemble très divers de pays utilisant le français comme outil de dia­logue interculturel. Il s’agit, ensuite de cerner les contours de cette francophonie du XXIe siècle, d’identifier les vents qui lui sont contraires et de mener une première réflexion quant à son avenir dans la mondialisation en cours.

 

La construction de la francophonie multilatérale passe tout d’abord par l’espace des parlants français, fortement marquée par la colonisation mais aussi par l’histoire de la France dans son ensemble, puis la francophonie née au moment des indépendances à l’initiative du sud décolonisé (le Commonwealth à la française), apparaît, en effet, aujourd’hui une nouvelle francophonie regroupant au niveau mondial un ensemble très divers de pays utilisant le français comme outil de dialogue interculturel. Il s’agit, ensuite de cerner les contours de cette francophonie du XXIème siècle, d’identifier les vents qui lui sont contraires et de mener une première réflexion quant à son avenir dans la mondialisation en cours.

2 – Les étapes de la construction francophone

La première francophonie

À l’origine, à la fin du XIXe siècle, la francophonie est un concept linguistique. Le mot « francophone » est apparu pour la première fois en 1880 dans l’ouvrage France, Algérie et colonies du géographe français Onésime Reclus. Sont franco­phones tous ceux qui sont ou semblent destinés à rester ou à devenir participants de notre langue. Cette première francophonie est liée tout autant à l’impact des deux co­lonisations françaises et de la colonisation belge, qu’au rayonnement français dans le monde du fait du Siècle des Lumières, de la Révolution française, de l’Empire et de l’engagement de l’État français pour la diffusion de sa langue et de sa culture. C’est la prise de conscience d’une présence mondialisée de la langue française.

L’approche d’Onésime Reclus est profondément novatrice. Les populations sont regroupées en grandes aires géolinguistiques plutôt qu’en termes de races, d’eth­nies ou d’état d’avancement économique ou culturel. La langue est vue comme un ffacteur de puissance et d’influence, avec l’idée que l’identification des principales langues selon leur espace de diffusion et leur nombre de locuteurs sera, à l’ave­nir, un élément important d’appréciation des rapports de force entre les puissances dominantes.

La seconde francophonie

La seconde francophonie, la francophonie senghorienne, va naître après la deu­xième guerre mondiale dans le contexte des « jeunes indépendances ». Elle mettra près de 50 ans, c’est-à-dire la seconde moitié du XXe siècle, à se construire. Dans son discours de réception à l’Académie des Sciences d’Outre-Mer, le 2 octobre 1981, Léopold Sédar Senghor explique ainsi la genèse du projet : « L’idée m’en est venue, je crois, en 1955, lorsque, secrétaire d’État à la présidence du Conseil dans le gouverne­ment Edgar Faure, j’étais chargé de la révision du titre VIII de la Constitution, relatif aux départements, territoires d’outre-mer et protectorats. (…). Il s’agissait, comme je l’ai dit en son temps, d’élaborer, puis d’édifier un « Commonwealth à la française » (…). Par « ensemble », j’entendais, j’entends toujours : entre nations qui emploient le français comme langue nationale, langue officielle, ou langue de culture1 ». Ce discours est visionnaire. Il précise les missions et dessine les contours de l’organisation institu­tionnelle de la communauté francophone qu’il souhaite voir naitre. Ce seront pour l’essentiel celles et ceux de la seconde francophonie.

Tombé dans l’oubli, le terme francophonie connait une renaissance dans la Revue Esprit de novembre 1962 consacrée au « français langue vivante » où Senghor fonde la nouvelle approche de la francophonie :

« La Francophonie, c’est cet Humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre : cette symbiose des « énergies dormantes » de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire ». « Il est, d’un mot, question de nous servir de ce merveilleux outil trouvé dans les décombres du Régime colonial. De cet outil qu’est la langue française ».

Au-delà de la dimension purement linguistique, la seconde francophonie s’est progressivement définie comme une communauté partageant des valeurs de liberté, de solidarité, de diversité et de dialogue, un idéal humaniste et de métissage. Cette évolution est due tout particulièrement à ses « pères fondateurs » : Léopold Sédar Senghor (Président du Sénégal de 1960 à 1980), Hamani Diori (Président du Niger de 1960 à 1974), Habib Bourguiba (Président de la République tunisienne de 1957 à 1987), Norodom Sihanouk (Roi du Cambodge de 1941 à 1955, Chef de l’État de 1960 à 1970 puis à nouveau Roi du Cambodge de 1993 à 2004), et le Québécois Jean-Marc Léger qui crée l’Union culturelle française en 1954 et l’Association des universités partiellement ou totalement de langue française en 1961. Le projet fran­cophone tire une large part de sa puissance de rêve et d’attraction des discussions innombrables et des propositions des animateurs et des militants des nombreuses associations francophones qui sont nées et se sont développées depuis la Seconde Guerre mondiale. Dans les premiers temps entre 1950 et 1970, la deuxième franco­phonie a été associative. On retiendra la naissance en 1950 de l’Association interna­tionale des journalistes de langue française (AIJPLF), celle de l’Association des uni­versités partiellement ou entièrement de langue française (AUPELF) en 1961, du Conseil international de la langue française (CILF) en 1968 et l’année précédente de l’Association internationale des parlementaires de langue française (AIPLF).

Militant infatigable de la francophonie, Léopold Sédar Senghor s’efforce, de son côté, dans les années 1960, aux côtés du Nigérien Hamani Diori et du Tunisien Habib Bourguiba, de construire la francophonie des États et gouvernements, c’est-à-dire de promouvoir l’idée d’un « Commonwealth à la française ». Avec l’accession à l’indépendance des pays africains, il s’agissait, pour Senghor, de reprendre l’idée communautaire de la Constitution française de 1958, en la repensant, pour en faire une relecture africaine ou, mieux, panhumaine afin d’éviter l’émiettement de l’Afrique francophone nouvellement indépendante et de ménager des liens privilé­giés avec les anciennes métropoles.

Fille de la décolonisation, la seconde francophonie se situe dans le cadre de la construction, sur les débris des empires coloniaux, de communautés culturelles de métissage et de solidarité. Elle est postcoloniale.

Elle a dû faire face à de forts vents contraires : les réserves de la France tiraillée entre la France-Afrique et la francophonie multilatérale et tétanisée par la peur d’être taxée de néocolonialisme, des objections en Afrique et au Maghreb de pays nouvel­lement indépendants, comme l’Algérie et la Guinée, qui ne voulaient pas se lier avec les anciennes puissances coloniales, le blocage canado-québécois quant à la présence de la province canadienne du Québec à des instances intergouvernementales réunis­sant en principe conformément au droit international des États souverains.

Sa mise en place a donc été particulièrement lente, fruit de plusieurs étapes : le combat des pères fondateurs (1962-1970), la marche difficile vers la francophonie politique (1970-1986), l’institutionnalisation de la Francophonie de 1986 à 1997

puis de 1997 à 2005.

Le premier organisme intergouvernemental de la Francophonie, l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), a vu le jour en 1970 à Niamey (Niger). Mais cette Agence ne crée que la francophonie de solidarité. Ce n’était pas le « Commonwealth à la française ». Comme sa dénomination l’indique, elle s’occupait seulement de coopération culturelle et technique. Le volet politique était sacrifié. Néanmoins, elle reposait sur un traité en bonne et due forme, qui fut progressivement ratifié par ses signataires. La francophonie intergouvernementale acquérait ainsi une existence et disposait d’un instrument d’action. Le Québec était présent à la table en tant que gouvernement participant. C’était un premier pas, certes encore bien timide, « une modeste organisation de coopération culturelle et technique ; à mille lieues du rêve de Senghor » comme le souligne Jean-Marc Léger[1].

La francophonie politique est née à Versailles, seize ans plus tard, en 1986, au premier Sommet des chefs d’État et de gouvernement des pays ayant en commun l’usage du français. « L’accouchement » aura été long, complexe et difficile, car les blocages, tant français que canadien, perdurent et même ce dernier s’amplifie pendant cette période marquée par l’émergence d’une volonté québécoise d’éman­cipation politique. Il faut rappeler la détermination, l’opiniâtreté de Léopold Sédar Senghor, qui, sans cesse et en particulier lors des Conférences franco-africaines de 1978, 1979 et 1980, mettra sur la table le projet francophone. En octobre 1981, à l’Académie des Sciences d’Outre-Mer, il demandera même formellement au Président Mitterrand, en sa présence, de le mettre en chantier. Progressivement, on note une évolution de la politique publique française sous le Président Mitterrand et la constitution en France d’une véritable politique francophone. Cette évolu­tion est aussi la conséquence des réseaux d’influence composés d’Ambassadeurs, de Ministres, de Députés, de Hauts fonctionnaires proches de l’Élysée et de Matignon. Le blocage français sera levé. D’autre part, l’accord canado-québécois de début no­vembre 1985 débloquera la situation côté canadien, les deux nouveaux Premier ministre Brian Mulroney (Canada) et Robert Bourassa (Québec) parvenant à s’en­tendre sur la participation du Québec en reprenant la formule gagnante et éprouvée de gouvernement participant.

Les obstacles français et canadien étant levés, le Président Mitterrand peut invi­ter les chefs d’État et de gouvernement à leur première Conférence en février 1986 à Versailles.

L’accélération s’est produite ensuite, dans les onze années qui séparent les Sommets de Versailles (1986) et d’Hanoi (1997), et c’est aux Sommets d’Hanoi en 1997 et de Bucarest en 2006 que la Francophonie a trouvé une solution satisfaisante à son problème institutionnel avec l’adoption des Chartes d’Hanoi et d’Antanana-rivo. C’est la Francophonie des Sommets. Les Sommets ont lieu depuis, tous les deux ans avec deux exceptions qui se compensent : Sommet de Québec en 1987, un an après celui de Versailles, pour affirmer la volonté de pérenniser les Sommets et Sommet de Beyrouth en 2002, trois ans après celui de Moncton, du fait du report du Sommet prévu en 2001 après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis.

Pour bâtir l’institutionnel francophone, les chefs d’État et de gouvernement ont renoncé à doter la francophonie politique d’un nouveau traité et utilisé à cette fin le traité de Niamey du 20 mars 1970 dont la finalité initiale était la mise en œuvre de la seule francophonie de solidarité.

La Charte d’Hanoi dote la Francophonie de trois instances : la Conférence des chefs d’État et de gouvernement des pays ayant le français en partage (le Sommet), la Conférence ministérielle de la Francophonie composée des Ministres des Affaires étrangères ou de la Francophonie (la CMF), le Conseil permanent de la Francophonie composé des Représentants personnels des chefs d’État et de gouver­nement (le CPF).

Elle crée un poste de Secrétaire général de la Francophonie. Par ailleurs, le dis­positif institutionnel comprend l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF), nouveau nom de l’ACCT, opérateur intergouvernemental et principal de la Francophonie qui accueille le Secrétariat général de la Francophonie et quatre opérateurs directs spécialisés issus de la société civile : l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) pour la coopération universitaire, TV5Monde, la télévision internationale francophone, l’Université Senghor d’Alexandrie en charge de la for­mation des cadres africains, l’Association internationale des maires et responsables des capitales et des métropoles partiellement ou entièrement francophones (AIMF) désignée couramment sous le nom d’Association internationale des Maires franco­phones pour la coopération décentralisée.

La Charte d’Antananarivo en 2005, complètera l’édification de l’institutionnel francophone en confiant au Secrétaire général de la Francophonie la direction de l’OIF. Celui-ci nomme pour l’assister un Administrateur en charge sous son auto­rité, de la coopération intergouvernementale.

Boutros Boutros Ghali, ancien Secrétaire général de l’ONU, sera le premier Secrétaire général de la Francophonie (1997-2002). Abdou Diouf, ancien Président de la République du Sénégal lui succédera en 2002.

 

La troisième francophonie

Mais le monde change. Du fait de la mondialisation, une nouvelle donne géo­politique, culturelle et linguistique s’impose à la fin du XXe siècle et en ce début du XXIe siècle, celle d’une mondialisation culturelle qui met en présence intensive et en concurrence des visions du monde, des modes de vie dont les différences de­viennent largement perceptibles et acquièrent de ce fait une portée stratégique. Le drame du 11 septembre 2001 aux États-Unis révèle au monde les fractures culturelles et les prémices d’une confrontation entre les civilisations et les religions. La mondialisation culturelle fait émerger aux côtés des dialogues économique et politique, un troi­sième dialogue : celui de la culture. Les aires de dialogue interculturel, les unions géoculturelles, deviennent des pôles d’influence dans la mondialisation multipo­laire. C’est dire l’importance des grandes aires linguistiques surtout quand elles sont organisées. Par ailleurs, les effets pervers de la mondialisation libérale font naître l’aspiration à une autre mondialisation plus humaniste, moins uniforme, plus soli­daire, respectueuse de la diversité et des biens communs de l’humanité.

La troisième francophonie, la Francophonie du XXIe siècle, est née de ces chan­gements par évolution progressive de la francophonie senghorienne. Elle prend en compte comme antidote pour la paix le troisième dialogue. Avec elle, on passe des communautés postcoloniales aux ensembles de dialogue interculturel en quittant définitivement la problématique coloniale. C’est un espace d’échanges intercultu­rels mondialisés et aussi de solidarité au niveau monde, car le dialogue des cultures n’est possible que dans un contexte de co-développement. Par ailleurs, ses valeurs de métissage héritées de la seconde francophonie sont des réponses aux défis de la mondialisation financière et libérale et des ferments pour la construction d’une mondialisation humaniste. De plus, elle s’est mobilisée ces dernières années en faveur de biens communs de l’humanité, tels que la diversité culturelle et linguis­tique, le développement durable, l’environnement et le réchauffement climatique. C’est pour elle un nouvel ancrage.

Il existe une rencontre féconde entre les besoins du monde et l’offre franco­phone de valeurs. Progressivement, la Francophonie a porté un rêve, le rêve franco­phone. Après un demi-siècle d’engagement et de pratique, sa vision du monde s’est affirmée. Elle a façonné un universalisme de métissage et prône la diversité cultu­relle et linguistique, la solidarité comme compagne de la liberté, la démocratie et le dialogue comme outils de la paix. Elle choisit pour l’accès à l’universel, la synthèse des différences et privilégie l’approche multilatérale.

Elle constitue un contrepoids tant aux intégrismes qu’aux volontés impériales des plus puissants. C’est un laboratoire de l’autre mondialisation, la mondialisation humaniste. Par les valeurs universelles qu’elle porte, le dialogue interculturel qu’elle permet et la solidarité qu’elle construit, elle a pleinement vocation à être un acteur moderne des relations internationales et un facteur de développement pour les peuples qu’elle rassemble. En définitive, la troisième francophonie agit comme un attracteur dans la morphogenèse du système international globalisé. Elle structure autour d’elle des relations de différentes natures qui sont économiques, politiques, culturelles. Voilà sa place et son utilité.

Il est impossible de réduire la francophonie du XXIe siècle à une définition unique. Plusieurs sens apparaissent dont les interférences et les implications concourent à son enrichissement : un sens linguistique, c’est à travers les millions d’individus ayant la capacité de parler le français, que la langue française est deve­nue un facteur de rapprochement entre les peuples ; un sens géographique, ce sont les territoires des peuples qui, à travers le monde, ont pour langue (maternelle, se­conde, officielle, courante, administrative ou encore de culture) le français ; un sens spirituel car elle engendre un sentiment d’appartenance à une même communauté du fait du partage d’une langue et de valeurs, il s’y ajoute des engagements volon­taristes en faveur d’aspirations communes ; un sens institutionnel, la Francophonie des États rassemble les institutions définies par la Charte de la Francophonie adop­tée aux Sommets de Hanoi en 1997 et d’Antananarivo en 2005 ; un sens militant, aux côtés de la francophonie institutionnelle, il existe un second moteur de l’action francophone, celui de la francophonie de proximité qui pratique la solidarité dans le cadre de la coopération associative et de la coopération décentralisée et qui com­prend de nombreuses associations et de grands réseaux de la société civile (les uni­versités, les villes, les régions).

Deux termes sont aujourd’hui couramment utilisés pour qualifier la franco­phonie. La francophonie avec « f » minuscule désigne l’ensemble des locuteurs, des groupes de locuteurs et des peuples qui utilisent le français à des degrés divers, et la Francophonie avec « F » majuscule, le regroupement sur une base politique des États et gouvernements membres de l’Organisation internationale de la Francophonie.

On peut raisonnablement prendre le Sommet de Beyrouth, en 2002, qui s’est tenu un an après le drame du 11 septembre à New York, comme point de départ de la troisième francophonie. Les chefs d’État et de gouvernement y affirment, en effet, le rôle majeur du dialogue des cultures comme instrument de la paix, de la démocratie et positionnent la francophonie en tant que forum du dialogue inter­culturel. À Beyrouth, la Francophonie fait un virage. Elle s’engage dans le combat pour le respect et la promotion de la diversité culturelle comme bien commun de l’humanité et prend position contre toute action unilatérale en Irak en affirmant la primauté de l’approche multilatérale en matière de relations internationales. Le Sommet de Beyrouth a donné à la Communauté francophone une feuille de route précise : agir pour le dialogue, la diversité, la liberté et la solidarité. Son action s’ins­crit désormais dans la vision stratégique d’une mondialisation multipolaire dont elle est un pôle. Les déclarations de Bamako (2000) et Saint Boniface (2006) qui l’encadrent chronologiquement ont, par ailleurs, confirmé la dimension politique de la Francophonie et précisé son action en matière de démocratie et de droits de l’Homme, de prévention et de règlement des conflits. On assiste donc à l’émergence d’une francophonie d’influence dont le caractère géopolitique et la profondeur stra­tégique s’affirment année après année.

Communauté ouverte, la troisième francophonie s’agrandit à chaque sommet. Elle comprend 77 membres aujourd’hui pour 51 membres en 1997, 57 et 47 si on exclut les observateurs de plus en plus nombreux et qui appartiennent très majo­ritairement à l’Europe centrale et orientale. La dilution des membres fondateurs issus de la colonisation est réelle dans les deux cas. Elle accueille donc des pays qui n’ont jamais été des colonies. Ses membres y adhérent non seulement par idéalisme au nom des enjeux identitaires autour de la langue et des valeurs, mais aussi par réalisme pour défendre leurs intérêts. Les premiers ont eu une forte « socialisation » à la Francophonie. Ils en défendent les fondamentaux, dont la langue française, et sont attachés à la coopération culturelle et technique. Les seconds voient d’abord dans la Francophonie un forum pour s’exprimer sur la scène internationale. Des voix demandent l’arrêt de l’élargissement au profit d’un approfondissement. La Francophonie court un risque si ses nouveaux membres, de plus en plus nombreux, ne pratiquent pas une forte « socialisation » à la Francophonie au sens donné à ce mot par Joseph Maïla[2]. Il n’y a pas eu assez de « francophonisation ». Il reste que c’est l’élargissement qui a opéré le passage de la seconde à la troisième francopho­nie. Cependant, sauf à accepter la dilution et la perte de l’identité francophone, on doit cesser d’admettre des États et gouvernements sans engagement franco­phone réel. Il importe, toutefois, de ne pas opposer élargissement et approfondis­sement. S’il faut impérativement approfondir, des adhésions encore à venir sont nécessaires, celles en particulier de l’Algérie et d’états d’Amérique latine, car cette dernière zone, pourtant concernée, n’est encore que très peu représentée (adhé­sion en 2012, au Sommet de Kinshasa de l’Uruguay, comme observateur).

En termes d’organisation, par rapport aux autres grandes aires linguistiques, la Francophonie a pris les devants. Elle est pionnière, en avant-garde. Elle s’est dotée d’institutions politiques cohérentes, et a mis en place des opérateurs de coopéra­tion qui créent de l’agir et du vivre ensemble dans le cadre d’un plan stratégique décennal qui fixe les priorités. Le premier a été adopté au Sommet de Ouagadougou en 2004, le second le sera au Sommet de Dakar, fin 2014. Elle sert de modèle. C’est une organisation originale qui continue de se construire. Plus que jamais, l’action francophone doit prendre en compte à égalité son volet politique et son volet de solidarité. La Francophonie doit être intégrale et globale. Elle ne peut être prise en otage par une seule de ses dimensions. C’est un espace de vie pour les Francophones. Cela suppose des journaux francophones, de l’emploi francophone, des entreprises travaillant en français, une vie culturelle et sociale francophone, c’est-à-dire une francophonie au quotidien.

Rappelons que la Francophonie est caractérisée par la diversité. Les marqueurs de diversité sont multiples : diversité géographique, ses membres sont répartis sur les cinq continents ; diversité climatique pour la même raison ; biodiversité de faune et de flore, diversité politique avec des structures étatiques variées ; diversité religieuse, culturelle et linguistique du fait du grand nombre de peuples qu’elle ras­semble ; diversité de niveau de développement économique ; diversité aussi des mo­tivations d’adhésion de ses membres. Hormis la France, la Belgique, le Luxembourg et la Suisse qui constituent le foyer d’origine, les pays francophones se rangent dans plusieurs ensembles : des pays ayant été colonisés par la France et par la Belgique ; d’anciennes colonies espagnoles, portugaises et anglaises, le plus souvent géogra-phiquement contiguës à des pays francophones ou ayant été précédemment colo­nisées par la France ; d’autres qui n’ont jamais été colonisés par la France ni par la Belgique, souvent peu ou prou francophones, leur adhésion s’explique par l’his­toire ; d’autres encore avec des motivations essentiellement réalistes, le plus souvent d’ordre politique. Ces diversités caractérisent la Communauté francophone.

3 – D’importants vents contraires

Mais la francophonie continue d’essuyer des vents contraires. La seconde franco­phonie s’essouffle. À l’élan senghorien du partage d’une aventure humaniste, est en train de se substituer le sentiment d’un marché de dupes. Beaucoup la considèrent démodée, dépassée. La remise en question est réelle, la perte de terrain maintenant difficilement contestable. Il n’est plus tabou de parler d’une sorte de déclin. Les rai­sons de ce recul commencent à être connues, analysées et à former consensus. Elles tiennent bien entendu à la mondialisation, à l’affaissement relatif dans ce contexte de la puissance et du rayonnement de la France, ceci en particulier au niveau écono­mique. Fait aggravant, une partie importante de l’élite française cherche son modèle ailleurs, considérant le sien comme dépassé et incapable d’inventer l’avenir. Cette élite rêve même que le monde et en tout cas la France, adopte pour circuler dans le village global, une langue monde unique. Le renoncement est affiché et visible. Il faut convaincre les français qu’ils font fausse route.

La francophonie est assurément à un tournant. Elle peine à s’affirmer en tant que projet d’avenir face à l’omniprésence de l’« anglophonie » portée par la puis­sance scientifique, économique et politique des pays anglo-saxons. Pourtant, dans un monde qui évolue entre hégémonie et multipolarité, la francophonie conserve non seulement ses atouts mais en acquiert de nouveaux tant il est vrai que l’émer­gence de nouvelles hyperpuissances et de nouveaux ensembles géopolitiques, atta­chés à la promotion de leur langue, de leur culture et de leurs valeurs, viennent en soutien d’une vision pluraliste du monde.

Dans ce nouveau contexte, pour sortir de l’impasse et reprendre la route, il convient de se remettre en question. Il s’agit, d’abord, de repenser le discours sur la francophonie et, tout particulièrement, de s’interroger sur ses facteurs d’attrac-tivité à l’heure de la mondialisation. Dans le discours « classique », l’attractivité francophone est associée à une langue particulière, à une culture et à des valeurs qui seraient portées par cette langue, à un projet politique, à un sentiment de solida­rité collective, à un potentiel économique, et, plus concrètement, à des actions de coopération. Qu’en est-il aujourd’hui ? Cette relecture critique de l’argumentaire francophone, menée avec la distance nécessaire, favorisera indiscutablement l’émer­gence de nouveaux éléments de discours. Elle accompagne, d’ailleurs, la création de l’Institut international de la Francophonie (2IF) dans le cadre des accords passés entre l’Organisation internationale de la Francophonie et l’Université Jean Moulin Lyon 3 et s’inscrit dans la ligne des travaux menés par l’équipe de l’Institut pour l’étude de la Francophonie et de la mondialisation (IFRAMOND)[3] de l’Université Jean Moulin Lyon 3.

Mais ce sont aussi et surtout les nouveaux atouts de la francophonie qu’il s’agit d’identifier, pour ensuite en mesurer l’attractivité afin d’étayer le postulat selon le­quel nous assistons à l’émergence d’une troisième francophonie. Quels sont donc les éléments qui changent la donne et qu’il faut mettre en avant pour mettre un terme à la déconstruction suicidaire en cours, se défaire de l’accusation mortelle de ringar-dise portée par ceux qui s’autoproclament « modernes » et à ce titre s’autorisent à mettre la francophonie au placard avec, d’ailleurs, la langue française ? En premier lieu son émergence en tant qu’union géoculturelle. Pilote, utile, pionnière, elle par­ticipe à ce titre à la recomposition du système international. C’est le pilier central de la francophonie d’influence. S’y ajoutent les valeurs de son universalisme qui sont autant de réponses positives aux défis de la mondialisation actuelle, la réalité d’une pratique concrète et solidaire de l’agir et du vivre ensemble. Le tout s’appuyant sur la langue française devenue langue de partage et fer de lance mondial du combat des langues (le multilinguisme) contre la langue unique (actuellement l’anglais). Voilà quatre piliers essentiels de la pertinence de la francophonie dans le monde contem­porain qui lui donnent tout son éclat, les assises de sa modernité et sa raison d’être.

4 – La francophonie demain

La troisième francophonie, il s’agit maintenant de la meubler. Elle n’a un avenir que si elle bouge et se fixe des objectifs réalistes et forts. La page à écrire est encore très largement vierge. Un large débat d’idées s’impose.

Il faut donc que se créent des cercles de réflexion et de proposition franco­phones. On a besoin de lanceurs d’idées.

Cette approche doit être libre et relayée par les grands medias d’opinion qu’il faut mobiliser. En France des émissions phares grands publics telles que « Mots croisés », « On n’est pas couché », « Ce soir ou jamais » doivent se saisir de cette thématique qui rejoint largement celle de l’« identité malheureuse »[4] et du devenir de la Nation française. Le politique doit non seulement accepter cette démarche mais l’encourager. C’est à partir de là que tant la francophonie politique que la francophonie de solidarité pourront avancer.

On peut cependant, dès maintenant, mettre en avant quelques incontournables de l’action francophone à mener :

  • Impliquer la jeunesse. Les jeunes sont au premier rang de notre engagement. Il faut les intéresser, les mobiliser et susciter chez eux un sentiment d’appartenance en leur proposant un projet utile, ambitieux et porteur d’un rêve.
  • Permettre la mobilité des personnes. Un espace de dialogue interculturel se nourrit évidemment de l’échange. Une bonne mobilité des Francophones est donc essentielle. Elle doit être facilité La peur du risque migratoire incite au contraire légitimement à la fermeture. Dépasser cette opposition est une nécessité.
  • Assurer la promotion de la langue en partage, le français, par son enseigne­ment et son utilisation. Il est à noter l’effort fait en ce sens par la Francophonie sous la houlette de son Secrétaire général, le Président Abdou Diouf (tenue du Premier Forum mondial de la langue française à Québec en 2011, mise en place d’un vade-mecum relatif à l’utilisation du français dans les organisations internationales, si­gnature de pactes linguistiques, création de l’Observatoire de la langue française).
  • Éduquer du primaire au supérieur y compris dans l’enseignement profession­ Le français est aussi langue d’éducation de tous les enfants dans beaucoup de pays francophones. Cet enseignement en français est bien entendu une priorité. Dans les autres pays où ce n’est pas le cas, il faut chercher à mettre en œuvre un enseignement du et en français au sein de parcours éducatifs plurilingues (classes bilingues dans le primaire et le secondaire, filières et campus universitaires dans l’enseignement supérieur). Par ailleurs, les familles qui font le choix du français sont à la recherche de l’excellence. Elles veulent aussi avoir la certitude de disposer de chaînes éducatives francophones complètes du primaire à l’enseignement supérieur. Dans tous les cas, il faut consentir un effort sans cesse renouvelé en faveur de la formation des enseignants.
  • Mettre l’économie au centre du projet francophone. Mis sur la table au Sommet de Hanoi par le Vietnam, le dossier économique francophone est depuis lors en sommeil. Il doit être remis en selle car sans francophonie économique les popula­tions colleront vite l’étiquette « inutile » sur notre Communauté. La Francophonie est un marché, un marché potentiel de 800 millions de consommateurs et demain de beaucoup plus, où se nouent déjà beaucoup de coopérations et de partenariats in­ Il faut aller plus loin, engager les entreprises dans la troisième. Rappelons que l’économie sociale et solidaire et l’économie culturelle sont au cœur des valeurs francophones. Les industries culturelles, en particulier, peuvent constituer un vi­goureux moteur, un fer de lance efficace de la francophonie économique.
  • Mobiliser la francophonie de proximité. Outre les États, la Francophonie s’appuie sur toutes les composantes de la société civile et plus particulièrement le mouvement associatif et les territoires dans le cadre de la dé C’est la francophonie de proximité. Les grandes ONG francophones travaillent depuis longtemps avec la Francophonie. Mais, de plus, ces dernières années les collectivités locales sont devenues des acteurs essentiels de coopération. Elles travaillent direc­tement chacune avec leurs homologues partenaires. Les Maires francophones, les premiers en 1979, se sont constitués en réseau en créant l’Association internationale des Maires francophones (AIMF) puis, en 2002, ce sont les Régions qui ont mis en place l’Association internationale des Régions francophones (AIRF). La nécessité d’un partenariat fort et serré entre les Opérateurs de la Francophonie, les collectivi­tés territoriales et leurs réseaux est une évidence. Il convient d’y répondre.
  • Renforcer la francophonie médiatique et numérique. TV5Monde n’a pas le soutien qu’il faudrait. De façon générale et pour la jeunesse en particulier, l’espace médiatique et numérique francophone n’est ni convaincant ni attractif. Pourtant, c’est là, dans les medias et le numérique que les jeunes cherchent et trouvent leurs rêves et leurs héros. Pour susciter chez eux un sentiment d’appartenance à la Francophonie, il faut donc bâtir un espace médiatique et numérique francophone moderne, dynamique et innovant.
  • Créer dans tous les domaines du vivre et de l’agir ensemble. Le vivre et l’agir ensemble francophones sont à la source du sentiment d’appartenance. Il faut absolument les renforcer dans tous les secteurs de vie : culturel, sportif, scientifique, technologique, etc., et pour cela, mener des actions en commun. Mais dans la plupart des cas, il y a loin entre la réalité et le souhaitable. À titre d’exemple, la francophonie sportive est déjà une réalité sur nos stades et dans nos équipes, cependant excepté les Jeux de la Francophonie organisés avec malheureusement une périodicité trop espacée, il n’existe ni compétitions ni coupes sportives francophones. En Europe, c’est tout le contraire. Les symboles francophones existent : le drapeau, l’hymne. Mais où peut-on voir le drapeau francophone ou entendre l’hymne de la Francophonie ? Il reste beaucoup de chemin à parcourir.

 

5 – Conclusion-appel à la mobilisation

Rien ne sera possible sans volonté politique et il faut bien constater que celle-ci n’est pour l’instant que mollement au rendez-vous.

Comme dans les deux premières étapes d’élaboration de la francophonie, ce sont les militants associatifs et les réseaux d’influence de personnalités qui doivent se lever et préparer le terrain. C’est à ce prix que les politiques prendront le relais et que les chefs d’État et de gouvernement lanceront à nouveau une ambitieuse politique francophone.

Cette conférence est donc aussi un appel à la mobilisation de toutes et de tous en faveur du projet francophone du 21ème siècle : la troisième francophonie.

 

Bibliographie

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stratégique de l’École militaire, Paris, 2013 Barrat Jacques, Moisei Claudia, Géopolitique de la Francophonie. Un nouveau souffle, Paris, Éditions La documentation française, Collection « Les études de la documentation française », 2004 Boutros-Ghali Boutros, Émanciper la Francophonie, Paris, l’Harmattan, 2002 Deniau Xavier, La Francophonie, Paris, Éditions PUF, Collection « Que sais-je ? », 2003 Diouf Abdou, Passion francophone, discours et interventions 2003-2010, Bruxelles, Bruylant, 2010 Guillou Michel, Francophonie — Puissance. L’équilibre multipolaire, Paris, Editions Ellipses, Collection « Mondes réels », 2005 Guillou Michel, Phan Trang (dir), La Francophonie sous l’angle des théories des relations internationales. Actes des sixièmes entretiens de la Francophonie. Hanoi, 1er et 2 février 2007, Lyon, Institut pour l’étude de la Francophonie et de la mondialisation (IFRAMOND), Université Jean Moulin Lyon3,

2008 Phan Trang, Guillou Michel, Manuel universitaire, Francophonie et Mondialisation. Tome 1 : Histoire, et institutions des origines à nos jours, Paris, Éditions Belin, 2011 Phan Trang, Guillou Michel, Durez Aymeric, Manuel universitaire, Francophonie et Mondialisation.

Tome 2 : Les grandes dates de la construction de la Francophonie institutionnelle, Paris, Éditions Belin, 2012

Léger Jean-Marc, La Francophonie : grand dessein, grande ambiguïté, Québec, Hurtubise HMH, 1987 Léger Jean-Marc, Le temps dissipé, souvenirs, Montréal, Éditions HMH, 1999

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Valantin Christian, Une histoire de la Francophonie (1970-2010). De l’Agence de la coopération culturelle et technique à l’Organisation internationale de la Francophonie, Paris, Éditions Belin, 2010

[1]Jean-Marc Léger, La Francophonie : grand dessein, grande ambiguïté, Québec, Éditions Hurtubise HMH, 1987, p.126

[2]Joseph Maïla, « Organisation internationale de la Francophonie : entre vocation culturelle et finalité politique », La Revue internationale des mondes francophones, IFRAMOND, n° 1, Automne-Hiver 2009.

[3]Contact : Institut pour l’Étude de la Francophonie et de la Mondialisation (Iframond) Tel : 04 78 78 73 73. Courriel : iframond@univ-lyon3.fr

[4]Alain Finkielkraut, L’identité malheureuse, Éditions Stock, 2013 ; Michel Guillou, « Continuons en français », La Revue internationale des mondes francophones, IFRAMOND, n° 5, Automne-Hiver 2013

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