La Grèce : trois décennies d’anesthésiant européen

Georges PRÉVÉLAKIS

Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1)

2eme trimestre 2011

AvANT LA SECONDE GUERRE MONDIALE, la Grèce appartenait sans aucun doute aux Balkans. Son niveau de développement économique et le fonctionne­ment de sa vie politique ne la différenciaient guère des autres pays de la péninsule. Dix ans plus tard, après la guerre, l’Occupation et la terrible guerre civile, la Grèce se trouvait dans une situation bien pire que les autres pays balkaniques. Certaines catégories de la population n’avaient pas les moyens de satisfaire leurs besoins les plus élémentaires, tandis que le chômage conduisait à une émigration massive.

Européanisation réelle ou illusoire ?

Pourtant, la situation n’a pas tardé à changer, grâce d’abord à l’aide américaine et ensuite à une croissance rapide (au niveau de 7 % par an) qui a permis à la Grèce de rattraper économiquement son retard par rapport à ses voisins balkaniques, de­venus communistes. Le parcours de la Grèce pendant les années 1950 et i960 per­mettait de parler de « miracle économique grec ». La croissance économique fut ac­compagnée de changements sociaux et géographiques spectaculaires. La population s’est concentrée dans quelques grandes villes, et surtout à Athènes ; la montagne et les îles ont été abandonnées par leurs habitants en faveur des plaines, des villes et de l’étranger ; enfin une classe moyenne a commencé à voir le jour. La démocratisation de l’éducation a fait émerger une jeunesse étudiante dynamique et revendicative.

La dictature militaire, qui a duré de 1967 à 1974, a retardé les évolutions poli­tiques que l’on pouvait attendre comme adaptation aux nouvelles conditions éco­nomiques et sociales. Un rattrapage était inévitable. Le nouveau régime instauré après la chute de la dictature par Constantin Karamanlis a représenté un renver­sement spectaculaire de valeurs et de règles : légalisation du parti communiste, abandon de la langue archaïsante dans l’éducation et le fonctionnement de l’État, diminution du rôle de l’Église et marginalisation politique complète de l’armée. Le référendum qui a mis fin à la monarchie en 1974 a constitué la clé de voûte de cet énorme remue-ménage institutionnel et culturel.

Avec Karamanlis, la Grèce sortait ainsi des Balkans et se rapprochait de l’Eu­rope. Impressionnés par la personnalité du dirigeant grec et convaincus du sérieux de la nouvelle Grèce qu’il était en train de construire, les chefs de l’Europe lui ont ouvert la porte de la Communauté économique européenne (CEE). La Grèce est devenue ainsi le pionnier de l’élargissement européen.

La personnalité de Karamanlis n’est certes pas l’unique facteur explicatif. Il n’au­rait pas réussi sans un climat politique favorable. Les réformes qu’il a introduites tombaient dans une société déjà mûre politiquement et culturellement, qui avait compris le besoin de changer par les chocs successifs de la dictature, des émeutes et du deuxième coup d’État de 1973 (événements de l’École polytechnique) et surtout par la crise chypriote qui a conduit le pays au seuil de la guerre avec la Turquie. Pourtant, cette « débalkanisation » fut superficielle. Avec la perspective de presque quatre décennies depuis la fin de la dictature, on perçoit les années Karamanlis (1974-1981) comme une parenthèse de rigueur et de sérieux.

Cette parenthèse a créé l’illusion d’une véritable européanisation de la Grèce. L’illusion fut entretenue par la suite par une nouvelle classe des politiciens grecs, polyglottes et ayant effectué des études dans de grandes universités européennes et américaines (Sorbonne, London School of Economics, Harvard, etc.), qui savaient convaincre leurs interlocuteurs occidentaux puisqu’ils s’exprimaient dans le même langage politique avec eux. Pourtant la réalité culturelle profonde restait encore balkanique.

Le retour aux Balkans

L’année 1981 constitue un tournant : l’année de l’entrée de la Grèce dans la CEE fut aussi celle de l’élection triomphale du parti socialiste (PASOK) d’Andréas Papandréou. Comme fatigué par la cure d’européanisation de Karamanlis, le peuple grec a porté au pouvoir un parti dont le discours « progressiste » cachait une ré­gression vers le populisme, le nationalisme et l’irresponsabilité économique et bud­gétaire. Encadré et fortement soutenu par la génération du baby-boom qui avait été élevée dans un relatif confort par des parents ayant subi d’énormes souffrances pendant les décennies précédentes, le PASOK a invité le peuple grec à la dolce vita : société de consommation, refus de l’effort scolaire et universitaire, clientélisme, dénigrement de toute forme de réussite économique et sociale, abandon des valeurs traditionnelles.

Cette politique, dont les résultats deviennent maintenant évidents, a été pré­sentée par Andréas Papandréou à l’étranger comme la poursuite et l’approfondis­sement des réformes de Karamanlis, comme des pas supplémentaires sur la voie de la démocratisation et de l’ouverture d’une société traditionnelle méditerranéenne. Ses successeurs ont continué à manipuler leurs interlocuteurs occidentaux avec le même brio. Ainsi, quand on a commencé à constater le désastre grec, à partir de l’automne 2009, la surprise fut grande.

Pourtant la colère européenne n’est pas justifiée. Les incohérences, les contradic­tions et divers avertissements auraient dû conduire à soupçonner ce qui se cachait derrière la façade. S’il faut exclure l’hypothèse de complicité européenne, force est de conclure à un impardonnable aveuglement face à la dérive grecque.

En reprenant le fil historique, on rencontre d’abord la docilité européenne en­vers Andréas Papandréou, élu avec des slogans antieuropéens et antioccidentaux, dont le premier geste envers la CEE fut un chantage réussi pour obtenir des subven­tions supplémentaires. Ainsi commença un flot de fonds européens vers la Grèce, utilisés essentiellement pour alimenter le clientélisme et la corruption politique grâce auxquels le pouvoir du PASOK a réussi à se consolider.

Malgré ce soutien européen, la politique économique du PASOK n’a pas tardé à conduire la Grèce au bord du gouffre. La dette publique, de 32 % du PIB en 1981, monta à 85 % en 1987. L’Europe et le hasard ont évité à la Grèce la rencontre avec la réalité économique, grâce à laquelle elle aurait pu se reformer avant que la situa­tion ne se dégrade au point où elle se trouve aujourd’hui.

La fin de la guerre froide a fourni à l’économie grecque l’oxygène dont elle avait besoin pour rester inchangée. L’arrivée massive de réfugiés économiques (en grande partie albanais) qui travaillaient au noir pour une bouchée de pain a permis de faire baisser les coûts et de transformer les ouvriers grecs en intermédiaires entre l’offre et la demande de travail. Les marchés postcommunistes ont absorbé les stocks d’une industrie grecque qui ne pouvait plus survivre face à la compétition à cause de la mauvaise qualité de ses produits. Enfin, la Grèce est devenue un carrefour de ré­seaux clandestins et criminels développés dans le cadre de l’effondrement du bloc communiste et des guerres yougoslaves. Cette fonction de hub du crime organisé a apporté, elle aussi, des ressources nouvelles.

Il est évident que ces évolutions ont éloigné encore plus la Grèce des normes eu­ropéennes. Le crime organisé, la corruption, la désorganisation des services de l’État ont créé une ambiance qui rappelait beaucoup plus ce qui se passait à Belgrade, à Tirana ou à Sofia qu’à Paris, à Londres ou à Bruxelles. La Grèce se rebalkanisait rapidement.

À supposer que ces évolutions n’étaient pas visibles par les responsables poli­tiques européens, peu habitués à « faire du terrain » lors de leurs visites dans les capitales de la périphérie européenne, comment expliquer le fait qu’ils n’aient pas été alertés par la résurgence d’un nationalisme typiquement balkanique, qui s’expri­mait pourtant de manière ostentatoire dans la politique étrangère grecque ? Était-il vraiment possible de continuer à croire au mythe de la convergence politique et culturelle de la Grèce, d’entretenir toujours l’illusion de
l’européanisation ?

la revanche de la géographie

Et pourtant, en 2000, le gouvernement grec a été récompensé par l’acceptation de la Grèce au sein de la zone euro. Aucun des critères n’était rempli par l’économie grecque : ni l’inflation, ni le déficit, ni la dette ne restaient sous le seuil exigé. Il est maintenant connu que le gouvernement Simitis a triché pour rapprocher les performances de l’économie grecque des exigences de la zone euro. Il est évident aussi que la décision d’accepter la Grèce en zone euro fut politique. Est-ce la taille de l’économie grecque (à peine 3 % de l’économie de l’Union) qui autorisait ces largesses envers un pays géopolitiquement et géostratégiquement utile ?

Les gouvernements grecs successifs ont découvert, grâce à l’euro, le moyen de contourner tout problème politique ou politicien, simplement en distribuant des fonds, sous divers prétextes. Pour un pays qui était habitué à la pénurie des capi­taux, pour une génération au pouvoir qui avait encore des réflexes de « sous-déve­loppement », la facilité de l’endettement que l’euro apporta paraissait comme un cadeau tombé du ciel. Pendant toute une décennie, la Grèce, au lieu d’essayer de rembourser les dettes qu’avaient accumulées les gouvernements depuis 1981, s’est lancée dans la grande fête de la consommation.

Il est évident qu’aucune modernisation ou réforme n’était possible dans ces conditions. Puisque l’obtention de fonds était facile, les responsables politiques n’étaient pas motivées pour se confronter avec les syndicats ou même avec les réseaux de corruption au sein de l’État, dont les intérêts auraient été menacés par les efforts de rationalisation. Bien au contraire, ils participaient eux aussi au laxisme économique pour obtenir leur élection grâce au clientélisme.

Lourdeur de l’État et réseau de corruption

Depuis la création de la Grèce moderne, le principal instrument du clienté­lisme fut l’embauche des « protégés » dans l’État. La manne venant de l’extérieur depuis 1981 a permis de gonfler l’État, qui emploie actuellement plus d’un million de personnes, le quart de la population active de la Grèce. La lourdeur d’un État encombré de personnes de compétences et de motivations douteuses handicape son fonctionnement. Aux problèmes liés à sa taille s’ajoute l’existence de réseaux de corruption qui ont conduit à une « privatisation mafieuse » du secteur public. La partie du secteur public qui fonctionne dans l’illégalité s’inscrit dans un système plus large, avec des ramifications dans la presse, le monde des avocats, etc. Le syn­dicalisme, qui emploie des méthodes souvent très musclées, constitue le bouclier de ces structures face à tout effort de réforme.

Dans ces conditions, le secteur privé ne peut pas être sain. À la place de lutter dans un milieu concurrentiel difficile, un grand nombre d’entreprises cherchent à nouer des relations plus ou moins licites avec les services de l’État. L’importance des flux monétaires qui viennent de l’étranger sous forme de subventions, emprunts, etc. rend les entreprises encore plus dépendantes de l’État, qui gère leur distribution. Un cercle vicieux s’établit ainsi entre le secteur public et le secteur privé : l’un pousse l’autre dans la complicité et la corruption. Cette économie et cette société rongées de l’intérieur ont pu continuer à fonctionner grâce à une protection européenne mul­tiforme, qui s’exerce depuis plus de trois décennies. L’effet anesthésiant de cette pro­tection a neutralisé tous les efforts, souvent courageux, pour combattre la décadence.

Il est ainsi injuste d’accuser l’ensemble de la classe politique grecque. Le pro­cessus que nous venons d’évoquer a créé un « terrain de jeu » défavorable aux res­ponsables politiques sérieux. Leurs appels et leurs efforts provoquaient des réactions vigoureuses par les réseaux d’intérêts menacés, qui n’ont pas hésité à utiliser la vio­lence pour les intimider. L’électorat n’a pas soutenu le sérieux et la responsabilité politiques, puisque aucune conséquence du laxisme n’était visible avant 2009. Bien au contraire, les électeurs participaient aussi à la « grande fête », financée par des ressources fictives. Le plus souvent, il n’était même pas nécessaire d’intimider les responsables politiques sérieux ; leur discours était discrédité par le décalage entre leurs avertissements et la réalité constatée par les électeurs.

À la fin de la guerre froide, la Grèce était bien en avance par rapport à ses voisins balkaniques, qui sortaient très affaiblis de la période communiste. La Grèce dispo­sait d’une économie relativement forte et était le seul pays, appartenant à la fois à l’OTAN et à la CEE, de cette région en train de s’ouvrir à l’influence occidentale. La logique géographique paraissait emportée par la logique idéologique.

Deux décennies plus tard, après la crise grecque de 2009, on commence à dou­ter de la primauté de l’idéologie. La géographie prend sa revanche. Pendant que les anciens pays communistes émergeaient peu à peu sur la scène européenne, la Grèce s’enfonçait dans la balkanité.

 

Les modalités de la crise

La crise de 2009 ne devrait donc surprendre personne. Elle a été préparée par le processus d’une fausse européanisation, qui a caché un parcours de balkanisation ou de rebalkanisation derrière une façade de société de consommation. Pourtant, les faiblesses de l’économie grecque existent depuis des années, voire depuis des dé­cennies. La question qu’on peut se poser est : pourquoi maintenant ? Le mécanisme de la crise grecque présente un certain intérêt.

La croissance des premières années après l’entrée de la Grèce dans la zone euro, combinée avec des statistiques qui ne montraient pas la véritable situation du pays, permettait de sauver les apparences face aux marchés de capitaux qui finançaient l’État et l’économie grecs. La dette publique grecque, certes importante, paraissait stabilisée comme pourcentage du PIB (112 % en 2003, 119 % en 2004, 108 % en 2005, 105 % en 2006, 106 % en 2007). Pourtant, la crise de 2008 a brisé cet équi­libre instable, en conduisant la Grèce, comme beaucoup d’autres pays, à creuser le déficit public. Profitant de cette situation, ainsi que des relations délicates du gouver­nement avec les États-Unis à cause du projet de l’oléoduc Burgas[1]-Alexandroupolis[2] et de la question macédonienne, le chef du PASOK, principal parti de l’opposition, a exigé pendant l’été 2009 des élections anticipées, en menaçant de renverser le gou­vernement quelques mois plus tard, lors de l’élection du président de la République – ce qu’il était parfaitement en mesure de faire selon la Constitution.

Devant l’instabilité provoquée par ces menaces, le chef de la Nouvelle Démocratie, le parti de droite modérée au pouvoir, a accepté le défi. Face à une campagne de la Nouvelle Démocratie qui demandait aux Grecs des sacrifices pour faire face à une situation économique difficile, Georges Papandréou, le chef du PASOK, a assuré l’électorat qu’une telle politique « néolibérale » n’était pas nécessaire, puisqu’« il y avait de l’argent » (verbatim).

Après avoir emporté les élections, il devait trouver le moyen pour sortir du piège auquel il s’était placé par sa campagne. Il a décidé de dénoncer la Nouvelle Démocratie pour avoir menti sur la situation économique. Ses déclarations, utiles sur le plan de la politique interne, ont eu un effet catastrophique en ce qui concer­nait le financement de la dette par les marchés. Les taux ont commencé à grimper pendant que le gouvernement Papandréou multipliait les maladresses à l’intérieur et à l’extérieur. Les capitaux ont commencé à sortir massivement du pays. Cette com­binaison de faiblesses structurelles et de mauvaise gestion de la dimension psycho­logique de l’économie ont conduit la Grèce au seuil de la faillite. Elle a été obligée de demander l’intervention de l’Union européenne et du FMI. Ainsi s’est mise en place la politique de sauvetage de l’économie grecque par la « troïka » : UE, FMI et BCE. En échange du financement du service de sa dette et de ses déficits publics, le gouvernement grec a accepté de mener une politique de rigueur pour atteindre les objectifs fixés par les représentants de la troïka, dont principalement la diminution du déficit public.

La perspective de la faillite grecque avait créé des grandes inquiétudes, puisqu’il existait un risque d’effet domino, étant donné qu’une grande partie de la dette grecque est répartie parmi les banques européennes. La mobilisation européenne et américaine qui a « sauvé » la Grèce a rassuré l’opinion publique internationale. Ainsi la situation grecque a-t-elle cessé de la préoccuper et l’attention des médias s’est tournée vers d’autres pays fortement endettés. Pourtant les marchés sont loin d’être rassurés, comme on peut facilement le constater en observant l’évolution des spreads, c’est-à-dire du coût de l’assurance du risque pour les capitaux empruntés en Grèce.

En effet, au bout de quelques mois de thérapie de choc, la situation de l’éco­nomie grecque n’est point encourageante. La réduction du pouvoir d’achat des fonctionnaires, l’arrêt des travaux publics et de l’immobilier ont conduit à une pro­fonde récession. Les recettes de l’État en ont subi les conséquences. L’objectif de la réduction du déficit n’a pas été atteint. Selon certaines estimations, la continuation de l’endettement combinée avec la récession ont déjà conduit la dette publique au niveau de 140 % du PIB.

 

Les causes de l’impasse

La raison de l’échec de la politique de la troïka n’est pas difficile à comprendre. La Grèce souffre d’une compétitivité trop basse qui se répercute sur la balance com­merciale, de plus en plus déficitaire. L’économie ne peut donc fonctionner que grâce à des flux de capitaux venant de l’extérieur. Ce rôle est en partie assuré par la marine marchande de propriété grecque, la première au monde. Pourtant l’apport de la marine est loin de suffire. Ce sont les fonds européens et surtout l’endettement qui ont compensé le manque de compétitivité de l’économie grecque – et conti­nuent à le faire. Sans résoudre le problème de la compétitivité, il ne sera pas possible d’assainir la situation.

Les causes de la baisse de la compétitivité sont liées aux modes de fonction­nement du système politique. La clé se trouve dans la dimension et la nature de l’État. Surdimensionné, corrompu et inefficace, l’État provoque, directement et indirectement, une augmentation considérable du coût de revient de tout produit ou service. Son incurie décourage l’investissement, laisse la compétition sans pro­tection, multiplie les monopoles ou oligopoles. Il handicape l’économie à la fois par sa présence et par son absence. Sans réforme en profondeur de l’État, il n’y a aucun espoir de retour de la Grèce à l’équilibre.

Le gouvernement actuel ne peut pas réussir cette tâche. Sa base électorale est constituée des couches liées à l’État. Ses cadres sont issus des « luttes » politiques et syndicales qui ont entériné, année après année, l’inefficacité et la lourdeur de l’État. Obligé par la troïka de suivre une politique aux antipodes du « matériel génétique » de son parti, Georges Papandréou se perd dans ses contradictions.

Est-ce qu’un autre gouvernement aurait plus de chances à mener à bien les ré­formes nécessaires ? La question n’est pas simplement économique ou politique. La dimension géopolitique est essentielle. On ne peut pas traiter le cas de la Grèce de la même manière que celui de l’Espagne ou du Portugal. La Grèce, contrairement aux autres pays de l’ « Europe méditerranéenne », est issue du démantèlement de l’Empire ottoman. Elle est donc comparable à la Turquie et aux pays des Balkans.

 

Dans ce cadre, peut-on tirer des enseignements utiles pour comprendre le présent et anticiper l’avenir ?

Malgré l’absence de questions minoritaires ou ethniques classiques, la société grecque est identitairement fragile. Les éléments socioculturels qui la composent entretiennent une hostilité latente mais souvent viscérale envers l’idéologie natio­nale. Produit d’importation, expression de la Weltanschauung occidentale, l’idéolo­gie néohellénique a imposé une façade d’unité et d’homogénéité sur une popula­tion de culture traditionnelle, orientale, gardant un fort souvenir des « genres de vie » méditerranéens. En ajoutant les profonds traumatismes, encore peu guéris, des vagues de « nettoyages ethniques » qui ont modelé la société ottomane selon le principe westphalien, on commence à entrevoir le potentiel de violence qui se cache derrière la façade grecque – comme il se cachait derrière la façade yougoslave. La guerre civile grecque (1944-1949) avait ouvert cette boîte de Pandore, refermée en­suite par l’intervention militaire occidentale et tenue fermée par les régimes musclés qui ont marqué les décennies suivantes. Les émeutes de décembre 2008 ont permis d’entrevoir à nouveau le potentiel de violence de la société grecque.

Après la guerre civile, la paix sociale avait été assurée grâce à la course à la hausse du niveau de vie, qui a été accélérée depuis 1981 par les moyens qui ont conduit à la situation actuelle. Cette fuite en avant, fondée sur la distribution des revenus non justifiés par la production des biens et des services, a utilisé l’État comme mé­canisme de dissimulation de son caractère parasitaire et improductif. On présentait la distribution de rentes comme salaires. Toucher donc à l’État signifie le déman­tèlement de toute cette stratégie de paix sociale. Il n’est pas difficile de déduire la difficulté et les risques de cette entreprise, même pour un gouvernement sans les contradictions et les maladresses de celui de M. Papandréou.

 

Quelles solutions pour la Grèce ?

Devant ces obstacles, quels sont les scénarios possibles et quelles peuvent être leurs conséquences pour l’Union européenne et pour les Balkans ? Comme en 1833 et en 1944, le sort de la Grèce sera probablement décidé à l’extérieur du pays, étant donné que le système politique semble avoir épuisé ses ressources.

L’Union européenne a constaté en 2009 la capacité de nuisance de la Grèce. En effet, une faillite grecque déstabiliserait l’économie européenne et surtout poserait des questions difficiles en ce qui concerne la viabilité de l’euro. Peut-on garder un pays en faillite au sein de la zone euro ? Quelles seraient les conséquences d’une expulsion éventuelle, dont le mécanisme est d’ailleurs inexistant, sur la crédibilité du système monétaire ? Ne risquerait-on pas une fuite massive des capitaux hors de la zone euro, qui provoquerait une grave instabilité monétaire ? Pour ces raisons, le soutien à l’économie grecque était inévitable, malgré les réserves allemandes.

L’hypothèse que l’économie grecque serait capable de retrouver son équi­libre et revenir sur les marchés des capitaux est pourtant en train de se démentir. Sans réformes beaucoup plus radicales que celles envisagées par le gouvernement Papandréou, la situation restera intenable, ajoutant même la récession et le chô­mage aux problèmes des déficits et de dette.

L’Europe peut continuer à garder la Grèce sous perfusion pendant longtemps pour éviter l’effet psychologique néfaste de la faillite d’un membre de la zone euro. La dimension limitée de l’économie grecque le permet. Pourtant, cela n’est possible que sous condition de sauver les apparences. Or, les déclarations de Papandréou de 2009 ont brisé Xomerta gréco-européenne. La continuation du soutien d’une éco­nomie qui ne donne pas signe d’amélioration créera un précédent dangereux pour la stabilité de l’eurozone. Pourquoi ne pas offrir le même statut privilégié aux autres pays d’économie faible ? Pourquoi subir le coût d’une politique de rigueur si l’on peut disposer du même filet de sécurité que la Grèce ?

Finalement, l’Union européenne aura à choisir entre deux autres options. La première consiste à abandonner la Grèce à son sort, c’est-à-dire à la faillite, à la restructuration de la dette et au retour au drachme. Malgré le choc pour la Grèce et pour l’Union européenne, une telle issue permettrait à la Grèce d’espérer suivre la voie turque. Il faut rappeler que la Turquie se trouvait, il y a dix ans, dans une situa­tion comparable à celle de la Grèce d’aujourd’hui. La dépréciation de la monnaie, des réformes profondes et le renouveau de son paysage politique par l’émergence d’un parti inspiré des valeurs religieuses sont parmi les conditions de l’assainisse­ment de l’économie turque. La Grèce pourrait éventuellement suivre une orbite similaire, sous condition de trouver les ressources pour renouveler son système po­litique. Pour l’instant, l’équivalent des islamistes turques n’est ni visible ni même imaginable.

L’option de la faillite grecque signifie aussi des graves dangers en ce qui concerne la stabilité interne. L’érosion de l’État concerne aussi la police et l’armée. Les émeutes de décembre 2008 ont montré l’incapacité des services de sécurité à faire respec­ter l’ordre. Sous des conditions de tensions sociales beaucoup plus graves, comme celles qui seraient créées après une faillite, la situation pourrait tourner à l’anarchie et au chaos. Dans un tel cas, les dégâts pour le prestige du projet européen ne se limiteraient pas au domaine économique. Un pays membre de l’Union européenne depuis plus de trois décennies qui sombrerait dans le chaos, comme certains pays postcommunistes, serait une contre-preuve de l’efficacité du processus européen.

La deuxième option consiste en une réorganisation de la Grèce par un investis­sement politique occidental à la mesure des besoins et des défis. Il faudrait exiger, en échange de la continuation du soutien économique, l’abandon temporaire de la di­rection de l’État à des administrateurs européens. Dans chaque ministère, il faudrait installer des secrétaires généraux venus des autres pays de l’Union européenne, dont la tâche serait de briser les réseaux qui entretiennent la corruption et le laxisme, de protéger et d’encourager les fonctionnaires honnêtes et compétents, et d’introduire les méthodes de gestion en pratique dans les autres pays de l’Union.

Cette mise sous tutelle provisoire de la Grèce devrait se faire en accord avec les forces politiques grecques, suite à une négociation ouverte et transparente qui ren­drait possible la prise de conscience des impasses auxquelles conduisent les autres options. Elle devrait réussir à neutraliser les réseaux illicites et les ingérences externes dont la capacité de nuisance a fait ses preuves à plusieurs reprises. Cela signifie que l’investissement européen ne devra pas être uniquement économique et politique mais devra s’étendre aussi dans d’autres domaines, comme le renseignement et la communication.

 

Quels enseignements pour l’Europe ?

Toutes ces options créent des grandes difficultés pour l’Europe et pour la Grèce. L’effondrement ou la perte d’une partie de la souveraineté ne sont certes pas des perspectives faciles à envisager pour un pays qui a appris à être fier de ses héritages. Pour l’Europe, une telle évolution signifie de détourner à nouveau son attention des affaires du centre vers ceux de sa périphérie.

Ainsi, après les années 1990, pendant lesquelles les affaires balkaniques ont constitué un fardeau pour l’Europe, les années 2010 risquent de l’obliger à s’oc­cuper à nouveau de son Sud-Est. Les Balkans semblent confirmer leur image de « ventre mou de l’Europe ». Pourtant, est-ce vraiment de leur faute ?

En 1922, Arnold Toynbee avait averti des dangers qui proviennent du manque d’attention occidentale envers les Balkans et la Turquie. La crise grecque a confirmé encore une fois cet avertissement. Elle est le résultat de trente ans de sous-estima­tion des enjeux grecs par les responsables européens. Maintenant qu’on commence à se réveiller face aux risques de déstabilisation du centre européen par sa périphérie, le coût économique et politique de la nécessaire intervention est fort élevé ; et il risque de s’alourdir avec chaque retard supplémentaire.

On peut tirer certains enseignements théoriques de cette péripétie hellénique de l’Europe. Le premier concerne la persistance de la géographie, malgré les annonces de sa fin. Les pays de l’Europe du Sud-Est connaissent des hauts et des bas dans leur chemin vers la modernisation. Finalement, les écarts qui se creusent pendant une période s’estompent pendant la suivante. La Grèce paraissait libérée de la balkanité il y a encore quelques années. Aujourd’hui, elle est déjà dépassée en dynamisme par la Turquie, tandis que les autres pays de la région sont en train de sortir, plus ou moins rapidement, du retard provoqué par les longues années du communisme ou par les conflits des années 1990. D’ici vingt à trente ans, on peut imaginer l’exis­tence d’un niveau de développement économique et politique équivalent dans les pays qui se situent dans la région de l’Adriatique à la Caspienne. Il s’agit là d’un argument important en faveur de l’intégration régionale à l’échelle de cette région.

Le deuxième enseignement concerne les rapports entre centre et périphérie au sein de grands ensembles géopolitiques comme les empires d’antan ou les nouvelles expérimentations modernes, et notamment l’Union européenne. Le centre semble constituer l’enjeu essentiel de la stabilité et de l’efficacité du système. Pourtant, les processus périphériques, qui passent souvent inaperçus, justement à cause de leur place éloignée du centre, peuvent se démontrer plus cruciaux, soit par leur capacité créative, soit par leur capacité de nuisance. Les deux héritiers européens de l’Empire romain, l’Europe occidentale et l’Europe orientale, ont été structurés à partir de la périphérie sud-orientale et la périphérie nord-occidentale de Rome.

Pour l’instant la périphérie balkanique de l’Europe n’attire pas l’attention que par les problèmes qu’elle crée, par les mauvaises surprises qu’elle réserve aux Européens du centre. Elle pourrait dans l’avenir jouer un rôle plus positif, en ap­portant à la vieille Europe des éléments de renouveau. Il s’agit là d’une raison sup­plémentaire en faveur de l’intégration régionale de l’Europe du Sud-Est, afin qu’elle puisse fonctionner, comme dans le passé, en tant qu’articulation entre l’Orient, qui s’affirme dans le nouveau monde polycentrique, et l’Occident, qui a le sentiment de se marginaliser.

 

Bibliographie

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Svoronos Nicolas, Histoire de la Grèce moderne, Paris, PUF, 1972.

 

 

[1]Port situé sur la mer Noire, en Bulgarie.

[2]Port grec au nord de la mer Égée. Selon les informations du 16 février 2011, La Russie a l’intention de sortir du projet de construction de l’oléoduc Burgas-Alexandroupolis. Les sociétés russes Transneft, Rosneft et Gazpromneft ont annoncé la fin du financement. L’oléoduc devait être ouvert en 2011, mais le début de la construction a été plusieurs fois reporté. Les autorités bulgares n’ont pas accordé le projet parce qu’ils ont eu peur des problèmes écologiques et ont alors arrêté le financement. La Grèce a agi de la même façon. Cet oléoduc aurait dû assurer le transit du combustible russe vers les pays méditerranéens à un prix défiant toute concurrence (Ndlr).

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