La Macédoine face à l’irrédentisme albanais : Un conflit identitaire sur la route de l’Otan et de la mafia albanaise

Par Alexandre del Valle, chercheur à Paris II, spécialiste des questions internationales et stratégiques, collabore à différentes revues de géopolitique (Hérodote ; Stratégique, Géostratégiques, Quaderni Geopolitici) ou d’actualité politique (Figaro Magazine, Spectacle du Monde, Panoramiques, etc).

Avril 2001

Dans son dernier ouvrage,  » Guerres contre l’Europe : Bosnie, Kosovo, Tchétchénie « , (2001, Editions des Syrtes), Alexandre del Valle dresse un tableau général de l’échiquier mondial de l’après Guerre froide puis développe les analyses esquissées dans le présent article.

Durant l’opération Force Alliée au Kosovo, l’OTAN faisait la guerre à la Serbie aux cotés des nationalistes albanais de l’UCK. Deux ans plus tard à peine, les Occidentaux et l’OTAN, opérant un virage à 180°, appellent cette fois-ci les Serbes à revenir dans la zone de sécurité, qui leur avait été interdite, lors du déploiement de la KFOR, consacrant la fin de l’opération Force Alliée, et à protéger les frontières méridionales et orientales de la Serbie, afin d’endiguer la nouvelle UCK macédonienne menaçant la stabilité de la région.

Grand comme quatre départements français, avec près de 2,3 millions d’habitants, la Macédoine est rattrapée par la tourmente balkanique. Déjà ébranlée par l’épisode du Kosovo, qui avait jeté près de 300 000 Albanais en fuite dans la banlieue de Skopje, sa capitale, la jeune Nation a subi de plein fouet la déstabilisation lancée par la guérilla albanaise de l’UCK macédonienne (UCKM).

Malgré la reddition des séparatistes albanophones, à la suite des opérations de représailles orchestrées avec succès par l’armée macédonienne, en mars dernier, la Macédoine a toujours peur de la Grande Albanie et d’un éclatement du pays. Certes, le pouvoir central est parvenu, sans excessive démonstration de force, à rétablir sa souveraineté dans la totalité des villages tenus par la guérilla de l’UCKM. La guerre aura fait moins d’une dizaine de morts. La grande majorité des habitants, ayant fui les combats entre les forces macédoniennes et les guérilleros de l’UCKM (Armée de libération nationale des Albanais de Macédoine), semblent avoir regagné leurs foyers.

Mais rien ne prouve que la crise soit définitivement terminée. Ses racines géopolitiques et idéologiques, à savoir la nature même fragile, de l’Etat macédonien multiethnique et le spectre de la  » Grande Albanie  » – ou de sa version UCK moderne,  » le Grand Kosovo  » – demeurent toujours présentes, d’autant que le soutien occidental à l’intégrité territoriale de la nouvelle Serbie de Kustuniça et de la Macédoine, également menacées par les guérilleros albanais, s’accompagne d’exigences en matière de décentralisation et de reconnaissance des minorités albanophones. Or, si Skopje et Belgrade cédaient aux revendications autonomistes encouragées dans leurs versions  » modérées  » par les Occidentaux, ces revendications pourraient constituer une étape autant qu’un encouragement vers l’irrédentisme albanais dans les Balkans, lequel risquerait ensuite de menacer le vulnérable Monténégro et même la Grèce, donc, en cas de confrontation multilatérale, également la Turquie, la Bulgarie et la Serbie, chacune tentant de protéger ses pré carrés géostratégiques et de défendre ses différents alliés.

C’est dire combien  » la question albanaise  » implique non seulement les Etats comportant de fortes minorités albanophones précitées, mais également toute la région des Balkans ainsi que les acteurs géopolitiques de l’Union européenne et les membres de l’OTAN, à commencer par les Etats-Unis, dont la  » diplomatie des raids et de l’embargo  » (Gallois), la  » stratégie de la ceinture verte  » (voir infra) et le soutien apporté aux rebelles de l’UCK durant la  » guerre du Kosovo « , figurent parmi les causes directes majeures de l’embrasement actuel de la région.

Le contexte historique, géopolitique et stratégique.

Située au cœur des Balkans, la région nommée Macédoine, petite république de 2,2 millions d’habitants, est comprise entre le Pinde et l’Olympe au Sud-Ouest, Korab, Mal i Thatë et Jablanica à l’Ouest, la Sar Planina, la Skopska Crna Gora et l’Osogovske Planina au Nord, et le massif des Rhodopes jusqu’au delta du Nestos à l’Est. Son principal débouché maritime est thessalonique. Ayant toujours occupé une place prédominante dans l’histoire, l’axe Morava-Vardar (jadis emprunté par les Romains, les Francs, les Byzantins, les Serbes, les Ottomans, et les Bulgares puis les Allemands pendant les deux guerres mondiales), constitue un axe de communication commerciale essentiel, offrant un débouché sur la mer Égée (Salonique) et permettant un considérable transport fluvial (fleuve Vardar, Axios en Grèce). Sur le plan géostratégique, le territoire de l’actuelle Macédoine permet d’atteindre la Serbie, la Bulgarie, la Bosnie-Herzégovine, l’Albanie et la Grèce continentale, ce qui explique en grande partie pourquoi les différentes puissances balkaniques ou étrangères se sont toujours disputées sa souveraineté ou son contrôle, voire sa déstabilisation.

La Macédoine géographique n’a jamais constitué dans l’histoire une entité stato-nationale propre. Composée de différents peuples (Macédoniens, Grecs, Bulgares, Albanais, Turcs, Serbes, Juifs, Valaques, Tsiganes, Cincari…), la Macédoine est plus ou moins encore revendiquée par la Bulgarie et la Serbie, qui prétendent que les Bulgares slavo-orthodoxes seraient soit des  » Serbes du sud  » soit des  » Bulgares occidentaux « , ainsi que par la Grèce qui a toujours refusé, depuis l’indépendance du pays en 1991, l’appellation Macédoine qui est censée, selon Athènes, appartenir au patrimoine national spécifique des Grecs. C’est la raison pour laquelle le jeune Etat est officiellement nommé FYROM (Former Yougoslav Republic of Macedonia). Dès la fin du XIVe siècle, la Macédoine fut intégrée à l’Empire ottoman. Au XIXe siècle, d’importants mouvements indépendantistes se formèrent dans un contexte général de réveil national qui se manifesta dans l’ensemble des autres pays slavo-orthodoxes des Balkans.

L’organisation indépendantiste macédonienne la plus importante, l’Organisation Révolutionnaire Intérieure Macédonienne, qui siégeait à Salonique, fut créée en novembre 1893 par de jeunes nationalistes autour des figures emblématiques de Ivan Hadzi Nikolov, Damjan Grujev, Hristo Tatarcev, ou encore Petar Pop Arsov. Orientation qui ne sera pas sans constituer jusqu’à nos jours un motif d’irrédentisme pour Sofia, l’organisation nationaliste, face à ses premiers revers politiques, évolua vers une structure terroriste nationaliste pro­bulgare. En fait, plusieurs postures géopolitiques et projets nationalistes contradictoires -attisant d’ailleurs encore plus les  » désirs de territoire  » (Thual) des voisins – se développèrent progressivement au sein de la mouvance nationaliste slavo-macédonienne : création d’une Macédoine indépendante, rattachement à la Bulgarie ou à la Serbie, voire à la Grèce, etc. Souvent citée par les Serbes, une grande  » Conférence des Sociaux-démocrates des Balkans  » réunie à Belgrade en janvier 1910, regroupa notamment une délégation macédonienne qui préconisait la construction d’une  » Fédération balkanique  » de peuples libres, décidés à combattre ensemble l’interventionnisme et  » l’impérialisme européen  » dans les Balkans.

En fait, il faudra attendre la fin des guerres balkaniques et le traité de Bucarest (10 août 1913) pour que la Macédoine soit réellement libérée de l’occupation ottomane, ce qui ne signifia pas pour autant qu’elle devint alors pleinement indépendante. Elle fut finalement divisée en trois entités distinctes. La première fut rattachée au royaume de Serbie, laquelle devint en 1918 le  » Royaume des Serbes, Croates et Slovènes  » puis la  » Yougoslavie  » en 1929, sans que le peuple macédonien ne puisse d’ailleurs avaliser cette décision. Les deux autres entités allaient être l’objet de convoitise des Grecs et des Bulgares.

En 1945, le maréchal croate Gosip Tito crée la  » République Populaire Fédérative de Yougoslavie « , et parvient à faire intégrer dans la nouvelle entité regroupant les  » Slaves du sud  » (signification de Yougoslavie) la Macédoine du Vardar, partie de la Macédoine actuelle qui avait vu le jour en 1929 en tant que république indépendante. La Macédoine devint alors l’une des six républiques socialistes (avec une superficie de 25 713 km2) de la Yougoslavie moderne du maréchal Tito, les Macédoniens se voyant ainsi reconnaître le statut de  » peuple constitutif de la Fédération yougoslave « . D’évidence, cet événement géopolitique heurtait vivement les ambitions de la Bulgarie et de la Grèce voisines, lesquelles continuent toujours à nier l’existence d’un peuple macédonien, et ont mené quant à elle une politique d’assimilation forcée auprès de leurs ressortissants nationaux respectifs macédoniens.

Proche de la langue bulgare, mais aussi du serbo-croate, l’idiome macédonien, qui s’écrit en cyrillique comme le russe, le serbe ou le bulgare, demeura cependant l’une des trois langues officielles de la Fédération yougoslave jusqu’au détachement de la macédoine en 1991. Séparée de l’Église orthodoxe serbe, l’Église macédonienne se proclama  » autocéphale  » (indépendante) dès 1967, ce qui ne lui valut d’ailleurs pas d’être reconnue officiellement parmi les quinze autres Églises orthodoxes internationales.

A l’origine de crises récurrentes, la question macédonienne – on pourrait dire aujourd’hui la question  » albano-macédonienne  » – continue de menacer la stabilité et l’équilibre général des Balkans, certes déjà fortement mis en danger par les conflits survenus successivement en Croatie, en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo.

C’est en juin 1991 que l’actuelle Macédoine-FYROM quitta la Fédération yougoslave. A la suite de la proclamation, par le Parlement de Skopje, de l’indépendance de la nouvelle république en septembre 1991, la communauté internationale tarda un moment à reconnaître cette indépendance, non pas parce que les Occidentaux eussent craint l’actuel embrasement du pays dû, entre autres, à sa vulnérabilité géopolitique et au précédent du Kosovo, mais surtout en raison de l’hostilité de la Grèce à ce projet, Athènes décidant de déclencher contre la Macédoine (février 1994), coupable d’usurper le patrimoine historique grec, un blocus général. Officiellement, la Grèce refusait de reconnaître le nouvel État en raison de l’adoption, sur le drapeau national, du  » soleil de Vergina  » (soleil à 16 branches sur fond rouge, symbole de la dynastie macédonienne antique, revendiquée par Athènes), qui remplaçait l’étoile rouge. En fait, la Grèce refusait surtout que sa voisine porte le nom d’une de ses propres provinces, toute reconnaissance de la Macédoine indépendante risquant, selon elle, de provoquer un effet d’entraînement séparatiste et un conflit éventuel en Grèce.

Après quatre années de tergiversations et de conflit larvé entre Skopje et Athènes, un modus vivendi politico-sémantique fut finalement trouvé au sein de la communauté internationale, même s’il ne règle point la question géopolitique centrale, et le nouvel Etat balkanique fut plus ou moins reconnu par tous sous le nom d’Ancienne République yougoslave de Macédoine (FYROM). Signe de la vulnérabilité et de la haute sismicité de la situation géostratégique du nouvel Etat, le jeune gouvernement macédonien demanda et obtint, comme garantie de son intégrité territoriale, la présence de casques bleus de l’ONU le long de la frontière serbo-macédonienne.

Sur le plan économique, l’ouverture aux investissements étrangers prédomine. En plus du blocus grec, qui est depuis peu progressivement levé, notamment en faveur du rapprochement gréco-serbe et gréco-macédonien pendant la guerre du Kosovo et face à l’irrédentisme albanais, l’économie macédonienne a été l’une des principales victimes  » collatérales  » du long embargo contre la Serbie et le Monténégro, inauguré au début des années 90, ainsi que des conséquences civiles de l’Opération Force Alliée, la production industrielle ayant fini par chuter brutalement et le taux de chômage ayant atteint des proportions difficilement supportables par la population.

Enfin, ce que certains spécialistes ont nommé  » l’économie informelle  » (Gourévitch), constitue désormais l’une des principales sources de survie et d’activité économique de la Macédoine, qui, à l’instar du Kosovo, est marquée par une forte présence des différents groupes mafieux albanais liés à la pègre albanaise internationale, sans oublier pour autant de mentionner, côté slave, la présence de structures mafieuses russes et serbo-monténégrines qui opèrent entre la Bulgarie, la Grèce, la Turquie et l’ex-Yougoslavie.

La guerre des taux de natalité : enjeu majeur des conflits identitaires.

D’après le dernier recensement national, qui date de 1994, la population de la Macédoine s’élèverait à 1 936 877 d’habitants – probablement plus de deux millions et demi aujourd’hui en raison du très fort taux de natalité des macédoniens de souche albanaise et de l’installation de plusieurs dizaines de milliers d’Albanais du Kosovo (Schipétars) à partir de 1998. Toujours d’après les données officielles du Gouvernement macédonien, les différentes minorités se répartissent dans l’ordre d’importance suivant : 64 % de Macédoniens slavo-orthodoxes, 23 % d’Albanophones, 4 % de Turcophones, 2,3 % de Tsiganes, 2 % de Serbes, 0,4 % de Valaques, et 2 % appartenant à d’autres nationalités. D’après des sources plus neutres (OCDE, INED), les Albanais formeraient à peu près 30 % de la population (contre 40 % selon les partis albanophones ; 50 % selon l’UCK). Toujours est-il que le taux de natalité des Albanais demeure de très loin le plus élevé parmi toutes les ethnies représentées en Macédoine. Avec plus de 600 000 habitants, les Albanais de Macédoine constituent au moins un tiers de la population, et, d’après différentes analyses prospectives démographiques, dans cinquante ou cent ans, ils pourraient très probablement devenir majoritaires dans le pays, ce qui n’est pas sans poser un problème géopolitique de souveraineté et de légitimité nationale majeur, pour le jeune Etat macédonien. C’est d’ailleurs ce constat élémentaire qui incita le célèbre stratégiste américain Edward Luttwak à déclarer, à propos de l’embrasement de la Macédoine et de la stratégie de l’UCK macédonienne :  » L’UCK est en train de convertir un processus démographique en une violente campagne expansionniste  » (1).

De fait, les Albanais de Macédoine sont en passe de rattraper les Macédoniens d’origine slave, dont le taux de fécondité correspond aux moyennes européennes de l’Ouest. Les populations albanophones vivent pour la plupart dans l’Ouest de la Macédoine : à Skopje, sur la rive gauche du Vardar ; dans les villes de Tétovo, Gostivar et Kicevo, jusqu’à Struga sur le lac d’Ohrid, ainsi que dans les villages des monts Sar, à la frontière kosovare, où ils constituent entre 80 et 90 % de la population, sans oublier les fiefs traditionnels du nationalisme albanais de Macédoine, Kumanovo puis Tanusevci, d’ailleurs premier village qui fut occupé par les rebelles de l’UCK en février 2001. Si les Albanais sont déjà majoritaires dans les villes de l’Ouest comme Tétovo, Debar ou Gostivar, les nationalistes albanais prétendent que la capitale de la Macédoine, Skopje, pourrait être la prochaine à  » basculer « . Or, même si cette affirmation semble pour l’heure irréaliste, elle risque dans le moyen terme d’être confirmée, d’autant que, d’après le gouvernement, pas moins de 50 000 Albanais du Kosovo, voire du Monténégro et d’Albanie, se seraient illégalement installés en Macédoine depuis le début des années 80.

Un Etat multi-ethnique en proie au sécessionnisme.

La République macédonienne, indépendante depuis 1991, se définit elle-même, dans sa Constitution, comme  » l’Etat de tous ses citoyens « . Aussi les droits des minorités -représentation politique, éducation, médias – y sont-ils reconnus comme pratiquement nulle part ailleurs en Europe balkanique. Les Albanais de Macédoine sont ceux qui disposent du niveau de vie, de la reconnaissance officielle, des droits, et du niveau d’éducation les plus élevés des Balkans. Ils disposent non seulement d’un statut de minorité reconnue, avec leurs propres journaux, leurs partis politiques, leurs radios et télévisions et même leur enseignement en langue albanaise – de l’école primaire à l’école secondaire – mais ils sont représentés également au sein des organes politiques et parlementaires (25 députés albanais) et de la haute Administration (2) : de 1991 à 1998, les nationalistes albanais  » modérés  » du Parti de la prospérité démocratique (PPD) ont collaboré avec le gouvernement socialiste de Kiro Gligorov ; à partir de l’alternance politique de 1998, les autonomistes du Parti Démocratique Albanais (PDA : nationalistes) entrèrent dans la coalition conduite par le parti nationaliste macédonien VMRO (3). Aussi les Albanais de Macédoine ont-ils toujours disposé de cinq ministres (outre le Vice Premier Ministre, N° 2 du Gouvernement, les Albanophones disposent de plusieurs ministères-clés : Affaires sociales et économiques, Justice, Collectivités locales, etc) et disposent-ils actuellement également de nombreux ambassadeurs (4), de secrétaires d’Etat, sans oublier le numéro deux des services secrets macédoniens. On doit également rappeler qu’une récente réforme des collectivités locales confère aux communes où les Albanais sont majoritaires une autonomie assez poussée, les maires albanophones de l’Ouest macédonien ayant des pouvoirs considérables. A certains égards, la communauté albanaise  » dispose de droits aussi étendus, sinon plus, que ceux des minorités des pays de l’Union Européenne  » (5), explique Nano Ruzin, député de l’opposition socio-démocrate.

Bien qu’ils n’aient jamais subi la politique d’apartheid dont furent victimes leurs  » frères  » du Kosovo pendant plusieurs décennies, les Albanophones macédoniens estiment toutefois avoir des raisons de se sentir discriminés, se plaignant d’une xénophobie latente et des  » bavures  » récurrentes de la police macédonienne. Mais ayant longtemps été situé, avec les Roms, en bas de l’échelle sociale, les Albanophones se sont surtout longtemps plaint d’être victimes de discriminations d’ordre social et économique. Pourtant, explique Christophe Chiclet, spécialiste de la Macédoine,  » grâce à l’argent des travailleurs émigrés mais aussi des bénéfices issus de différents trafics (drogue, armes, prostitution), la Macédoine occidentale (partie albanophone) est prospère, et Tétovo la ville la plus riche du pays  » (6).

En dépit des nombreux efforts menés par les autorités slavo-macédoniennes depuis 1992, les Albanais de Macédoine et les autochtones slavo-orthodoxes n’ont jamais réellement souhaité vivre ensemble. Rétrospectivement, on se rend compte que les deux communautés n’étaient relativement unies que face à la menace commune serbo-yougoslave représentée par le pouvoir autoritaire du Président Milosevic, lequel n’avait jamais véritablement accepté l’indépendance de la Macédoine. Il n’est donc pas étonnant que la relative entente entre Albanais et slavo-macédoniens ait commencé à être remise en question de part et d’autres à partir de la chute de Slobodan Milosevic, puis de l’élection inattendue, à Belgrade, du Président Kustuniça, quant à lui soucieux de s’attirer les grâces des Occidentaux en reconnaissant notamment la frontière serbo-macédonienne et désireux de dialoguer avec les éléments albanais du Kosovo et du Sud de la Serbie, très liés aux irrédentistes albanophones de Macédoine. D’une certaine manière, les mouvances nationalistes albanophones des Balkans ont perdu dans Milosevic un  » ennemi-épouvantail  » utile, et avec sa chute, une partie de leur légitimité révolutionnaire. D’où également la crispation récente et la stratégie  » jusqu’au-boutiste  » des Albanais macédoniens et serbes.

Toujours est-il que depuis 1991, Albanais et Slavo-macédoniens gardèrent toujours leurs distances, et vécurent continuellement dans un climat de suspicion mutuelle et de tension. Cette tension sera d’ailleurs soudainement ravivée avec la guerre du Kosovo, au cours de laquelle l’Etat macédonien permit l’accueil dans ses frontières de près de 400 000 Albanophones du Kosovo, véritable catalyseur et électrochoc identitaire et démographique qui réveillera les tendances les plus insurrectionnelles du nationalisme albano-macédonien.

Bien qu’ils fussent représentés au Parlement par trois partis politiques albanophones, dont deux nettement nationalistes, les Albanais ne cessèrent jamais de se considérer comme des  » citoyens de seconde zone « , exclus des fonctions administratives et économiques officielles,  » victimes  » de discriminations incessantes, la première de celle-ci résidant, selon eux, dans le fait que la langue albanaise n’ait jamais été reconnue comme langue officielle au même titre que le slavo-macédonien.

Essentiellement regroupés dans le Nord-Ouest de la République, les Macédoniens albanophones reprochent également au Gouvernement et à la Constitution de ne pas leur accorder le statut de  » peuple constitutif  » de la Macédoine, à égalité avec le peuple macédonien, et de ne pas reconnaître leur Université albanophone parallèle de Tétovo (pendante de celle créée par Ibrahim Rugova au Kosovo en 1990). Aussi la situation se détériora-t-elle particulièrement à l’occasion des graves incidents survenus en février 1995, lors de l’inauguration de l’Université, qui firent un mort, de nombreux blessés et occasionnèrent de nombreuses arrestations de nationalistes albanais, dont celle du Recteur de l’Université de Tétovo, M. Sulejmani, relâché quelques semaines plus tard puis autorisé, sur insistance américaine, à reprendre le contrôle de l’Université nationaliste albanaise. Le différend entre l’Etat macédonien et l’Université de Tétovo sera résolu au début de l’année 2001, lorsque le ministère de l’éducation nationale décidera finalement de mettre en place une université trilingue à Tétovo (albanais, macédonien, anglais) (7).

Comme on le voit, dès sa création, la jeune république de Macédoine-FYROM contenait en germes les racines du conflit ouvert qui oppose actuellement Macédoniens et Albanais. Mais il n’en demeure pas moins que les événements liés à la guerre du Kosovo puis à l’exil en Macédoine de centaines de milliers de Schipétars (Albanais du Kosovo), ont constitué des facteurs accélérateurs de la crise inter-ethnique larvée et permis son explosion actuelle. Il faut par ailleurs rappeler que si de nombreux militants et soldats de l’UCK kosovare trouvèrent appui logistique et refuge en Macédoine, durant l’opération Force Alliée, nombre de Macédoniens albanophones se portèrent volontaires pour rejoindre les rangs de l’UCK au Kosovo contre les ennemis slaves serbes, auxquels ils identifient aisément aujourd’hui les cousins slavo-macédoniens de ces derniers.

C’est ainsi que, depuis son apparition en 1996-1997, et surtout depuis la  » guerre du Kosovo  » l’UCK de Pristina est parvenue à canaliser en grande partie le mécontentement de la population albano-macédonienne, et à exporter sa cause nationaliste  » grande albanaise  » dans cette zone névralgique de l’espace albanophone.

De la collaboration avec les autorités de Skopje à la stratégie de rupture avec l’ordre établi.

Incontestablement, et surtout depuis les réactions militaires et policières impitoyables du gouvernement macédonien, la branche macédonienne de l’UCK – plus ou moins autonome, même si elle demeure étroitement liée à la  » maison-mère  » du Kosovo et à l’argent des trafics désormais en sa possession ; dispose aujourd’hui d’un large appui au sein de la population locale albanophone, habilement rallié par les chefs nationalistes au moyen d’une  » rhétorique victimiste  » qui avait déjà fait ses preuves au Kosovo, et même par la plupart des partis politiques albanais, qui, volontairement ou involontairement, sont contraints de s’aligner sur les positions de l’UCK pour ne pas être désavoués par  » la base « .

Principale figure de la communauté albano-macédonienne, Arben Xhaferi, chef de la principale formation albanaise du pays, le Parti Démocratique Albanais (PDA), également membre de la coalition gouvernementale, est ainsi contraint de jouer un exténuant exercice d’équilibrisme politique. D’un côté ce dernier n’a cessé de lancer en vain des appels à la non-violence, de l’autre Xhaferi attise les haines des rebelles en ne cessant de déclarer que  » la Macédoine offre l’exemple le plus typique de marginalisation d’une population sur des bases ethniques « , alors que les Albanais de Macédoine sont de loin les plus étroitement associés au pouvoir, les plus instruits et les plus reconnus parmi les minorités albanophones des Balkans. Aveu d’irrédentisme, le leader albanais de Macédoine n’a jamais caché, avant même le déclenchement de ladite  » guerre du Kosovo « , qu’il était favorable à l’indépendance de ce territoire conquis par l’UCK, Arben Xhaferi ayant un temps travaillé à la télévision de Pristina, d’où il fut d’ailleurs licencié en 1990 pour  » activisme nationaliste albanais « . Parallèlement, le Parti Démocratique Albanais représentant la tendance nationaliste albanaise  » modérée « , dénonce la violence de l’UCK macédonienne et l’extrémisme de son rival du PDK, tout en profitant de l’occasion pour mettre en avant son projet confédéraliste revendiquant un statut de  » peuple constitutif  » et un système de parité des pouvoirs pour la minorité albanaise.

C’est en fait en 1993 qu’il crée, de retour en Macédoine, le Parti Démocratique Albanais, à partir d’une scission d’un autre parti albanais, le PDP, aujourd’hui en perte de vitesse. Aussi, a contrario de ce qu’expliquent les médias occidentaux, le parti de M. Xhaferi n’est pas un parti  » modéré « , et c’est parce qu’il était au contraire considéré radical qu’il eut la faveur des albanophones, et qu’il put réaliser une surprenante alliance avec les nationalistes slavo-macédoniens du VRMO au pouvoir depuis les élections de 1998.

Jadis chantre de la paix et du dialogue entre Albanais et slavo-macédoniens, Arben Xhaferi, est lui-même désormais débordé par le radicalisme séparatiste, et hésite entre la démission et le maintien de sa présence au sein de la coalition gouvernementale, présence qui lui est de plus en plus reprochée par les nationalistes albanais mais qui constitue, selon lui, l’une des dernières manifestations de l’unité nationale et du dialogue entre les deux communautés. Débordé sur sa droite, Xhaferi est accusé par les radicaux albanais d’être  » neutralisé  » par ses alliés slavo-macédoniens. Le parti de Arben Xhaferi est menacé de déchirement, depuis que l’un de ses députés, Hysini Shaqiri, a rejoint la guérilla par  » obligation morale « . C’est dans ce contexte qu’a été créé, le 11 mars, le Parti Démocratique National (PDK), dirigé par Kastriot Haxhirexha, démissionnaire du Parti Démocratique Albanais, très proche des milieux de l’UCK, constituant une menace directe pour son leadership personnel.

L’Université parallèle de Tétovo : foyer idéologique du sécessionnisme albano-macédonien étroitement lié aux nationalistes albanais du Kosovo.

Haut lieu du nationalisme albanais après Pristina et Tirana, la seconde ville de Macédoine, Tétovo,  » capitale  » culturelle et religieuse des Albanais musulmans de Macédoine, est le siège de la fameuse  » Université parallèle  » albanophone. Créée en 1994 par le recteur Fadil Sulejmani, lui-même ancien professeur d’albanais à l’Université parallèle du Kosovo à Pristina créée par Ibrahim Rugova au début des années 90, l’Université de Tétovo est entièrement financée par la diaspora albanaise et l’argent des trafics qui sert également à alimenter l’UCK, étroitement liée aux structures claniques et mafieuses albanaises de la diaspora mais aussi du Nord de l’Albanie, du Kosovo et de Turquie. L’Université de Tétovo accueille près de 10 000 étudiants, dispose de bâtiments neufs, et enseigne les langues, essentiellement l’albanais, la géographie et surtout la littérature albanaise.

Plus qu’une Université classique, l’Université parallèle de Tétovo est avant tout un haut lieu de propagation du nationalisme irrédentiste albanais, et les différents services de renseignements de la région comme ceux de l’OTAN ont pu confirmer l’existence de liens étroits entre l’Université et les forces séparatistes et terroristes de l’UCK. Interrogé dans différents journaux occidentaux à l’occasion des multiples affrontements survenus en mars 2001, le recteur Sulejmani dénonce  » l’oppression dont est victime la société albanaise  » et le  » terrorisme de l’Etat macédonien ». Adoptant la même stratégie victimiste que l’UCK du Kosovo, le recteur justifie en fait les actions de l’UCK macédonienne :  » les affrontements ne sont pas de notre faute, tout le monde ici soutient l’UCK, c’est la seule solution pour que nos revendications soient satisfaites « . Justifiant l’action terroriste, le recteur poursuit :  » ceux qui ne font que défendre leurs droits ne sont pas des radicaux (…). Si l’Etat macédonien retire la police de Tétovo et finance notre Université tout en reconnaissant notre peuple comme constitutif de l’Etat macédonien, il n’y aura pas de guerre  » (8). Mais en réalité, les exigences du recteur de l’Université vont plus loin encore et rejoignent pleinement celles de l’UCK : nouvelle Constitution reconnaissant le peuple albanais comme  » constitutif de l’Etat macédonien  » (donc création d’un Etat binational albano-macédonien) ; obtention automatique pour les Albanais d’au moins 40 % de tous les postes politiques, économiques, sécuritaires et administratifs (sorte de  » discrimination positive  » ; l’UCK exige jusqu’à 50 %). Comme l’UCK également, le recteur Sulejmani espère déclencher une spirale séparatiste et insurrectionnelle en appelant les députés et ministres albanophones associés au pouvoir en place et au parti VRMO depuis 1998 à démissionner, ce qui accentuerait encore la coupure entre les deux sociétés et supprimerait l’un des derniers points de contact entre les deux. C’est ainsi que Sulejmani a pu déclarer :  » il faut que le gouvernement accepte l’UCK à la table des négociations et que les ministres albanais quittent le gouvernement  » (9). Avec le levier démographique, c’est donc dans les enseignements dispensés par les Universités albanophones de Pristina ou de Tétovo que se trouve l’une des principales racines idéologiques et culturelles de l’effervescence nationaliste albanaise dans les Balkans. Parmi les autres raisons, il convient également de mentionner le rôle volontaire ou involontaire d’acteurs géostratégiques extérieurs aux Balkans comme les Etats Unis et en général les Etats occidentaux membres de l’OTAN, particulièrement présents dans la région depuis le début des années 90, aux côtés des Croates, des Bosniaques musulmans, puis des Albanais et à l’origine de la sécession de la Macédoine de la fédération yougoslave.

De la  » guerre du Kosovo  » aux accords de Kumanovo : chronique d’un embrasement annoncé.

L’origine des affrontements récents survenus dans le Sud de la Serbie puis en Macédoine remonte en fait à la guerre du Kosovo et à l’échec électoral de l’ex-UCK aux élections d’octobre 2001. C’est en effet à peine un mois après les premières élections libres au Kosovo du 28 octobre 2000 que la question albanaise rebondit, tout d’abord dans le Sud de la Serbie (vallée de Présevo), puis dans le Nord de la Macédoine, à travers l’action de deux nouvelles guérillas apparues sur le modèle de l’ex-UCK du Kosovo : l’Armée de Libération Nationale de Macédoine (UCKM), dans le Nord-Ouest de la Macédoine puis l’UCPMB, dans le Sud-Ouest de la Serbie. Aussi est-il impossible de comprendre la crise albano-macédonienne sans lier les événements récents à l’histoire et à l’évolution de l’UCK kosovare à la suite de l’Opération Alliée contre la Serbie en 1999, l’UCK étant porteuse d’un vaste projet géopolitique  » grand albanais  » (et sa version restreinte du  » grand Kosovo « ) pour les millions d’Albanais des Balkans situés en dehors du territoire de la mère-patrie d’Albanie.

Les deux nouvelles guérillas sont apparues presque simultanément : l’UCPMB durant l’automne 1999, et l’UCKM le 20 janvier 2000. Elles ont toutes deux profité de la zone tampon démilitarisée entre le Kosovo et la Serbie, une bande de cinq kms de large sur une trentaine de long, interdite, en vertu de l’accord de Kumanovo (bourgade du Nord de la Macédoine) du 9 juin 1999, à la police et l’armée serbes, afin de s’organiser à partir du Kosovo  » libéré  » puis de lancer leurs premières opérations terroristes depuis plus d’un an.

Dans le Sud de la Serbie, d’abord, la guérilla lança des raids sur les trois communes majoritairement albanophones de Présevo, Medvedja et Bujanovac, où vivent 70 000 Albanais, profitant du laxisme du contingent américain de la KFOR, qui contrôle ce morceau de frontière. Dans un premier temps, les Serbes ne répondirent pas aux opérations terroristes (plusieurs attentats à la bombe) par la répression, mais plutôt par la négociation. Or, c’est cette prudence du nouveau régime de Belgrade qui exaspérera les ultra-radicaux albanais et les poussera à ouvrir un nouveau front, cette fois-ci en Macédoine. Les affrontements, qui opposèrent, début 2001, les forces de l’ordre macédoniennes et les guérilleros de l’UCKM, commencèrent peu après, dès le 22 janvier 2001, lorsque 15 rebelles armés de l’UCK ouvrirent le feu sur un convoi de police à Tearce, région à majorité albanaise située à l’Ouest de Tétovo. L’attaque fut soldée par la mort d’un policier macédonien et deux blessés graves. Quelques jours plus tard, d’autres affrontements déclenchés également par l’UCK opposaient les forces de sécurité macédoniennes aux rebelles nationalistes dans la zone montagneuse du Nord-Ouest de la Macédoine, cependant qu’à Kale, banlieue de Tétovo, un autre convoi de policier était attaqué. Sortant officiellement de la clandestinité dès le 16 février 2001, l’UCK macédonienne décide alors d’occuper plusieurs villages albanophones reculés limitrophes de la frontière macédonienne. Les séparatistes escomptent rééditer les  » exploits  » de l’UCKM et forcer les Occidentaux à réouvrir la  » question albanaise « . A partir du 26 février, l’UCKM et les forces de sécurité macédoniennes échangent de nouveaux tirs nourris entre Tanusevci (Macédoine) et Debelde (Kosovo), ce qui atteste le caractère transnational de la crise et démontre l’existence d’un soutien logistique à partir du Kosovo voisin. Le 4 mars, la situation empire : cette fois-ci, trois soldats de l’UCK sont tués près de Tanusevci. La Macédoine ferme sa frontière avec le Kosovo et demande la tenue d’une session d’urgence du Conseil de Sécurité de l’ONU, ainsi que la création d’une zone tampon entre le Kosovo et la Macédoine. Le 6 mars, de nouveaux échanges de tirs opposent les extrémistes albanais aux forces gouvernementales dans la région de Tanusevci et de Tétovo, foyers de l’irrédentisme nationaliste albanais et de l’intégrisme islamique en Macédoine. C’est à ce moment que les rebelles de l’UCKM parviennent à sensibiliser une frange toujours plus grande des populations albanaises de Macédoine. Le 13 mars, 20 000 Albanais défilent pacifiquement dans Skopje afin de réclamer une plus large autonomie et de protester contre la discrimination dont ils se sentent victimes. Le lendemain, récemment créé, le Parti Démocratique National (PDK) organise à Tétovo une manifestation de soutien à l’UCK. Cette nouvelle manifestation, plus radicale, qui rassemble 5 000 personnes, et au cours de laquelle trois hommes armés tirent sur la police macédonienne, permet de prendre la mesure du degré de popularité de l’organisation terroriste et séparatiste albanaise au sein de la population albanophone. Un jour plus tard, le 15 mars, l’UCK macédonienne installe son artillerie sur les monts environnants et bombarde le centre même de Tétovo, la seconde ville de Macédoine, majoritairement peuplée d’Albanais, dans le cadre d’une stratégie de provocation destinée à déclencher un cycle répression-internationalisation de la crise.

Officiellement, la zone tampon instaurée lors des accords de Kumanovo consacrant la fin de la guerre du Kosovo, avait été créé par l’OTAN en 1999 dans le but de  » prévenir  » les attaques éventuelles des forces yougoslaves contre la KFOR (10), scénario fort improbable surtout après la reddition de Milosevic. En réalité, et ainsi qu’on pouvait le prévoir, ce corridor fut utilisé dès la fin des raids de l’OTAN par les séparatistes de l’UCK pour introduire des armes et des combattants dans le Sud de la Serbie et dans le Nord de la Macédoine. C’est en fait l’extrémité sud de cette zone tampon jouxtant la Macédoine et formant une fenêtre d’accès vers ce pays, qui permet, depuis l’automne 1999, aux guérillas albanaises de l’UCKM et de l’UCPMB d’aller et venir entre le Kosovo, le Sud de la Serbie et la Macédoine.

Mais à Belgrade comme à Skopje, les autorités des deux pays menacés par le séparatisme albanais joueront la modération, afin de ne pas tomber dans le piège de la spirale Debater tendu par les guérilleros albanais qui étaient parvenus, durant la guerre du Kosovo, à justifier leur propre bellicisme par la dénonciation du caractère disproportionné des répressions serbes qu’ils avaient eux-mêmes suscitées.

Comme l’UCK kosovare, les deux nouvelles guérillas albanaises prônent la  » libération  » de tous les Albanais des Balkans qui connaissent actuellement une formidable expansion démographique. Mais il n’en demeure pas moins que le contexte n’est plus du tout le même que celui du Kosovo, qui supporta dix années durant la répression du régime autoritaire de Slobodan Milosevic. A contrario, depuis le 5 octobre 2000, la Serbie du nouveau Président Kustuniça, qui est allé jusqu’à faire arrêter Milosevic et envisage de le livrer au tribunal International de la Haye pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), semble s’enraciner dans la voie de la Démocratie et de la coopération avec l’Occident. Côté macédonien, on sait que les forces politiques albanaises ont toujours été associées au pouvoir depuis 1991. Nous verrons plus loin en quoi cette différence de contexte compromettra en partie la stratégie victimiste de l’UCK visant à justifier ses actions terroristes en acculant les pouvoirs en place à des répressions condamnables par la communauté internationale.

Réalisant in fine que l’équilibre précaire du Kosovo risquait d’être remis en question et que toute la région allait du coup être déstabilisée (Grèce, Monténégro, Macédoine, Serbie) par l’irrédentisme albanais encouragé de facto par l’alliance OTAN-UCK durant la  » guerre du Kosovo  » et le laxisme de la KFOR le long de la zone démilitarisée, la force de l’OTAN au Kosovo allait finalement permettre aux ennemis d’hier, les forces de sécurité serbes, de revenir dans une partie de la zone sous contrôle de l’OTAN, cependant que les capitales européennes allaient apporter leur soutien à la Macédoine et condamnaient les actions terroristes de l’UCK. Mais la volte face inattendue des Occidentaux n’effaçait ni leur responsabilité dans le déclenchement de la crise actuelle, ni même l’ambivalence de la diplomatie des Etats-Unis et des différentes capitales européennes dans les Balkans.

L’ambivalence de la diplomatie occidentale entre stabilité européenne et stratégie américaine.

C’est dans le contexte de l’ambivalence et de la contradiction de la diplomatie occidentale qu’il convient d’analyser les récentes déclarations de certains responsables américains et allemands déplorant le statut  » d’oppression  » des Albanais de Macédoine et appelant les dirigeants de Skopje à  » traiter plus raisonnablement la minorité albanaise « , ainsi que l’a déclaré le chancelier allemand Gerhard Schrôder. Rappelant l’attitude occidentale durant l’année 1998 qui précéda la crise du Kosovo lorsque les forces de l’ordre yougoslaves tentaient de déloger les positions de l’UCK, le Ministre des Affaires étrangères allemand, Joschka Fischer, tout en condamnant les  » terroristes albanais « , donnait crédit à la stratégie  » victimiste  » des nationalistes albanais en exhortant Skopje à engager au plus vite  » des réformes politiques intérieures nécessaires « , et déclarant que  » le principe de retenue doit être observé dans les actions défensives entreprises par les forces macédoniennes  » (11). Cela n’a certes pas empêché les Quinze de signer, lors de la réunion mensuelle des ministres des Affaires étrangères à Luxembourg le lundi 10 avril, un  » accord de stabilisation et d’association  » entre l’UE et la Macédoine, le premier du genre avec un pays des Balkans.

Lors de la réunion du Groupe de Contact sur l’ex-Yougoslavie le mercredi 11 avril à Paris, les Occidentaux et les Russes ont certes solennellement réitéré leur volonté commune de soutenir l’Etat macédonien et de  » respecter l’intégrité territoriale et la souveraineté du pays « , condamnant le rôle déstabilisant des maquisards albanais de l’UCKM pour la Macédoine et l’ensemble des Balkans. Mais dans le même temps, les membres du groupe de Contact exhortaient les autorités de Skopje à  » plus de retenue « . Aussi l’OTAN et l’Union européenne ont-ils à maintes reprises mis en garde les autorités de Skopje contre  » tout excès dans l’usage de la force « , George Robertson, le Secrétaire général de l’OTAN, soulignant que  » seul un règlement politique satisfaisant pour tous peut marcher « . Pourtant, avec moins d’une dizaine de morts des deux côtés, force est de constater que les opérations de répression des forces macédoniennes contre l’UCKM qui avait pourtant occupé plusieurs villages et bombardé la seconde ville du pays, demeurèrent, proportionnellement, plus mesurées que certaines opérations anti-terroristes menées par des pays de l’Union européenne aux prises avec des phénomènes séparatistes-terroristes : la Grande-Bretagne ou l’Espagne, par exemple. De son côté, Robin Cook, le chef de la diplomatie britannique, a exprimé le soutien de l’Europe au processus de dialogue entamé par le Président macédonien Trajkovski avec les dirigeants albanais tout en maintenant les pressions politiques exercées par la communauté internationale sur les autorités macédoniennes en vue de parvenir à un  » compromis  » avec la minorité albanaise, compromis qui, tel que formulé par les partis politiques albanais, demeure pour l’heure inacceptable par les autorités de Skopje qui y voient les germes de la dislocation.

Mais en dépit du soutien occidental à l’intégrité territoriale de la Macédoine et à la répression des terroristes de l’UCKM, pour Skopje, l’idée d’engager une réforme constitutionnelle suggérée par les Etats de l’Union européenne et exigée par les nationalistes albanais risque, à terme, de transformer la Macédoine en un Etat confédéral divisé de facto. Ainsi, le gouvernement macédonien considère comme une marque d’ingérence l’exhortation occidentale à reconnaître le peuple albanais comme  » peuple constitutif  » de la Macédoine et à dialoguer avec les rebelles de l’UCK, via le parti albanophone qui représente maintenant officiellement la guérilla. D’après Skopje, les Albanais, concentrés dans le Nord-Ouest du pays, en poursuivant des ambitions territoriales, considèrent l’instauration d’un Etat fédéral ou confédéral comme une victoire, une première étape vers une indépendance future ou une partition. Aussi le simple soutien occidental à leurs revendications autonomistes, telles que formulées de manière  » pacifique  » par les partis albanophones, constitue-t-il, selon eux, un levier de légitimité sécessionniste à long terme, les prospectives démographiques assurant les Albanophones de mener à bien d’ici quelques décennies leur projet nationaliste tout en respectant le simple jeu démocratique, un peu comme ce qui s’est passé avec l’indépendance de facto du Kosovo sur les bases du fameux slogan imparable :  » 90 % d’Albanais, 10% de Serbes « .

Egalement significatif de l’ambiguïté des réactions euro-occidentales, les représentants de l’Union européenne présents en Macédoine le 22 mars 2001 à Skopje et Pristina ont exigé des représentants albanophones du Kosovo, qu’ils savent en grande partie responsables de l’embrasement macédonien, qu’ils condamnent clairement la violence des rebelles de l’UCK macédonienne sous peine de se voir privés d’aides financières de l’Union.  » L’Union européenne pourrait cesser de fournir des aides très importantes au Kosovo « , déclara à cette occasion le porte-parole de l’UE Gumar Wiegand. Est-il seulement nécessaire de préciser que, par cet ultimatum, les responsables occidentaux avouaient officiellement être informés des visées expansionnistes, terroristes et irrédentistes des leaders albano-kosovars qu’ils ont pourtant ostensiblement soutenu et présenté, durant la  » guerre du Kosovo « , comme des  » combattants de la liberté  » contre le dictateur Milosevic ?

Le  » syndrome du Kosovo  » et la bombe à retardement des accords de Kumanovo : la responsabilité occidentale.

Aussi les Occidentaux, notamment les Etats-Unis et l’OTAN, détiennent-il une part de responsabilité considérable dans l’embrasement actuel de la Macédoine et dans l’expansion de l’irrédentisme terroriste albanais. En fait, lorsque les généraux de l’OTAN signèrent, le 9 juin 1999, les accords militaro-techniques de Kumanovo, dont les conditions devaient être acceptées par les autorités yougoslaves pour que l’OTAN mette fin à l’opération Force Alliée, ils ne pouvaient ignorer qu’ils minaient par-là même le terrain des Balkans et ouvraient la boîte de Pandore du nationalisme  » grand albanais  » dans toute la région, mettant en danger non seulement les frontières de la Serbie, mais aussi de la Macédoine, du Monténégro puis, à terme, de la Grèce. Que disaient ces accords ? Schématiquement, ils instauraient l’entrée au Kosovo d’une force de l’OTAN baptisée KFOR et interdisaient l’armée yougoslave de pénétrer dans une bande de 5 kms de large épousant la limite administrative avec le Kosovo. Théoriquement destinée à protéger la KFOR de toute éventuelle attaque surprise de la province par l’armée yougoslave, cette zone démilitarisée allait être utilisée par les rebelles albanais de l’ex-UCK comme une base-arrière et une zone de transit entre le Kosovo et les territoires de la Serbie du Sud et de la Macédoine abritant de fortes minorités albanophones, terrain d’action privilégié des terroristes de l’UCK de Macédoine et de l’UCPMB dans le Sud de la Serbie.

Avec les accords de Kumanovo et la résolution 1244 du Conseil de Sécurité de l’ONU instaurant un protectorat international au Kosovo, les Occidentaux voulurent concilier l’inconciliable en proclamant l’appartenance théorique du Kosovo à la Yougoslavie alors que celui-ci vivait une indépendance de fait et en était donc détaché. Comme lors des accords de Dayton, qui n’avaient pas réglé la question du statut du Kosovo et qui avaient par-là même constitué une bombe à retardement, la séparation de la Bosnie (1995) d’avec la Yougoslavie instaurant, avec la Macédoine (1992), un second précédent et encourageant de facto les forces séparatistes albanaises à réclamer à leur tour leur indépendance, la non résolution de la crise du Kosovo ouvrait à nouveau la boîte de pandore de l’irrédentisme albanais tout en frustrant les radicaux de l’UCK. « Washington a décidé d’utiliser la République de Macédoine comme base-arrière de son opération de pacification au Kosovo (… ) Skopje est devenue une des pièces du dispositif de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord  » (12), constatait Christophe Chiclet, moins d’un an après la crise du Kosovo, annonçant l’embrasement prochain de la Macédoine comme conséquence de la stratégie de l’OTAN.

Vaincus électoralement et persuadés d’avoir été  » trahis  » par les Occidentaux qui leur avaient promis l’indépendance, les nationalistes de l’UCK attendaient le moindre moment favorable pour relancer les hostilités et mettre le feu aux poudres dans le Sud de la Serbie (automne 1999) et en Macédoine (hiver 2001). Ainsi, dès l’automne 1999, une centaine de soldats de l’UCPMB s’étaient déjà installés dans la zone démilitarisée du Sud-Est de la Serbie, devenue un sanctuaire pour monter des actions de commandos contre les policiers serbes présents dans la vallée de Présevo.

Jusqu’à quelques semaines avant l’éclatement de la crise en Macédoine, les Etats-Unis avaient pris la défense des terroristes albanais de l’UCK décidés à faire du Kosovo et du Sud de la Serbie frontalière un  » grand Kosovo « ,  » ethniquement pur « , avertissant que les Forces de l’OTAN seraient prêtes à intervenir si l’armée et la police yougoslave continuaient à réprimer violemment les nationalistes. En effet, les contingents américains de la KFOR laissèrent agir l’ex-UCK en toute liberté en Serbie méridionale, notamment dans la région de Présevo, où vivent quelque 70 000 Albanais, et où l’Armée de Libération du Kosovo Oriental (UCPMB) multipliait les attentats contre les fonctionnaires et policiers serbes afin de déclencher des représailles de Belgrade et de provoquer une nouvelle internationalisation de la crise défavorable aux Serbes.

En fait, la responsabilité occidentale est accablante, ainsi que le confirme Jacques Rupnik, Directeur de recherches au CERI et spécialiste des Balkans :  » J’étais au Kosovo en février 2000 : on ne parlait que de la guérilla de Présevo (sud de la Serbie). Or, c’est de là que tout est reparti. Les Occidentaux étaient parfaitement au courant de la situation, des infiltrations d’hommes et d’armes de l’UCK. La KFOR (force de l’OTAN au Kosovo) dit que cela n’entre pas dans son mandat de fouiller les voitures et de faire la police. Alors il faut redéfinir son mandat. Il est difficile de comprendre comment une force de 40 000 hommes, dans un territoire que l’on traverse en deux heures en voiture, ne soit pas capable de verrouiller cette frontière réputée sensible  » (13). Ainsi, entre l’UCK macédonienne et sa soeur aînée kosovare,  » des liens existent, poursuit Rupnik. Le soutien logistique vient du Kosovo et les stratégies sont coordonnées avec des groupes radicaux. L’organisation et la stratégie de l’UCK de Macédoine rappellent d’ailleurs celles de l’UCK au Kosovo en 1997 et celle de la guérilla apparue l’an dernier dans le Sud de la Serbie (autour de Présevo). On voit agir des groupes armés dans les villages qui essaient de lancer un engrenage action-répression, d’impliquer les troupes adverses et de faire basculer la population civile de leur côté ou de faire jouer les réflexes de solidarité, comme on l’a vu ces derniers jours à Tétovo  » (14).

En contraignant Belgrade à reconnaître de facto l’indépendance du Kosovo, l’opération Force Alliée a bel et bien créé un périlleux précédent risquant de produire un  » effet boule de neige  » ou « domino » au sein des communautés albanaises de toute la Région, formidable encouragement pour les nationalistes irrédentistes de l’UCK, principaux bénéficiaires régionaux, avec la Turquie, de la guerre de l’Otan contre la Serbie.

Le double discours de Tirana et des dirigeants albanais du Kosovo et de Macédoine.

Tout en condamnant officiellement l’action des terroristes de l’UCK, Tirana saisit pour sa part l’opportunité des affrontements pour exiger  » l’amélioration du statut et des droits des Albanais de Macédoine « , statut pourtant le plus équitable et le plus favorable aux Albanais, comparé aux autres pays des Balkans abritant une population albanophone.

Concernant les liens entre les différentes communautés albanaises (6 millions au total) réparties au sein de plusieurs Etats balkaniques et le double jeu de la mère-patrie et du pouvoir à Tirana, il est intéressant de noter que le 16 mars, une réunion fut organisée dans la capitale albanaise avec les représentants de mouvements albanais du Kosovo, de Macédoine, du Monténégro, sur le thème de  » l’unité et de la solidarité des Albanais dans les Balkans « . Détail particulièrement révélateur : le leader  » modéré  » du Kosovo, Ibrahim Rugova, victorieux aux dernières élections de la province kosovare et ennemi N° 1 de l’UCK, n’était pas invité, tandis que pas moins de trois commandants de l’UCK (kosovare et macédonienne) étaient présents.

Officiellement, Tirana se pose en modérateur, condamnant de manière très nette l’option armée des nationalistes albanais. Mais en réalité, un soutien politique et stratégique est vraisemblablement apporté en sous main, non seulement par certains milieux nationalistes albanais liés aux irrédentistes albanais de Yougoslavie et de Macédoine, mais par les services secrets albanais du SHIK et les clans mafieux du Nord de l’Albanie qui avaient déjà apporté leur concours à l’UCK avant l’éclatement de la guerre du Kosovo. Certes, Tirana se garde bien de proclamer publiquement pour l’heure son adhésion au projet politique de la  » Grande Albanie « , qui risquerait de compromettre les relations, qu’elle veut bonnes, non seulement avec l’Union européenne, mais également avec Belgrade, Athènes et Skopje. Mais la réunion des 6 millions d’Albanais au sein d’un même Etat demeure l’un des impératifs géostratégiques à long terme de Tirana, même si pareil projet devrait se réaliser par étapes successives, l’instauration d’un  » Grand Kosovo  » étant opportunément proposé par les éléments  » radicaux  » de l’UCK que Tirana peut d’autant plus se permettre de désavouer que son action est plus complémentaire qu’antagoniste, tant qu’elle est dissociée de la stratégie officielle de l’Albanie.

Meilleur aveu d’irrédentisme et d’encouragement parallèle à la cause irrédentiste des ultranationalistes de l’UCK, il faut tout de même rappeler que ce fut le Président de l’Albanie lui-même, Rexhep Meidani, qui se rendit à Prizen, dans le Sud du Kosovo, le 24 mai 2000, afin d’appeler à la  » réunification de tous les Albanais  » (15) en cours, à l’occasion de la  » victoire « , via l’OTAN, des séparatistes de l’UCK.

Pour ce qui est des Albanais de la diaspora balkanique, il faut également rappeler que les leaders albano-kosovars, qu’il s’agisse des  » modérés  » comme Ibrahim Rugova ou des  » durs  » comme Haschim Thaçi, n’ont cessé, au départ, d’encourager de manière à peine voilée l’action de l’UCK en Macédoine durant la première semaine d’offensive, faisant endosser les responsabilités des violences par la seule partie slavo-macédonienne, dans le cadre d’une stratégie  » victimiste « , et déclarant  » comprendre  » les Albanais rejoignant les troupes de l’UCK. Dans un premier temps, le leader  » modéré  » des Albanais du Kosovo, Ibrahim Rugova, a pressé Skopje  » d’agir rapidement en faveur des droits des Albanais de Macédoine  » qui seraient selon lui, victimes de  » persécutions et d’injustice « . Ce ne fut en fait qu’à partir de l’ultimatum lancé par Bruxelles le 23 mars 2001, menaçant les responsables du Kosovo de représailles économiques au cas où ceux-ci souffleraient sur les braises de l’irrédentisme albanophone, que les deux leaders Schipétars condamnèrent finalement explicitement l’option violente de l’UCK macédonienne (16).

De l’UCK du Kosovo à l’UCPMB de Présevo (Serbie) et à l’UCK macédonienne : la dimension transbalkanique de l’UCK et de l’irrédentisme albanais.

En juin 1998, déjà, M. Jakup Krasniqi, porte-parole officiel de l’UCK, n’avait pas fait mystère de l’objectif principal de son mouvement, à savoir la lutte de libération nationale de tous les Albanais, du Kosovo, du Nord-Ouest de la Macédoine et du Monténégro, autant de territoires de la Grande Albanie à  » libérer « . Quelques semaines plus tard, l’Armée de libération du Kosovo, avait menacé d’ouvrir un nouveau front en Macédoine, en  » zone 2 « .

 » Nous luttons pour libérer l’ensemble de notre territoire de la mainmise des forces de sécurité macédonienne. Nous entendons par-là le territoire où tous les Albanais sont majoritaires. Nous revendiquons les villes qui, historiquement, sont les nôtres, dont Skopje, la capitale macédonienne  » (17), déclarait le 20 mars 2001 le porte-parole de l’UCKM, Sadri Ahmati, lui-même ancien soldat de l’UCK alors commandée par Ramush Haradinaj, suspecté d’être à l’origine de l’UCK macédonienne. Comme on le constate, l’idéologie irrédentiste albanaise professée par les nationalistes de l’UCKM comme de sa sœur aînée, l’Armée de Libération du Kosovo (UCK) d’Hashim Thaçi, ne s’est jamais limitée au seul territoire du Kosovo. Penchons-nous donc un instant sur les liens historiques, logistiques et structurels qui lient les guérillas du Sud de la Serbie et de Macédoine à sa sœur aînée de l’UCK kosovare.

Au départ entraînée par des officiers albanophones déserteurs de l’armée yougoslave (JNA), qui avaient rejoint en 1992 les armées indépendantistes slovènes, croates et bosniaques, l’UCK ouvrait, dès 1996-1997, les premiers véritables camps d’entraînements dans le massif de la Mirdita et dans la région de la Drenica (Srbica ; Broje ; Prekaz ; Llausha), au Nord de l’Albanie, avec un appui logistique et conseil des services secrets américains et allemands.

En 1996, année de son apparition, l’UCK avait entamé une vaste campagne de recrutement au sein des  » clans  » Schipétars, le Kosovo, tout comme le Nord de l’Albanie, étant une société traditionnelle  » clanique « , fonctionnant sur le système des  » chefferies « , comparables aux  » familles  » mafieuses du Sud de l’Italie. Grâce aux concours des  » chefs de clans « , l’UCK se renforça au sein de la société albano-kosovare, des unités d’actions rapides étant mises sur pied un peu partout au Kosovo. Entre 1996 et 1997, l’UCK commettra une quinzaine d’attentats au Kosovo ainsi qu’un en Macédoine, privilégiant tout d’abord l’assassinat des  » traîtres « , c’est-à-dire des albanais fidèles au pouvoir yougoslave, en particulier ceux qui collaborent avec la police ou qui travaillent dans les centres d’écoutes des services serbes.

Conformément aux engagements pris lors des négociations de Rambouillet et tels que le prévoyait la résolution 1244 des Nations Unies et les accords de cessez-le-feu de Kumanovo, l’UCK acceptera officiellement, le 20 septembre 1999, de rendre les armes. A première vue, donc, les uniformes frappés de l’aigle à deux têtes sur fond rouge de l’UCK laissèrent la place à ceux du  » Corps de Protection du Kosovo  » (KPC), ou TMK (Trupat e Mbrojtjes së Kosoves). Une nouvelle page semblait être tournée. Pourtant, venus dans la Drenica rendre hommage aux premiers combattants de l’Armée de Libération, les deux chefs historiques de l’UCK, Hashim Thaçi et Agim Ceku, firent des déclarations dépourvues d’ambiguïté le 20 septembre 1999, au moment même où ils étaient censés rendre les armes et dissoudre l’UCK :  » Puisque la Dreniça a offert une armée au Kosovo, c’est dans la Dreniça que commencera la reconstruction du Kosovo « , déclara Thaçi.  » L’UCK n’a pas déposé les armes ! Elles ont été mises en dépôt jusqu’au départ de l’Otan. Nous sommes sur la voie de réaliser les dernières volontés de ceux qui sont morts ! Nous allons donner l’indépendance au Kosovo !  » (18).

En fait, l’UCK n’a jamais été réellement désarmée. Officiellement, elle a, certes, opéré une démilitarisation exigée par les accords mettant fin à l’opération Force Alliée en juin 1999, mais démilitarisation ne signifie aucunement désarmement. Non seulement les armes de poing et légères, dites  » non-militaires « , n’ont jamais été déposées par l’UCK, que l’Otan et l’ONU ont même consacrée en la convertissant en une Force de protection du Kosovo, mais elle conserva toujours des arsenaux militaires cachés un peu partout au Kosovo et dans le Nord de l’Albanie où elle dispose, depuis les origines, de zones de repli et de fiefs claniques  » amis « , notamment ceux contrôlés par l’ex-Président albanais Sali Bérisha. Dès sa démission, au printemps 1997, le Président Bérisha soutiendra en effet ouvertement les terroristes de l’UCK, offrant son fief de Tropoja (Nord de l’Albanie), à quelques kilomètres du Kosovo, aux combattants de l’Armée clandestine. La mafia du Nord de l’Albanie, de Bajram Curri et de Kukës, servira quant à elle de relais aux séparatistes armés. Parallèlement, l’UCK installera des bases et des caches d’armes dans la partie Ouest de la Macédoine abritant l’essentiel de la minorité albanaise : Gostivar, Debar, Velesta, Pogradec et Tétovo.

Comme chacun le sait, les guérilleros de l’UCK prirent le contrôle de la province du Kosovo dès la fin de la guerre et entamèrent une politique de purification ethnique qui ne dit pas son nom en chassant Serbes, Gorans, Roms et Juifs du nouveau Kosovo  » indépendant « , tout en s’implantant économiquement en s’adonnant à toutes sortes de trafics (principalement prostitution, racket et drogues). Officieusement, le Corps de Protection du Kosovo (TMK) se comportera dès sa constitution comme la milice de Hashim Thaçi, le  » premier ministre  » auto-proclamé du  » Kosovo indépendant  » décidé à reconvertir l’UCK en parti politique.

Ainsi, le 15 octobre 1999, Thaçi fonde le parti du Progrès Démocratique du Kosovo, rebaptisé peu après Parti Démocratique du Kosovo (PDK), son ambition étant de fédérer les sympathisants de l’UCK et les déçus de l’option  » molle  » d’Ibrahim Rugova. Dans un premier temps, l’ossature politique de l’UCK (pendant la  » guerre du Kosovo « ), le Mouvement Populaire Albanais (LPK), accepte de se fondre avec le PDK de Thaçi.  » Ses militants veillent à la rigueur doctrinale : indépendance du Kosovo et soutien aux Albanais de Serbie, de Macédoine et du Monténégro  » (19). Soumis à une contrainte politique extérieure occidentale, le très pragmatique Thaçi déçoit ces derniers en abandonnant progressivement les slogans pan-albanais du LPK. Représentant de ce parti en Suisse, l’ancien général de l’UCK et compagnon de Thaçi, Ramush Haradinaj, réagit en quittant le PDK en mars 2000 puis fonde son propre parti, l’Alliance pour l’Avenir du Kosovo (AAK), lequel se propose de regrouper tous les mécontents de l’ex-UCK et du LPK. On retrouve dans ses rangs des partisans du  » Grand Kosovo  » militant pour la  » Libération  » du Sud de la Serbie et de la Macédoine occidentale.

Convaincus de pouvoir battre la Ligue Démocratique du Kosovo d’Ibrahim Rugova -discrédité par ses tractations avec Milosevic durant la  » guerre du Kosovo  » – aux élections du 28 octobre 2000, les cadres de l’AAK comme le parti de Thaçi ne digéreront pas leur échec électoral cuisant, dû en partie à la politique de terreur menée par l’ex-UCK puis aux trafics et à la corruption de ses dirigeants.

Déçus par l’échec électoral, les militants du LPK ne se sentent plus obligés d’adopter une rhétorique modérée destinée à rassurer les Occidentaux et organisent, le 22 juillet 2000, la cinquième assemblée générale du mouvement. L’ordre du jour est dépourvu de toute ambiguïté idéologique :  » Une partie de la nation reste encore sous le joug de l’oppresseur en Serbie, en Macédoine et au Monténégro… La question albanaise dans les Balkans n’est toujours pas résolue (…). Le peuple albanais du Kosovo doit s’orienter vers l’indépendance et former un Etat qui comprendra tous les territoires occupés où les Albanais sont en majorité  » (20).

On sait en fait que depuis plusieurs mois, déjà, le LPK collectait de l’argent auprès de la diaspora pour l’UCPMB, ce que révélera le chef de l’UCK macédonienne lui-même, Shefket Hasani, lequel accusera Thaçi d’avoir détourné près de deux millions de francs suisses destinés à sa guérilla (21). A la faveur d’un nouveau congrès du mouvement LPK organisé les 26-27 août en Suisse et qui décidera de la nomination de Fazli Veliu – Albanais de Macédoine alors chef de l’UCKM secrète – comme Secrétaire général de la branche extérieure, le LPK redevient le parti par excellence des adeptes de la  » Grande Albanie « , ou plutôt, dans un premier temps, du  » Grand Kosovo « , Tirana refusant pour l’heure de soutenir officiellement l’irrédentisme albanais dans les Balkans.

En novembre 2000, les liens entre l’UCPMB du Sud de la Serbie et les milieux nationalistes du Kosovo apparaissent à nouveau au grand jour : lorsque 400 maquisards occupent la zone démilitarisée, le chef du Conseil politique de l’UCPMB se fait connaître : M. Jonuz Musliu, membre de la direction du LPK. Son adjoint n’est autre que Halil Selimi, lui-même ancien cadre du Parti Démocratique du Kosovo de Hashim Thaçi. Mieux, les trois chefs de guerre officiels sont tous des anciens de l’UCK et du LPK : les commandants Lleshi (de son vrai nom Ridvan), Rasni et Shaban. Signe de la dimension criminelle et mafieuse de la guérilla albanaise, les chefs de guerre installent leur direction à Mali Trnovac et s’emparent du village de Veliki Trnovac, l’un des centres locaux du trafic de drogue, des armes et de la prostitution. La base arrière de l’UCPMB n’est autre que Gnjilane, centre du secteur de la KFOR sous contrôle américain.

Quant à la guérilla albanaise de Macédoine, elle compte dans ses rangs non seulement de nombreux vétérans de l’UCK n’ayant pas réussi à se réintégrer dans la vie civile et déçus par l’échec électoral, mais également un nombre important d’officiers et d’anciens cadres de l’UCK du Kosovo. On sait en fait qu’elle est dans un premier temps dirigée et contrôlée en sous-main par les forces militaro-mafieuses et politiques de Hashim Thaci à partir de Pristina. Le 12 mars 2001, le quotidien albanais du Kosovo Koha Ditore révélait notamment que l’ancien commandant de l’UCK reconverti dans la politique, Haradinaj Ramush, très lié aux milieux américains, étaient l’un des principaux mentors de l’UCK macédonienne. Certes, depuis les avertissements de l’Union européenne et le revirement apparent de l’OTAN, ces deux leaders historiques de l’UCK, tous deux reconvertis dans la politique et désireux de ne pas s’aliéner les Etats occidentaux, ont nettement pris leurs distances vis-à-vis du mouvement. Mais les liens entre les structures politiques de l’UCK du Kosovo, l’UCPMB et l’UCKM demeurent autant structurels qu’idéologiques. Ils existent depuis longtemps déjà, et l’UCK kosovare bénéficia d’ailleurs d’un large soutien des Albanais de Macédoine durant la  » guerre du Kosovo « . Pendant l’opération Force Alliée, en effet, les Macédoniens de souche albanaise avaient largement contribué aux approvisionnements de l’UCK. Beaucoup s’étaient battus dans la région de Pec, aux côtés de Ramush Haradinaj, protégés des Américains et entrés en politique au Kosovo. Aussi l’Ouest de la Macédoine avait-il joué, au bénéfice de l’UCK, le rôle de route d’approvisionnement en armes en provenance d’Albanie, d’où 700 000 fusils d’assauts circulent en toute liberté depuis le pillage des stocks de l’armée albanaise par les populations révoltées, en mars 1997. De fait, après le Kosovo et le Sud de la Serbie, c’est la Macédoine qui fut la plus menacée de l’intérieur par l’irrédentisme albanais. En 1997, donc bien avant la  » guerre du Kosovo « , les Forces Armées de la République du Kosovo (FARK) -milice pro-Rugova rivale de l’UCK – s’entraînaient déjà, avec des officiers turcs, dans le massif de la Sar Planina, à la frontière macédono-kosovare, sous la neutralité bienveillante des

Etats-Unis. Mais si l’UCK est présente en Macédoine, depuis 1997 et surtout l’arrivée de plus de 350 000 réfugiés albanais pendant les 78 jours de bombardement de l’OTAN, le nationalisme albanais a depuis plusieurs décennies ses propres structures historiques en Macédoine, principalement, l’Ilirida, mouvement ultranationaliste clandestin, lié depuis le milieu des années 90 à l’UCK du Kosovo.

En fait, afin de comprendre la nature des liens qui unissent les différentes branches locales de l’UCK, il est nécessaire de prendre en compte la vitalité de la diaspora albanaise en Europe occidentale, principalement en Allemagne et en Suisse, ainsi que la dimension mafieuse et clanique de celle-ci, la société albanaise, traditionnelle, demeurant profondément marquée par le système des solidarités féodales et des chefferies, comparables, ceteris paribus, à ce que l’on peut observer dans le Sud de l’Italie. Ainsi, Ali Ahmeti, l’homme qui a récemment proposé un cessez-le-feu en tant que  » représentant politique  » de l’UCK, est originaire de la chefferie de Zajas, village situé près de Kicevo, en Macédoine, et fut mis en contact avec les leaders albanais kosovars lors d’un exil en Suisse. C’est depuis Zurich, en effet, que Ahmeti collabora à la mise en place de l’Armée de Libération du Kosovo avant de rejoindre celle de Macédoine. Or, Ali Ahmeti n’est autre que le neveu de Fazli Veliu, ancien chef d’un journal au Kosovo et co-fondateur de l’UCKM, cité précédemment, lui-même réfugié en Suisse après avoir été emprisonné pour activisme séparatiste en ex-Yougoslavie. Issu du même village que Ahmeti, Veliu est un ami proche du clan kosovar des Jashari, premier clan – avec d’autres chefferies qui lui sont liées – à avoir pris les armes contre les Serbes. Rappelons également que la famille Jashari – principale victime de la fusillade tant médiatisée de Raçak en 1998 -compte aussi parmi ses proches Hashim Thaçi, lui-même ancien chef de l’UCK kosovare, également réfugié un temps en Suisse et lié aux milieux mafieux de la diaspora. C’est d’ailleurs le chef des services secrets de Thaçi, Emrush Xhemali, qui fut l’un des hommes clés de la mise en relations entre nationalistes albanais de Macédoine, de la vallée de Présevo et du Kosovo. On pense même qu’il aurait été le véritable chef occulte des séparatistes macédoniens de l’UCKM (22).

Les stratégies de l’UCK : la spirale provocation-répression-internationalisation et chantage à l’embrasement.

A partir de la victoire de Kustuniça à Belgrade et de l’échec de la stratégie du pire de l’UCPMB dans le Sud de la Serbie, les nationalistes radicaux de l’UCK décideront d’exporter cette fois-ci la rébellion vers la Macédoine. C’est dans ce contexte que, le 25 février, une cinquantaine de terroristes occupent le fief albanophone macédonien de Tanusevci. Très rapidement, ils seront rejoints par des volontaires venus de la vallée de Présevo et du Kosovo, pour former un bataillon de 3 à 400 soldats. La relative continuité territoriale existant entre le Kosovo, le Sud de la Serbie, et la Macédoine constitue, avec la zone tampon de la KFOR où peuvent manoeuvrer les guérilleros albanais, un atout géographique considérable. Ainsi, des convois de mulets alimentent en armes et marchandises l’UCK macédonienne à partir de Lupishte au Kosovo, entre autres, et Tétovo, la deuxième ville macédonienne, qui est située à 15 km seulement du Kosovo. Aujourd’hui plus que jamais, les Albanais de Macédoine sentent que le jour de leur émancipation de l’Etat macédonien orthodoxe est proche.

– La spirale provocation-répression-internationalisation.

En fait, la stratégie de l’UCK macédonienne est la même que celle de l’UCK du Kosovo : la rupture avec l’ordre établi, le refus de coopérer avec les autorités locales, la revendication de droits exorbitants et d’un Etat dans l’Etat de facto. Là aussi, nous avons affaire à une logique jusqu’au-boutiste, fondée sur la stratégie action-répression-internationalisation, la spirale de la violence étant délibérément provoquée afin de pousser les autorités slavo-macédoniennes à la faute et à des réactions disproportionnées destinées à leur tour à déclencher une internationalisation du conflit et un discrédit des autorités macédoniennes.

Pour l’heure, il semble que les Etats occidentaux et l’OTAN aient refusé de tomber dans le piège de la stratégie action-répression-internationalisation-indépendance. Certains ironisent même en affirmant que les Occidentaux et les institutions internationales y compris la KFOR, jadis inconditionnels de l’UCK du Kosovo, soutiennent désormais les opérations de répression des autorités serbes et macédoniennes dans le Sud de la Serbie et en Macédoine. Telle semble en tout cas la position occidentale et surtout européenne exposée lors du sommet européen de Stockholm le 23 mars 2001. Mais il convient de nuancer cette vision par trop caricaturale des événements. Car les déclarations de soutien aux autorités macédoniennes et la réaffirmation de l’intangibilité des frontières de la Macédoine prononcées par les chefs d’Etat européens et le Premier Ministre suédois Gôran Pesson, en présence du président macédonien Boris Trajkovski, ont été systématiquement accompagnées d’avertissements aux autorités de Skopje visant à réformer l’Etat macédonien dans un sens binational et confédéraliste conforme aux revendications des séparatistes albanophones.

  • le chantage à l’embrasement.

Certains observateurs estiment que les extrémistes nationalistes albanais du Kosovo, globalement déçus de l’attitude des Occidentaux, de l’échec électoral au Kosovo, et de non reconnaissance de l’indépendance formelle de la province, toujours rattachée officiellement à Belgrade, tenteraient, par le spectre de la déstabilisation des territoires peuplés d’Albanais via la guérilla de l’UCK en faveur de la  » Grande Albanie  » ou du  » Grand Kosovo « , de faire pression sur la communauté internationale pour que celle-ci résolve la question du statut final du Kosovo. En pratiquant la politique du pire et de la spirale belliciste provocation-répression-internationalisation dans les pays limitrophes où vivent les minorités albanaises, les extrémistes-terroristes du Kosovo espèrent très probablement provoquer une confrontation qui leur permettrait de redorer le blason de l’UCK auprès des masses albanaises révoltées par la  » répression  » et  » l’oppression  » macédonienne, tout en exerçant un chantage à la déstabilisation générale auprès des anciens  » amis  » occidentaux et de l’OTAN.

Les buts de guerre de l’UCK : construction de la  » grande Albanie  » ou bien ouverture d’un corridor sur la route de la mafia albanaise des Balkans ?

  • De la  » Grande Albanie  » au  » Grand Kosovo « .

Quelles sont les revendications et les  » buts de guerre  » de l’UCK ? Tout d’abord, ainsi que nous l’avons vu précédemment, l’UCK n’a jamais fait mystère de son nationalisme  » grand albanais  » et de son objectif de  » libérer  » tous les territoires où vivent (selon l’organisation) en majorité des Albanophones ou bien qui appartiennent historiquement à la nation albanaise : en fait, ces territoires n’incluent pas moins que les trois plus grandes villes macédoniennes puisque Skopje, Tétovo et Kumanovo sont concernées. L’UCKM aurait à sa disposition, selon ses dirigeants, entre 2 et 4 000 combattants. Mais les services de renseignements de l’OTAN et yougoslaves les situent plutôt autour de 1 500 pour le moment, en comptant les volontaires et cadres Schipétars du Kosovo voisin et du Sud de la Serbie.

Certains combattants rêvent encore de réunir dans un même ensemble politique tous les Albanais des Balkans, mais la plupart des chefs nationalistes s’accordent à penser que, l’Albanie étant déjà indépendante et devant respecter certaines contraintes diplomatiques, la première phase du projet irrédentiste consisterait à réunir déjà les Albanais du Kosovo, du Sud de la Serbie et de Macédoine, voire du Monténégro, au sein d’un  » Grand Kosovo « .

– Ouverture d’un corridor mafieux sur la route du  » Triangle d’Or des Balkans  » ou de la mafia albanaise.

Mais l’un des autres buts de guerre réels de l’UCK, moins avouable, étroitement liée aux réseaux de la drogue et des trafics de la mafia albanaise, est d’ouvrir un nouveau couloir sur la route des mafias, de nombreux laboratoires de drogues dures étant déjà en service en Macédoine albanophone depuis plusieurs années. Comme l’explique Xavier Raufer, chercheur à l’Institut de Criminologie de Paris IV et auteur d’un récent essai sur  » La Mafia albanaise  » (23),  » Une mafia ne prospère que si elle contrôle une diaspora taillable, corvéable, et surtout un sanctuaire inviolable  » (24), explique Xavier Raufer. La constitution d’un tel sanctuaire incontrôlable était déjà le principal but de guerre de l’UCK durant la  » Guerre du Kosovo « , comme nous l’avons expliqué dans un ouvrage consacré à la guerre du Kosovo (25), le Kosovo sous protectorat de l’OTAN étant devenu un paradis sans lois, pour le crime organisé.

Depuis le déclenchement de l’opération  » Force Alliée « , qui a entraîné l’exode de centaine de milliers de réfugiés à travers les Balkans et l’Europe de l’Ouest, ainsi que grâce au trafic d’immigrants albanais venant rejoindre les déjà nombreuses diasporas d’Italie, de Suisse, de Belgique et d’Europe du Nord, les conditions énoncées par M. Raufer semblent être réunies. Au début du mois de mai 1999, Sadako Ogata, haut-commissaire de l’ONU pour les réfugiés du Kosovo, dénonçait déjà les groupes armés coupables d’avoir transformé la Macédoine, le Kosovo et le Nord de l’Albanie, en une véritable  » zone grise « , une jungle où règne la loi du plus fort. Car, depuis 1992, l’Etat albanais est totalement absent dans cette région où journalistes, associations humanitaires et réfugiés sont des proies soumises à la violence des bandes armées : le long de la frontière avec le Kosovo, entre Bajram Curri, Kukes et Tropoje (Nord de l’Albanie), au coeur du  » Far West albanais « , l’aide internationale est systématiquement pillée puis revendue aux réfugiés ; les journalistes et les personnels humanitaires sont rackettés, voire même dépouillés, les policiers locaux étant la plupart du temps complices des malfrats. Au large des îles grecques, les gangs albanais ont  » rétabli  » la piraterie maritime, faisant à nouveau de cette mer une  » mer interdite « , comme au temps des pirateries barbaresques nord-africaines et turques. Bientôt, si les nationalistes albanais – dont l’ex-UCK – arrivent à édifier une  » Grande Albanie « , ce sanctuaire s’étendra également à une partie du Monténégro, qui réclame son indépendance, et à la Macédoine, en passant par le Nord de la Grèce. Un  » centre européen de narco-trafic  » situé à une journée d’autoroute de Paris et une heure d’avion de Rome, un véritable  » Triangle d’Or balkanique  » de la drogue, comparable aux  » zones grises  » de l’Afghanistan ou du fameux Triangle d’Or asiatique, est en train de naître à la faveur des guerres et des crises balkaniques depuis le début des années 90.

En fait, la mafia albanaise sévit dans les six principaux secteurs d’activités : l’acheminement d’immigrants vers l’Union européenne ; la contrebande, qui a connu un essor considérable grâce à l’embargo contre la Yougoslavie depuis près de dix ans (principalement le trafic de cigarettes); la prostitution (les mineures sont enlevées au Kosovo, en Albanie et dans les différents pays de l’Est où est fortement implantée la mafia albanaise, comme la Tchéquie, la Slovaquie et la Hongrie, puis acheminées clandestinement vers l’Europe de l’Ouest), le trafic d’armes (stocks pillés durant l’insurrection de Tirana en 1997, approvisionnement en Allemagne de l’Est ou encore auprès des mafias russe et italienne implantées en Suisse, en Belgique et en Italie) ; la drogue (principalement l’héroïne, dont l’acheminement passe par la  » route des Balkans « , à partir de la Turquie, via la Macédoine, où les visas ne sont pas demandés pour les ressortissants turcs) ; le racket (principalement au détriment des réfugiés kosovars et des diasporas albanaises de l’Ouest).

Du point de vue de la mafia albanaise transbalkanique et de ses ramifications internationales, les récentes offensives de l’UCK en Macédoine visaient la  » libération  » non pas seulement du  » peuple opprimé  » mais surtout des points clés de la route du narco-trafic, rebaptisée  » Triangle d’or des Balkans  » par Xavier Raufer. Plus que le sort des minorités albanophones  » opprimées  » des Balkans, dont les chefs mafieux de l’UCK n’ont cure puisqu’ils organisaient le trafic de prostituées albanaises au sein des camps de réfugiés albanais pendant la guerre du Kosovo, ce qui compte réellement, pour les séparatistes de l’UCK, est ni plus ni moins que le contrôle de ce territoire stratégique, carrefour entre l’Adriatique, la Mer Noire et la Méditerranée orientale.  » Les rebelles veulent chasser l’armée et la police de certains territoires pour avoir les mains libres pour leurs affaires, comme le trafic de drogue ou de femmes  » (26), confirme Xavier Raufer.

Grâce à la passivité étonnante des autorités de l’OTAN (KFOR), au cours de l’année 2000, les narco-trafiquants de l’UCK avaient déjà pris le contrôle de la ville serbe de Veliki Trnovac (dans la dite  » zone de sécurité « ) devenue subitement un centre de stockage d’héroïne et de trafic d’immigrés clandestins originaires de la Turquie et de l’Asie centrale désireux d’entrer en Europe occidentale. Dès 1999, à l’issue de la  » guerre du Kosovo « , les bataillons de la KFOR, notamment ceux des zones sous contrôle anglo-américain, avaient fermé les yeux sur le passage d’armes albanaises et de guérilleros de l’UCK vers le Sud de la Serbie puis vers la Macédoine.

Loin de s’exclure mutuellement, les deux buts de guerre de l’UCK précédemment cités sont interdépendants : comme nombre de guérillas nationalistes et indépendantistes de par le monde, financées entre autres par l’argent des trafics, du racket et de la drogue, l’UCK est à la fois une réalité politico-idéologique, incarnant un projet géopolitique précis, et une entité criminelle transnationale.

Mais une troisième dimension, civilisationnelle et religieuse, doit être prise en considération si l’on veut comprendre le phénomène de l’irrédentisme albanais et la genèse de la déstabilisation des Balkans inaugurée au début des années 90 avec la guerre en Bosnie : le facteur islamique, apparu dans les Balkans avec l’occupation ottomane et par conséquent lui-même lié à l’histoire de la Turquie. Or l’empire ottoman, qui apporta l’islam, a incontestablement marqué jusqu’à nos jours les mentalités des peuples slavo-orthodoxes et islamisés des Balkans, lesquels ont forgé une partie de leur identité et continuent d’une certaine manière à élaborer leurs auto-représentations identitaires en se réclamant du monde turco-islamique, ce qui est le cas des Bosno-musulmans et des Albanais, qui conservent une nostalgie de l’époque ottomane et assument l’héritage islamique, ou au contraire en rejetant cette période de l’histoire, considérée comme sombre et symbole de sujétion et d’hostilité, ce qui est le cas des peuples serbe, croate, macédonien, bulgare, grecs, etc, et des Slavo-orthodoxes en général.

Entre irrédentisme albanais et nostalgie islamo-ottomane : la quête identitaire frustrée des Albanais des Balkans et de Macédoine.

En réalité, tout comme les Musulmans indiens, qui fondèrent en 1947 leur propre Etat islamique et quittèrent l’Union indienne, les Musulmans slaves ou albanais n’acceptèrent jamais réellement le départ de leurs protecteurs et coreligionnaires turco-musulmans, et ils entretinrent toujours un certain esprit de revanche larvé envers les nouveaux maîtres slavo-orthodoxes, anciens sujets  » infidèles  » de la Sublime Porte, dont le « pouvoir impie » ne peut pas être reconnu par un Musulman strict, lequel a en principe le devoir de désobéir aux Infidèles dès lors qu’il en a les moyens : démographiques, politiques, économiques, militaires, appui extérieur (OTAN pour les Albanais du Kosovo), etc.

On peut donc appliquer, ceteris paribus, la grille d’analyse géocivilisationnelle du « paradigme indo-pakistanais » à la situation actuelle des Albanais du Kosovo et de Macédoine, mais également du Monténégro et de Grèce, sujets comme l’Inde de 1947, à une forme spécifique de séparatisme : l’irrédentisme islamique, en l’occurrence islamo-albanais et néo-ottoman.

C’est en fait en Macédoine que l’on rencontre, avec le Sandjak musulman (Yougoslavie) voisin de la Bosnie, le plus fort taux d’islamisation des Balkans et que les liens avec la Turquie sont parmi les plus intenses (l’absence de visas aidant) des pays de la région, après la Bulgarie certes. Aussi Tétovo abrite-t-elle le plus important centre islamique des Balkans, où il est parfois fort difficile de différencier les Turcs des Slaves turcisés et/ou islamisés et des Albanais, la nationalité étant, chez les Musulmans balkaniques et dans l’Islam en général, un principe indissociable de l’appartenance religieuse, même chez les Albanais, dont le nationalisme est au départ certes marqué par le catholicisme, mais dont la forme moderne est en partie  » néo-ottomane « , et de plus en plus marqué par l’islam, par opposition aux Chrétiens orthodoxes slaves.

Ces quelques précisions permettent de mieux comprendre certains événements largement passés sous silence en Occident et qui annonçaient pourtant, il y a pourtant près de dix ans, l’explosion des conflits identitaires actuels des Balkans. Ainsi, en 1992, au moment du démantèlement de l’ex-Yougoslavie, la plus haute autorité islamique de Macédoine (raïs ul-oulama), Yacoub Sélimovski, ancien raïsul oulama de Yougoslavie, avait assisté à La Mecque en Arabie Saoudite, à une réunion de l’Organisation Mondiale des Mosquées (27). L’ouléma albano-macédonien avait demandé à cette organisation qu’elle présente auprès de l’ONU quatre projets qui auraient dû servir d’éclairage à la situation actuelle et qui ne font aucune ambiguïté quant à l’idéologie islamo-irrédentiste qui anime certaines élites albano-musulmanes en ex-Yougoslavie :

  • reconnaissance de la Bosnie-Herzégovine comme Etat,
  • droit des Albanais du Kosovo de se séparer de la Serbie et de l’ex-Yougoslavie,
  • autonomie du Sandjak ou Rascie (Raska) puis, à terme, séparation de la Yougoslavie,
  • constitution d’un Etat bi-religieux en Macédoine (division de la souveraineté entre Slavo-orthodoxes et Musulmans albanais).

Déjà, en 1992, lorsque la guerre éclata en ex-Yougoslavie, Yacoub Sélimovsky, alors chef de la Communauté Religieuse Islamique (CRI), autorité islamique suprême de l’ex-Yougoslavie, le raïs ul-ouléma (président des Oulémas : religieux musulmans) avait fait promulguer une fatwa, fondée sur la Charià, proclamant le jihad et certifiant qu’il s’agissait bien d’une  » guerre de religion  » :  » Tout individu célibataire, homme ou femme, doit partir à la défense de la foi islamique en fonction de ses compétences et possibilités. S’il n’obéit pas à cette obligation, cela signifiera qu’il n’est plus en accord avec sa foi et qu’il trahit sa mission dans ce monde. Commencez à combattre pleinement et dans la confiance d’Allah. Si vous survivez, vous serez un ghazi (ou razi : héros du jihad), et si vous périssez, vous serez chahid, (sacrifié pour l’amour de l’Islam). Pendant vos offensives et combats avec l’ennemi, dites  » Allah Akbar  » (Dieu est le plus Grand), et, si cela est possible, ayez une copie du Coran sur vous  » (28). Comme on le constate, le projet géopolitique  » grand-albanais  » ne revêt pas seulement une dimension ethno-nationale, même si l’islam constitue plus une appartenance identitaire étroitement liée à l’albanité et à l’empire ottoman qu’une pratique spirituelle rigoureuse respectée par tous. En réalité, albanité, islamité et  » ottomanité  » (puisque l’islam est apparu dans les Balkans et chez les Albanais au contact de l’occupant ottoman) sont étroitement liés. Ce constat nous conduit par conséquent à analyser la posture géostratégique et le  » désir de territoire  » de la Turquie, consciente du fait que cet entremêlement de critères d’auto-identification constitue, pour ses ambitions géopolitiques propres, un levier inestimable.

De par son instrumentalisation partielle par la Turquie, qui ambitionne de se redéployer dans les Balkans en courtisant les minorités musulmanes jadis converties à l’islam au contact des Osmanlis, l’irrédentisme albanais s’inscrit plus largement dans un projet géopolitique balkanique que le géopolitologue et islamologue Miroljub Jevtic a baptisé  » néo-ottoman « .

La  » diagonale verte « , ou le projet géopolitique à long terme d’unification des Musulmans des Balkans au profit d’Ankara.

 » Les buts du panturquisme, explique Miroljiub Jevtic, visent d’abord à l’unification de tous les peuples convertis à l’islam sous l’influence des Osmanlis, qu’ils soient ou non de souche turque. Sous sa forme actuelle, le panturquisme pourrait donc être défini comme du néo-osmanlisme » (ou « néo-ottomanisme »). La Turquie a été un des pays les plus obstinés à reconnaître l’indépendance de la Macédoine et de la Bosnie-Herzégovine, car elle y voyait l’occasion d’atteindre ses objectifs  » (29). En réalité, le but non avoué de certains mouvements irrédentistes slavo-musulmans ou albanais est de reconstituer, à moyenne ou longue échéance, une sorte de confédération islamique balkanique sous protectorat turc, l’important étant pour eux autant le fait de se détacher du  » pouvoir infidèle  » – slavo-chrétien – que d’être indépendants. Dans les Balkans, on appelle ce projet néo-ottoman et musulman la  » diagonale  » ou  » transversale verte « , que Grecs et Slaves nomment également le  » corridor turc « . Il s’agit en fait d’un long continuum géopolitique musulman partant de la Thrace orientale turque et aboutissant à la poche de Bihac (voir cartes), en passant par la Thrace occidentale grecque, la Bulgarie, et la Macédoine, où vivent d’importantes communautés musulmanes, et, bien entendu, le Kosovo et la Bosnie, deux maillons-clés déjà  » libérés  » (de facto) de la  » transversale verte « .

A moyen terme, la reconstitution d’une confédération islamique néo-ottomane est réalisable, et la continuité de la  » diagonale verte  » slavo-albanaise avec la Turquie irrédentiste et ultranationaliste (coalition formée par le Premier-Ministre Bulen Ecevit) passe par une jonction géopolitique d’une partie de la Bulgarie, qui possède une forte minorité musulmane et turque (12 %), très liée aux voisins macédoniens, de la zone albanaise de la Macédoine, ainsi que du Sandjak et de la Bosnie, d’une part, en Albanie, d’autre part, via l’enclave de Gorazde et le Kosovo (voir carte). Ainsi, à peine 100 kms seraient à conquérir pour obtenir une continuité et unifier les Musulmans d’ex-Yougoslavie à ceux du Kosovo, de Bulgarie, et de Turquie. Signe avant-coureur, de nouvelles mosquées financées par l’argent turc et saoudien (l’islam turc étant lui-même largement financé par la Ligue Islamique Mondiale contrôlée par l’Arabie Saoudite) sont en construction le long de la frontière serbo-bulgare, désertée par les Serbes et que risquent de peupler rapidement les Musulmans Pomaks du Rodope, Bulgares slaves turcisés ou déslavisés, qui constituent le lien humain  » naturel  » entre le monde turco-musulman et le monde slave.

Concernant le Sandjak de Novi Pazar (ou  » Raska  » la Rascie des Serbes), bande de territoire équivalent à deux départements français étirée entre le Kosovo à l’Est et la Bosnie à l’Ouest, cette province, partie intégrante de la Serbie, est particulièrement stratégique puisqu’elle est le point de passage obligé des Serbes pour l’accès à la Mer (voir carte). En outre, elle constitue un point de jonction essentiel des différents tronçons de la  » diagonale verte « . Antique terre serbe occupée par les Ottomans jusqu’en 1912, le Sandjak (ou Rascie) fut rattaché en 1913 à la Serbie lors du Traité de Bucarest. Elle est peuplée d’à peu près autant de Serbes orthodoxes que de Slaves musulmans. Novi Pazar, sa capitale, est surnommée la  » petite Istanbul « , en référence à son aspect oriental hérité des Ottomans.

Comme ailleurs, natalité, panturquisme et réislamisation radicale sont autant de leviers d’instabilité et d’instrumentalisation exploitables par les puissances extérieures, notamment la Turquie, mais aussi d’autres Etats musulmans, désireux d’opérer une percée géopolitique dans cette partie stratégique du monde. C’est ainsi que le leader de la forte communauté musulmane du Sandjak, Suleyman Ougljanin, chef du Muslimansko Nacionalno Vijece Sanzaka (MNVS : Conseil National des Musulmans du Sandjak) et député à Belgrade, a été formé au fondamentalisme islamiste en Bosnie et en Turquie. Ancien membre du  » Parti d’Action Démocratique de Bosnie « , le leader musulman du Sandjak, qui est d’ailleurs étroitement lié au parti islamiste turc Refah partisi, rebaptisé depuis 1997 Fasilet, dont il rencontra plusieurs fois le chef charismatique Necmettin Erbakan, a créé ensuite une antenne locale de ce parti islamiste au Sandjak (Mouvement National Bosniaque du Sandjak, BNVS), où il récolte les suffrages d’une grande partie de la minorité musulmane. En juillet 1997, lors d’une importante manifestation, il rendait public sa revendication d’un « statut spécial » pour le Sandjak en attendant l’indépendance pure et simple puis le rattachement à la Bosnie.

Panislamiste comme l’ex-Président bosniaque Izétbégovic, Ouglajnin ne limite aucunement son combat au Sandjak et à la Bosnie. Lui-même à moitié albanais et homme clé des relations entre Albanais et Slavo-musulmans des Balkans, il estime que le Sandjak et la Bosnie musulmane devraient former un seul et même Etat islamique – avec la Charià comme loi d’Etat – étroitement uni à l’Albanie et au  » Grand Kosovo  » (Kosovo, Sud de la Serbie et Ouest de la Macédoine) et lié à la Turquie,  » protectrice  » des Musulmans balkaniques.

Forts de l’appui tacite des Occidentaux et des coreligionnaires et protecteurs turcs, présents sur le sol macédonien à travers les activités économiques – souvent mafieuses d’ailleurs – mais aussi dans le cadre d’opérations d’entraînement du Partenariat pour la Paix (OTAN), et conscients que leur avantage principal sur les  » Infidèles orthodoxes  » est leur vitalité démographique, les nationalistes albanais, encouragés par les précédents de la Bosnie et du Kosovo, sont persuadés que la  » Grande Albanie  » est désormais réalisable, parallèlement à l’édification progressive, par étapes, d’un Etat confédéral islamo-albanais uni à la Bosnie et au Sandjak. La multiplication des déclarations unilatérales d’indépendance dans des Balkans (Slovénie, Croatie, Bosnie, Macédoine et maintenant Kosovo), fortement encouragée par les Occidentaux, principalement Américains et Allemands,  » créé un précédent assez troublant au regard du droit international. Après le Kosovo, qui exige une pleine indépendance, prélude à un rattachement à l’Albanie sous la houlette d’Ankara, alors la Thrace grecque, où des agitateurs islamistes turcs prêchent le devoir de désobéissance à l’égard de l’administration hellénique, présentée comme coloniale, suivra inéluctablement » (30).

Conclusion : stratégie expansionniste de l’UCK et déstabilisation des Balkans : justifications de l’hégémonie politico-militaire des Etats-Unis en Europe.

Etant donné l’engagement des services secrets américains et du Département d’Etat auprès de l’UCK et des nationalistes albanais de 1996 à la fin de la  » guerre du Kosovo « , certains analystes ont été jusqu’à émettre l’hypothèse selon laquelle la nouvelle Administration Bush jr, qui avait annoncé un retrait unilatéral et rapide des troupes américaines des Balkans, lors de la campagne électorale du nouveau Président républicain, continuerait à encourager en sous main la guérilla albanaise en Macédoine et dans le Sud de la Serbie afin de maintenir l’instabilité dans la région et de justifier ainsi le maintien des troupes américaines et la nécessité de l’OTAN comme seule véritable structure de défense  » européenne  » viable. Mais il n’est pas certain que Washington ait toujours besoin de l’UCK dans la perspective de déstabiliser la Serbie et la Macédoine, et d’asseoir sa présence militaro-stratégique dans les Balkans. Ceci pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, l’éclatement de la Macédoine conduirait à déstabiliser, certes, la Serbie, toujours suspecte de russophilie et d’anti-occidentalisme, donc obstacle relatif à l’extension de l’OTAN, mais avec elle les intérêts américains eux-mêmes dans la région. Seraient en effet entraînés dans cette aventure les différents acteurs régionaux : Bulgarie, Yougoslavie, Albanie, Macédoine, Monténégro, avec le risque de voir deux puissances membres de l’OTAN : Grèce et Turquie s’affronter durablement, sur la  » question albanaise  » concernant tous ces pays. Aussi est-ce probablement cette réalité géopolitique qui explique le revirement américain et occidental contre l’UCK,  » combattants de la liberté  » hier,  » séparatistes terroristes  » aujourd’hui. C’est dans ce contexte qu’il faut analyser la soudaine convergence de vues entre les différents membres du Groupe de Contact sur l’ex-Yougoslavie (31), notamment entre les Occidentaux et les Russes, en total désaccord durant la  » guerre du Kosovo « , mais à présent unis par une même volonté de préserver l’intégrité territoriale de la Macédoine et du Monténégro et de mettre fin à la dynamique déstabilisatrice et séparatiste déclenchée dans les Balkans depuis le début des années 90 par la stratégie exclusivement anti-serbe et anti­yougoslave des Etats-Unis et de l’Allemagne.

Il n’en demeure pas moins que l’instabilité endémique de la région, permise par le précédent de la  » guerre du Kosovo  » et l’interventionnisme américano-occidental, constitue pour les Etats-Unis une nouvelle occasion de démontrer à l’Europe qu’elle a besoin de l’OTAN pour maintenir sa stabilité et la paix. Aussi, quand bien même l’Administration Bush II aurait réellement et durablement remis en question la stratégie pro-bosno-musulmane et pro­albanaise à l’oeuvre jusqu’au début de l’an 2000, stratégie génératrice de pierres d’achoppements nationalistes et civilisationnelles et d’embrasements endémiques justifiant à leur tour l’interventionnisme non moins belliciste de l’OTAN, le désordre permis par cette stratégie de  » ceinture verte  » passée alimente toujours, de façon autonome, la légitimité de l’hégémonie militaro-stratégique américaine dans les Balkans. C’est ce constat qui pousse Edward Luttwak, déplorant le fait que l’UCK ait échappé à ses anciens protecteurs américains et poursuive désormais le rêve expansionniste du  » Grand Kosovo « , à déclarer :  » dans l’immédiat, cela coupe court à tout espoir de retrait de l’OTAN du Kosovo  » (32).

Aussi le revirement stratégique et diplomatique de l’équipe Bush jr concernant le maintien des troupes américaines au Kosovo (33) doit-il être analysé à l’aune de ces constatations. C’est ainsi que lors de sa tournée dans les Balkans des 11-14 avril 2001, le secrétaire d’Etat américain Colin Powell a confirmé solennellement que les Etats-Unis  » resteront engagés politiquement et économiquement et fourniront une assistance militaire si besoin est  » (34), justifiant la volte-face stratégique par la nécessité de  » calmer le jeu  » et  » d’éviter la déstabilisation dans les Balkans « . Cet engagement américain dans les Balkans concerne non

seulement le Kosovo et la Macédoine, mais aussi la Bosnie, où, depuis les accords de Dayton de 1995, les Etats-Unis maintiennent des soldats américains. Là aussi, les Etats-Unis promettent chaque année de se désengager militairement de Bosnie (35), tant au nom d’une critique de  » l’interventionnisme excessif  » que de la nécessité de voir les Européens s’occuper de leur zone d’action naturelle dans le cadre d’une hypothétique défense européenne d’emblée envisagée comme indexée sur l’OTAN. En réalité, la fragilité et l’instabilité chronique de la Bosnie-Herzégovine, composée de deux entités antinomiques, la République serbe et la Fédération croato-musulmane, elle même divisée entre Musulmans et Croates – incapables de s’entendre, comme le montre l’actualité récente (36) – et placée sous protectorat international, justifie chaque année une nouvelle prorogation du mandat américain de la SFOR. De même que les accords de Dayton portaient en eux les germes d’une instabilité future de la Bosnie, de même la résolution 1244 de l’ONU instaurant un protectorat international au Kosovo (37) laisse dans le flou le plus total la question du statut de la province kosovare, dotée d’une  » autonomie substantielle « . Comme nous l’avons vu, ceci est plus que jamais un motif de frustration et de radicalisation pour l’UCK, qui tente alors d’exporter la terreur dans l’ensemble des Balkans pour obtenir gain de cause au Kosovo.

Un peu comme à propos des tensions gréco-turques en Mer Egée ou à Chypre, que seule l’hégémonie militaire américaine en Europe du Sud semble avoir jusqu’à présent éviter de dégénérer en conflit grave, l’OTAN et l’engagement militaire américain apparaissent comme l’unique frein possible à un probable embrasement général des Balkans, même si ce même engagement militaire est en grande partie responsable de la situation belligène actuelle. L’heure de la maturité politique et de l’autonomie géostratégique de l’Europe – toujours divisée entre ses deux poumons : occidental et post-byzantin, et incapable d’avoir les moyens budgétaires de ses ambitions en matière de défense – ne semble toujours pas être arrivée…

Notes

  • Edward Luttwak, Le Figaro, 23 mars 2001.
  • Le préambule de la Constitution parle  » d’Etat des Macédoniens « . Aussi, la Constitution définit l’Etat non pas sur une base nationale mono-ethnique, comme l’insinuent les Albanophones séparatistes, mais comme un Etat de citoyens détenteurs de la souveraineté. En fait, ce que veulent les autonomistes ou séparatistes albanais, c’est une  » fédéralisation ethnique « , la constitution d’un Etat binational communautariste.
  • Les Albanophones se plaignent de n’être représentés qu’à hauteur de 1 à 2 % dans l’Administration, ce chiffre est inférieur à la réalité, qui se situe plutôt autour des 5 %. En fait, la responsabilité n’est pas seulement attribuable à une supposée  » exclusion  » des Albanais orchestrée par l’Etat macédonien. Les Albanais eux-mêmes sont largement responsables de leur sous-représentation dans l’Administration. Celle-ci est également due au fait que jusqu’à une période récente, les Albanophones étaient massivement sous-scolarisés. Par ailleurs, une grande partie des étudiants albanophones ont délibérément choisi, depuis une dizaine d’années, de boycotter les universités macédoniennes d’Etat au profit de l’Université albanaise de Tétovo, ce qui implique une auto-exclusion de facto des systèmes de recrutement de l’Administration. En fait, nombre d’Albanais sont représentés au sein de la haute Administration, tel le N° 2 des services secrets albanais ou encore le Directeur de l’aéroport de Skopje, Ernat Fejzulhu, lui-même ancien ministre.
  • Nom issue de l’Organisation révolutionnaire interne macédonienne, ancien mouvement de libération nationale fondé sous l’empire ottoman par les nationalistes macédoniens slavo-orthodoxes pour lutter contre le joug turco-islamique.

Les 5 ministres albanophones membre du Parti Démocratique Albanais actuellement représentés au sein du Gouvernement macédonien sont les suivants :

1/ Bedredine Ibraimi, vice-Premier-ministre (N°2 du gouvernement) et ministre des Affaires sociales et de la Solidarité ; 2/ Dzovdet Nassoufi, ministre de la Justice ; 3/ Besnik Fetai, ministre de l’Economie ; 4/ Djemailji Saiti, ministre des Collectivités Locales ; 5/ Mehmet Jikaili, ministre sans portefeuille. Plusieurs vice-ministres d’importance stratégique sont également albanophones : Kadri Kadriou, vice-ministre de la Défense ; Rofet Elmazi, vice-ministre de l’Intérieur ; Rodjep Hasani, vice-ministre de l’Education nationale, sans oublier les vice-ministères de la Santé, des Transports et de la Communication, également confiés à des Albanophones.

  • L’ancien ambassadeur de Macédoine en France, Luan Starova, était Albanais, et les actuels ambassadeurs de Macédoine en Suisse, en Croatie, en Slovénie, à Copenhague, en Turquie puis en Italie sont également albanophones. Sur 66 diplomates travaillant dans les consulats de Macédoine à l’étrangers, 14 sont d’origine albanaise.
  • Christophe Chiclet,  » L’UCK cherche une revanche en Macédoine ? « , Le Monde Diplomatique, avril 2001.
  • Un nouveau projet d’Université albanophone privée, financée par des fonds européens et agréée par l’Etat, sera bientôt construite à Tétovo. Ce projet concurrent de l’Université parallèle a finalement été approuvé par le Parti Démocratique Albanais, membre de la coalition gouvernementale, grâce, notamment, au soutien apporté par l’Union européenne.
  • Cité in La Croix, 23 mars 2001.
  • Sulejmani, Le Monde, 24 mars 2001.
  • Force de paix au Kosovo de 44 000 hommes déployée à l’issue de l’Opération Force Alliée. La zone terrestre de sécurité entre le Kosovo et la Macédoine, s’étend sur une largeur de 5 kms et une longueur de 402 kms, entre le Kosovo administré par l’ONU, et la Serbie à proprement parler, puis la Macédoine.
  • Cité in Le Figaro, 24-25 mars 2001.
  • AFP, 11 avril 2001.
  • AFP, 13 avril 2001.
  • Aussi l’OTAN et l’Union européenne ont-ils, à maintes reprises, mis en garde les autorités de Skopje contre  » tout excès dans l’usage de la force « , George Robertson, le Secrétaire général de l’OTAN, soulignant que  » seul un règlement politique satisfaisant pour tous peut marcher « .
  • Christophe Chiclet, « La Macédoine en danger, crise au Kosovo et question albanaise », Le Monde Diplomatique, janvier 1999.
  • Jacques Rupnik, Libération, 21 mars 2001.
  • Cité par Rémy Ourdan, Le Monde, 26-27 septembre 1999.

19   Christophe Chiclet,  » L’UCK cherche une revanche en Macédoine « , Le Monde
Diplomatique, avril 2001.

  • Extraits du Programme du Mouvement Populaire du Kosovo, Pristina, juillet 2000.
  • In Bota Shote, 9 août 2000. Rappelons que près de 500 000 Albanais vivant en Allemagne, en Suisse, en Belgique et en Scandinavie financent l’UCK transbalkanique, versant, de gré ou de force 3 % de leurs revenus aux milieux mafieux nationalistes de la diaspora en tant qu’impôts de guerre.
  • Dans la vallée de Présevo, on retrouve d’ailleurs le propre frère de Xhemali, Muhamet, parmi les cadres de l’UCPMB.
  •  » La Mafia albanaise « , de Xavier Raufer, éd. Favre, mai 2000.
  • Xavier Raufer,  » Drogue : le Triangle d’Or du Kosovo « , Le Figaro Magazine, 7 août 1999.
  •  » Guerres contre l’Europe : Bosnie, Kosovo, Tchétchénie « , Les Syrtes, 2001.
  • Cité in Libération, 6 avril 2001.
  • Miroljiub Jevtic, in  » Questions Stratégiques « , op cit.
  • In The Revival (Preporod), Revue islamique publiée par les dirigeants de la Communauté Religieuse Islamique de Yougoslavie (CRI), 15 avril 1992, p 8.
  • Jevtic, op cit.
  • Vernochet,  » Questions Stratégiques « , op cit.
  • Le Groupe de Contact s’est réuni le 11 avril 2001 à Paris dans le but, notamment, de dissuader le Monténégro de proclamer son indépendance, but avoué du Président monténégrin Djukanovic, jadis fortement poussé dans ce sens par ses protecteurs américains, décidé à consacrer la sécession du Monténégro vis-à-vis de la Yougoslavie à l’occasion d’un référendum qui serait organisé en juillet 2001.
  • Edward Luttwak, op cit.
  • Le retrait de 1300 soldats américains de la KFOR n’est plus à l’ordre du jour.
  • Le Figaro, 14 avril 2001.

35   Depuis 1996, année à partir de laquelle Washington commença à envisager son
désengagement militaire, les Etats-Unis ne voulurent jamais réellement quitter la Bosnie, en
dépit de leur décision officielle visant à retirer la SFOR (Stabilization Force, successeur de
l’IFOR) du théâtre bosniaque.

  • Protestant contre la volonté du Haut représentant Wolfgang Petritsch qui voulait changer la loi électorale bosniaque afin d’obliger les nationalistes en Bosnie, Ante Jelavic, membre croate de la présidence centrale de Bosnie et leader du parti Communauté Démocratique Croate (HDZ), a déclaré qu’il ne reconnaît plus la Fédération croato-bosniaque. Démis de ses fonctions, il a proclamé, début mars 2001, l’autonomie croate. Suivant son exemple, la majorité des 8 000 officiers croates ont déjà quitté les corps d’armes multiethniques de la Fédération croato-musulmane. De plus en plus, les Croates déclarent refuser d’obéir à un  » pouvoir musulman « .
  • Administré par la Mission d’Administration Intérimaire des Nations Unies au Kosovo (MINUK) et protégé par la Force multinationale de l’OTAN (KFOR).
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