La Géopolitique Pétrolière Saoudienne

Honoré Le Leuch, Expert et Conseiller Pétrolier International[1]

Avril 2016

Traiter de la géopolitique pétrolière de l’Arabie saoudite aujourd’hui est un réel défi car on ne peut parler de l’Arabie saoudite sans replacer le pays dans le cadre global du marché pétrolier mondial et de l’économie mondiale.

Or, ce marché pétrolier et l’économie mondiale sont tous les deux dans des phases de crise ou au moins d’incertitudes. Un surplus de l’offre pétrolière est apparu en 2014 entraînant une chute corrélative du prix. Les perspectives économiques, en Chine, en Europe et ailleurs, sont dans un brouillard qui s’épaissit malgré les nombreuses prévisions publiées, d’où de grandes incertitudes sur les scénarios d’évolution de la demande mondiale de pétrole, et donc du prix.

La contrainte de l’offre et de la demande mondiale et son effet sur le prix du pétrole 

L’histoire pétrolière a montré qu’un déséquilibre temporaire du marché mondial de quelques pourcents seulement entre l’offre et la demande peut rapidement entraîner une forte volatilité du prix du pétrole, lorsque ce marché stratégique est non contrôlé et laissé à l’action automatique de la loi, ou plutôt de la tyrannie, de l’offre et de la demande. C’est ce qui explique la très forte baisse du prix observée depuis l’été 2014.

Depuis les années 1980, quatre périodes de fortes baisses de prix ont eu lieu, une par décennie. Chaque baisse, toujours causée par un surplus de l’offre de pétrole par rapport à la demande mondiale, a été suivie d’une remontée progressive du prix, plus ou moins rapide selon le contexte économique et politique.

Si la baisse de prix est bénéfique à court terme pour les consommateurs et l’économie de leurs pays, puisqu’ils profitent immédiatement de la chute des prix des produits pétroliers, elle est en revanche dommageable pour les producteurs qui la subissent. L’incidence négative est d’abord, pour les Etats producteurs, comme l’Arabie saoudite, le premiers pays exportateur dont les revenus pétroliers atteignaient 90% des revenus du gouvernement et sont donc essentiels pour le budget national. Les revenus d’un pays producteur baissent fortement dès la chute du prix, surtout si l’extraction est effectuée par une société nationale, comme en Arabie saoudite, entraînant pour ce pays un budget devenu très déficitaire dès 2015.  L’incidence de la baisse est également négative pour les compagnies pétrolières de l’amont[2] dont les cash flows et les profits chutent, mais cette incidence est un peu atténuée par la réduction corrélative de leurs impôts pétroliers, surtout si le taux marginal de prélèvement de l’Etat producteur dans leurs profits est élevé. En outre, la baisse des profits et des cash flows disponibles entraîne rapidement une réduction des investissements dans le secteur amont comme indiqué ci-après, d’autant plus forte que pour les sociétés cotées en bourse les circonstances ont montré que la priorité est de plus en plus donnée au maintien des dividendes par rapport aux investissements.

Depuis l’été 2014, la chute du prix du pétrole a été soudaine et forte, d’environ 70% en vingt mois.[3] Son ampleur n’avait pas été anticipée car de graves évènements géopolitiques avaient alors lieu dans plusieurs pays producteurs, tant au Moyen-Orient (Syrie, Iran, Iraq), qu’en Afrique (Libye, Soudan, Nigeria) ou au Venezuela, ayant pour effet de réduire l’offre mondiale et donc d’augmenter les risques d’approvisionnement, une situation qui n’avait pas eu d’effet sur les prix, sans doute à cause du ralentissement économique qui existaient déjà dans d’autres pays.

L’objet du présent article est  d’aider à mieux comprendre la politique et la stratégie pétrolière adoptées par l’Arabie saoudite afin d’expliquer les raisons ayant conduit à cette forte baisse du prix du pétrole. Cette compréhension est utile pour imaginer l’évolution du marché pétrolier, à court et à moyen terme, ainsi que les conséquences directes pour l’Arabie saoudite, notamment financières et géopolitiques.

Que représente l’Arabie saoudite dans le pétrole mondial ?

 La volatilité actuelle du prix du pétrole incite à réfléchir sur la place et le rôle respectif  de l’Arabie saoudite, de l’OPEP et des  pays producteurs non-OPEP sur le marché pétrolier mondial.

L’Arabie saoudite, tout en étant le premier exportateur pétrolier mondial, a une « part de marché » de 13% dans la production mondiale, ceci pour une part des réserves estimée à 16%.

Depuis les nationalisations de la période 1974-1976, toute l’exploitation et la production des gisements de l’Arabie saoudite sont effectuées par sa société nationale Saudi Aramco, détenue en totalité par l’Etat, sans la participation directe des sociétés pétrolière internationales aux profits et aux risques des activités du secteur amont, comme avant les nationalisations.[4]

L’OPEP[5], une organisation comprenant 13 pays exportateurs, produit aujourd’hui 40% du pétrole mondial extrait, alors que les réserves dans le sous-sol de ce cartel sont très majoritaires, représentant plus de 70% de réserves mondiales.

Les pays non-OPEP, quant à eux, maintiennent une part de production majoritaire, d’environ 60% en 2015, pour une part des réserves mondiales de seulement 30%. Cette catégorie de pays comprend de très nombreux pays de nature très différente, à la fois des pays développés et des pays émergents, notamment en Amérique du Nord et en Amérique latine (dont le Brésil et le Mexique), en Russie et en Asie Centrale, en Europe (dont la Norvège), en Afrique et en Asie. Leur importance dans la production mondiale malgré des réserves moins conséquentes s’explique en grande partie par l’application d’une fiscalité plus favorable que dans les pays OPEP et des encouragements aux investissements qui ont incité les sociétés privées internationales à investir des montants majeurs dans ces pays développés ou émergents pour découvrir et produire leurs ressources, alors que les possibilités d’investissement dans les pays de l’OPEP pour ces sociétés sont plus limitées, et parfois non autorisées par la loi pétrolière applicable.

Pourquoi cette crise est-elle différente des crises précédentes en raison du rôle joué par l’Arabie saoudite ?

 Tout pétrolier est depuis longtemps habitué à vivre, à gérer et à décider de ses investissements dans un environnement de cycles de prix du pétrole caractérisés par une volatilité d’environ 70% entre le prix haut et le prix bas d’un cycle.

Ainsi, en se limitant aux années postérieures à 1980, une crise pétrolière résultant d’un surplus d’offre par rapport à la demande a eu lieu au moins une fois durant chacune des trois décennies écoulées, à savoir la crise de 1985-1988 succédant à un pic de prix haut au début de la décennie, puis celle de 1998-1999 causée par la crise économique asiatique, suivie de celle de 2009-2010 liée à la crise financière mondiale de 2008. Après un pic à quelque 140$ par baril en 2008, on a observé pour le Brent[6] une chute rapide conduisant à  un prix bas moyen de 62$ en 2009, suivi par 5 années de prix très élevés, à 105$ par baril en moyenne en 2010-2015, chutant à nouveau à 52$ en moyenne en 2015, à moins de 30$ au début de 2016.

Par comparaison, il est utile d’avoir présent à l’esprit que le prix moyen du pétrole Brent au cours des 25 dernières années a été de 56$ par baril, exprimé en $ constant de 2014 corrigé des effets de l’inflation.

Un tel prix moyen historique est bien au-dessus des prix instantanés observés dans le monde au début de 2016, illustrant la faiblesse de ceux-ci par rapport à la tendance historique et laissant anticiper que le prix ne peut qu’augmenter à moyen terme. On pourrait également s’interroger s’il existe un bon prix du pétrole ? La réponse traditionnelle consiste à indiquer que ce prix ne doit être ni trop haut (car dans ce cas d’autres énergies se substitueraient au pétrole, réduisant la demande, alors qu’une offre supérieure de ressources d’hydrocarbures deviendrait disponible, la combinaison de ces deux effets cumulatifs entraînant alors une forte chute du prix) ; ni trop bas (car la chute de l’offre de pétrole qui en résulterait dans un contexte d’augmentation de la demande conduirait à des tensions sur le marché, donc à une hausse des prix). Le prix actuel répondrait plutôt au second critère.

La crise pétrolière de 2014-2016 est différente des crises précédentes. En effet, à chacune des crises antérieures également causées par un excédent de l’offre par rapport à la demande sur les marchés, les pays de l’OPEP avaient collectivement décidé de réduire leur production globale pour faciliter la remontée du prix en laissant toutefois à l’Arabie saoudite un rôle essentiel. L’Arabie saoudite, premier pays exportateur mondial, agissait alors selon l’expression bien connue en tant que  « swing producer » ou  « producteur d’ajustement » temporaire, aux fins de réduire les déséquilibres à court terme entre l’offre et la demande, ce qu’il ne veut plus être.

C’est pourquoi, pour la crise en cours, à la différence des crises antérieures, l’Arabie saoudite a décidé d’appliquer une politique de maintien de sa « part de marché », en offrant en février 2016 de « geler » son niveau de production actuel, sans le réduire cette fois à un niveau inférieur permettant de restaurer un équilibre entre l’offre et la demande mondiale, selon les déclarations récentes des représentants du pays, notamment le Ministre du pétrole et des ressources minérales, son excellence Ali Al-Naimi. Une décision pourrait prochainement être prise entre des pays OPEP et non-OPEP sur un tel accord, mais sans certitude.[7]

Cette nouvelle stratégie est de forcer les producteurs pétroliers concurrents, à savoir les Etats autres que l’Arabie saoudite et les sociétés privées, en priorité ceux ayant les coûts techniques d’extraction les plus élevés, à réduire, à cause de la baisse du prix et de son incidence immédiate sur les profits et les cash flows disponibles des sociétés, à la fois leur production et leurs investissements, en priorité ceux alloués aux activités des « pétroles non conventionnels »[8] dont la part dans l’offre mondiale a fortement progressé en cinq ans, surtout aux Etats-Unis et quelques autres pays. Il est reconnu que l’Arabie saoudite a aujourd’hui les coûts d’extraction du pétrole les plus faibles au monde, souvent inférieurs à 10$ par baril, en raison notamment de la très grande taille de plusieurs de ses gisements.

L’effet du fort ralentissement actuel des investissements, qui a déjà été constaté, devrait être de favoriser à moyen terme une hausse du prix du pétrole dans un scénario qui associerait, à la fois, une augmentation de la demande pétrolière mondiale en raison de la croissance économique et une réduction progressive de l’offre causée par des investissements insuffisants depuis 2014 dans le secteur amont. Un tel scénario conduirait  à entrer dans un nouveau cycle de prix haut, le cinquième depuis les années 1980.

Les ressources financières accumulées par l’Arabie saoudite ces dernières années, lorsque le prix dépassait 100$ par baril, lui permettront-elles de maintenir encore quelque temps cette stratégie audacieuse d’un prix bas visant à réduire l’offre aux fins de déclencher par la suite un nouveau cycle du prix haut du pétrole ? Des éléments de réponse sont présentés ci-après.

Pourquoi, depuis 2014,  un excédent d’offre de pétrole par rapport à la demande est-il apparu ?

 Outre l’effet du ralentissement économique en Chine, le premier pays importateur, la cause principale de l’excédent actuel est l’augmentation de l’offre mondiale de pétrole, qui a été d’environ 11 millions de barils par jour en sept ans (soit 12% de la production) durant la période de 2009 à 2015. Cette augmentation a été essentiellement réalisée dans les pays non-OPEP. Elle a été plus rapide que l’augmentation de la demande, d’où le déséquilibre actuel entre l’offre et la demande, estimé en mars 2016 à quelque 1,5 millions de barils par jour.

Les nouvelles productions correspondent surtout à du pétrole non conventionnel. Il est devenu économique grâce à des progrès techniques récents et à des gains de productivité plus rapides que prévus, en premier lieu ceux qui ont permis la révolution majeure du pétrole et du gaz extraits des schistes, des autres roches-mères et des réservoirs compacts et très peu perméables, d’abord aux Etats-Unis et au Canada. C’est aussi la production des huiles lourdes extraites des sables bitumineux canadiens, ou la production extraite en offshore très profond au Brésil et dans d’autres pays, notamment en Afrique.

Qui aurait imaginé il y a dix ans que les Etats-Unis reviendraient en 2014 au niveau des premiers producteurs mondiaux de pétrole et de gaz naturel, et réduiraient ses importations ? Qui aurait prédit que les Etats-Unis voudraient  exporter du pétrole ou du gaz naturel liquéfié (GNL) dès 2016 ? Personne.

Il y a dix ans la thèse controversée du « peak oil », c’est-à-dire que la production pétrolière mondiale serait arrivée à un pic technique et chuterait rapidement par manque de nouvelles ressources et épuisement des réserves, était promue par certains et citée chaque jour. La réalité a démontré que cette thèse suscite le doute, puisque par des progrès techniques majeurs des ressources d’hydrocarbures importantes ont été découvertes dans le sous-sol et sont devenues commerciales.

De nouvelles techniques permettent dès maintenant de mieux extraire le pétrole non conventionnel, et ceci à un prix de revient plus bas, le rendant économique et compétitif sur les marchés. Les mêmes progrès techniques ont été appliqués à l’extraction du gaz naturel dans les réservoirs compacts. Le prix de vente du gaz naturel a également fortement chuté en raison d’un excès de l’offre de gaz aux Etats-Unis et dans le monde qui a bouleversé les marchés mondiaux du gaz naturel bien au-delà des Etats-Unis.

L’effet du progrès technique sur l’augmentation récente des réserves peut être illustré en examinant l’évolution du ratio bien connu « Réserves divisées par la Production annuelle, appelé le ratio R/P», obtenu en divisant l’estimation des réserves prouvées de pétrole, à une date donnée, par la production de l’année. Ce ratio a progressé en moyenne mondiale jusqu’à 52 aujourd’hui, indiquant qu’à production constante les seules réserves prouvées estimées en 2014 dans le monde, en excluant les autres catégories de réserves et de ressources pétrolières prospectives pourraient durer 52 ans. Pour l’OPEP, le ratio est bien supérieur, à 91 ans, et pour l’Arabie saoudite il s’établit à 64 ans, sans tenir compte là encore des autres catégories d’hydrocarbures.

Quel a été depuis 2014 l’effet de la chute du prix sur la production mondiale et les investissements dans le secteur ?   

 Contrairement à ce que les pays exportateurs espéraient dès 2014, y compris l’Arabie saoudite, la « résilience » de la production du pétrole non conventionnel aux Etats-Unis et au Canada, à la chute du prix, a été bien plus forte qu’anticipée.

Pourquoi ? En fait, des gains de productivité considérables ont été obtenus. Ils  ont permis de réduire le prix de revient du pétrole de schiste, notamment les coûts d’exploitation marginaux, repoussant la limite économique d’un puits en production. La production a donc moins baissé que prévue en 2014-2016, d’où la poursuite actuelle de l’excédent d’offre mondiale qui sera absorbé au mieux l’année prochaine, selon l’évolution de la demande, notamment en Chine et dans les autres pays émergents.

À l’opposé, l’effet négatif d’un prix bas sur les investissements du secteur amont a déjà été considérable, avec une baisse des investissements par rapport au niveau de 2014 d’au moins 24% en 2015 et à nouveau de 17% prévus en 2016 selon l’Agence Internationale de l’Energie, soit environ 40% en deux ans.

Ainsi, en deux ans, près de 400 milliards de dollars n’auront pas été investis dans le monde alors qu’ils étaient nécessaires pour continuer à développer la capacité de production. La conséquence peut être notable lorsque la demande de pétrole repartira, avec des risques de subir à nouveau des hausses du prix du pétrole si l’offre ne suit pas la progression de la demande mondiale.

Pourquoi l’Arabie Saoudite veut-elle maintenir sa « part de marché » sans réduire sa production, comme lors des crises pétrolières antérieures ?

 Plusieurs raisons peuvent l’expliquer. D’abord, l’Arabie saoudite considère qu’elle continue à avoir des réserves de pétrole majeures, avec aujourd’hui un montant estimé de 260 milliards de réserves prouvées restant à extraire. Sa politique de production n’a pas varié depuis de nombreuses années et reste de continuer à investir chaque année pour, d’une part, maintenir à moyen terme une capacité de production disponible, mobilisable rapidement en cas de nécessité temporaire, de 12 millions de barils par jour, et, d’autre part, de produire à long terme, comme actuellement environ 10 millions de barils par jour, hors appel temporaire du marché.

À titre de comparaison, ce niveau de production actuel est à 2% près celui de sa production moyenne des 25 dernières années qui a été de 9,8 millions de barils par jour, soit un total cumulé de 90 milliards de barils extraits pendant cette période. Sur cette production journalière, 30% sont consommés localement aujourd’hui, une part qui s’accroît, et le solde exporté sur les marchés internationaux, de plus en plus en Asie, et de moins en moins aux Etats-Unis devenus ainsi très peu dépendants de l’Arabie saoudite pour leur approvisionnement pétrolier.

Un livre à succès intitulé « Twilight in the Desert »[9], en français « le crépuscule dans le désert »,  a été publié en 2005 par le financier américain Matthew Simmons. Il prédisait que la production saoudienne allait rapidement diminuer. La réalité a été bien différente de cette prédiction, qui s’est révélée erronée jusqu’à ce jour, puisque le pays a pu augmenter sa production à 10,8 millions de barils par jour en moyenne pendant la décennie écoulée, au-delà du rythme moyen des 25 dernières années. Un autre atout du pétrole saoudien est encore aujourd’hui son prix de revient, le plus faible au monde, compris entre 5 et 10$ par baril.

Dans ce contexte favorable pour le pays en termes de réserves élevées et de prix de revient faible, l’Arabie saoudite considère aujourd’hui, par la voix de son Ministre du Pétrole Ali Al-Naimi, que c’est d’abord aux pays ayant les coûts d’extraction les plus élevés de réduire  leur production et leurs investissements. Le prix bas actuel les obligera à le faire, mais quand ?

De cette manière, le surplus de l’offre s’atténuera et le prix du pétrole remontera en fonction de l’évolution de la demande réelle, car le niveau de prix bas actuel n’est pas soutenable à terme car il oblige de réduire les investissements. Il accroît ainsi les risques d’une production insuffisante dans les prochaines années.

Cette stratégie explique pourquoi quatre pays exportateurs, trois de l’OPEP, l’Arabie saoudite, le Venezuela et le Qatar, et un non-OPEP, la Russie, ont déclaré mi-février 2016 être prêts à « geler » leur production actuelle si d’autres pays adhèrent à cette action. Le prix a commencé à remonter à 40-45$ pour le Brent mais est-ce durable dans le contexte économique prévu à court terme, sans contrôle effectif de la production ?

Cette position saoudienne très ferme peut aussi s’expliquer par la réaction du pays aux nouvelles thèses exprimées par certains lors de récentes conférences sur le changement climatique, à savoir qu’une part importante des réserves mondiales de pétrole aujourd’hui découvertes et exploitables risquent de ne pas être produite afin de pouvoir limiter les émissions de gaz à effet de serre et ainsi de limiter le réchauffement climatique en cours.

Accepter de réduire sa production dès maintenant voudrait dire que l’Arabie saoudite accepterait par cette mesure de garder un stock de réserves inexploitées proportionnellement supérieur à celui des autres pays producteurs qui décideraient de ne pas participer à un effort collectif de limitation de la production des hydrocarbures, et cette acceptation par l’Arabie saoudite de moins produire dès maintenant serait selon elle au détriment de ses générations futures.

La fin proche des sanctions internationales en Iran aura-t-elle un effet négatif sur le marché pétrolier ?

Oui, elle aura un effet sur le marché par un supplément d’offre disponible mais celui-ci est à relativiser car il sera progressif et limité. Selon l’Agence Internationale de l’Energie (AIE), la hausse de la production iranienne pourrait accroître l’offre d’environ 1 million de barils de jour d’ici à 5 ans, soit un montant voisin de la baisse de la production iranienne observée entre 2010 et 2013, causée par les sanctions internationales contre le pays.

À titre de comparaison, l’AIE prévoit dans l’un de ses scénarios que la demande de pétrole pourrait augmenter de 14 millions de barils par jour d’ici à 25 ans, dont la moitié au Moyen-Orient, un montant bien supérieur à l’augmentation iranienne prévue à moyen terme. D’autres considérations que le pétrole, notamment le poids régional relatif des deux pays expliquent les relations délicates entre l’Arabie saoudite et l’Iran.

Quel a été l’effet sur l’économie saoudienne de la volatilité du prix du pétrole depuis 2010, à la hausse puis à la baisse ?

 L’Arabie saoudite est très dépendante aujourd’hui des revenus pétroliers qui ont représenté en moyenne 90% des revenus du gouvernement de 2010 à 2014. Le PNB du pétrole atteint 47% du PNB total qui s’est établi à 746 milliards de $ en 2014, ce qui illustre une diversification économique limitée dans le pays, avec un secteur public important et une population qui augmente.

Dans ce contexte de budgets publics du pays en croissance, le « prix d’équilibre » du pétrole requis pour équilibrer les recettes et les dépenses publiques du budget de l’Etat a fortement progressé en cinq ans, passant de 69$ par baril en 2010 à 106$ en 2014. Or le prix actuel est bien inférieur à ces prix d’équilibre, d’où les déficits constatés.

Deux périodes bien distinctes sont à différencier  au plan budgétaire. De 2010 à l’été 2014, le prix du pétrole très élevé a eu des effets fort bénéfiques sur l’économie. Ainsi, les réserves financières en devises de la SAMA placées à l’étranger, le fonds souverain saoudien, ont progressé en 4 ans de 284 milliards de $, atteignant 724 milliards de $ en 2014 alors que la dette du pays est restée extrêmement faible, à 1,6% du PNB.

Au contraire, dès 2015, l’effet de la chute des prix sur l’économie saoudienne a été majeur, avec une forte réduction du PNB et des exportations, de l’ordre de 100 milliards de $ par rapport à 2014, générant un déficit budgétaire atteignant 2% en 2014 et 19% du PNB en 2015 au lieu d’un excédent les années précédentes.[10]

Ce déficit explique pourquoi un programme de mesures économiques fortes a dû être adopté par le gouvernement saoudien pour réduire à partir de 2016 ce déficit trop élevé, avec entre autres pour la population la hausse progressive des prix de l’énergie dans un pays où ils sont très largement subventionnés, ce qui représente une lourde charge budgétaire, supérieure à 10% du PNB, à diminuer nécessairement dans le contexte actuel de revenus pétroliers en baisse.

Les réserves financières importantes du fonds souverain saoudien, le programme des réformes macro-économiques mis en place et une meilleure diversification sectorielle pour attirer des investisseurs étrangers devraient permettre au pays de limiter les conséquences de la chute actuelle du prix du pétrole sur son économie, à condition toutefois que la baisse de prix ne se prolonge pas trop longtemps et que la demande pétrolière mondiale continue à augmenter.

Conclusion

Le rôle de l’Arabie saoudite, premier exportateur mondial, reste essentiel dans l’approvisionnement pétrolier. En parallèle, les revenus du pétrole restent encore fondamentaux pour l’économie  saoudite et pour longtemps encore. La dépendance du pays aux revenus du pétrole est très forte, d’où la réflexion actuellement en cours pour essayer de la réduire dans le futur. Une telle réduction de la dépendance sera plus difficile si le prix reste relativement bas.

Les effets de la loi de l’offre et de la demande feront que le prix du marché mondial du pétrole est et demeurera cyclique et volatile. Cette réalité est d’autant plus forte que continuent à s’accroître les incertitudes, en premier lieu, sur l’évolution de la demande en pétrole et en énergie dans le nouveau contexte du changement climatique. À ces incertitudes se rajoutent, en second lieu, celles relatives à l’évolution de l’offre en pétrole, tant pour le pétrole conventionnel que pour le pétrole non conventionnel, dans un monde qui affiche son désir de plafonner les émissions de gaz à effet de serre, dès que raisonnablement possible, et ensuite de les réduire. Le rythme réel de la mise en application des orientations de l’Accord de Paris qui complète la Convention-cadre sur les changements climatiques, adoptées lors de la 21ème session à Paris (30 novembre-11 décembre 2015) des parties à ladite Convention, a une forte incidence sur l’ampleur de ces incertitudes.

Dans ce contexte, la gestion rigoureuse des revenus pétroliers de l’Arabie saoudite, dont la population continue à augmenter rapidement, est donc une nécessité pour relancer la croissance du pays et pouvoir maintenir son poids au Moyen-Orient et sur l’échiquier international.

[1] hleleuch@gmail.com

[2] Le secteur pétrolier « amont » englobe les activités d’exploration et d’exploitation des hydrocarbures liquides (pétrole) et gazeux (gaz naturel). Ces activités sont entreprises et financées dans un pays, à leurs risques, par des sociétés privées ou des sociétés nationales autorisées à cet effet par l’Etat concerné.

[3] Une remontée des prix a été observée depuis février 2016, avec un prix du pétrole Brent augmentant de moins de 30 $ à près de 45$ par baril le 15 avril 2016, encore bien en dessous du prix de 115$ à la mi-2014 (moins 60%).

[4] Toutefois, des sociétés pétrolières, des sociétés de services et des firmes de consultants étrangères interviennent dans le pays en matière pétrolière dans le cadre de contrats de prestations ou d’assistance technique. Des accords spécifiques ont également été conclus avec des sociétés pétrolières pour les activités gazières et le raffinage des hydrocarbures en Arabie saoudite, ou pour la production dans la « zone neutre » gérée par l’Arabie saoudite et le Koweït.

[5] L’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole a été créée en 1960, en réaction à une baisse du prix du pétrole sur le marché international. Elle a été initialement  constituée par cinq pays réunis à Bagdad, l’Arabie saoudite, le Venezuela, le Koweït, l’Irak et l’Iran et comprend en 2016 un total de 13 pays dont les cinq pays fondateurs.

[6] Le « Brent » est un pétrole spécifique de la Mer du Nord qui correspond à une qualité et des spécifications définies. Son prix fait l’objet d’une cotation quotidienne réputée représentative du prix du marché, à une date donnée, pour des transactions en pleine concurrence entre des acheteurs et des vendeurs indépendants.

[7] Une réunion entre plusieurs pays OPEP et non-OPEP, initialement prévue en mars 2016, a été reportée au 17 avril 2016 à Doha pour en discuter ; un nouveau report serait annoncé.

[8] Les « pétroles non conventionnels » comprennent notamment les pétroles extraits de schistes et de réservoirs très compacts et peu perméables nécessitant pour leur extraction l’utilisation de la fracturation hydraulique, les pétroles extraits de gisements situés dans le sous-sol des mers profondes, les pétroles lourds.

[9] « Twilight in the Desert: the coming Saudi Oil Shock and the World Economy », par Matthew R. Simmons, John Wiley & Sons, Inc., New Jersey, USA, 2005.

[10] Selon le New York Times du 1er avril 2016, le déficit budgétaire serait de 10 à 15 milliards de $ par mois, conduisant à des réserves financières qui auraient été réduites à environ 600 milliards de $.

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