La machine de guerre juridique américaine et contre-mesures

Par Olivier de MAISON ROUGE

Avocat (cabinet Lex-Squared) – Docteur en droit

Enseignant à l’Ecole de guerre économique (EGE)

Auteur de « Penser la guerre économique. Bréviaire stratégique », Va Edition, 2018

Dans la guerre économique mondiale, le rôle du droit est devenu un levier majeur de soumission que certains pays utilisent désormais sans retenue, à leur avantage exclusif, dans un contexte d’effacement progressif du droit international (ONU, OMC, traités internationaux, etc).

L’affaire Alstom-General Electric[1], fut un exemple particulièrement emblématique de la manière avec laquelle la loi américaine a été utilisée contre une entreprise française. Cette affaire a très largement participé à un éveil des consciences, à tel point qu’une enquête parlementaire a été déclenchée.[2]. Cette action d’ingérence juridique s’était vu précédée par le cas BNP Paribas, qui a fait succomber la banque, dans le cadre d’un chantage judiciaire.

Les Etats-Unis d’Amérique sont passés maître dans cet art de domination juridique, au-delà de leurs frontières étatiques : c’est ce qu’il convient de nommer « l’extraterritorialité du droit américain ».

La puissance des États-Unis s’appuie sur la lutte contre la corruption

Ce faisant, les Etats-Unis, depuis l’ère du Président Bill Clinton, ont pris soin d’avancer masqués sous couvert de bons sentiments. Mais la réalité a depuis lors démontré que ce n’était qu’une façade, érigée selon des idéaux messianiques, où la logique cachée est de placer les entreprises étrangères en position d’infériorité par rapport à la concurrence américaine.

La lutte contre la corruption aux États-Unis est régie par le Foreign Corrupt and Practices Act, de 1977. Ce texte fédéral n’a pas de portée extraterritoriale de principe. Pour l’appliquer, le departement of justice (DOJ) procède par interprétation extensive. Cette loi va en effet trouver indirectement une portée internationale en 1998, lorsque les États-Unis vont ratifier la “Convention sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales”, adoptée par l’OCDE en décembre 1997. Cette convention, largement influencée par les États-Unis[3], leur permet en conséquence de développer une hégémonie juridique en matière de lutte anticorruption dans le monde dont le modèle a depuis lors servi dans l’élaboration de la loi française du 9 décembre 2016, dite « Sapin 2 ».

Sur le fondement du FCPA, le rapport parlementaire des députés Berger-Lelouche[4] a fait apparaître plus de 6 milliards de dollars de pénalités payés par des entreprises européennes depuis 2008.

Entreprises Pays du siège social de la société de tête au moment des faits incriminés Montant global (DoJ et/ou SEC) des pénalités versées aux États-Unis (millions de dollars) Pénalités versées à des juridictions non-américaines pour les mêmes faits (millions de dollars) Année de la transaction
Telia Suède 965 2017
Siemens Allemagne 800 856 2008
Alstom France 772 2014
Olympus (America) Japon/États-Unis (1) 646 2016
KBR/Halliburton États-Unis 579 2009
Och-Ziff Capital Management Group États-Unis 412 2016
BAE Systems Royaume-Uni 400 2010
Total France 398 2013
Vimpelcom Pays-Bas 398 environ 398 2016
Alcoa États-Unis 384 2014
Snamprogetti/ENI Italie/Pays-Bas 365 2010
Technip France 338 2010
Weatherford International États-Unis 252 2013
Panalpina Italie 237 2010
JGC Japon 219 2011
Daimler Allemagne 185 2010
Alcatel-Lucent France 137 2010
Avon États-Unis 135 2014
Hewlett-Packard États-Unis 108 2014

Tableau récapitulatif des plus gros montants des sanctions payées au titre de l’application du FCPA (mis à jour en 2017)

Les lois d’embargos, nouvelles frontières commerciales

Une autre affirmation de puissance normative s’illustre en matière d’embargos, mise en évidence par l’affaire de la BNP PARIBAS, laquelle banque française a été amenée à payer à elle seule une amende record de 9 milliards de Dollars US à l’administration américaine[5]. Le prétexte était une opération libellée en dollars pour un investissement réalisé en Iran (mais aussi le Soudan et Cuba), pays que les Etats-Unis ont mis au ban en application de leur doctrine des « rogue states » (états voyous). Or, la compensation a été opérée par des comptes américains, seul et unique lien de rattachement « territorial » de l’affaire, en dehors de tout acte passé sur le sol américain.

Pour les mêmes raisons, et dans un contexte similaire, le CREDIT AGRICOLE a été contraint de s’acquitter d’une amende de 787 millions de Dollars US, en raison des opérations passées – et compensées en billets verts – avec l’Iran, le Soudan, le Myanmar et Cuba entre 2003 et 2008[6].

Ainsi, les américains tentent ouvertement, par le biais du chantage judiciaire, d’obtenir la soumission des acteurs économiques. En d’autres termes, les Etats-Unis s’érigent en organe de régulation des transactions internationales et s’arrogent le rôle de gendarme économique du monde.

La riposte : la refonte de la loi de blocage

Le député Raphaël Gauvain a remis au Premier ministre, en mars 2019, un rapport destiné à « Rétablir la souveraineté de la France et de l’Europe et protéger nos entreprises des lois et mesures à portée extraterritoriale ». Il doit conduire à l’adoption d’une loi de « sécurité économique ».

Précisément, pour faire obstacle aux collectes illicites d’informations, destinées à être recueillies par les autorités américaines en vertu notamment du Cloud act de mars 2018 (mais encore le Patriot act ou le traité TISA offrant la faculté aux agences de renseignement de se faire communiquer par les opérateurs numériques tout renseignement à usage de preuve judiciaire), il s’agit désormais de faire coïncider davantage frontières étatiques (et judiciaires) et frontières numériques ; à tout le moins de les rendre moins poreuses.

A titre de précédent, la France avait adopté la loi n° 68-678 du 26 juillet 1968 relative à la communication de documents et renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères, dite « loi de blocage ». Cet objectif n’avait toutefois pas été atteint. En effet, les qualifications des renseignements économiques étant très larges, une approche aussi étendue vidait par conséquent le texte de sa substance et de sa portée effective. En outre, les juridictions américaines avaient estimé que la loi française n’était pas opposable et que les sanctions étaient trop faibles.

L’objectif de sa refonte à venir est de rendre réellement opposable les dispositions françaises en matière de demande, de transmission et de collecte de preuves, notamment à l’égard des opérateurs numériques (fournisseurs de services numériques soumis au Cloud act) et de renforcer l’efficacité de la règlementation française de gouvernance des données.

Cela institue en conséquence un nouveau régime d’autorisation préalable, comme en matière d’investissement étranger en France, récemment réformé par la loi relative à la croissance et à la transformation des entreprises, dite loi PACTE du 22 mai 2019.

Une approche largement inspirée du RGPD (règlement général de protection des données personnelles, avril 2016) serait d’ailleurs susceptible d’être retenue en créant un double régime de sanctions, à savoir des sanctions pénales pour les personnes qui auraient communiqué sans autorisation ou sans avoir préalablement saisi le ministère de l’Economie et des fiances, qui ferait office de « guichet unique », mais également des sanctions administratives (pécuniaires), pour les opérateurs numériques, à l’instar du régime des violations et sanctions prévues par le RGPD (amende forfaitaire ou calculée le pourcentage du chiffre d’affaires mondial).

Dans un rapport de force juridique institué voici deux décennies par les américains, la France n’a d’autre alternative, avec l’appui parfois de l’Union européenne, que d’établir un bras de fer afin de mettre en échec les effets de l’extraterritorialité du droit américain.


[1] Voir le documentaire « la guerre fantôme » https://www.guerrefantome.com/ et récemment encore deux ouvrages de référence : Frédéric PIERRUCI, « Le Piège américain », JC Lattès, 2019, LAïDI Ali, « le droit, arme de guerre économique », Actes Sud, 2019

[2]Rapport AN de la commission d’enquête chargée d’examiner les décisions de l’État en matière de politique industrielle, au regard des fusions d’entreprises intervenues récemment, notamment dans les cas d’Alstom, d’Alcatel et de STX, ainsi que les moyens susceptibles de protéger nos fleurons industriels nationaux dans un contexte commercial mondialisé, dépôt du 18 avril 2018

[3] E. Breen, FCPA. La France face au droit américain de la lutte anti-corruption, coll. « Pratique des affaires », Joly éditions, 2017

[4] http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i4082.asp

[5] « BNP Paribas tremble et implore la clémence des Américains » in Le Figaro, 13/05/2014, « La chambre de compensation, la clé de l’amende BNP » in Le Monde 03/06/2014

[6] « Amende de près de 700 millions d’Euros pour le Crédit Agricole », Le Figaro, 20/10/2015

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