La francophonie, géodémographie et géostratégie

Recteur Gérard-François DUMONT

Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne Président de la revue Population & Avenir *

Et Yves MONTENAY

Docteur de l’Université de Paris-Sorbonne

2eme trimestre 2012

S’interroger sur la géostratégie de la francophonie suppose d’abord de la définir et d’en prendre la mesure quantitative. Cette dernière doit ensuite être complétée par des approches plus qualitatives pour bien comprendre la place réelle de cette francophonie. Il sera alors possible de s’interroger sur les axes stratégiques que pourrait ou devrait déployer la francophonie.

Francophonia : geodemography and geostrategy

ConsideringFrancophonia’s geostrategy supposes first of all defining it and specifying its quantitative measure. The latter must then be completed by more qualitative considerations thus to be able to comprehend Francophonia’s real place. This will then enable us to examine the strategic axes that Francophonia could or should deploy.

En 1880, LE GÉOGRAPHE FRANÇAIS ÛNESIME RECLUS (1837-1916) crée le néologisme « francophonie » pour décrire l’ensemble des personnes et des pays uti­lisant le français. Quelques décennies plus tard, le terme francophonie acquiert un sens commun lorsque des francophones prennent conscience de l’existence d’un es­pace linguistique partagé, propice aux échanges et à l’enrichissement mutuel. Cette prise de conscience provient essentiellement d’hommes et de femmes de lettres. En effet, en créant en 1926 l’Association des écrivains de langue française (Adelf), des écrivains se trouvent donc à l’origine du mouvement de la Francophonie. Après la Seconde Guerre mondiale, deux autres institutions naissent : l’Union internatio­nale des journalistes et de la presse de langue française (devenue Union de la Presse francophone) en 1950, puis, en 1955, une Communauté des Radios publiques francophones lancée avec Radio France, la Radio suisse romande, Radio canada et la Radio belge francophone. Dans les années 2010, cette communauté propose toujours, avec une audience accrue, des émissions communes diffusées simulta­nément sur les ondes des radios membres, contribuant ainsi au renforcement du mouvement francophone à travers le monde.

Conformément à sa première occurrence, la francophonie est le fait de « parler français », ce qui signifie savoir parler et utiliser régulièrement cette langue. Cela ne signifie pas forcément savoir lire et écrire le français, auquel cas il faudrait dire « alphabétisé en français » (éventuellement en plus d’une autre langue). Le terme francophonie évoque une simple constatation, et non un ensemble structuré. En particulier, il ne faut pas confondre la francophonie avec la « Francophonie » (avec un « F » majuscule), terme qui désigne les gouvernements ou institutions qui ont en commun l’usage du français dans leurs travaux et leurs échanges. Comme la prin­cipale institution de ce type est l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), le terme Francophonie est parfois une façon de la désigner.

La première question qui se pose est quantitative[1]. Il s’agit de savoir le nombre de locuteurs français dans le monde, leur proportion dans la population mondiale et leur géographie, notamment pour déterminer si le français est une langue inter­nationale.

Langue officielle sur quatre continents

Le français, d’abord langue de la cour et de l’administration sous l’Ancien Régime, est devenu, en s’étendant progressivement au détriment des parlers régio­naux, un élément constitutif de l’identité de la France, si évident que, jusqu’en 1993, il n’a pas été jugé nécessaire de l’acter dans la constitution de la République française. Ainsi, la population de l’Hexagone s’incarne d’abord par une homogé­néité linguistique.

En raison de l’héritage historique d’où provient le rattachement à la France de départements, pays ou territoires d’outre-mer, la langue française dispose d’un statut de langue officielle unique dans huit territoires répartis sur quatre continents différents ; il s’agit d’abord et bien entendu, en Europe, de la France métropolitaine, mais aussi de Monaco[2], en Afrique, du département français de La Réunion, en Amérique, de trois départements français (Guyane, Guadeloupe et Martinique) et d’un territoire d’outre-mer (Saint-Pierre et Miquelon) et, en Océanie, de la Nouvelle-Calédonie. De 1950 à 2012, la population de tous ces territoires s’est accrue et le nombre de francophones réels ou potentiels, compte tenu du système éducatif offert aux jeunes enfants, est passé de 42,6 millions à 65,2 millions.

La présence de la langue française dans les territoires non européens cités ci-dessus peut s’expliquer par un fort attachement à la métropole, puisque les mou­vements indépendantistes de ces diverses terres françaises d’outre-mer n’ont jamais pris une importance suffisante pour conduire à l’indépendance[3], en dépit du fort processus de décolonisation de la seconde moitié du XXe siècle. Dans certains de ces territoires, l’usage de la langue française n’empêche pas la pratique parallèle d’une langue vernaculaire comme le créole, mais le français y demeure indispen­sable, tout propos en créole, comme celui des journaux télévisés, étant ponctué de mots français lorsqu’il n’y a pas d’équivalents dans le vocabulaire créole. En outre, il faudrait parler des créoles, car le créole martiniquais n’est pas semblable au créole réunionnais.

Dans d’autres territoires, le français est une langue officielle, mais non la seule. Il s’agit d’abord de pays ou territoires d’outre-mer de la République française où le caractère officiel de la langue française est contesté par des pratiques linguistiques locales. En Afrique, c’est le cas à Mayotte[4], département français depuis 2011, où le shimaoré est fortement pratiqué, tandis que le malgache subsiste dans quelques villages. En Océanie, le tahitien conteste la place du français en Polynésie française et à Wallis-et-Futuna.

La situation est différente dans plusieurs pays européens où la langue fran­çaise n’est officielle que sur une partie du territoire (Suisse et Italie), pour l’une des communautés composant l’État (Belgique) ou pour certaines obligations admi­nistratives (Luxembourg). Langue officielle en Belgique, le français est également fort présent dans les institutions qui, outre les trois grandes régions administra­tives (Flandres, Bruxelles capitale et Wallonie), distinguent quatre Communautés, dont la Communauté française, avec des compétences réglementaires s’étendant à tous les ressortissants qui en font partie, quel que soit leur lieu d’habitation dans le royaume. Si la Communauté francophone de Belgique s’est accrue, passant de 3,6 millions en 1950 à 4,6 en 2012, sa proportion, sous les effets parfois contradic­toires des mouvements naturel et migratoire, n’a guère changé, restant aux environs de 42% de la population belge.

En Suisse, le français est, selon la Constitution fédérale du 18 décembre 1998 (article 70), langue officielle au même titre que l’allemand et l’italien, tandis que le romanche est langue nationale, c’est-à-dire « langue officielle pour les rapports que la Confédération entretient avec les personnes de langue romanche ». Toujours selon la Constitution, « les cantons déterminent leur langue officielle », ce qui est le cas pour le français dans quatre cantons : Vaud, Neuchâtel, Genève et Jura. Environ 20 % de la population suisse sont donc francophones, leurs effectifs étant passés de 0,9 million en 1950 à 1,4 en 2012. En Italie, le français est langue officielle dans une région à statut spécial, le Val d’Aoste, dont environ 70 % de la population, soit 0,1 million, connaissent cette langue.

Le français est également langue officielle outre-Atlantique et en Asie. En Amérique du Nord, il s’agit du Canada, où la très forte fécondité des Canadiens français pendant un siècle a permis le maintien de la présence de la langue fran­çaise, principalement au Québec[5]. Néanmoins, sous l’effet de la fécondité, qui a considérablement diminué chez les francophones depuis les années 1970, et des victoires économiques de l’anglais, symbolisées par le fait que la population de Toronto a rattrapé puis dépassé celle de Montréal[6], le poids démographique relatif des francophones au Canada a nettement diminué, passant en dessous de 25 %, même si leur nombre a augmenté en valeur absolue pendant la même période : de 3,9 à 7,5 millions.

 

Enfin, le français est encore présent comme langue officielle dans l’Union in­dienne, mais de façon marginale, dans l’ancien comptoir français de Pondichéry, qui compte environ 100 000 francophones.

Au total, dans la catégorie des pays où le français est l’une des langues officielles, le nombre de francophones est passé de 8,9 millions en 1950 à 14,9 millions en 2012.

Deux autres catégories de francophones résident dans des pays où la situation est complexe en raison d’un déséquilibre entre le caractère juridique de la langue française et son caractère d’usage : soit le français, troisième catégorie, n’y est pas langue officielle, mais pratiqué de façon non négligeable par les populations les plus instruites soit le français, quatrième catégorie, y est langue officielle, mais pratiqué seulement par une minorité de la population,.

 

Le français en situation paradoxale

Par exemple, l’arabe est la langue officielle de quatre pays du Maghreb. Mais, compte tenu des liens historiques et économiques actuels avec la France, le français y est une langue dont l’enseignement demeure assez présent, comme en Algérie où la période d’éradication du français a fait place à des vues plus réalistes, ou très présent, comme en Tunisie. Il en résulte des proportions importantes de la population parlant français et une augmentation également importante des franco­phones, puisque ces pays ont connu pour l’essentiel leur transition démographique durant la seconde moitié du XXe siècle. En additionnant donc le Maroc, l’Algérie, la Tunisie et la Mauritanie, on peut estimer que le nombre de francophones y est passé de 7,9 millions en 1950 à 29,6 millions en 2012, en considérant les franco­phones réels et en comptant pour moitié les francophones occasionnels.

  1. Locuteurs des pays ou territoires ayant le français comme seule langue officielle 65 196
  1. Locuteurs des pays ou territoires ayant le français parmi les langues officielles 14 890
  1. Locuteurs au Maghreb 29 600
  1. Locuteurs de pays ou territoires ayant le français comme langue officielle, mais minoritairement utilisée, ou parlée.
  1. Locuteurs dans d’autres pays membres de l’OIF Locuteurs d’autres pays
  2. Locuteurs d’autres pays

 

En Afrique orientale, quatre pays entrent dans la quatrième catégorie, mal­gré des situations linguistiques officielles diverses. Le français est langue officielle à Madagascar avec le malgache, par ailleurs « langue nationale », à Djibouti avec l’arabe, aux Seychelles avec le créole et l’anglais, tandis que cette dernière langue est la seule officielle à Maurice. Néanmoins, plus de la moitié de la population de Maurice parle français, pourcentage nettement supérieur à celui des trois autres pays considérés. Au total, le nombre de francophones de ces quatre pays est passé de 0,7 million en 1950 à 2,8 millions en 2012.

L’Afrique occidentale française n’a pas connu certaines tentations maghrébines visant à exclure la langue de l’ancien colonisateur, d’autant que le français est un ferment d’unité face à une diversité de langues ethniques. Aussi le français, bien que pratiqué par une minorité d’habitants, est-il la langue officielle dans sept pays (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée, Niger, Sénégal et Togo) et utilisé par la partie la plus instruite de la population au Mali. Dans cette Afrique occidentale, les francophones peuvent être estimés à 20,8 millions en 2012 contre 4 en 1950. En Afrique centrale, la situation est sensiblement équivalente, avec des pays où le nombre de francophones est minoritaire bien que le français y soit langue officielle unique (Congo, Congo RDC et Gabon), ou avec l’anglais (Cameroun), le sango (Centrafrique) ou l’arabe dialectal (Tchad). Au total, le nombre de francophones s’est accru dans cette Afrique centrale, passant de 3,8 millions en 1950 à 17,6 mil­lions en 2012.

Une situation semblable de langue officielle, mais minoritairement parlée, pré­vaut dans trois pays de trois autres continents : Haïti, où le français est langue officielle avec le créole ; le Liban, avec l’arabe, l’anglais et l’arménien, et le Vanuatu, avec l’anglais et le bichlamar.

 

Des dynamiques très diversifiées

Au total, le nombre de francophones, dans les pays où le français est langue officielle ou parlée, a plus que doublé de 1950 à 2012, passant de 69 millions en 1950 à 154 millions en 2012. Mais, dans le même temps, la population mondiale s’étant accrue davantage, la proportion des francophones dans le monde est passée de 2,7 % à 2,3 % de la population. Cette évolution résulte de deux dynamiques différentes : une croissance modérée, environ 50 %, des francophones dans les pays du Nord, là où le français est langue officielle unique ou partagée, et une croissance supérieure à 100 % dans les pays où il est langue officielle minoritairement utilisée ou parlée.

Dans ces deux ensembles, la croissance du nombre de francophones est donc inférieure à la moyenne mondiale, mais pour des raisons différentes. En France, en Belgique ou au Canada, cela tient à une dynamique naturelle considérablement ra­lentie depuis les années 1970. En Afrique d’expression française, le facteur principal est un insuffisant développement de l’alphabétisation. Enfin, dans quelques pays, des choix politiques peuvent expliquer que le français soit relativement contenu : c’est le cas en Algérie ou au Liban, où l’émigration a davantage concerné les francophones.

Les autres francophones

À la présence de la langue française dans des pays où elle est langue officielle ou parlée, il faut ajouter une cinquième catégorie, celle des francophones des autres pays membres de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF), qui re­présentent de faibles effectifs, environ 4,5 millions de personnes. Les proportions de francophones les plus élevées se rencontrent aux Comores, où des populations veulent bénéficier de la proximité de Mayotte, île de l’archipel restée au sein de la République française, ou bénéficier de réseaux avec les Comoriens vivant en France métropolitaine, notamment à Marseille, au Rwanda et au Burundi, jadis colonies belges.

Enfin, il faut considérer une sixième et dernière catégorie, celle des franco­phones des États non membres de l’OIF, non compris l’Algérie traitée ci-dessus dans le Maghreb, qu’il s’agisse d’expatriés ou de personnes capables de pratiquer la langue française. Ces locuteurs, pour tous les pays concernés, peuvent être estimés à 6 millions, dont 2 millions d’expatriés. Ce chiffre, s’il ne modifie pas profondément la place de la langue française dans le monde, confirme néanmoins son caractère universel par la diversité des pays où elle est pratiquée. Cependant, le chiffre ci-dessus concerne pour une forte proportion les États-Unis, où l’on compte environ 2 millions de francophones, dont 0,4 million d’expatriés.

 

Une langue incontestablement internationale

Il en résulte un grand paradoxe. D’un point de vue quantitatif, le français n’est que la dixième langue parlée dans le monde après, dans l’ordre décroissant, le chinois (mandarin), l’anglais, l’hindi, l’espagnol, le russe, l’arabe, le bengali, le portugais et le malais-indonésien. Mais sa diffusion est géographiquement remar­quable. En effet, l’hindi et le bengali ne sont pratiquement parlés que dans un seul pays, le chinois n’est langue officielle ou dans une situation privilégiée que dans trois (Chine, Singapour et Taiwan), le russe dans trois (Russie, Ukraine et Biélorussie), le malais-indonésien dans quatre (Indonésie, Malaisie, Brunei, Singapour), et le portugais dans sept (Brésil, Portugal, Angola…). Parmi les dix principales langues parlées, seules quatre comptent vingt pays ou plus leur ayant donné le statut de langues officielles ou co-officielles : l’arabe, qui connaît néanmoins de fortes di­versités entre l’arabe classique et différents dialectes, dans 25 pays, l’espagnol, qui est plus homogène dans vingt pays situés, hormis l’Espagne, essentiellement en Amérique et, finalement, l’anglais et le français, les deux langues connaissant la plus forte diffusion géographique par le nombre de pays où elles sont langues officielles ou co-officielles. Quant à la langue allemande, elle l’est seulement dans cinq pays (Allemagne, Autriche, Belgique, Suisse et Liechtenstein).

Une langue internationale ne se mesure pas seulement à son nombre de locu­teurs. Certes, le mandarin et l’hindi accroissent leur dimension internationale en raison de la hausse des diasporas chinoises ou indiennes[7] dans le monde, mais elles ne peuvent être considérées comme des langues planétaires.

Après la géodémographie de la francophonie, il convient de conduire des ana­lyses qualitatives.

Des facteurs historiques défavorables

En réalité, le français est une langue internationale depuis longtemps, même si sa nature a évolué dans l’histoire. Au Moyen Âge, dans une partie de l’Europe, le fran­çais est langue romanesque ; puis il devient langue de culture dans toute l’Europe, et ensuite dans une grande partie du monde, à partir de la fin du XVIIe siècle. Le français est langue diplomatique mondiale, et notamment la référence pour la ver­sion officielle des textes des traités internationaux à partir de 1713 ; parallèlement, à partir de 1789, c’est la langue de la bourgeoisie moderne, voire révolutionnaire ; au XIXe siècle, ses fonctions de langue coloniale s’élargissent… Au XXIe siècle, le fran­çais est, comme précisé ci-dessus, toujours une langue internationale, mais qui se trouve menacé, tout d’abord en conséquence de facteurs historiques défavorables.

Au XIXe siècle, la langue française a subi le déclin démographique relatif de la France, qui a perdu la domination démographique qu’elle exerçait sur Europe, élément explicatif essentiel de la place de la langue française sur le continent, avec par exemple de nombreux chefs d’État étrangers qui faisaient enseigner le français à leurs enfants ou les envoyaient se former à Paris. Au XXe siècle, les massacres des deux guerres mondiales ont particulièrement touché l’élite francophone. Par exemple, la proportion des étudiants de l’école normale supérieure tués pendant la guerre 1914-1918 a été fort élevée. La partie des élites francophones de l’Hexagone ou francophiles des autres pays, disparues pendant les meurtrières guerres mon­diales, a ensuite manqué aux périodes suivantes. En outre, le XXe siècle a été mar­qué par les ravages des régimes communistes ou d’inspiration soviétique qui, dans différents pays, ont éliminé ou poussé à l’exil des populations qui connaissaient la langue française.

Toutefois, en dépit de ces facteurs défavorables, le nombre de personnes parlant français continue à augmenter. Pour approfondir la dimension qualitative de la présence de la langue française, distinguons différents éléments, à commencer par les réseaux internationaux.

Les réseaux francophones internationaux

Un premier réseau à considérer est celui de la francophonie culturelle tradi­tionnelle, au Japon, en Amérique latine, aux États-Unis etc, dans des pays où le français n’est pas implanté comme langue maternelle ni comme langue économi­quement utile. Cette pratique culturelle du français est une dimension essentielle de la francophonie, même si elle est souvent ignorée, notamment dans des milieux économiques. Pourtant, elle reste importante, comme en témoigne notamment l’existence de départements d’études francophones dans diverses universités sur tous les continents. Ces départements sont souvent encadrés, voire dirigés par des Maghrébins ou des Africains cultivés, ayant quitté leur pays pour des raisons éco­nomiques ou suite à des pressions politiques, ou n’ayant pas trouvé de travail à la hauteur de leur qualification en France.

Très proche de cette francophonie culturelle est la francophonie diplomatique et ses réseaux, en particulier ceux du ministère français des Affaires étrangères, avec ses ambassades et consulats, ses 150 centres culturels, réorganisés sous le nom de « Institut français », ses 270 établissements de l’Agence pour l’enseignement fran­çais à l’étranger, les 27 centres de recherche, RFI, France 24.. Au total, peut être le premier réseau linguistique mondial. et critiqué budgétairement à Paris. Ce réseau diplomatique semble s’être (enfin !) rapproché des réseaux économiques, des chambres de commerce et de leurs écoles.

Bien que sans liens juridiques officiels avec l’ensemble de ce qui se trouve sous la tutelle du ministère des affaires étrangères, il faut souligner l’importance du réseau des Alliances françaises, associations de droit local soutenues par les citoyens des pays où elles sont implantées. Selon les pays et la qualité des personnes, la synergie entre ces Alliances et les organes relevant de l’administration française est plus ou moins efficace. S’ajoutent de nombreux réseaux professionnels publics ou privés (écoles privées, archéologues, médecins, militaires.).

Quant à la « Francophonie » officielle, elle a été fondée en 1970, par Habib Bourguiba, Léopold Sedar Senghor, Félix Houphouët-Boigny et Hamani Diori, sur la base du Traité de Niamey (Niger). Elle s’est inspirée de la phrase qu’aimait à répéter le poète Léopold Sedar Senghor, ancien président du Sénégal : « Dans les décombres du colonialisme, nous avons trouvé cet outil merveilleux, la langue française ». Ce traité de Niamey du 20 mars 1970, signé par les représentants de 21 États et gouvernements, porte création d’une Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), organisation intergouvernementale fondée autour du par­tage d’une langue commune, le français, chargée de promouvoir et de diffuser les cultures de ses membres et d’intensifier la coopération culturelle et technique entre eux. Depuis 1970, le projet francophone a évolué, l’ACCT devenant, en 1998, l’Agence intergouvernementale de la Francophonie puis, en 2005, l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF).

Aujourd’hui, les objectifs de la Francophonie sont consignés dans une charte, adoptée en 1997 au Sommet des chefs d’État et de gouvernement à Hanoi (Vietnam) et révisée en 2005 par la Conférence ministérielle à Antananarivo (Madagascar). Cette charte prône : l’instauration et le développement de la démocratie ; la pré­vention, la gestion et le règlement des conflits, et le soutien à l’État de droit et aux droits de l’Homme ; l’intensification du dialogue des cultures et des civilisations ; le rapprochement des peuples par leur connaissance mutuelle ; le renforcement de leur solidarité par des actions de coopération multilatérale en vue de favoriser l’essor de leurs économies ; et, enfin, la promotion de l’éducation et de la formation.

L’OIF est composée de 75 États (56 membres et 19 observateurs) – soit plus du tiers des États membres des Nations unies – qui comptent ensemble 900 mil­lions d’habitants. L’OIF agit directement ou par ses « opérateurs », comme TV5 ou l’Agence universitaire de la francophonie (AUF). Cette dernière est un réseau mondial d’établissements d’enseignement supérieur et de recherche francophones, comptant 779 membres présents dans 94 pays. L’une de ses activités consiste en la création et l’animation de campus numériques et de centres d’accès à l’information dans des universités de pays de la Francophonie, notamment en Afrique. L’AUF œuvre aussi à développer la mobilité des étudiants et des chercheurs au sein de l’espace universitaire francophone..

Les détracteurs de l’OIF lui reprochent d’être un tantinet bureaucratique, en observant « la liste interminable d’organisations et de comités créés par l’OIF depuis 1997 »[8]. D’autres déplorent qu’elle veuille devenir une mini ONU, et il est vrai que c’est une organisation plus politique que culturelle, dont ne font pas partie des pays comptant beaucoup de locuteurs français (Algérie, Israël, États-Unis), au lieu de privilégier la diffusion de la langue française. Quelques-uns y voient un outil néocolonial, ce qui n’est nullement le cas.

 

Un statut international souvent trahi par la pratique

Le français a actuellement un important statut international à l’examen du ré­gime linguistique officiel de nombreuses organisations internationales, à commen­cer par l’ONU où le français est l’une des six langues officielles et des deux langues de travail. Autre exemple, l’Organisation mondiale du commerce (OMC) compte 3 langues officielles, l’anglais, le français et l’espagnol ajouté en 1979. Mais, dans les faits, l’anglais est largement employé et près de 90% des documents sont rédigés en anglais.

Autre exemple conforme à l’ONU, le français est l’une des six langues offi­cielles de l’Unesco, aux côtés de l’anglais, de l’arabe, du chinois, de l’espagnol et du russe. Et le secrétariat de l’Unesco travaille en deux langues : l’anglais et le français. Or cette dernière langue bénéficie au sein de cette organisation d’un avantage du fait que le siège de l’Unesco se trouve à Paris. Il en résulte que les pays ont sou­vent tendance à nommer comme ambassadeurs auprès de l’Unesco des diplomates parlant le français ou soucieux de l’apprendre. En revanche, le départ de l’Otan (Organisation du traité de l’Atlantique Nord) de Paris à Bruxelles s’est traduit par un incontestable recul du français, qui n’y est plus employé qu’à de rares occasions, pour des réunions de haut niveau. L’anglais est donc devenu la langue presque systématiquement utilisée au sein de cette organisation d’autant que les nouveaux pays adhérents, comme les anciens pays communistes d’Europe, savent bien que leur principal bouclier défensif est possédé par les États-Unis.

Néanmoins, le français étant une des langues officielles ou de travail de nom­breuses organisations internationales, ces dernières recrutent comme agents des fran­cophones Français, Canadiens, Maghrébins, Camerounais, Sénégalais Mauriciens, Égyptiens ou encore Libanais. Et des francophones sont également présents dans de nombreuses organisations non gouvernementales (ONG). Mais ce n’est pas parce que le français est nécessaire et donc exigé dans telle ou telle organisation qu’il y est effectivement pratiqué dans le travail quotidien.

Comme résumé ci-dessus, les cadres juridiques et les réseaux de la promotion du français comme langue internationale sont nombreux. Mais, en réalité, le recul de l’usage de la langue française est incontestable au sein de diverses institutions. Par exemple, pour les Jeux olympiques de 2012 à Londres, le Royaume-Uni voulait déroger à la règle selon laquelle tous les documents distribués devaient l’être aussi en français, compte tenu du statut de cette langue au sein du Comité international olympique, obtenu dès l’origine par Pierre de Coubertin. C’est le Québec qui a le plus ferraillé avec les Britanniques. Résultat : les documents papiers n’ont pas à Londres de traduction en français sur support papier comme pour les Jeux olym­piques de Pékin en 2008. Mais une traduction en français figurera sur le Web.

Dans les instances européennes, le français a, pendant une vingtaine d’années, été la principale langue utilisée. Théoriquement, elle demeure l’une des trois lan­gues de travail, à égalité avec l’anglais et l’allemand. Dans les faits, la proportion de documents dont la version originale est le français est tombée en dessous du dixième.

Certes les traductions en français suivent parfois. Mais la proportion des docu­ments publiés en français a beaucoup diminué. Certains rapports sur une question géographique importante, comme celle des éventuels élargissements de l’Union eu­ropéenne, notamment à la Turquie[9], sont rédigés quasi systématiquement en langue anglaise, ce qui n’est conforme ni à la règle, ni au souci démocratique que l’Union européenne devrait avoir auprès des locuteurs français et allemands. Et, dans cer­tains cas, plus aucune traduction n’est effectuée, comme pour les Data in focus d’Eurostat, l’office statistique européen. En faveur du français, il faut noter qu’il existe encore un certain nombre de fonctionnaires francophones, au niveau moyen ou parmi les moindres qualifications, car nous sommes à Bruxelles, Luxembourg ou Strasbourg, mais le quartier européen de Bruxelles forme comme un ghetto urbain où le français et de moins en moins utilisé, tandis que les autres institutions euro­péennes, sauf exception, ont leur siège dans des villes fort peu francophones comme Bilbao, Cologne, Copenhague, Francfort.[10]

 

La langue française et le comportement des « officiers »

Analysons maintenant le statut « pratique » du français au sein des pays où cette langue est très largement ou assez répandue. Pour garder une image militaire, puisqu’il s’agit de stratégie, il est possible de distinguer les « officiers », c’est-à-dire les fonctionnaires exerçant à un certain niveau de responsabilités, les dirigeants et les cadres d’entreprise, de la « troupe », c’est-à-dire le reste de la population, petits fonc­tionnaires, ouvriers, employés, artisans, petits commerçants, petits agriculteurs…

Deux questions très différentes, liés à la géographie spatiale ou humaine, se posent. La première est celle des rapports avec l’anglais dans les pays ou régions ou groupes (l’élite africaine par exemple) où le français est langue maternelle et se trouve ou pourrait se trouver menacé par l’anglais. La seconde question est celle de la situation du français par rapport aux langues locales, principalement dans d’anciennes dépendances françaises d’Afrique subsaharienne.

Après l’examen de la première question, nous nous concentrerons sur le cas l’Afrique, car c’est là que se trouvent les gros bataillons de la francophonie. Dans les pays où la francophonie est pratiquée, à commencer par la France, nombre d’« offi­ciers » sont gagnés par l’anglophonie ou l’anglomanie. Parfois, cela consiste simple­ment à utiliser au sein de phrases en français des mots anglais comme « coach » au lieu d’entraîneur, « reporting » au lieu de rapporter, « newsletter » au lieu de lettre d’information, ou « live » dans les émissions de télévision au lieu de direct… Nombre d’« officiers » se doivent d’ingurgiter des rapports en anglais, des modes d’emploi de logiciels en anglais, de recourir à des informations professionnelles en anglais, d’accéder à des médias de qualité qui sont en anglais, comme The Economist ou le Financial times, de converser en anglais avec des fournisseurs ou clients de pays étrangers, anglophones ou non. Nombre de cadres d’entreprise constatent la néces­sité d’utiliser l’anglais dans leur métier. C’est particulièrement vrai lorsqu’ils sont des collaborateurs d’entreprises multinationales dont les notes de service sont rédi­gées en anglais. De telles situations ne peuvent souvent que se constater. Toutefois, ces « officiers » ne font pas la distinction entre la nécessité professionnelle d’une dose d’anglais dans leur cas, et une situation bien différente pour la « troupe », pour qui la maîtrise de l’anglais, même basique, n’est pas objectivement indispensable. Le problème est que la langue anglaise finit par être considéré comme indispensable, car « les officiers » l’imposent même quand elle n’est pas nécessaire. Au départ, la formule « il faut parler anglais » peut être justifié pour certaines personnes dans certaines activités professionnelles selon les besoins de tel ou tel métier. Puis le sens de la phrase citée fait l’objet d’une interprétation élargie devenant : « tout le monde doit parler la langue anglaise tout le temps ». Bien sûr, cela est exprimé moins bru­talement, mais une pression dans ce sens s’exerce de plus en plus fréquemment.

L’anglomanie accentue ce phénomène : non seulement la maîtrise de l’anglais, mais aussi l’usage, même lorsqu’il n’est pas systématiquement indispensable, de­vient une sorte de marqueur social, un gage de supériorité.

Après les « officiers », passons à « la troupe », en nous centrant sur l’Afrique.

 

Un enracinement africain, populaire et utilitaire

Comme montré précédemment, les gros bataillons de la francophonie sont de plus en plus africains. Pourquoi ? Une réponse rapide est : « c’est l’héritage de la colonisation ». Mais cette réponse est insuffisante pour deux raisons. D’une part, au moment des indépendances, donc au tournant des années 1960, le nombre de francophones du Maghreb, des pays de l’Afrique occidentale française (AOF) et de l’Afrique équatoriale française (AEF) est assez faible. D’autre part, pour des raisons politiques et économiques expliquant le mal-développement fréquent des pays nouvellement indépendants, nombre de francophones ont émigré. Il faut donc trouver d’autres explications que la colonisation pour comprendre la place du fran­çais en Afrique dans les années 2010.

Une première explication tient au paysage linguistique concret de ces pays afri­cains. Comme depuis toujours, pendant l’époque coloniale, dans les pays africains de l’empire français, la pratique linguistique est fractionnée entre de nombreuses langues locales, souvent non écrites, correspondant peu ou prou à la multiplicité des ethnies. Même au Maghreb, où le fractionnement linguistique est bien moindre, il est réel entre plusieurs dialectes arabes et diverses langues berbères, ces dernières étant écrites selon leur propre alphabet, différant tant de l’alphabet arabe que de l’alphabet latin. Certes, en Afrique septentrionale, l’écrit utilise essentiellement une langue unique, l’arabe littéraire, mais elle est connue seulement d’une partie de la population. Aussi, dans un contexte africain de très forte pluralité linguistique, le besoin d’une langue de communication partagée par l’ensemble des populations facilite-t-il le rôle du français.

Après les indépendances, le français continue souvent d’être utilisé d’abord pour les mêmes raisons. Il bénéficie aussi de son large usage dans la littérature africaine, ce qui marque la prolongation de la première association francophone née, comme précisé ci-dessus, sous le titre d’association des écrivains de langue fran­çaise (Adelf) en 1926. Nombre d’écrits politiques ou de chansons se font en fran­çais. Parallèlement, les dirigeants de l’éducation ne veulent pas délaisser la langue française. Dès 1960, naît la Confemen, la Conférence des ministres de l’éducation nationale des pays francophones.

Le maintien et le développement de la langue française, dans les anciens pays du Maghreb central, de l’AOF et de l’AEF, est facilité par les différentes coopérations, françaises surtout, mais aussi belges ou canadiennes. Par exemple, il faut rappeler le rôle d’Alain Bry et des autres acteurs de la grande coopération qui ont envoyé, dans les années 1960 et 1970, des dizaines de milliers des jeunes Français en Afrique[11].

Il en résulte, dans une large partie de l’Afrique, une relative unité intellectuelle francophone. La scolarisation et d’autres formations en langue française en ont bénéficié ou bénéficient des coopérations formelles ci-dessus, mais aussi associatives (ONG) ou amicales. Ces coopérations s’appuient sur des éléments français venus

 

de la France, du Québec et de la Belgique, qu’il s’agisse par exemple de respon­sables d’associations caritatives, de manuels scolaires ou de modes d’emploi pour des machines offertes aux populations. L’usage du français dans des médias africains joue dans le même sens. Et, depuis les années 2000, le Web francophone est devenu considérable. En outre, des émissions de radios en langue française, à diffusion auparavant presque confidentielle, sont téléchargées et écoutées. Les sites Web en langue française sont devenus si nombreux que l’on peut y passer sa vie sans en avoir fait le tour. Plus précisément, alors que certains pouvaient craindre une domination écrasante de l’anglais sur le Web, ce dernier a donné une diffusion accrue et ines­pérée aux autres langues, tandis que les logiciels de traduction quasiment en temps réel se perfectionnent.

Une autre raison de la place accrue du français en Afrique tient, bien entendu, à l’évolution démographique du continent[12]. D’où une expansion amplifiée par le fort accroissement démographique.

Toutefois, la place de la langue française s’est trouvée parfois limitée ou conte­nue par des décisions politiques ou idéologiques. Dans certains pays, les dirigeants ont voulu affirmer leur pouvoir en réduisant la place du français au profit d’une langue nationale ou de l’anglais. Mais les pays concernés en ont généralement pâti pour trois raisons. D’abord, par l’appauvrissement de leurs ressources humaines par « mise au rebut » (sociale ou par émigration forcée) d’une partie des cadres formés en cette langue. Une deuxième raison tient à ce que les décisions d’écarter le fran­çais ont été mises en œuvre pour des motifs idéologiques et non pratiques. Une troisième raison résulte de ce que la formation dans une autre langue ne s’improvise pas, car elle suppose des formateurs en nombre suffisant et compétents. Ainsi, des décisions néfastes à la langue française ont engendré des effets négatifs au Maghreb, à Madagascar[13] ou au Rwanda …

Mais la francophonie dépend non seulement du contexte politique, mais aussi des activités économiques, donc des entreprises qui exercent un rôle linguistique primordial.

 

Les entreprises et la francophonie

Certes, la place des activités économiques marchandes dans la francophonie est moins étudiée que celle de l’école publique, en raison de son caractère large­ment privé. Or, dans les faits, l’implantation en Afrique francophone d’entreprises françaises ou d’entreprises locales travaillant avec des fournisseurs ou des clients francophones engendre des écoles de formations professionnelles privées (qui sont elles-mêmes des entreprises) de comptabilité, secrétariat, gestion, informatique etc. Par effet d’émulation ou de mimétisme, ces écoles privées encouragent ou conso­lident le choix du français dans la formation professionnelle publique, y compris au Maghreb. Et ces deux types d’écoles de formation professionnelle, privées et pu­bliques, parce qu’elles préparent à de vrais métiers, assurent une meilleure employa-bilité que l’enseignement général, ce qui attire des élèves. Parallèlement, l’employa-bilité supposant souvent une bonne connaissance de la langue, ces écoles assurent souvent un meilleur niveau de français, l’usage professionnel de la langue imposant une grande rigueur. Parallèlement ou dans un deuxième temps, l’existence d’écoles professionnelles formant des personnes compétentes attire de nouvelles entreprises francophones.

De façon générale, dans les pays francophones, les compétences acquises et la participation à la vie économique génèrent des médias spécialisés recourant égale­ment à la langue française, qui ont tendance à devenir partiellement généralistes et à être ainsi une autre porte d’entrée sur le culturel que l’enseignement littéraire, qui motive nettement moins faute d’emploi à la clef. En conséquence, ces médias font de personnes ayant réussi économiquement et s’exprimant en français des « modèles ».

Dans les pays africains ayant fait partie avant leur indépendance de l’AOF et de l’AEF, et dans une certaine mesure au Maghreb, la langue française est donc largement pratiquée dans la vie professionnelle. Cela concerne des groupes sociaux dont l’importance s’accroît. La langue française est même parfois usitée au sein des familles. Elle s’affiche dans la rue, dans des villes et des régions entières par exemple en Côte d’Ivoire, au Cameroun ou au Gabon, ainsi que dans des quartiers résiden­tiels de grandes villes maghrébines.

Ce processus d’usage du français dans la vie économique est largement indépen­dant de la sympathie, de l’antipathie ou de l’indifférence envers la France, mais il est lié à la place économique ou culturelle de la France. Et ce processus, plus ou moins accentué selon les pays, donne au continent africain une importance stratégique pour l’avenir de la francophonie.

Après avoir dressé le diagnostic quantitatif et qualitatif de la situation de la fran­cophonie, il s’agit se réfléchir à ses conséquences stratégiques.

Le maintien du français comme langue de dimension internationale

L’objectif d’une géostratégie de la francophonie consiste tout d’abord à main­tenir et à faire respecter le statut international de la langue française tel qu’il est reconnu dans de nombreuses organisations internationales. Cet objectif ne se fonde pas sur une attitude nationaliste, comme on le pense trop souvent, ce qui conduit les différents gouvernements français à se soucier insuffisamment de cette question.

Il relève tout simplement de la défense des intérêts géopolitiques, économiques et culturels de la France. Les autres pays ne se privent d’ailleurs pas de promouvoir leur langue par des politiques linguistiques dynamiques, qu’il s’agisse du Royaume-Uni, notamment avec l’agence culturelle britannique qui s’intitule British Council, de l’Allemagne avec les Instituts Goethe, ou de la Chine qui développe depuis 2004 dans le monde ses instituts Confucius.

Les multiples manettes politiques de la francophonie

Certes, la francophonie est un monde fragmenté à la fois administrativement, politiquement et économiquement. Il n’y a pas de gouvernement supranational de la francophonie. Il serait donc stérile de chercher des solutions dans ce domaine. Mais le rôle du politique est important pour faire respecter le statut de la langue française dans les organisations internationales comme pour stimuler l’action cultu­relle française à l’étranger[14]. Les décisions politiques des États peuvent aussi être décisives pour la francophonie. Dans chaque pays, le choix des langues officielles, celui des langues d’enseignement en relèvent. Par exemple, la re-francisation du Québec s’est appuyée sur la loi 101[15] ; les péripéties linguistiques à Madagascar ont résulté de décisions gouvernementales ; la substitution du français par l’anglais a été l’œuvre du gouvernement du Rwanda. Ces exemples montrent l’importance de la législation linguistique et devraient lever les complexes de la France en la matière, toujours hésitante sur des lois protectrices de sa langue sur son territoire ou sur l’application de ces lois.

Concernant les politiques de coopération publique des pays francophones du Nord en faveur des pays du Sud, elles exercent, bien entendu, un rôle utile. Mais leur déploiement est nécessairement limité, vu la masse des populations concernées.

Par ailleurs, la politique a aussi des effets sur les choix linguistiques des acteurs économiques. Ainsi, lorsque des pays africains choisissent des politiques d’ouver­ture économique tournées notamment vers d’autres pays francophones, cela peut multiplier les échanges entre des acteurs utilisant la même langue, et contribuer non seulement à un meilleur développement, mais aussi à un meilleur enracine­ment du français. Cela s’est constaté avec la Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny. De même, le « statut avancé » de coopération[16], octroyé par l’Union européenne au royaume du Maroc en octobre 2008, témoigne de la volonté d’ouverture de ce pays du Maghreb. Malheureusement, depuis les indépendances, les choix d’ouverture favorisant le développement se sont trouvés trop souvent limités par de la mauvaise gouvernance.

 

Francophonie et migration

En outre, le politique doit gérer diplomatiquement la question de la faille Nord-Sud, en étant très attentif à son impact sur la francophonie. Comme, économique­ment et humainement, l’Afrique est « au Sud », cela pose à la France un problème important, celui des migrations. À tort ou à raison la France, comme les autres pays du Nord, estiment que l’immigration africaine est déjà trop importante, et doit être limitée. Inversement, la situation économique, sociale, voire religieuse ou tribale en Afrique pousse beaucoup d’Africains à vouloir émigrer[17] vers le Nord, francophone de préférence. Cette intention est accentuée par les médias montrant jusqu’au fond des campagnes les différences de genre de vie entre les pays africains et ceux du Nord.

La francophonie est donc profondément divisée par le fossé Nord-Sud. Ce problème, qui n’est pas propre à la francophonie, est négligé pour deux raisons. D’abord, il ne touche guère les élites du Sud qui ont en général résolu es qualité leurs problèmes de visas, souvent en bénéficiant de la double nationalité. D’autre part, la recherche de solutions adaptées est électoralement délicate au Nord.

Pourtant, c’est favorable à la francophonie de faciliter par exemple le déplace­ment des ressources humaines du Sud qui cherchent des formations universitaires appropriées. A contrario, c’est préjudiciable de renvoyer ces personnes vers le monde anglophone. En particulier, il importerait de faciliter les déplacements temporaires pour des motifs ou des formations professionnelles…

Le politique peut-il aller plus loin et agir directement sur les acteurs écono­miques ?

La francophonie et les acteurs économiques

L’espace économique francophone, très important en nombre d’individus concernés, est constitué de nombreux acteurs privés de nature très diverse, allant de l’entrepreneur individuel au salarié d’une entreprise multinationale. Cet espace économique francophone est extrêmement fragmenté selon la taille des entreprises, les secteurs d’activité, leur type de fonctionnement, leur type de fournisseurs et de clientèle.

Les responsables d’entreprises n’ont pas pour première préoccupation la franco­phonie. Ils se soucient d’abord de la rentabilité de leur entreprise, du « profit », tout simplement parce que ce dernier signifie pour eux survivre et, dans le meilleur des cas, se développer. Ce terme « profit » a malheureusement une connotation négative pour beaucoup d’acteurs publics, alors que les acteurs économiques exercent une action, indirecte et non[18], sur la francophonie. Ainsi, derrière leur objectif de profit, les acteurs économiques sont attentifs aux ressources humaines de leurs entreprises. Il importe de leur montrer ou démontrer qu’il y a souvent un lien positif entre des personnes ayant fait l’effort de bénéficier d’une bonne connaissance de la langue française et l’efficacité professionnelle de ces personnes, autrement dit leur produc­tivité.

Ce qui précède montre la nécessité et la possibilité de certaines actions, mais aussi la complexité de la situation de la francophonie. Mais il faut d’abord écarter une objection fréquente : la période dans laquelle nous sommes de globalisation, d’internationalisation et de mondialisation[19] conduirait fatalement à privilégier l’anglais et il ne servirait donc à rien d’essayer de contrecarrer ce processus. Certes, il est incontestable que la mondialisation, dans ses trois dimensions normatives, géographiques et pratiques, favorise d’abord l’anglais. Mais elle offre aussi des pos­sibilités et des opportunités pour la langue française.

Par exemple, l’internationalisation, c’est-à-dire la dimension géographique de la mondialisation, porte sur tout ce qui réduit l’espace-temps dans les échanges de marchandises, de services ou de capitaux. Elle consiste en l’usage d’outils réduisant considérablement le coût des échanges, notamment intellectuels, et rend possible la multiplication des échanges d’information dans l’espace francophone. Pensons notamment au Web et à sa diffusion récente en Afrique par téléphone portable. Ce dernier a permis, à faible coût, de pallier l’insuffisance criante du téléphone filaire et des autres communications par câble. Les outils des technologies de l’information et de la communication, en faisant circuler des informations en anglais, peuvent certes participer à une certaine anglicisation. Mais ils ont aussi un effet massif sur la diffusion et l’enracinement du français, en Afrique ou ailleurs.

Enfin, il ne faut pas oublier la francophonie culturelle car l’élévation du niveau des études et celle du niveau de vie, notamment en Asie et Amérique latine, aug­mente le nombre de ceux qui peuvent accéder à la connaissance d’autres cultures. Dans les pays non francophones, où le caractère utilitaire du français à des fins économiques est moindre, la demande de français provient justement d’un souci de connaissance, d’une curiosité intellectuelle, de la volonté de comprendre une langue dont l’apport civilisationnel est incontestable du fait de sa rigueur, de sa clarté lorsqu’elle est bien pratiquée, de sa capacité à l’analyse et à la synthèse, de son caractère d’outil de développement du sens critique… Cette spécificité de la langue française est notamment illustrée la phrase de Rivarol, « ce qui n’est pas clair n’est pas français »[20]. Et, dans un texte du milieu du XXe siècle, Léopold Senghor a même écrit que le français « est la langue des dieux » [21].

La demande de langue française vient notamment de ceux qui craignent une « pensée unique », qu’elle provienne du monde anglo-saxon ou d’autres aires cultu­relles. La connaissance de la langue française apparaît comme un geste de liberté, comme un souci d’appréhender la diversité, comme une ouverture sur le monde. Et effectivement, même aux États-Unis, la demande de connaissance de la langue fran­çaise, mesurable par la demande d’inscription dans des écoles françaises, est partout supérieure à l’offre. C’est aussi le cas dans des pays où le contenu de l’enseignement des écoles publiques est souvent trop soumis à la pression de fortes contraintes nationale, sociale ou religieuse. En outre, les valeurs qui font la francophonie cultu­relle intéressent aussi les Africains, même si leur première approche de la langue française est souvent utilitaire.

D’ailleurs, les rôles culturel et utilitaire de la langue française se rejoignent et se complètent. En effet, l’apprentissage, d’une part, de l’expression logique, précise, rigoureuse (nécessaire au développement) et, d’autre part, de l’expression littéraire et évocatrice (nécessaire à la création et à la vie personnelle), va de pair avec cet enseignement francophone, à la fois historique et pédagogique, qu’est l’étude des grands textes fondateurs, poétiques, philosophiques, politiques ou religieux.

Quant à l’avenir, il n’est écrit nulle part : la diminution relative de la puissance américaine et accessoirement anglaise, pourrait nuire un jour à l’anglais, même si le poids d’autres pays partiellement anglophones, comme l’Inde, pourrait jouer en sens inverse. Rien ne ferme les portes de l’avenir à la francophonie. Son futur dé­pend de la capacité et de la volonté de ses différents acteurs, qu’ils soient politiques, économiques ou associatifs, de conduire, chacun dans les responsabilités qui sont les siennes, au profit des francophones, mais aussi de la diversité qui fait la richesse de l’humanité, une stratégie de valorisation de la langue française.

[1]Nous recourons à la méthode utilisée dans : Dumont, Gérard-François, « Géodémographie de la francophonie », dans : Bergougnian, Christophe, Blayo, Chantal, Parant, Alain, Sardon, Jean-Paul, Tribalat, Michèle, La population de la France, Évolutions démographiques depuis 1946, tome II, Paris, CUDEP Conférence universitaire de démographie et d’études des populations, 2005.

[2]Même si cet État, membre de l’ONU depuis 1993, enseigne obligatoirement la langue monégasque dans le primaire, quelle que soit la nationalité des parents d’élèves.

[3]Il se pourrait toutefois que la Nouvelle-Calédonie choisisse cette voie.

[4]Dumont, Gérard-François, « Mayotte, une exception géopolitique mondiale », Outre-Terre, revue française de géopolitique, n° 11, 2005.

[5]Notamment en Acadie. Cf. Montenay, Yves, « L’Acadie : histoire heurtée d’un peuplement », Population & Avenir, n° 702, mars-avril 2011.

[6]Dumont, Gérard-François, « Amérique du Nord : d’importants changements dans le système des villes », Population & Avenir, n° 705, novembre-décembre 2011.

[7]Dumont, Gérard-François, « Un nouvel acteur géopolitique : la diaspora indienne », Géostratégiques, n° 19, avril 2008.

Fig. 2 : Nombre de pays où la langue est officielle ou co-officielle

Le français est donc une langue internationale parce qu’elle est langue officielle dans un nombre significatif de pays ou de territoires des différents continents et parce qu’elle est parlée par des étrangers dans un nombre élevé de pays ou de ré­seaux (littéraires, juridiques, économiques, scientifiques, ou d’enseignement supé­rieur). En outre, même si la majorité de la population des troisième et quatrième catégories ne maîtrise pas le français, la population totale de ces pays joue un rôle important en géoéconomie comme en géostratégie, puisque nombre de contacts avec l’extérieur se passent en français. Par exemple si un Français, ou un Chinois, discute d’un marché avec l’Algérie, voire avec le Niger (pays où les « vrais » franco­phones sont particulièrement minoritaires), ce marché est généralement propor­tionnel à la population totale du pays, non francophones compris.

La géographie planétaire de la francophonie offre un espace mondial à la car­rière de tous les francophones. Notons, par exemple, que les Chinois en tiennent compte. D’une part, la Chine envoie un nombre conséquent d’étudiants dans l’en­seignement supérieur français. D’autre part, lors de la création de l’école Centrale de Pékin, le gouvernement chinois a demandé une large proportion de cours en français pour avoir des ingénieurs généralistes pouvant notamment travailler en Afrique francophone.

[8]Gauchon, Pascal (direction), Dictionnaire de géopolitique et géoéconomie, Paris, PUF, 2011.

[9]Dumont, Gérard-François, « La Turquie et l’Union européenne : intégration, divergence ou complémentarité ? », Géostratégiques, n° 30, 1er trimestre 2011.

[10]Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe, Paris, Sedes, 2009,

  1. 88.

[11]Cf. l’article d’Alain Bry dans le n° 103 de Les Cahiers de l’Orient, Paris, septembre 2011.

[12]Frérot, Anne-Marie (direction), L’Afrique en questions, Paris, Ellipses, 2004.

[13]Montenay, Yves, « L’océan Indien : un « lac francophone » au Sud-ouest », Population & Avenir, n° 708, mai-juin 2012.

[14]Darcos, Xavier, « Qu’est-ce que l’action culturelle à l’étranger ? », Académie des sciences morales et politiques, 7 mars 2011.

[15]Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations,

Paris, Ellipses, 2007.

[16]Le statut avancé signifie « la coopération en matière politique et de sécurité, la préparation d’un accord de libre-échange global et approfondi, l’intégration progressive du Maroc dans plusieurs politiques sectorielles de l’Union et le développement des échanges entre les peuples ».

[17]Moriniaux, Vincent (direction), Les mobilités, Paris, Sedes, 2010.

[18]Cf. Montenay, Yves, « Des valeurs communes aux intérêts communs : opportunités et défis de la Francophonie économique », Erevan, Arménie, 30 mars 2012. Ce texte, comme d’autres sur cette question, sont disponibles sur demande à iceg@noos.fr

[19]Wackermann, Gabriel (direction), La mondialisation, Paris, Ellipses, 2006.

[20]Rivarol, De l’universalité de la langue française, 1784.

[21]Léopold Sédar Senghor, éthiopiques, Le Seuil, Paris, 1956.

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