La Francophonie : un grand dessein occulté

Aymeric DUREZ

Doctorant

Recteur Michel GUILLOU

Michel GUILLOU
Michel GUILLOU

Ancien recteur, Professeur à l’Université Jean Moulin (Lyon III -Institut international pour la Francophonie)

Avril 2015

Depuis le début des années 1970, la place de la langue française ne cesse de décliner au sein des institutions européennes au profit unique de l’anglais. En dépit des discours prononcé lors des réunions francophones les dirigeants français ont fini par s’accommoder au tout anglais. Le choix de privilégier la construction européenne et le renforcement de la relation avec les États-Unis au détriment d’une politique du grand large à accentuer le recul du français. Au final, le déclin du français et la politique étrangère euro-atlantique entrainent une perte d’influence de la France dans le monde.

MALGRÉ LA PUBLICATION DE DEUX RAPPORTS préconisant une politique plus ambitieuse en faveur de la Francophonie1, aucune impulsion nouvelle n’a été don­née par la France lors du Sommet de Dakar (29-30 novembre 2014), marqué par une baisse des crédits alloués à l’OIF. En se ralliant à la candidature de la cana­dienne Michael Jean à la veille du Sommet et en prononçant un discours morali­sateur et confus, ne laissant apparaitre aucune vision pour le futur du projet fran­cophone, François Hollande a confirmé l’incurie des élites françaises en matière de Francophonie et de promotion de la langue française.

Le 19 mai 1971, dans le contexte des négociations pour l’entrée de l’Angle­terre dans la Communauté économique européenne Georges Pompidou décla­rait au quotidien le Soir, que s’il « arrivait que le français ne reste pas ce qu’il est actuellement, la première langue de l’Europe, alors l’Europe ne sera jamais tout à fait européenne ». Quelques années plus tard, François Mitterrand premier pré­sident socialiste de la Vème République affirmait dans un contexte d’accélération de l’intégration européenne que le français resterait « un pré carré » non négo­ciable. Afin de maintenir un équilibre dans la politique étrangère de la France, M. Mitterrand prenait en outre l’engagement de favoriser « le regroupement actif des pays francophones ».2

En 2014, l’Europe est pourtant bien l’unique continent ou le français est en recul à la fois en nombre de locuteur et en pourcentage des « apprenants du français comme langue étrangère »3. Dans les institutions européennes, le français est réduit à la portion congrue. En 2013, la part des documents rédigés en langue française par la commission européenne représentait 4 % du total contre 81 % pour l’anglais. Au conseil européen, le pourcentage des documents rédigés en français est passé en dessous des 3 % en 2014 sous la présidence de la Grèce, pays membres de plein droit de l’OIF. Même lors de la dernière présidence française en 2008 le taux de documents rédigés en français dépassait à peine les 15 % contre 65 % pour l’anglais. Le déclin du français est également patent au parlement européen, tandis que c’est en anglais que le service européen pour l’action extérieure (SEAE) porte la « voix de l’Europe » dans le monde. En dépit des millions d’Euros dépensés pour former des diplomates européens au français dans le cadre de plans pluriannuels d’action pour le français, les élargissements successifs de l’Union européenne et le déclin de l’influence française auront eu raison des promesses de nos dirigeants successifs.

Alors que François Mitterrand écrivait le 7 juin 1990 à Jacques Delors pour se plaindre d’une tendance des « services de la commission, à convoquer des réunions d’experts appelées à ne travailler qu’en anglais », le fait que ce soit dans une lettre en anglais que le commissaire finlandais Jyrki Katainen ait exigé du gouvernement français qu’il revoit sa proposition budgétaire le 22 octobre 2014 ne semble guère avoir ému Monsieur François Hollande. Cette résignation au déclassement du fran­çais, vient balayer l’idée de « pré-carré linguistique » et démontre comme l’affirmait Philippe Séguin dans son Discours à la nation le 5 mai 1992 que la souveraineté « ne se divise pas ni ne se partage ». Ainsi, après l’adoption de plusieurs mesures pour endiguer le déclin du français dans les années 1990 comme l’introduction de l’alinéa « la langue de la République est le français » dans le cadre de la révision constitutionnelle du 25 juin 1992 et l’adoption de la loi Toubon sur l’emploi de la langue française le 4 août 1994, a succédé une nouvelle époque marquée par une volonté d’assumer l’entreprise d’acculturation au monolinguisme anglais. Le coup de sang de Jacques Chirac en 2006 après avoir entendu le patron du Medef Monsieur Seillière revendiquer le fait de s’exprimer « en anglais, la langue des af­faires et de l’entreprise » devant le Conseil européen apparait comme le dernier coup d’éclat en matière de défense de la langue française.

Depuis l’élection de M. Sarkozy en 2007, le choix du tout anglais n’est plus l’objet d’aucun complexe au Sommet de l’État. La promotion de la langue unique est au contraire devenue une priorité des politiques publiques. En raison de son rôle stratégique, le secteur de l’éducation, fait l’objet d’une attention toute particulière. Alors que le 11 septembre 2007, le ministre de l’éducation nationale Xavier Darcos déclarait vouloir faire de la France « un pays bilingue », c’est en matière d’enseignement supérieur que l’évolution la plus significative est intervenue avec l’adoption le 22 juillet 2013 de la loi Fioraso permettant un enseignement en anglais à l’Université. Une telle orientation, visant à « rompre le tabou de l’anglais » comme le souhaitait Madame Pécresse, prédécesseur de Madame Fioraso, est d’autant plus absurde que les pays ayant adopté le tout anglais à l’Université en Europe commencent à revenir sur ce choix et que les Britanniques sont les premiers à déplorer l’utilisation d’un anglais appauvrissant plutôt que le recours à la traduction4.

Alors que les élites françaises sont passées en vingt ans des incantations à la résignation en matière de défense et de promotion de la langue française, le bilan en matière de Francophonie institutionnelle n’est pas beaucoup plus reluisant. Depuis le lancement à Versailles en 1986 de la Francophonie politique, les dirigeants français ne se sont jamais intéressés que par à coup à l’entreprise francophone. En dépit de la multiplication des rapports sur le sujet, il a toujours manqué un souffle et une inspiration pour faire de la Francophonie le pendant de la politique européenne de la France. Alors que la recherche d’un équilibre entre politique européenne et politique du « grand large » est une constante dans la politique extérieure française5, le pari de l’intégration européenne dans l’UE6 a rompu cette architecture constitutive du rang et de l’originalité de la France sur la scène internationale. De ce point de vue, le retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN en 2007 marque la fin de l’illusion d’une Europe puissante et indépendante des États-Unis (EU). Dès 1990, le choix d’engager l’armée française dans la guerre du Golfe avait mis à mal le rôle traditionnel de la France et entrainé un malaise au sein du monde francophone. En déclarant que la France « appartient à la famille occidentale » Nicolas Sarkozy n’a fait qu’entériner l’échec du « gaullo-mitterrandisme »7. En glissant vers la rupture avec le gaullisme par une politique de ralliement à l’unilatéralisme américain, la France a peu à peu perdu sa voix sur la scène internationale. L’absence de réaction des dirigeants français dans l’affaire des écoutes de la NSA, le suivisme de la politique française au Moyen-Orient et en Ukraine, la reprise de la sémantique absurde des néoconservateurs sur la « guerre contre le terrorisme » par Laurent Fabius sont autant de signes de cet alignement suicidaire sur les EU.

Le suivisme de Paris sur Washington ne va pas sans porter préjudice au développement de la Francophonie. Alors que l’union des États francophones s’est toujours donné pour mission de promouvoir le dialogue des cultures, elle subit aujourd’hui de plein fouet l’« occidentalisme » de la France et du Canada. Dans son histoire, la Francophonie n’a pourtant jamais été aussi attractive et utile que lorsqu’elle a fait la preuve de son non-alignement sur les États-Unis. En 2002, à l’occasion du Sommet de Beyrouth, les États membres de l’OIF avaient su se rassembler sur la crise irakienne en contestant l’unilatéralisme américain et en opposant le dialogue des cultures au choc des civilisations. La Francophonie a surtout joué un rôle majeur pour permettre la reconnaissance de la spécificité des biens et des services culturels. Le combat entamé en 1993 contre les velléités de libéralisation des EU a été couronné de succès avec l’adoption en 2005 de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles. À travers ces deux luttes8, la Francophonie a démontré son utilité diplomatique comme contrepoids de l’hégémonie américaine de manière « non offensive » et « participative » à travers l’utilisation d’une stratégie de « balancement »9. Si la France a usé de la Francophonie comme un ressort de sa politique étrangère, c’est avant tout parce qu’une politique commune entre les membres de l’organisation a pu émerger et qu’elle a su user de son influence de position sur la scène internationale pour porter cette politique.

En dehors de ces deux situations ou la Francophonie a permis de remédier aux divisions et à l’inertie de l’Europe, la France n’a guère misé sur la Francophonie qui est demeurée un pis-aller de sa diplomatie. Moins encore que l’Europe puissance, la Francophonie puissance n’a jamais vu le jour10. Pourtant, dans un monde traversé par des « fragmentations culturelles»11, où il existe un vrai risque de compétition entre fondamentalismes la Francophonie pourrait jouer un rôle de premier plan, en particulier dans le combat contre les mouvements islamistes qui menacent la sécurité des États de la zone sahélo-saharienne. Au niveau économique également, la Francophonie apparait comme un espace riche de potentiel. Selon une étude récente, la langue française accroit les échanges de 22 %12 et Michael Jean, avait fait de la Francophonie économique sa priorité dans la course pour le poste de Secrétaire général de l’OIF. Cependant, pour mettre en place une politique ambitieuse sur ce terrain il demeure indispensable d’engager des négociations avec Bruxelles en faisant preuve d’une résolution beaucoup plus forte que lors du lancement de l’Union pour la méditerranée (UPM).

En définitive la Francophonie apparait comme la première alternative pour sortir la France de son marasme et retrouver l’inspiration originelle de la Vème République. En mettant un terme à la guerre d’Algérie en 1962 et en fondant sa politique extérieure sur la défense de l’autodétermination des peuples, le général de Gaulle avait permis à la France de sortir de son isolement dans laquelle l’avait confiné les errements de la IVème République. La poursuite d’une politique courageuse d’indépendance vis-à-vis des deux grands avait accru l’attractivité de la France. C’est en grande partie grâce à cette action qu’avait émergé en Afrique en Asie et en Amérique du Nord, le désir de fonder une alliance universelle autour du concept de la Francophonie. De la même manière, ce n’est pas en se ralliant à la langue dominante que le chef de la France libre parvint à enrayer le déclin du français, mais en se faisant le champion du multilinguisme à chacun de ses voyages à l’extérieure et en prononçant des allocutions entièrement en langue étrangère à Berlin ou à Mexico13.

Alors que l’émergence du monde multipolaire s’accompagne d’un désir de multilinguisme et que partout dans le monde, les États réagissent contre l’unilinguisme en légiférant pour protéger leur langue et en adoptant des politiques de promotion linguistique à l’étranger, il n’est pas trop tard pour se remettre à l’avant-garde de ce mouvement. L’heure est au contraire venue de rétablir l’équilibre de la politique étrangère française en donnant une nouvelle impulsion à la Francophonie. Si, comme le soulignait Ernest Renan dans son discours Qu’est-ce que la nation ?, « La langue invite à se réunir, mais n’y force pas », elle n’en figure pas moins un vecteur majeur de la coopération entre États au même titre que la proximité géographique.

Notes

  1. Pouria Amirshahi, La Francophonie : action culturelle, éducative et économique, Paris, Documents d’information de l’Assemblée nationale, janvier 2014, 205 p. ; Jacques Attali, La francophonie et la francophilie, moteurs de croissance durable, Paris, La Documentation française, 2014, 246 p.
  2. François Mitterrand, Réflexions sur la politique extérieure de la France: introduction à 25 discours, 1981-1985, Paris, Fayard, 1986, p. 104
  1. La langue française dans le monde, paris, Nathan, 2014, 576 p.
  2. http://www.ft.com/cms/s/2/3ac0810e-d0f0-11df-a426-00144feabdc0.html#axzz3E1q56UoZ
  3. Jacques Bainville, Histoire de France, Paris, 1924
  4. Jean-Pierre Chevènement, La France est-elle finie ?, Paris, Fayard, 2011, 320 p.
  5. Régis Debray, « La France doit quitter l’OTAN », Le Monde diplomatique, mars 2013.
  6. Pour un résumé de l’action de la Francophonie voir Michel Guillou, Trang Phan, Francophonie et mo Histoire et institutions des origines à nos jours, Paris, Belin, t. I, 2011, p. 30-35; 273-275 ; Trang Phan, Michel Guillou, Aymeric Durez, Francophonie et mondialisation. Les grandes dates de la construction de la Francophonie institutionnelle, t. II, Paris, Belin, 2012, p. 95­112.
  7. Alex Macleod, 2007, « Le néoréalisme », dans A. Macleod et D. O’Meara (dir.), Contestations et résistance. La théorie des relations internationales depuis la fin de la guerre froide, Montréal, Athéna : 61-88. Cf également Walt, S., « Can the United States Be Balanced? If So, How? », Paper prepared for the annual meeting of the American Political Science Association, Chicago, Illinois, September, 2—5, 2004, p. 14; Tanguy Struye de Swielande, Les États Unis et le nouvel ordre mondial émergent, 19.
  8. Michel Guillou, Francophonie-Puissance. L’équilibre multipolaire, Paris, Ellipses, coll. « Mondes réels », 2005.
  1. Waslekar, S., An Inclusive World. In which the West, Islam and the Resthave a Stake, Mumbai, Strategic Foresight, 2007.
  2. Céline Carrère, Maria Massoud, Le poids économique de la langue française dans le monde, étude réalisée pour le ministère française des Affaires étrangères, Fondation pour les études et les recherches sur le développement international (FERDI) et Université de Genève.
  3. Cédric Gruat, Les langues du général, Paris, JC. Lattès, 2010.

 

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