LA POLITIQUE AMÉRICAINE ET LA QUESTION PALESTINIENNE

Bichara KHADER

Les semences du terrorisme

« Dans ces villages autour de Beyrouth, nous avons bombardé, pilonné et tué sans merci des villageois parfaitement innocents : des enfants et des vieillards, des fermiers et des femmes au foyer. Le résultat, c’est que nous sommes devenus à leurs yeux une sorte de Satan. C’est ce qui a précipité les prises d’otages, ainsi que certains attentats terroristes ». Cette citation est tirée d’un article publié dans le New-York Times, le 26 mars 1989, par l’ancien président américain, Jimmy Carter.

Quelques jours après les attentats du 11 septembre 2001, le président Bush dé­crivait ainsi les terroristes : « Ils haïssent… les gouvernements élus démocratiquement, notre liberté du culte, notre liberté d’expression, notre liberté de vote et de réunion et notre droit d’être en désaccord les uns avec les autres ».1

Ces deux citations d’un ancien président et d’un président en exercice des Etats-Unis, reflètent deux manières – diamétralement opposées – d’appréhender le phénomène terroriste. La première postule que le terrorisme est le produit d’une politique, tandis que la seconde l’impute à une culture. Ces deux visions tranchées débouchent naturellement sur des propositions contrastées. En effet, si le terro­risme est le sous-produit d’une politique erronée ou d’une domination illégale, il suffit de changer de politique ou de mettre un terme à la domination, pour que le phénomène terroriste s’évanouisse de lui-même.

Si, en revanche, le terrorisme est consubstantiel à une culture ou à une reli­gion, ce que propose la démarche culturaliste, alors sa disparition deviendrait plus problématique car il est plus aisé de changer de politique que de transformer une religion ou une culture.

Cet article s’inscrit en faux par rapport à l’analyse culturaliste. En effet, il est in­tellectuellement aberrant d’accréditer la thèse qu’il y a des cultures ou des religions qui, par essence, sont pacifiques ou au contraire enclines à la violence et au terro­risme. Il n’y a pas, en l’occurrence, une religion chrétienne de la paix et un Islam de l’épée. L’histoire dément une telle proposition, le bon sens la refuse et la coexistence pacifique entre les nations la rejette.

Et pourtant, la proposition qui lie Islam à la violence et au terrorisme gagne du terrain, provoquant une radicalisation des esprits et des replis défensifs. On en arrive à fabriquer des ennemis et à concevoir les rapports internationaux selon une logique binaire : ami/ennemi, provoquant des césures traumatisantes et des dérives dangereuses.

En effet que constate-t-on surtout depuis le 11 septembre 2001 ? On voit proli­férer les provocations gratuites et des anathèmes qui s’emparent de la sphère média­tique. Dans tous les pays occidentaux, les sondages d’opinion révèlent une islamo-phobie rampante qui gangrène l’esprit de beaucoup, pendant que, de l’autre côté, dans les mondes arabes et musulmans, les radicaux étouffent la voix des modérés et crient au « complot occidental ».

Bref, la théorie du choc des civilisations, chère à Samuel Hungtington se fait auto-réalisatrice. A l’espoir de la rencontre des peuples, succède le cauchemar des ressentiments, des revanches et des guerres sans fin. Et l’apparition de nouveaux moyens de communication, tel l’internet ou la télévision par satellite qui permet­tent de « voir l’autre » de plus en plus et en temps réel, exacerbe les passions et amplifie l’antagonisme. La guerre des représentations est bel et bien enclenchée, ravageant les esprits et distillant à grandes doses la peur de l’autre.

Chaque camp brandit ses morts comme bannière. En Occident, les victimes des attentats terroristes, en Orient la déchirure afghane, l’éclatement de l’Irak, le viol de la Palestine. Tout cela frise la démence. A ce jeu, personne n’en sortira in­demne, surtout pas l’Occident, car celui qui a toutes les puissances, a tout à perdre tandis que celui qui croit avoir tout perdu, ne craint plus la mort. Ainsi, en ces temps troublés, de tous les côtés, on se laisse entraîner dans des rhétoriques accu­satrices et des polarités négatives et antagonistes. Alors que le devoir de prudence devrait imposer à tous d’éviter l’utilisation des mots qui tuent (the killing words) et des qualificatifs assassins.

Certes les Arabes et les musulmans ont de nombreuses raisons d’en vouloir aux politiques occidentales, surtout américaines. Mais en dehors des cercles islamistes fondamentalistes et certains esprits rancuniers et revanchards, les Musulmans et les Arabes font la distinction entre les politiques occidentales et les peuples occiden­taux auxquels ils vouent respect et souvent de l’admiration. Il suffit de rappeler les manifestations massives des peuples européens contre la guerre américaine en Irak et l’effet salutaire que ces manifestations ont produit sur la conscience collective des Arabes et des Musulmans.

A l’opposé, le problème des amalgames est particulièrement préoccupant dans les pays occidentaux où on est frappé de l’assimilation fréquente entre musulmans et islamistes, pire, entre Islam et terrorisme. « Que diraient les chrétiens et les juifs si le reste du monde assimilait leurs extrémistes à l’essence de ces deux religions »2, s’interroge Dominique Wolton.

Il y a là dans cette assimilation abusive entre Islam et terrorisme, une violence que les musulmans ressentent comme une agression, d’autant plus vivement ressen­tie que les musulmans et les arabes particulièrement, subissent toutes les violences et vivent dans leur chair les souffrances infligées aux leurs en Iraq, en Palestine, au Liban.

Rien d’étonnant dés lors que certains arabes ou musulmans, au demeurant très minoritaires, recourent au terrorisme, comme par un effet boomerang, pour laver ce qu’ils appellent « l’honneur souillé », la « terre volée », les « Lieux Saints profa­nés ». Mais comme un chien qui se mord la queue, les attentats terroristes (attentats du 11 septembre 2001 à New York, de mars 2004 à Madrid et de juillet 2005 à Londres) n’ont fait qu’intensifier les amalgames et rendre encore plus floue la bar­rière entre Islam et terrorisme. Ainsi si l’Occident s’enferme sur ses peurs, Arabes et musulmans s’enferment, à leur tour, sur leur propre malheur. Cette situation dan­tesque est dangereuse, intenable et malsaine : il est venu le temps d’en sortir. Cela commence par un effort d’introspection sur soi et un autre regard sur l’autre.

Que le monde de l’Islam doit se réformer, se mettre au diapason des exigences du présent et développer une pensée futuro-centrée, voilà qui ne souffre aucun dou­te. Les intellectuels musulmans s’y attèlent, laborieusement mais sans relâche. Les ouvrages d’M.A.Al-Jabri, M. Akoun, ,A. Meddeb , A. Filali – Ansary, de H. Djait, de A. Laroui, de B. Ghalioun de M. Chebel, de H. Hanafi, de A. Al-Azmeh, de

  1. Talbi, de Fazlur – Rahman, de M. Charfi, pour ne citer que quelques uns, font autorité en la matière. C’est un travail de longue haleine. Mais il ne peut prospérer qu’en temps d’apaisement et de paix. Car en temps de guerre, la pensée critique est étouffée, cédant le pas aux discours enflammés des tribuns haineux et vindicatifs.

L’Occident, à son tour, doit surtout s’interroger sur sa politique en terre arabe depuis deux siècles. Sa domination a été incubatrice des pires violences: domination coloniale, fragmentation de l’espace arabe, soutien à la création de l’Etat d’Israël, complaisance et complicité avec les politiques d’expansion et de répression d’Israël dans les territoires occupés, destruction de l’Irak, et instrumentalisation de l’Islam dans sa stratégie de lutte contre l’arabisme séculier ou contre l’Union soviétique pendant la guerre froide, et soutien aux régimes arabes les plus répressifs .Telles sont les semences de la colère.

Cela signifie que loin d’être quelque chose d’inné ou consubstantiel à une reli­gion, le terrorisme est historiquement déterminé. Je rejoins donc l’appréciation faite par le président Carter en 1989. Ainsi l’hypothèse qui sous-tend les propos qui suivent est simple : pour appréhender le phénomène terroriste, il faut d’abord sa­voir écouter la question que posent les terroristes à travers leur message sanglant et dénué de mots.

Analyser le phénomène terroriste, de type jihadiste

Pour les besoins de l’analyse, il est essentiel de distinguer le terrorisme terri-torialisé, lié à une cause locale ou nationale, du terrorisme globalisé, de type jiha-diste (Bichara Khader 2006)3. En effet, si le mode opératoire peut être semblable (attentat-suicide), ces deux terrorismes se distinguent par la motivation, l’objectif poursuivi, voire la cible choisie. Dans ce texte, il sera surtout question du terrorisme globalisé de type Al Qaeda. La littérature sur le sujet est abondante et il est malaisé de se frayer un chemin dans une matière aussi touffue. D’autant plus que les analys­tes du phénomène terroriste se trouvent confrontés à une double difficulté :

  1. La tendance à confondre analyse et condamnation morale du phénomène ;
  2. La peur de s’exposer à la critique de contribuer à sa justification, dès lors qu’on essaie d’établir une explication causale du terrorisme.

Et pourtant, il n’y a de stratégie anti-terroriste valable que si le phénomène lui-même est bien cerné.

Une tentative de définition

Sera qualifié de terrorisme, « toute mise en œuvre de violence extrême au détriment de populations civiles désarmées, de tout contexte de guerre déclarée et de droit de la guerre qui va avec ». Cette définition peut très bien s’appliquer tant au terrorisme d’Etat qu’au terrorisme d’individus. Ce qui distinguerait les deux, c’est sans doute les moyens utilisés. Dans le cas du terrorisme individuel, le moyen c’est l’attentat et l’attaque suicide.

L’attentat apparaît comme un « slogan taciturne…où les cadavres alignés tiennent lieu de mots » mais aussi comme une « communication paradoxale » qui recherche la fascination maximale car la terreur ne vaut que par le bruit qu’elle suscite. Vaine, en effet, la terreur qui n’est pas communiquée, qui n’est pas remarquée. C’est pour cela que la terreur pour être efficace a besoin des télécoms pour optimiser les retombées psychotropes et traumatisantes de l’« acte meurtrier.» (R Debray)4. C’est bien la première caractéristique de ce type de terrorisme. Mais il y en a bien d’autres :

  • Les personnes visées par l’acte terroriste ne sont pas les vraies cibles qu’on veut atteindre immé C’est ce qui distingue le terroriste jihadiste d’un simple assassin qui cible sa victime.
  • Le terroriste jihadiste se distingue aussi du résistant (y compris le résistant qui commet des actes terroristes) par son impatience et son pessimisme. En effet le terroriste jihadiste rejette la patience réformiste et est habité par un pessimisme face à un ordre mondial qu’il ne peut changer. « A un système dont l’excès de puissance même pose un défi insoluble, les terroristes répondent par un acte définitif dont l’échange lui aussi est impossible ». Ainsi le terrorisme ne vise pas à transformer le monde mais à le « radicaliser par le sacrifice alors que le système vise à le réaliser par la force » (Jean Baudrillard ,2001)5.
  • Rien de tel chez les mouvements de résistance, voire chez les terroristes liés à une cause territoriale. Comme le rappelle Régis Debray « les militants, fils de la terre, ont en vue des compromis possibles, des buts intermédiaires, des phases de transition, alors que les « terroristes célestes » ont des buts vagues, irréalisables et extensibles ». Pour le terroriste jihadiste, il n’y a plus rien à négocier. L’ancien directeur de la CIA, James Woolsey (2001)6, le dit joliment : « les terroristes ne cherchent pas à s’asseoir autour de la table mais à faire sauter la table et ceux qui sont assis autour »
  • Le Bien doit battre le Mal. L’utopie religieuse du terroriste jihadiste est antero-centrée puisqu’elle vise à retrouver la splendeur des origines ou l’époque immaculée du Prophète. Rien à voir avec l’utopie politique qui est futuro-centrée. Par ailleurs, par leur mépris de la mort,«par le désir d’immolation que donne la croyance en l’absolu, les martyrs intégristes, militairement inférieurs, divinement supérieurs, annulent toutes les suprématies de l’Occident ». Qu’importent les bombardements américains semblent dire les terroristes jihadistes «nos hommes ont autant envie de mourir que les Américains de vivre». Ainsi donc, tout se joue sur la mort, sans appel. Et «tous les moyens de dissuasion et de destruction ne peuvent rien contre un ennemi qui a déjà fait de sa mort une arme contre-offensive». (Jean Baudrillard, 2001). Face à un système à zéro mort, eux sont indifférents au deuil, car «ils échan­gent leur mort contre une place au paradis » . Cela participe d’un processus d’auto-idéalisation, presque d’un sentiment de « complétude narcissique » (Daniel Casoni et Louis Brunet 2003)7.
  • Telle est la ruse du terroriste jihadiste : ne jamais attaquer le système en termes de rapport de forces et déplacer la lutte dans la sphère du symbolique où la règle est la surenchère mortifère. Ces terroristes savent qu’ils ne luttent pas à armes éga­les mais ils s’approprient toutes les armes des puissances dominantes (spéculation boursière, technologies informatiques et aéronautiques médias.). Ce n’est donc pas un terrorisme suicidaire de gens pauvres ou analphabètes.
  • Le terroriste jihadiste n’a cure des règles du Jus in bello au sens ou l’entendent les théoriciens de la guerre juste, c’est-à-dire une guerre qui doit « satisfaire un principe de symétrie ou d’équilibre entre les belligérants », principe qui se décline à travers un certain nombre de règles particulières dont le respect doit garantir la limitation de l’affrontement » (Dominique Linhardt, 2006 p. 76)8 :
  1. a) La guerre juste repose d’abord sur la détermination préalable d’un objectif précis pour la réalisation duquel la guerre ne doit constituer qu’un moyen dont il doit être possible de se passer dès lors, par exemple, que l’adversaire accepte de négocier ;
  1. La guerre juste repose sur une règle de circonscription temporelle des hosti­lités : elle doit être strictement bornée par un début (déclaration de guerre) et une fin (armistice)
  2. Elle impose une différenciation spatiale entre territoire d’affrontement et ter­ritoire sanctuarisé, entre le front et l’arrière.
  3. Elle fait la distinction entre combattants et non combattants (obligation d’uniforme, de visibilité). Les civils devant être, dans la mesure du possible, épar­gnés.

Au regard de ces principes du Jus in bello, il est clair que le terrorisme consti­tue une subversion délibérée du « code politique » pour utiliser les mots de Michael Waltzer (1977)9 car sa rationalité instrumentale est douteuse, son irruption se fait par surprise, son objectif est indéfini, son territoire est mal circonscrit, l’espace public est son espace d’action, sa logique est la dissimulation, non la visibilité. Contrairement au soldat en uniforme, le terroriste se fond dans la normalité de la coexistence quotidienne des gens. En ce sens, on peut dire avec M. Waltzer que «l’embuscade des terroristes est sociale ». C’est pour cela que le terrorisme produit une «insécurité ontologique» dans la mesure où il peut surgir de n’importe où, frapper n’importe quand et finalement atteindre n’importe qui. A cet égard, la force du terroriste est de « se conduire à méconnaître ce qu’il est réellement », installant ainsi le soupçon et renversant, de la sorte, l’ordre politique et social en place, par la rupture des liens de concorde et la mise à l’épreuve des conditions politiques et sociales de la coexistence. Ainsi « la menace terroriste a créé un monde dans lequel gît un danger indistinct, sourd, invisible, un monde dans lequel le cours des choses ordinaires devient dès lors problématique » (Linhardt, 2006 p. 78).

Dans ce sens, on peur dire que le terroriste est un « fanatique » car la « Vérité » dont il se sent dépositaire lui fait poser «un regard dédaigneux sur une société indigne, blâmable, condamnable et insuffisante au regard de l’idéal ».

La stratégie anti-terroriste

Ne perdons pas de vue que le terrorisme est d’abord un mode opératoire, une technique, rien de plus, à savoir précisément une attaque intentionnelle contre des civils innocents. Ce n’est donc pas une guerre.

Et on ne déclare pas une guerre contre une technique. Pour Bruce Ackerman10 la rhétorique guerrière est dangereuse du moins pour deux raisons : la première c’est qu’elle nous embarque sur une pente dangereuse qui reviendrait à laisser un gou­vernement répliquer violemment à des menaces vagues sans avoir à les définir, et la seconde est qu’elle nous pousse à envisager le problème comme s’il impliquait une lutte contre une grande puissance armée. Or le terrorisme moderne est davantage le produit d’un marché dérégulé que celui d’une puissance étatique armée.

Nous ne le répétons pas assez : la violence terroriste, de type jihadiste, ne relève pas de la guerre : ce n’est ni une guerre inter-étatique ni une guerre civile ni une guerre de partisans ni, à fortiori, un mouvement de libération nationale. Hisser dès lors les terroristes au rang de « combattants » dans une soi-disant guerre contre la terreur (war against terror) c’est non seulement déshonorant mais surtout parfaite­ment inefficace, voire dangereux car la tentation serait grande de laisser un gouver­nement ou un Président « faire ce qu’il juge bon de faire aussi longtemps qu’il l’estime nécessaire ». Il serait trop tentant pour lui à la faveur de la panique suscitée par une attaque meurtrière, d’instituer un régime autoritaire d’exception, se situant hors du cadre de la loi, voire de la moralité politique la plus ordinaire. Dans une telle éven­tualité, les libertés publiques de « certains groupes » pourraient se voir suspendues.

Certes les gouvernements peuvent prétexter qu’en censurant certaines opinions, jugées extrémistes, on empêche le ralliement de certains jeunes gens à la cause ter­roriste, voire on offre davantage d’ouverture aux voix plus modérées. Le risque est cependant « d’amener les groupes extrémistes dans la clandestinité et les rendre plus attractifs encore aux yeux de ceux qui ont des penchants pour le martyre » sans qu’on mène ou assure une meilleure sécurité pour les citoyens.

A cet égard, les sévices filmés dans la prison d’Abou Ghraib, la torture pratiquée dans le centre de détention de « Guantanamo », le recours à des formes d’inter­rogatoires musclés, la proposition insensée de délivrer aux juges des « permis de torturer » (torture warrants) comme le propose un professeur de droit à l’Université de Harvard, Alan Dershowitz, constituent en réalité une victoire des terroristes. Comment dès lors assurer la sécurité des populations sans piétiner leur liberté: telle est sans doute l’interpellation majeure du terrorisme aux sociétés occidentales.

La lutte antiterroriste est loin d’être simple et son succès est loin d’être garanti. En effet, si on accepte que la lutte se situe dans une logique binaire, c’est-à-dire la lutte du bien contre le mal, il faut alors admettre que « le bien ne peut faire échec au mal qu’en renonçant à être le bien » (Jean Baudrillard). Parce que la violence terro­riste est le produit d’une mondialisation de l’excès (excès de la puissance et excès des inégalités), elle dépasse en réalité le soi-disant antagonisme Islam – Occident sur lequel on tente de focaliser le conflit pour se donner l’illusion d’un affrontement vi­sible. A dire vrai le véritable conflit n’oppose pas l’Islam à l’Occident mais l’Islam et l’Occident à leurs propres démons, excès d’immobilisme et de faiblesse ici et excès de mouvement et de puissance là-bas, dont découle ce choc des représentations qui ravage les esprits ici et là-bas.

En définitive, la solution ne réside pas dans une lutte à outrance entre le bien et le mal mais sans doute dans une solution qui se situerait « au-delà du bien et du mal ».

Une autre politique américaine au Moyen-Orient aiderait-elle à affaiblir le ter­rorisme jihadiste ?

Les pages qui précèdent ne laissent aucun doute sur la nature du terrorisme jihadiste. Sa cause est indéfinie, sa méthode mortifère, sa logique binaire, son but apocalyptique, ses traits sont l’impatience (comme Action directe) et le pessimisme (rien à négocier), ses adhérents sont déconnectés de leurs familles, de leurs pays et son ennemi est générique : l’Occident et les régimes arabes « alliés » et « apostats ». Et on ne sait en quoi consiste sa victoire. C’est un terrorisme fasciné par la mort, désespéré de l’action politique et sociale et n’entrevoit d’autre chemin que la vio­lence. C’est un terrorisme idéologique qui n’a rien à proposer et rien à négocier. « Sa légitimité est nulle: le terrorisme, par définition terrorise

Sa communication est paradoxale : « il vise les cœurs et l’esprit mais par les moyens de la peur, non de la sécurité et de la persuasion »12. Et il se caractérise par la « haine du réel » puisqu’il considère le monde comme intrinsèquement condamnable (les sociétés musulmanes ne sont pas vraiment musulmanes (ennemi intérieur), les Etats musulmans sont des apostats (ennemi proche) et l’Occident est le mal absolu (ennemi lointain).

C’est donc un terrorisme agressif qui agit par irruption, suscite un stress col­lectif par l’apparente absence de sens, et ignore la catégorie de paix et d’allié, de combattants et de non-combattants. Et de surcroît, il se présente comme ayant « une fonction exemplaire de démonstration ». C’est l’exception et l’exemple. C’est la recherche de la célébrité (par la mort que les terroristes se donnent et infligent) et la « célérité en message » (le changement tout de suite). Et, comme le dit Régis Debray, c’est « l’envoi d’une lettre avec le sang des autres ».

Mais si ce terrorisme globalisé est dépourvu de véritable programme politique, autre que celui décalé par rapport aux réalités (comme la destruction de l’ennemi occidental et les régimes arabes qui sont, à ses yeux, ses laquais) comment se fait-il qu’il recueille dans les pays arabes une large adhésion populaire ?

En effet, un sondage d’opinion réalisé en 2004 révélait que plus de 65 % des Jordaniens, des Egyptiens et des Koweïtiens (3 pays alliés de l’Amérique) consi­déraient Al-Qaeda comme un mouvement de résistance et non comme une orga­nisation terroriste. Ce pourcentage tombe à seulement 6 % en Syrie, considérée pourtant comme un « Etat de l’axe du mal ». Les résultats de ce sondage sont sidé­rants. Comment se fait-il que la majorité des Arabes surtout dans les pays alliés de l’Amérique manifeste une telle sympathie pour une organisation qui a tous les traits d’un mouvement nihiliste ?

A mon sens, parce que Al-Qaeda, par le sacrifice de ses militants fanatisés, inter­pelle l’Occident, lui pose les questions que beaucoup d’Arabes ont envie de poser même s’ils ne partagent nullement la méthode de l’attentat – suicide, et parce que Al-Qaeda représente à leurs yeux l’instrument d’une revanche tant espérée sur une superpuissance qui a exercé son hégémonie sur les pays arabes sans mesure. Ainsi, ce n’est pas parce que Al-Qaeda dit soutenir les causes des peuples palestiniens et irakiens qu’elle provoque une certaine sympathie mêlée d’admiration dans les opi­nions publiques arabes, mais c’est parce qu’elle défie l’Amérique. Il y aurait donc un lien organique entre le soutien à Al-Qaeda et l’anti-américanisme rampant dans le monde arabe et dans les pays musulmans.

Pourquoi l’anti-américanisme ?

J’ai analysé ailleurs ce nouveau phénomène de l’anti-américanisme qui, depuis 40 ans, prend l’allure d’un tsunami populaire (B. Khader 2006)13. Pourquoi donc une telle condensation d’hostilité sur l’Amérique ?

A cette question, on donne généralement deux réponses diamétralement oppo­sées. Pour le président Bush et ses conseillers néo-conservateurs (Richard Perle, Paul Wolvowitz, etc.,) et nombreux philosophes de droite (comme Pascal Bruckner et Bernard-Henri Levy) qui se sont faits les porte-voix du discours belliqueux en Irak, la réponse est simple : « les terroristes nous attaquent pour ce que nous sommes ».

Ce n’est pas tout à fait faux. Il y a ,en effet, un anti-américanisme idéologique qui est en réalité un anti-occidentalisme qu’on perçoit dans des milieux sensibles au discours jihadiste et dans certains cercles islamistes conservateurs.

Mais à mon sens, la vaste majorité des Arabes et des musulmans s’oppose à l’Amérique pour ce qu’elle fait en terre arabe. Cet anti-américanisme dérive, non pas d’une haine des valeurs occidentales mais des politiques occidentales notamment américaines. C’est un « issue-oriented anti-americanism » qui n’a rien à voir avec l’anti-américanisme révolutionnaire, ou idéologique14.

D’ailleurs, ce type d’anti-américanisme est loin d’être confiné à l’espace arabe et musulman, il est assez répandu non seulement dans les pays du Tiers-Monde en général et en Amérique latine en particulier mais dans les populations européennes comme le révèlent les sondages d’opinions.

Cette hostilité découle du pouvoir excessif exercé par les Etats-Unis, son uni-latéralisme dans la gestion des conflits internationaux, le recours inconsidéré à la force ou à la pression militaire, son mépris par les institutions multilatérales ou leur utilisation tendancieuse, son refus de signer le protocole de Kyoto. Bref, un ensem­ble de constats négatifs qui engendre hostilité et ressentiment.

Dans le monde arabe en particulier, le ressentiment est nourri par des motifs plus spécifiques

  1. Le soutien américain à des régimes considérés comme corrompus et ré­pressifs ;
  2. L’exploitation (perçue comme pillage) des ressources pétrolières par les grandes compagnies américaines ;
  3. L’instrumentalisation du sentiment musulman dans la guerre contre l’in­vasion soviétique en Afghanistan dans les années 80 ;
  4. L’utilisation du régime de Saddam Hussein dans l’endiguement de l’Iran de Komeiny dans les années 80 ;
  5. Le double poids dans le traitement des questions régionales ;
  6. La destruction de l’Irak (à partir de 2003) ;
  7. La confusion délibérée entre terrorisme globalisé et terrorisme localisé (Hamas-Hizbollah etc.) ;
  8. La classification des Etats arabes entre Etats modérés (alliés de l’Améri­que), Etats-utiles, Etats-voyous et Etats-faillis ;
  9. La militarisation excessive du Moyen-Orient devenu principal marché des industries américaines d’armement ;
  10. Et surtout la politique américaine en Palestine-Israël qui constitue la sour­ce principale de la colère arabe et donc de l’anti-américanisme rampant, incubateur du terrorisme international .

Le conflit israélo-arabe et la politique américaine15

Le conflit israélo-arabe a été depuis plus de 60 ans à l’origine de nom­breuses guerres qui ont jalonné l’histoire du Moyen-Orient. Il structure le rapport du monde arabe avec les pays occidentaux. Il est au cœur des préoccupations des populations. Il est l’épicentre conflictuel par excellence. Il est la jauge qui révèle le hiatus entre les valeurs proclamées de l’Occident (droits de l’homme, légalité in­ternationale, démocratie, etc.) et les politiques occidentales à l’égard de ce conflit. Bref, c’est le principal nœud géopolitique qui interpelle la communauté internatio­nale et le prisme à travers lequel le monde arabe voit le monde extérieur.

Or sur ce conflit, la politique américaine a multiplié les entorses à la morale, à la légalité et aux valeurs proclamées et tout simplement au sens commun. Ce n’est pas tant le soutien à Israël en soi qui fait problème pour les Arabes mais c’est la collusion de la politique américaine avec les politiques israéliennes expansionnistes et répressives en Palestine occupée et dans les autres territoires arabes (comme les Fermes de Chebaa et le Plateau de Golan).

  1. Les Etats-Unis ont mis leur veto à plus de 30 résolutions des Nations-Unies condamnant la répression israélienne dans les territoires palestiniens. Le dernier veto (nov. 2006) concernait le massacre de Beit-Han Les Arabes en arrivent à conclure qu’Israël est, grâce au veto systématique américain, le sixième membre permanent de facto du Conseil de Sécurité ;
  2. Les Etats-Unis font la sourde oreille aux rapports des organisations in­ternationales qui dénoncent les atteintes par Israël des droits de l’homme des Palestiniens. Ainsi sont ignorés les rapports de Human Rights Watch, et Amnesty International (entre autres) qui dénoncent « l’utilisation excessive et sans discrimina­tion d’armes meurtrières, d’exécutions arbitraires et des sanctions collectives y compris la destruction volontaire de biens et de lourdes contraintes imposées aux déplacements des populations, qui dépassent les besoins strictement militaires ».

Pire encore, passant outre les condamnations des pratiques israéliennes dans les ter­ritoires occupés, la Chambre des Représentants et le Sénat américain sont allés même jusqu’à voter à une écrasante majorité, plusieurs résolutions exprimant leur « solidarité avec l’Etat et le peuple israélien en ces moments critiques » et condamnant « les diri­geants palestiniens qui encouragent la violence et qui depuis longtemps ne font rien pour y mettre fin16.

C’est littéralement ajouter l’insulte à l’injure car non seulement ce genre de résolution dénote un manque d’empathie totale envers un peuple soumis depuis 1967 à une occupation terrible doublée d’une colonisation rampante, mais octroie solidarité et compréhension à la puissance d’occupation ;

  1. Au début de la 2ème Intifada ce sont les Palestiniens qui sont pointés du doigt par l’Administration américaine. Dès le déclenchement de l’Intifada à la suite du pourrissement de la situation dans les territoires occupés et surtout la provoca­tion de la visite de Sharon à l’Esplanade des Mosquées , Madeleine Albright, alors secrétaire d’Etat, déclare que les forces d’Israël « se trouvent en légitime défense » face aux jeunes palestiniens qui « assiègent » Israël17. C’est une rengaine sans cesse répé­tée par l’Administration américaine, comme si une puissance d’occupation pouvait être en état de « légitime défense face à un peuple occupé » ;
  2. Cette insensibilité à la tragédie palestinienne est particulièrement patente dans la position des Etats-Unis concernant la colonisation israé A cet égard, la remar­que de James Baker, ancien secrétaire d’Etat, a le mérite de la franchise : « sous l’ad­ministration Carter, nous considérions que ces colonies étaient illégales. Sous Reagan et Bush, elles étaient devenues un « obstacle à la paix » et sous Clinton, elles sont devenues simplement dérangeantes »18. George Bush a été encore plus loin en approuvant la construction du MUR à partir de 2002 à l’intérieur de la Cisjordanie et en laissant Israël annexer les colonies construites autour de la partie arabe de Jérusalem, sépa­rant cette ville du reste de la Palestine. L’annexion même de Jérusalem par Israël a été approuvée par le Congrès américain qui a voté une résolution pour y transférer l’ambassade américaine ;
  3. Les Américains se sont toujours opposés à une présence internationale permanente en Cisjordanie et Gaza pour vérifier et rendre compte régulièrement des violations des droits de l’homme et des règles humanitaires. Alors qu’ils étaient les premiers à réclamer une présence de l’OTAN en Afghanistan et une force inter­nationale déployée au Sud Liban pour sécuriser la frontière nord d’Israël contre ce que les Américains appellent le « terrorisme du Hizbollah » ;
  4. Les Etats-Unis ont constamment réitéré que la Convention de Genève régissant le comportement des forces d’occupation ne pouvait s’appliquer à Israël. Ainsi avaient-ils rejeté, en décembre 2001, une résolution dans ce sens, résolution soutenue par 165 pays, les Etats-Unis, Israël, la Micronésie et les Iles Marshall vo­tant contre ;
  5. L’utilisation par les Etats-Unis du droit international à géométrie variable est aussi un autre grief des Arabes et des musulmans. Ainsi pourquoi l’occupation par l’armée de Saddam Hussein du petit émirat du Koweït, le 2 août 1990, méritait une riposte militaire immédiate et foudroyante alors que l’occupation israélienne des territoires arabes est non seulement admise (en dépit des discours répétitifs sur la vision des deux Etats) mais également encouragée par l’octroi de financement, l’usage du veto au Conseil de Sécurité et le soutien systématique au grand allié « is­raélien » ?
  1. L’aval donné, sans discussion, à l’argumentation israélienne, surtout depuis le 11 septembre, alors que Israël lutte contre le terrorisme palestinien au même titre que l’Amérique lutte contre Al-Qaïda, a été ressenti dans le monde arabe non seulement comme un déni de justice mais surtout comme un parti pris aveugle et dangereux. A aucun moment en effet, l’Administration Bush ne s’est désolidarisée avec les propos de Sharon qui répétait à l’envi, qu’Arafat était son « Ben-Laden ». Et le fait que les Américains aient laissé le gouvernement Sharon confiner Arafat dans Al-Mouqata’a de Ramallah, jusqu’à sa mort, sous prétexte « d’encouragement au terrorisme » a été pour les Palestiniens « la paille qui a brisé le dos du chameau », comme le dit le proverbe arabe. Une provocation qui en dit long sur le mépris de l’Administration Bush pour un président palestinien démocratiquement élu et qui, le 13 sept. 1993, signait sur le perron de la Maison Blanche « la déclaration des Principes » ;
  2. Les visites fréquentes d’Arafat à la Maison Blanche (20 fois) entre 1993 et 2000 n’ont pas suffit à amener les USA à s’acquitter du rôle, qu’ils se sont assignés, de parrain honnête et impartial du processus de paix. Très souvent et surtout lors des négociations de Camp David, en juillet 2000, Arafat a eu, maintes fois, le sen­timent qu’il ne négociait pas avec Barak mais avec un tandem israélo-américain. Et contrairement à une promesse qui lui avait été faite par Clinton de ne pas lui faire endosser la responsabilité d’un éventuel échec des négociations, Arafat a été tenu pour responsable de l’échec des négociations , pendant que les médias américains vantaient le courage de Barak qui aurait fait des « concessions généreuses » ;
  3. Quant à la participation de l’administration américaine au Quartet et son adhésion à la Feuille de Route, ainsi que la fameuse vision de Bush d’un Etat palestinien « viable et contigu » on voit où tout cela a débouché : l’avortement du processus de paix. L’ambassadeur américain à l’ONU, John Bolton, le reconnaît sans détours, en affirmant que la stratégie du Quartet a atteint ses limites et que la Feuille de Route est caduque, la seule issue résidant à ses yeux dans le plan unilatéral de retrait de la Cisjordanie tel que veut le réaliser le gouvernement israélien « d’ici à trois ou quatre ans »19 à la grande satisfaction, du reste, des néo-conservateurs pro­israéliens, principaux conseillers de l’administration américaine.
  1. Le boycott du gouvernement Hamas, issu pourtant d’un scrutin électoral des plus libres et des plus transparents, jette le discrédit sur le projet américain de la transformation démocratique du monde arabe. Comme si les élections n’étaient va­lables que si elles produisaient des équipes au goût de l’Occident et de l’Amérique. L’imposition au Hamas de conditions importantes (reconnaître Israël, renoncer à la violence et reconnaître les accords conclus) et surtout la suspension de l’aide oc­cidentale à l’autorité palestinienne, ont jeté le doute sur la cohérence des politiques occidentales. A aucun moment pourtant les Etats-Unis n’avaient jugé utile d’user de la pression ou des châtiments collectifs à l’égard d’Israël, incapable, jusqu’ici de fournir une carte de l’Etat israélien « à reconnaître ».
  2. James Bamford20, spécialiste du renseignement et des questions de sécurité nationale, en est persuadé que le déclenchement de la guerre d’Irak pour soutenir, entre autres raisons, l’Etat d’Israël : « C’est une composante de l’idéologie néo-conser­vatrice », « Ils se sont fixés pour objectif de refaire la carte du Proche-Orient .Israël leur tient particulièrement à cœur »21. Il se réfère sans doute aux principaux conseillers du Président américain tels que Perle. Wolvowitz, Adams, Feith et Wurmser qui déjà, en 1996, faisaient partie d’un petit group qui a rédigé un document intitulé « Clean Break : a new strategy to secure the realm» (rupture radicale : une nouvelle stra­tégie pour sécuriser le royaume »22 et remis par R.Perle à Benjamin Netanyahou. Dans ce rapport, le groupe recommandait au Premier ministre israélien d’en finir avec le processus d’Oslo, de chasser Saddam Hussein, d’installer un pantin à sa place, puis continuer avec la Syrie et l’Iran.

Quand on a vu la pression israélienne sur le président Bush pour en découdre avec le régime de Saddam Hussein en 2002-2003, on a tout compris. Ainsi, l’ancien Premier ministre Ehud Barak, avertissait les Américains, dans un article du New York Times23, du « risque lié à l’inaction » (The greatest risk now lies in inaction ». Comme en écho, Benjamin Netanyahou reconnaissait dans le Wall Street Journal24, que « l’écrasante majorité des Israéliens appuient une attaque préemptive contre le régime de Saddam Hussein » (I believe I speak for the overwhelming majority of Israelies in supporting a pre-emptive strike against Saddam’s regime ».

Peu de personnes avisées ont des doutes quant à l’intérêt porté par les dirigeants israé­liens et le lobby pro-israélien aux Etats-Unis pour démanteler le régime irakien. Il suffit de lire la remarquable étude de deux professeurs américains des universités de Chicago et de Harvard sur « the Israel lobby and U.S Foreign Policy », John Mearsheimer and Stephen Walt2^1, pour s’en convaincre.

On peut multiplier naturellement les griefs arabes et musulmans en ce qui con­cerne les rapports des Etats-Unis avec Israël et les Palestiniens. La collusion est si évidente qu’elle choque non seulement les alliés arabes de l’Amérique mais aussi ses alliés européens. Parler sans cesse de « violences palestiniennes » et de « ripostes is­raéliennes », ce n’est pas seulement faire montre d’insensibilité mais s’enfoncer dans une faute politique. Quant à confondre les actes terroristes des kamikazes avec le terrorisme jihadiste d’Al-Qaïda, sans les relier au terrorisme de l’Etat d’Israël et sans chercher à comprendre les racines de la colère palestinienne, c’est ce condamner à un autisme dangereux.

Peut-on conclure, à partir de ces quelques constats, qu’une autre politique amé­ricaine en Palestine, plus équilibrée et plus responsable, affaiblirait l’anti-américa­nisme et par conséquence l’attractivité du jihadisme global ?

La réponse à cette question doit être nuancée.

Si on admet que la question de la Palestine est le problème des problèmes, l’in­cubateur du ressentiment arabe et non-arabe contre la politique américaine26, alors sa solution produira sans conteste un effet apaisant sur les relations du monde arabe avec l’Occident en général et avec l’Amérique en particulier et permettra de traiter les autres questions régionales avec sérénité et réalisme. Felipe Gonzalez27 écrivait, avec justesse que « sans une paix au Proche-Orient, sans un Etat palestinien sur sa terre, il n’y aura pas de solution ni pour Israël, ni pour le Moyen-Orient ».

Ceci dit, le règlement de la question palestinien n’est pas le remède miracle au fléau du terrorisme globalisé. Celui-ci ne disparaîtra pas du jour au lendemain. Mais ayant instrumentalisé la question palestinienne en tant que prétexte rhéto­rique sans sa guerre contre Israël et l’Amérique, la solution du conflit le priverait d’une justification, diminuerait son attractivité auprès des jeunes et forcément sa capacité de recrutement. Donc, à terme, par son effet d’entraînement, la paix en Palestine faciliterait la recherche de solutions négociées pour les autres problèmes lancinants en Iraq, en Syrie et au Liban notamment, intégrerait dans le jeu politique tous les acteurs régionaux comme la Syrie et l’Iran et assécherait les sources mêmes du ressentiment et de l’humiliation où s’abreuvent les terroristes radicalisés.

En ce qui concerne « le terrorisme localisé qui est le fait de certaines organisa­tions palestiniennes, notamment islamistes», celui-ci n’aura plus de raison d’être car sa justification est l’occupation, sa cause est liée à un territoire et son objectif est la libération des territoires occupés et non la guerre contre l’Occident.

L’acte kamikaze en Palestine est sans doute « un acte de révolte absolue » par lequel le jeune cherche à restaurer par une mort meurtrière sa propre dignité et sa propre liberté. Ces jeunes ne sont pas les nihilistes qui tuent pour tuer mais plutôt des idéalistes exaltés qui cherchent, pensent-ils, à « féconder la cause de l’émanci­pation de leur peuple par le sacrifice et le martyre ». Ils n’ont plus peur de mourir parce que l’occupation et la répression ne leur laissent pas beaucoup de raisons de vivre.

Ces jeunes qui se font exploser ne cherchent pas à torpiller la paix mais à dé­noncer par leur sacrifice, le viol de leur terre qui se déroule au vu et au su de la communauté internationale. Ce « terrorisme-ci » n’émane pas d’une haine absolue de l’Occident en tant que tel mais du rejet de l’occupation.

La création d’un Etat palestinien « viable et contigu» (Président Bush) mettrait fin à cette exaltation de martyre. Quant au terrorisme de type jihadiste, il ne peut être vaincu et isolé que par les instruments de la politique et par la coopération mul­tilatérale, en asséchant les sources de la haine. A cet égard le règlement de la ques­tion palestinienne et irakienne contribuerait grandement à extirper les semences de la colère qui poussent nombreux jeunes à épouser le message apocalyptique d’Al-Qaeda. En revanche, le pourrissement de la situation en Palestine occupée, couplé à la paralysie de la diplomatie internationale, par défection ou désintérêt de l’acteur américain, pourrait, comme le prédit sa Béatitude Michel Sabah[1], patriarche de Jérusalem, « pousser les islamistes palestiniens à rejoindre le terrorisme mondial ».

* Directeur du Centre d’Etudes et de Recherches sur le Monde Arabe Contemporain (CERMAC) Université Catholique de Louvain (UCL)- Belgique.

 

Entretien avec TINCQ Henri « Le Hamas, ce n’est pas le terrorisme mondial. C’est au contraire, s’il reste isolé et boycotté, qu’il finira par le rejoindre », le Monde, 18 mai 2006.
11             BLIN, Arnaud, Le terrorisme, Le Cavalier Bleu, Paris, 2005 p.52.

12 HUYGHE, François-Bernard, Entre ravage et message, www. Huyghe.fr/actu/103.
htm

13 KHADER, Bichara : Political Islam, terrorism, anti-americanism and the urgency of
policy change, SIP, Saragosse, 2007.

14             FAATH, Sigrid : Anti-americanism in the Islamic World, Hurst and Company, Londres

2006.

15 ZUNES, Stephen, La poudrière: la politique américaine au Moyen-Orient et les origines
du terrorisme, Parangon, Paris, 2002.

16 Résolution 426 de la Chambre des Représentants, 106 ème Congrès, avec 365 voix
pour et seulement 30 voix contre.

17             Interviewe, la NBC, 8 octobre 2000.

Notes

18 GARDNER, David, in Jeune Afrique, 13-26 août 2006 p. 17.

19 LABEVIERE, Richard, Le grand retournement : Bagdad-Beyrouth, Le Seuil, Paris,
2006, p.137.

20 BAMFORD, James, Pretext to war, New York, Doubleday, 2004, pp. 287-331.

21 LABEVIERE, Richard, op. cit., p.312.

22 Document disponible sur de nombreux sites internet, notamment http://www.mfor-
mationclearinghouse.info/article.1438.htm

23 New York Times, 4 septembre 2002.

24 Wall Street Journal, 20 septembre 2002.

25 MEARSHEIMER, John, WALT, Stephen, The Israel lobby and U.S .foreign policy,
KSG Faculty Working paper series, disponible sur le site www.Irb.co.uk.

26 HASS, Richard, président du Council of Foreign Relations le dit sans ambages: « the
Israeli-palestinian conflict is still the issue that most shapes and radicalises public
opinion in the region », Financial Times, 17 oct 2006, p. 11.

27 GONZALEZ, Felipe, « Irak y el 7 de noviembre » : « Sin paz en Oriento proximo,
sin un Estado palestino en su Tierra, no habra solucion, ni para Israel, ni para el
Medio-Oriente », in ElPaïs, 7 nov. 2006.

[1] Address to a joint session of the Congress, 20 septembre 2001.

2 WOLTON, Dominique, dans sa préface au livre d’Anne Nivat : Islamistes : comment ils nous voient, Fayard, Paris 2006 p. 15.

3 KHADER, Bichara « Terrorismo islamista localizado, terrorismo islamista globaliza-do : un ensayo de definicion », in Fundacion Seminario de Investigacion para la paz: Afrontar el terrorismo, Zaragoza, 2006 pp.177-205.

4 DEBRAY, Régis, Terrorisme, guerres, diplomatie : chroniques de l’idiotie triomphante ; 1990-2003, Fayard, Paris, 2004.

5 BAUDRILLARD, Jean, in Le Monde, 2 novembre 2001.

6 Testimony before the Committee on National Security ,US House of Representatives, 12 Février 1998.

7 CASONI, Daniel, et BRUNET, Louis, « Comprendre l’acte terroriste », Presses de l’Université du Québec, 2003, p.88.

8 LINHARDT, Dominique, « Dans l’espace du soupçon », in Esprit, août-septembre 2006, pp.70-88.

9 WALTZER, Michael, « Just and unjust wars : a moral argument with historical illustra­tions», New York, Basic book, 1977.

10 ACKERMAN, Bruce, «Les pouvoirs d’exception à l’âge du terrorisme », in Esprit, août sept. 2006 pp. 150-164.

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