LA QUESTION MEDITERRANEENNE SOUS LA GUERRE FROIDE

Charles ZORGBIBE

Professeur à la Sorbonne, ancien recteur de l’Académie d’Aix Marseille.

Novembre 2008

Pendant trois décennies, de 1955 à 1985, la Méditerranée a été l’un des sites privilégiés de la compétition Est-Ouest. En 1955, les héritiers de Staline affir­ment leur volonté d’être présents en Méditerranée. Une présence qui se développera sur tous les échiquiers, non sans prudence ni hésitations… La guerre froide avait commencé en Méditerranée avec la proclamation de la doctrine Truman et l’endi-guement opéré par l’Occident, le 12 mars 1947 ; elle se termine les 2 et 3 décembre 1989, avec le Sommet Bush- Gorbatchev de Malte, qui symbolise à la fois la fin de la guerre froide en général, et de la compétition en Méditerranée en particulier.

Le temps du glacis occidental

« La Méditerranée appartiendra à un seul maître, tombera sous l’hégémonie d’une puissance dominante qui poussera ses avantages dans toutes les directions, ou sera le théâtre d’un conflit permanent… » La prophétie est lancée, en 1902, par l’amiral américain Alfred Mahan, l’un de ces officiers qui firent la stratégie mo­derne — en un temps où elle n’était pas encore la proie des stratèges civils de l’ère atomique. Prophétie ou simplement constat ? Au fil des siècles, la Méditerranée s’est révélée un piège historique, un « tombeau » pour maints empires : elle a vu s’affronter Grecs et Perses, Rome et Carthage, Islam et Chrétienté, France napoléo­nienne et Angleterre, démocraties et puissances de l’Axe. Constat donc, mais aussi, peut-être, prophétie, si on considère la compétition des Grands pour le contrôle de la « mer intérieure », et les raisons économiques et stratégiques — « hier les épices et la voie impériale britannique, aujourd’hui le pétrole » — qui conservent, sous la guerre froide, au corridor méditerranéen son caractère de voie de communication à la fois vitale et vulnérable.

Le Bassin méditerranéen fut, un temps, la chasse gardée des Européens puis des Occidentaux, pour lesquels il constituait un « glacis » politiquement irresponsable – ce qui n’excluait pas, il est vrai, les politiques de clientèles et les rivalités de puis­sances. A partir de 1955, il a renoué avec le bruit et la fureur non plus seulement des conflits locaux mais aussi des tensions mondiales. Origine et conséquence de ces interactions entre les problèmes de la région et les rapports entre blocs : la pénétration soviétique en Méditerranée. A bien des égards, la pesée soviétique sur la Méditerranée – et singulièrement sur sa partie orientale, à l’est du goulet sicilo-tunisien – correspond à une constante de la politique étrangère russe. Illustrations inépuisables pour les tenants de la fixité des grands desseins nationaux par-delà le vernis idéologique des régimes qui passent ! La Sainte Russie, de Catherine à Nicolas II, rêvait à la terre promise de Constantinople. L’éphémère gouvernement Kerenski, par la voix de son ministre des Affaires étrangères Milioukov, proclamait, devant la Douma, la nécessité d’un accès à la mer libre par l’annexion des détroits. Trotski, commissaire aux Affaires étrangères, affirmait, à l’encontre il est vrai de Lénine, que la politique tsariste des détroits et de Constantinople avait été pleine de bon sens. Au milieu des années cinquante, les héritiers de Staline, par leurs premières ouvertures au monde arabe, reviennent au très ancien intérêt de la Russie pour cette « Asie occidentale » qui – pour les Soviétiques comme pour leurs prédécesseurs -recouvre la Méditerranée, la mer Noire, la Caspienne et le golfe Persique.

De fait, l’Orient qui fascine les dirigeants soviétiques, et qui leur apparaît décisif, lorsque leur action s’ouvre sur le monde extérieur en 1955 – de même que l’Orient qui fascinait les gouvernants de l’ancienne Russie, celui qu’évoquait Nesselrod, le chancelier de Nicolas Ier, lors du soulèvement de Mehmet Ali – c’est l’Orient pro­che, celui qui se trouve aux portes de l’Empire d’hier ou de l’Union soviétique sous la guerre froide.

Les trois rendez-vous manques de l’Union soviétique

Avec cette région du monde, l’Union soviétique eut trois rendez-vous man-qués.

1919 : la dénonciation des traités inégaux, l’appel à l’émancipation des peuples dominés érigent le nouvel Etat en puissance non dominatrice – sa domination sur les peuples allogènes de l’ancien Empire, alors mal connue à l’extérieur, important peu. Le rêve expansionniste des tsars va-t-il faire place à une expansion révolu­tionnaire et libératrice ? Non, car la révolution s’arrête partout sur les frontières soviétiques : l’Etat soviétique, choisissant de privilégier les rapports interétatiques, normalise ses relations avec la Turquie kémaliste qui combat ses petits groupes com­munistes, avec l’Iran qui jugule ses rébellions locales, et elle tente vainement, à la Conférence de Lausanne, en 1923, de faire reconnaître ses intérêts sur les détroits.

1940 : le second conflit mondial semble donner de nouvelles chances aux Soviétiques. Allié à l’Allemagne, Staline revendique une zone d’influence qui com­prendrait l’Irak, l’Iran, une partie de la Syrie, la Turquie, le Liban, l’Arabie, et des bases dans les Détroits. Alliée à la Grande-Bretagne, l’Union soviétique réclame à la Turquie des vilayets perdus après la première guerre mondiale ; elle demande la révision des accords de Montreux ; elle entend participer au partage des colonies italiennes ; elle favorise, par sa présence militaire, la constitution de deux républi­ques populaires dans le nord de l’Iran. Mais, ayant choisi les voies classiques de la puissance d’Etat, l’URSS inquiète ses voisins par ses visées expansionnistes affi­chées, les rejette vers les Occidentaux, et perd le capital de confiance que lui avait valu son image de puissance non dominatrice.

1947 : la création de l’Etat d’Israël apparaît aux Soviétiques comme un moyen de « déstabiliser », de l’intérieur, la région méditerranéenne. Israël sera un îlot de modernité, voire un modèle révolutionnaire, dans un Proche-Orient aux structures figées. Le calcul s’avère doublement faux : loin d’être le chef de file d’un Proche-Orient progressiste, Israël rallie le camp occidental ; l’Union soviétique, en sou­tenant l’Etat juif, s’aliène l’ensemble des peuples arabes et affaiblit la position des partis communistes locaux. Après cet ultime désastre, Moscou choisit le repli – ce repli auquel, dans un premier temps, les successeurs de Staline préfèrent se tenir, même lorsqu’une nouvelle chance s’offre à eux, avec la tentation révolutionnaire de l’Iran du Dr’ Mossadegh, en 1953.

L’endiguement occidental

Pendant le second conflit mondial, le contrôle de la Méditerranée par les flottes britannique et américaine avait constitué un atout considérable dans l’affrontement avec l’Allemagne nazie : on a pu soutenir que, paradoxalement, le sort de la guerre du désert s’était joué sur mer et que le véritable vainqueur de Rommel était le ro­cher de Malte. De fait, à la fin du conflit, la présence britannique à Gibraltar et à Malte, à Suez et à Chypre, garantit aux alliés occidentaux la maîtrise des voies de transit.

Mais, à partir de 1946, le « désistement » britannique face à la guerre civile en Grèce – le gouvernement de Londres, en proie à ses propres difficultés économiques et sociales, cesse d’aider les dirigeants d’Athènes – suscite une intensification de la pénétration américaine (qui avait décru depuis 1944). Puisque les guérilleros du général Markos font courir le risque d’une « soviétisation » de la Grèce, le président Truman rend publique, le 12 mars 1947, une déclaration de soutien économique et militaire au gouvernement légal du royaume hellénique – déclaration dont les objectifs sont plus généraux : il s’agit d’endiguer l’avance soviétique et la poussée communiste en contribuant à la défense des pays menacés. « Les Etats-Unis doivent avoir pour politique de soutenir les peuples libres décidés à résister aux tentatives d’asservissement exercées par des minorités intérieures armées ou aidées par des pressions extérieures. »

La doctrine Truman implique le renforcement de la présence navale américaine : la 6e flotte est créée le 1er juin 1948, avec pour mission de répondre aux mouve­ments soviétiques en Méditerranée et dans les régions voisines. Parallèlement à une importante aide économique et en matériel militaire, un réseau de pactes de sécu­rité est mis en place : le 22 octobre 1951, le Conseil des Suppléants de l’Alliance atlantique signe un protocole invitant la Grèce et la Turquie à accéder au traité de l’Atlantique-Nord ; ainsi la Grèce échappe-t-elle à l’influence soviétique ; ainsi, avec l’adhésion de la Turquie, l’organisation atlantique contrôle-t-elle les détroits du Bosphore et des Dardanelles. En 1955, l’endiguement de l’Union soviétique en Méditerranée orientale semble parachevé par la conclusion du pacte de Bagdad, auquel sont parties la Grande-Bretagne, le Pakistan (déjà membre de l’Organisation du traité de l’Asie du Sud-Est) l’Iran et l’Irak, et du « protocole d’action mutuelle », par lequel les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France s’engagent à parer à toute agression au Proche-Orient et à maintenir l’équilibre des armements dans la région. Mais, au même moment, l’action internationale des « Officiers libres », au pouvoir au Caire depuis 1952, va permettre à l’Union soviétique d’influer sur le destin de l’Est méditerranéen.

La rentrée de l’Union soviétique

La rentrée de l’Union soviétique en Méditerranée orientale – que proclame la déclaration de politique étrangère soviétique du 16 avril 1955, et que concrétise, cinq mois plus tard, la révélation par Nasser de la conclusion d’un contrat égypto-tchécoslovaque de fourniture d’armement – est due, d’abord, à la conjonction de deux desseins nationaux : la recherche de nouvelles alliances par une Egypte qui se sent isolée par la formation du pacte de Bagdad ; le refus des dirigeants soviétiques d’accepter plus longtemps le monopole occidental en Méditerranée. Mais elle re­flète, aussi, d’importantes modifications sur la scène internationale : en avril 1955, la Conférence de Bandoeng a ouvert la voie à un rapprochement de l’Egypte avec le camp socialiste ; Nasser a découvert, dans ses entretiens avec Chou-En-laï, que le monde socialiste peut lui permettre d’asseoir son neutralisme. Une liaison est ainsi établie entre les axes Nord-Sud et Est-Ouest de la politique mondiale.

La déclaration publiée le 16 avril 1955 par le ministère soviétique des Affaires étrangères préface l’intervention active de l’URSS dans la compétition proche-orientale, et la justifie par avance. Pour le gouvernement de Moscou, la pénétration américaine dans la région menace la sécurité de l’URSS et légitime une « contre-présence » soviétique : « L’Union soviétique ne peut rester indifférente à l’évolution de la situation au Proche- et au Moyen-Orient puisque la formation de blocs et la constitution de bases militaires étrangères sur le territoire des Etats proche et moyen-orientaux touchent directement à la sécurité de l’URSS. La position du gouvernement soviétique est d’autant plus compréhensible que l’Union soviétique est située à proximité immédiate de ces Etats… »

Les discussions entre l’Egypte et le bloc socialiste sont déjà avancées. Le 27 sep­tembre, la conclusion d’un accord de fourniture d’armes entre Le Caire et Prague est annoncée. Les Occidentaux sont peu surpris par le fait même de l’accord. Le colonel Nasser s’était d’abord adressé aux Etats-Unis puis, après s’être vu opposer un refus, avait tenté, en vain, de jouer sur la rivalité américano-soviétique pour mo­difier la position américaine. Ayant, par la suite, constaté le sérieux des discussions égypto-soviétiques, le président Eisenhower avait délégué au Caire un diplomate, George Allen, afin de convaincre le leader égyptien d’abandonner une démarche susceptible de déstabiliser l’équilibre régional, mais cette mission de la « dernière chance » avait échoué. Par contre, le contenu de l’accord désarçonne les observa­teurs occidentaux : alors que Nasser avait demandé 27 millions de dollars d’arme­ment, la valeur des armes achetées à la Tchécoslovaquie est estimée à 90 millions de dollars – l’accord comporte la livraison de chasseurs à réaction Mig 15, de bombar­diers à réaction IL 28, de chars T-34 et Mark-III. En outre, les facilités accordées au Caire sont très grandes : le paiement se fera essentiellement en coton, et seulement pour une très faible part en devises ; afin de ne pas affecter l’économie égyptienne, il sera échelonné dans le temps et correspondra à 5 % des exportations cotonnières annuelles du pays.

Par la manière dont les négociations furent conduites, l’accord du 27 septembre inaugure le nouveau style diplomatique qui va désormais caractériser les rapports de l’Est et de l’Ouest avec le Tiers Monde. La sollicitation de l’un et de l’autre camp, afin de contraindre l’un des deux Grands à accéder à leurs demandes, sera désor­mais un procédé constant des diplomaties égyptienne et arabe, voire plus générale­ment du Tiers Monde. Par ailleurs, le « marquage » réciproque des deux principales puissances, chacune d’elles à l’affût de l’erreur de l’autre, chacune d’elles prête à se substituer à l’autre au prix, s’il le faut, d’importantes concessions politiques et financières, aura pour conséquence de donner à toute région du monde une grande importance stratégique du seul fait que l’un des deux Grands s’y est introduit.

La portée politique concrète de l’accord du 27 septembre est également consi­dérable :

  • l’Union soviétique, en brisant le monopole britannique du commerce des armes au Proche-Orient, prend pied au cœur du monde arabe, dans cette Egypte qui fait la jonction entre le «Maghreb » et le « Machrek », entre l’Afrique et l’Asie, entre la Méditerranée et l’océan Indien ;
  • dans le même temps, elle donne un coup d’arrêt à la tentative occidentale d’organiser tous les pays arabes autour du pacte de Bagdad : la Jordanie renonce à adhérer ; une alliance militaire sera conclue entre l’Egypte, la Syrie et l’Arabie Saoudite ; l’Irak, seul membre arabe du pacte, se trouvera facilement isolé ;
  • par l’accord du 27 septembre, l’Union soviétique adresse, enfin, un « signal » aux pays du Tiers Monde : le choix de l’allié est possible, l’Union soviétique se pré­sente comme l’allié objectif des Etats du Sud ; dès 1955, la Syrie engage le dialogue avec l’URSS — qui s’impose désormais comme puissance rivale des Etats-Unis dans le Bassin méditerranéen.

 

La crise de Suez

La nationalisation du canal de Suez, dont le président Nasser fait part à la foule massée sur la place de la Libération, à Alexandrie, le 26 juillet 1956-anniversaire du nouveau régime-est dans la logique du processus de consolidation de l’indépen­dance nationale déclenché par les Officiers libres : si le prétexte occasionnel de la décision égyptienne est la recherche de ressources permettant la construction du haut barrage d’Assouan dont les Etats-Unis et la Banque mondiale viennent de refuser le financement, la raison profonde est dans la volonté de contrôler politique­ment, militairement, économiquement, le canal. L’affaire de Suez est ouverte ; elle se termine pratiquement avec l’arrêt des forces franco-britanniques, 24 km au-delà de Port-Saïd, le 6 novembre à minuit, sur l’injonction de l’Assemblée générale des Nations Unies, sous la pression des Etats-Unis et les menaces de l’Union soviétique. Mais ces trois mois de crise ont accéléré la redistribution des rôles dans la région :

  • le déclin de l’influence franco-britannique est fort net. Les deux puissances européennes étaient déterminées à briser l’entreprise égyptienne, pour sauvegarder leurs intérêts à la fois économiques et politiques. Mais leur intervention militaire au côté d’Israël – présentée comme une interposition entre Israéliens et Egyptiens, après l’attaque lancée le 29 octobre par l’armée israélienne – est apparue aux Etats arabes et asiatiques comme une évidente manifestation de colonialisme. Elle a, en outre, été critiquée en Occident comme constituant une rupture du « front atlanti­que », et comme infligeant un coup fatal aux Nations Unies au moment même où l’organisation mondiale était confrontée à la tragédie hongroise ;
  • l’Union soviétique sort de l’affaire de Suez avec un prestige confirmé au re­gard de l’opinion publique arabe. Elle a manifesté immédiatement son soutien à la position égyptienne — voyant dans la décision de nationalisation l’affirmation de l’indépendance de l’Egypte et de la lutte menée « contre l’impérialisme » par les dirigeants du Caire : l’Egypte, selon la presse soviétique, avait pleinement le droit de nationaliser le canal qui se trouvait totalement sous sa juridiction territoriale et, ce faisant, elle n’entravait d’aucune manière la navigation internationale. Si l’Union soviétique a participé à la Conférence de Londres « pour le rétablissement des droits internationaux sur Suez », ce fut pour faire entendre le point de vue égyptien et soutenir la proposition présentée par le président Nasser d’une conférence des Etats signataires de la Convention de Constantinople de 1888 qui aurait eu pour objets la navigabilité du canal, les droits de péage et l’entretien du canal dans le cadre de la souveraineté égyptienne. Le 5 novembre, la menace du maréchal Boulganine d’utiliser les fusées soviétiques contre la Grande-Bretagne et la France n’a pas été sans effet sur l’arrêt des hostilités (… et sur la poursuite, par la France, de l’exécution de son programme nucléaire). Les faiblesses originelles de l’Union soviétique pour Israël sont désormais effacées : Moscou apparaît comme le principal allié – aux plans économique. et militaire – du monde arabe ;
  • les Etats-Unis, dont le comportement a été particulièrement nuancé, ont réussi à préserver leur « image » dans la région. Si leurs gouvernants étaient préoccupés par la menace que représentait la décision de nationalisation pour le prestige et les in­térêts occidentaux, ils ne partageaient pas la vision stratégique franco-britannique : selon eux, l’heure n’était pas aux actions de force mais aux règlements diplomati­ques. A l’issue de la Conférence de Londres, dont l’initiative revenait au secrétaire d’Etat Foster Dulles, ils prirent part à la rédaction de la résolution finale qui pro­posait l’augmentation des apports de l’Egypte, l’indemnisation de la compagnie du Canal et la réglementation des droits de péage – ainsi que ce contrôle international sur le canal, qui devait être qualifié de « manœuvre colonialiste » par l’URSS. Mais, au plus fort de la crise, les dirigeants américains ont, par leur mutisme, renforcé la crédibilité des menaces soviétiques à l’adresse de Londres et de Paris… et contribué ainsi à l’arrêt de l’intervention franco-britannique.

Doctrine Eisenhower et plan Chepilov

Les Etats-Unis s’étaient désolidarisés de leurs alliés dans l’affaire de Suez ; ils n’étaient pas disposés, pour autant, à abandonner à l’Union soviétique le contrôle politique du Proche-Orient : le président Eisenhower entend l’affirmer solennelle­ment, le 5 janvier 1957, devant le Congrès.

La doctrine Eisenhower procède d’un constat – celui du « vide actuel au Moyen-Orient », qui « doit être comblé par les Etats-Unis avant de l’être par l’Union sovié­tique ». Pour le chef d’Etat américain, l’Union soviétique veut imposer sa volonté à l’Occident à partir du Proche-Orient ; sa maîtrise sur le canal de Suez et le pétrole lui permettrait un jour d’étrangler l’économie occidentale. La relève des puissances européennes par les Etats-Unis est donc urgente ; elle comportera deux aspects fon­damentaux : l’aide économique et l’aide militaire. Aide économique : l’incapacité des Etats du Proche-Orient à pourvoir aux besoins de leurs populations menace le maintien au pouvoir de gouvernants amis de l’Occident et incite les régimes concernés à accepter l’assistance soviétique. Le président américain propose donc la création d’un organisme économique spécial pour le Moyen-Orient, et une aug­mentation de 200 millions de dollars des crédits destinés au Proche-Orient pour les années 1958 et 1959 : ainsi les Etats-Unis pourront-ils participer à la réalisa­tion d’investissements à même de contribuer au développement économique de la région. Aide militaire : Eisenhower offre l’assistance des Etats-Unis à tout pays du Proche-Orient soucieux de prévenir non seulement toute « agression venue de l’extérieur », mais aussi toute « subversion ou rébellion intérieure » : l’expérience de la guerre civile grecque conduit donc, en ces temps de « conflits par procuration », à dépasser le casus foederis classique dans les traités d’alliance, celui de l’attaque extérieure, pour faire une plus grande part à l’agression indirecte, à la participation extérieure à des troubles internes.

Ratifiée par le Congrès, la doctrine Eisenhower est un encouragement aux Etats menacés du Proche-Orient et une invite à l’Union soviétique de tenir compte, dans son action, des limites à ne pas franchir, limites à partir desquelles l’intervention américaine serait imminente : « Dans la guerre moderne, le respect des procédures légales est parfois impossible, faute de temps. Il nous faut donc manifester claire­ment nos intentions à l’avance… Je suis persuadé que cette annonce tendra à dimi­nuer, sinon à éliminer, toute chance d’agression… »

A la détermination américaine, l’Union soviétique répond par une cam­pagne destinée à dissuader les régimes proche-orientaux d’adhérer à la doctrine Eisenhower : la démarche américaine aurait pour but, selon Moscou, « de recouvrir le Moyen-Orient d’un réseau de bases atomiques et de lancer de cette région, à la première occasion, une guerre d’agression » ; les dirigeants américains feraient état d’un « vide chaque fois qu’ils ont l’intention de se cacher quelque part dans le monde » ; plus généralement, les Etats de la région ne sont pas mineurs et la stratégie américaine tendrait à perpétuer le système colonial… Le 11 février 1947, le gouvernement de Moscou saisit le président de l’Assemblée générale des Nations Unies d’une demande de débat sur la « menace à la paix » que constituerait l’initia­tive américaine, et remet aux ambassadeurs des « Trois Grands » occidentaux une note baptisée « Plan Chepilov ». Le contenu dudit plan n’est guère original, et peut paraître sage… hors de son contexte (celui de l’intervention militaire soviétique à Budapest). Il préconise : la solution des problèmes régionaux par des moyens ex­clusivement pacifiques ; la non-ingérence dans les affaires internes ; la non-intégra­tion des Etats proche-orientaux dans des blocs militaires ; la liquidation des bases étrangères et le retrait .des forces étrangères ; l’accord pour ne pas fournir d’armes aux Etats de la région, mais aussi pour leur ménager une assistance sans condition politique, militaire ou autre…

L’intérêt du Plan Chepilov est surtout dans la procédure d’envoi – qui est révé­latrice. Contradiction interne de la stratégie soviétique : le Plan Chepilov est adressé non à ces Etats du Proche-Orient dont le gouvernement de Moscou entend soutenir l’aspiration à l’indépendance, mais à la France, à la Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, dont il reconnaît ainsi l’influence dans la région et auxquels il semble souhaiter se joindre pour participer à une gestion commune des affaires proche-orientales.

 

Le développement de la présence soviétique

Désormais, se développe la présence soviétique dans la région méditerranéenne. Intensification, à des fins politiques, de la course aux armements : l’Union sovié­tique prodigue ses fournitures d’armes à nombre de pays arabes et méditerranéens – voire, dans certains cas, à des Etats situés en dehors du principal conflit régional, tels que Chypre – et implante ses réseaux d’experts militaires. Constants efforts diplomatiques, accomplis en vue de démanteler le verrou oriental – gréco-turc – de la Méditerranée, par l’exploitation des dissensions sur Chypre, et de resserrer les liens avec le nationalisme arabe, par l’utilisation du levier israélien. Pénétration économique – paradoxalement facilitée par l’absence d’intérêts économiques es­sentiels de l’Union soviétique dans cette partie du monde – mais qui n’exclut pas le comportement de grande puissance : les conditions des prêts sont rigoureuses, et la bonne volonté du prêteur dépend largement de considérations politiques lorsqu’il s’agit de négocier une dette, l’Egypte l’a appris à ses dépens. Présence navale, enfin, d’une Union soviétique déterminée à empêcher le renouvellement d’une interven­tion telle que celle des Etats-Unis au Liban en 1958 : les visites d’amitié sporadiques d’unités soviétiques, au début des années soixante, sont éclipsées, à partir de 1965, par la présence constante d’une flotte autonome, l’Eskadra de Méditerranée.

Reste que la pénétration soviétique en Méditerranée ne s’accomplit pas sans prudence, ni hésitations, et qu’elle n’exclut pas les ambiguïtés et les « à-coups » dé­favorables. Prudence : le pragmatisme des dirigeants soviétiques les conduit, le plus souvent, à ne pas prendre l’initiative du déclenchement des crises, mais à maximi­ser leurs avantages en utilisant les événements qui modifient le rapport des forces. Hésitations : l’Union soviétique doit-elle se comporter en Etat soutenant, de l’exté­rieur, les Etats de la région confrontés aux grandes puissances ? ou s’insérer dans le club des Grands pour partager des responsabilités ? La première option prédomine, car la seconde peut déboucher sur le rejet généralisé des influences extérieures par les Etats de la région — dont l’influence soviétique. Ambiguïtés : l’Etat soviétique reste une idéocratie, c’est-à-dire un régime dont l’idéologie dominante façonne le champ de vision des gouvernants, un régime qui ne peut renoncer au messianisme idéo­logique sans atteindre son essence même. La contradiction éclate périodiquement. L’Union soviétique choisit de soutenir les « bourgeoisies nationales » dans leur lutte contre l’Occident ; mais elle est insensiblement conduite à s’intéresser à l’évolution interne des régimes politiques : l’indépendance consolidée, la lutte ne doit-elle pas se poursuivre sur la scène interne, d’autant plus que la bourgeoisie nationale, ef­frayée par des exigences populaires croissantes, peut chercher des appuis à l’étranger et menacer ainsi l’indépendance nationale ? Du même coup, Moscou inquiète les gouvernements locaux, se fait incertaine – c’est le cas dans les années 1958-1963. Nouvelle concession idéologique, au milieu des années soixante : malgré l’embarras de leurs théoriciens, les dirigeants soviétiques tendent à reconnaître le caractère « progressiste » des nouveaux « socialismes nationaux » du Proche-Orient. Nouvelle ambiguïté : l’Union soviétique n’incite-t-elle pas les militants communistes locaux à s’introduire au cœur des divers partis uniques ? La dimension idéologique de la diplomatie soviétique explique, en partie, certaines réactions de rejet – et de subits retournements de position, comme celui de la Syrie, dans l’affaire du Liban, en 1976. Nouvelle puissance impériale, l’Union soviétique connaît à son tour l’enlise­ment dans les aventures extérieures – ou, pour pasticher le romantisme colonial du XIXe siècle, le « fardeau de l’homme rouge ».

L’Union soviétique, puissance méditerranéenne ?

L’exécution du programme naval soviétique, entrepris sur la décision de Nikita Khrouchtchev après l’affaire des fusées de Cuba, a été très rapide. Dès 1965, le gouvernement soviétique installe en Méditerranée une flotte autonome, le « déta­chement de la Méditerranée de la flotte de la mer Noire », qui prendra par la suite la dénomination dEskadra.. Une douzaine de bâtiments mouillent, désormais, en permanence dans les eaux méditerranéennes ; ils sont en mesure d’accéder direc­tement aux océans Indien et Atlantique, mais aussi d’asseoir l’influence soviétique face aux conflits de la région.

En outre, l’Union soviétique veut se faire reconnaître comme une « puissance méditerranéenne », qui aurait droit à un statut différent de celui des Etats-Unis. Selon les idéologues soviétiques, la présence américaine est provocatrice car étrangè­re, alors que celle de l’URSS relève du « droit indiscutable » d’une puissance riverai­ne (de la mer Noire, et, par conséquent… de la Méditerranée). Ainsi les Soviétiques peuvent-ils se rallier au mot d’ordre de : « La Méditerranée aux Méditerranéens. »

Cette affirmation politique d’appartenance à la Méditerranée se double d’une contestation juridique de la Convention de Montreux de juillet 1936 sur les condi­tions de passage par le Bosphore. Selon la Convention, les puissances riveraines doivent, en temps de paix, avertir la Turquie une semaine à l’avance de tout passage de bâtiment de guerre entre la Méditerranée et la mer Noire ; auparavant, elles s’engagent, deux fois par an, à informer la Turquie du nombre et du tonnage des bâtiments de guerre dont elles envisagent le passage par le Bosphore ; l’accès des navires comportant des appareils capables d’évoluer dans les airs et désignés comme « porte-aéronefs » est interdit ; le passage des sous-marins est soumis à des restric­tions : n’ont le droit de passage – et en surface – que les sous-marins achetés ou construits en dehors de la mer Noire ou ceux qui doivent subir des réparations ; les bâtiments de plus de 15 000 t doivent franchir le détroit un par un et ne peuvent être escortés par plus de deux navires. Dans le cas d’un conflit auquel la Turquie est partie, ou plus généralement si la Turquie se sent menacée, le droit de passage est soumis à sa seule volonté : le gouvernement d’Ankara a pleinement le droit de refuser ou d’accorder le passage à tout bâtiment de guerre. Tout recours contre l’usage de ses droits par la Turquie requiert l’adhésion de la majorité des signataires de la Convention – qui sont l’Australie, la Bulgarie, la France, la Grèce, le Japon, la Roumanie, le Royaume-Uni, la Turquie, l’Union soviétique et la Yougoslavie. La modification globale de la Convention ne peut être entreprise qu’après un préavis de deux ans ou sur l’accord unanime des Etats signataires.

L’augmentation des tonnages et les nouvelles techniques d’équipement ont été à l’origine d’une interprétation très libre de certaines stipulations de la Convention de Montreux par l’URSS. Selon Moscou, les porte-hélicoptères Moscou et Leningrad ne peuvent être considérés comme des « porte-aéronefs », car ils ne sont pas équi­pés de « catapultes » ; de même, le porte-avions Kiev devrait être classé parmi les « croiseurs lance-missiles de lutte anti-sous-marine », car il a franchi le Bosphore sans avion sur son pont d’envol… Au-delà de ces arguties, une mise en question plus radicale de la Convention est esquissée par les porte-parole soviétiques. Ainsi le capitaine de vaisseau Serkov assure-t-il, dans l’organe mensuel de la marine soviéti­que, après « une analyse approfondie de la Convention de Montreux », qu’« on peut considérer, du point de vue juridique, que le passage par le détroit de tout bâtiment des Etats riverains de la mer Noire, de quelque type qu’il soit, ne contredit ni la lettre, ni l’esprit de cette Convention ». L’intention est claire : l’Union soviétique souhaite que ses sous-marins nucléaires soient autorisés à transiter par le Bosphore, afin de leur éviter le long détour par le détroit de Gibraltar, jusqu’ici nécessaire pour leur pénétration en Méditerranée. Mais l’argumentation est curieuse : Moscou aurait pu demander la révision de la Convention, ou affirmer sa caducité ; mais écarter les stipulations fondamentales de la Convention – celles relatives au ton­nage des navires et à la nature de leur armement -, c’est éliminer l’ensemble de la Convention… tout en se réclamant de sa lettre et de son esprit ! La procédure, enfin, porte la marque d’une certaine précipitation : le gouvernement soviétique entend s’exprimer au nom des puissances riveraines de la mer Noire — mais sans mandat desdites puissances, qui semblent s’accommoder du texte actuel.

 

La thèse de l’exclusion des Grands

Le thème du refus des blocs et de l’indépendance des nations méditerranéennes est développé, à partir du début des années soixante, par le Parti communiste ita­lien et, en France, par certaines franges du gaullisme. Il a trouvé sa formulation la plus précise avec les travaux d’experts de la Fondation pour les Etudes de Défense nationale. Ces derniers — M. Sallantin et le général Buis — ont émis un diagnostic et prescrit des remèdes.

Diagnostic : les conflits de la région sont tous les fruits des ingérences étran­gères ; ils naissent toujours « d’une distorsion entre le vieux fond commun et des différences greffées de l’extérieur ». Que les immixtions extérieures, et singulière­ment celles des deux superpuissances, soient prohibées, et les contentieux régionaux s’évanouiront. Redevenue affaire méditerranéenne, l’affaire de Chypre et des îles de la mer Egée « ne devrait pas plus faire problème entre Grecs et Turcs que les îles anglo-normandes entre France et Angleterre ». Un « contrat » de coexistence israé­lo-arabe ne sera possible que lorsque Israël aura cessé d’apparaître au monde arabe comme un « problème organique américain ». La situation au Liban elle-même résulte du conflit israélo-arabe et de l’héritage du mandat français qui a faussé les rapports entre communautés.

Remède : la police de la Méditerranée est facile – la France, l’Italie et surtout l’Angleterre l’ont assurée au XIXe siècle. Les « verrous », tenus dans un passé proche par tel Grand, peuvent être aussi aisément contrôlés par les riverains – ne serait-ce que parce qu’ils sont à la merci d’un minage délibéré ou pirate : l’Egypte n’a-t-elle pas fermé, à deux reprises, le canal de Suez ? Qu’un contrôle analogue à celui des Dardanelles soit mis en place par les riverains aux différentes passes qui ferment la « nasse » méditerranéenne (avec couverture des activités navales par des batteries côtières nucléaires), que la Convention de Montreux soit étendue à l’ensemble de la Méditerranée, qu’une mesure applicable à toutes les puissances extérieures soit édictée – et la Méditerranée sera débarrassée de la présence des flottes américaine et soviétique, tandis que les Etats qui la bordent retrouveront leur authenticité, dans la paix.

La thèse de 1’« exclusion des Grands » suscitait cependant deux séries d’objec­tions, que nous avons développées dans un rapport pour l’OTAN en 1978 (publié en 1980 sous le titre « La Méditerranée dans les Grands ? ». Reprenons-les dans le contexte de l’époque…

Les premières étaient relatives au diagnostic. Est-il sûr que les conflits locaux résultent essentiellement de la manipulation des Grands ? Peut-on, par exemple, imputer aux Etats-Unis le coup de force militaire du 15 juillet 1974 à Chypre ? A Washington, le secrétaire d’Etat semble, certes, avoir été tenu au courant de la pré­paration de l’opération de la garde nationale cypriote. On peut lui reprocher d’avoir laissé faire au nom de la « raison d’Etat atlantique » : que Chypre soit rattachée à la Grèce, ou qu’elle reste indépendante, mais avec un chef d’Etat plus compréhensif à l’égard de l’OTAN, le résultat était, pour lui, le même – Mgr Makarios, ce poli­ticien byzantin qui joue les neutralistes et qu’on soupçonne de vouloir faire de son île un nouveau Cuba, serait éliminé. On peut surtout discerner une étonnante faille dans l’analyse américaine : l’hypothèse d’une réaction turque est sous-estimée. Les experts du Pentagone semblent assurés de la passivité d’Ankara : les forces armées turques, insérées dans le dispositif atlantique, ne sont-elles pas « sous clef » ? C’est oublier le vieux problème de la minorité turque de Chypre, reléguée, depuis 1963, dans son ghetto d’au-delà « la ligne verte ». C’est oublier le droit d’intervention unilatérale reconnu à la Turquie – comme à la Grèce et à la Grande-Bretagne – par le traité du 16 août 1960, en cas de bouleversement de l’ordre constitutionnel dans l’île. Pris de court par le débarquement turc du 20 juillet, le secrétaire d’Etat va opérer un habile rétablissement. Le coup porté à l’OTAN est grave : une guerre gréco-turque serait la pire des éventualités. Le changement de camp est presque immédiat : les Etats-Unis, s’ils « regrettent » l’intervention d’Ankara, la justifient partiellement en s’en prenant, pour la première fois, aux « responsabilités » grec­ques. Il importe, d’abord, d’obtenir un cessez-le-feu rapide des belligérants ; mais, dans le même temps, il devient possible de régler la « question grecque », c’est-à-dire le sort de la junte militaire d’Athènes… Dans l’affaire de Chypre les Etats-Unis n’ont donc pas précédé le mouvement ; ils l’ont, tout au plus, accompagné – en s’effor-çant d’atténuer ses conséquences « dommageables »… De même, au Proche-Orient, d’une crise à l’autre, le rôle des superpuissances semble surtout avoir été d’empêcher la défaite de leurs alliés ou clients, de leur épargner des revers trop considérables – mais qui manipule l’autre dans l’association que forme chaque superpuissance avec ses alliés ?

Etait-il sûr, par ailleurs, que les conflits locaux gagneraient à être réglés par les intéressés eux-mêmes ? On attendait les experts de la Fondation pour les Etudes de Défense sur le problème du Proche-Orient. Mais leur démonstration se fait incer­taine. Pour le général Buis, « la seule voie ouverte à un règlement du problème est la voie méditerranéenne – ce qui ne veut pas dire qu’elle doive conduire forcément à un règlement » ; si les Arabes coupaient « la branche qui pousse si difficilement sur le vieux tronc commun » – si donc, ils parvenaient à mettre fin à l’existence de l’Etat d’Israël – ils commettraient un « crime contre eux-mêmes ». L’exposé de M. Sallantin est identique : « Si les Arabes réussissaient l’ablation de la « tumeur » is­raélienne, ils se blesseraient mortellement… Quelle que soit la légitimité du combat contre le sionisme, une victoire arabe laisserait une irrémédiable lésion. » Ainsi le projet annoncé d’une nouvelle organisation de la sécurité collective en Méditerranée se perd-il dans le flou du discours éthique, voire métaphysique.

D’autres objections affluaient, enfin, quant aux remèdes prescrits. Elles peu­vent être ramenées à une triple interrogation. Est-il logique d’ériger en modèle la Convention de Montreux alors que l’application de cet acte international pose maints problèmes ? On l’a vu : l’annexe II de la Convention prohibe le franchisse­ment des détroits par divers types de navires de guerre, dont les « porte-aéronefs » ; or, un porte-avions soviétique de 35 000 t, le Kiev, rebaptisé « croiseur anti-sous-marins », a franchi les détroits le 18 juillet 1976 ; un second, le Minsk croise en mer Noire2 ; deux autres sont en construction. Est-il responsable de préconiser la prolifération de l’arme nucléaire parmi les Etats riverains de la Méditerranée, alors surtout qu’on sait la fragilité de certains des régimes politiques concernés ? Est-il équitable, enfin, de rejeter, en vertu d’une fausse symétrie, les forces navales des deux Grands, l’une en mer Noire, l’autre dans l’Atlantique ?

Après le Sommet Bush-Gorbatchev de Malte, il n’est plus possible d’identifier l’Union soviétique puis la Fédération de Russie comme le Deus ex Machina des cri­ses méditerranéennes. Le temps du dialogue semble venu. La diplomatie française relance déjà l’idée d’une conférence sur la sécurité en Méditerranée occidentale. Mais, deux ans plus tard, la guerre pour la libération du Koweït révèle de nouvelles tensions Nord-Sud, dont la Méditerranée devient un épicentre. La Méditerranée, nouvelle « ligne de front » ? Ligne du front Sud alors qu’à l’Est, l’ennemi a dis­paru ?

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