L’ambition du nucléaire au Moyen-Orient

Professeur Jean Paul CHARNAY

Décembre 2005

* Islamologue et Directeur de recherche au CNRS- Paris-Sorbonne, auteur de plusieurs publications sur les doctrines et les conduites stratégiques, sur le droit musulman, l’Islam et la pensée politique arabe contemporaine, notamment l’ouvrage, Technique et géosociologie, Le nucléaire en Orient. Paris : Anthopos, Economica, 1984. Actuellement, Président du Centre de Philosophie de la Stratégie.

Entretien conduit par C. REVEILLARD & Y.H TEKFA

Depuis plusieurs décennies, l’ambition iranienne de posséder l’arme nucléaire est limpide et constante. Un but stratégique concevable devant l’acquisition israélienne, indienne et pakistanaise. Etat signataire du Traité de non-prolifération d’armes nucléaires (TNP), il poursuit son rêve nucléaire tout en le démentant et dégage les moyens financiers de se doter d’installations ultrasensibles pour parvenir à maîtriser le processus du nucléaire. Cette ambition remonte depuis la période du Chah et continue sous la République islamique. Le paradoxe de cette ambition est de fait, un moyen de déséquilibrer les forces régionales et d’affaiblir la présence américaine dans la région. Néanmoins, il faut comprendre les mécanismes qui régissent l’usage politique du nucléaire au Moyen-Orient, entre une ambition militaire de se doter de l’arme atomique, et celle de pouvoir disposer de la force de marchandage et de la tractation politique régionale et internationale.

Géostratégiques : La question de la hiérarchie militaire des nations demeure un facteur politico-stratégique prévalant dans les relations inter­étatiques, notamment dans l’influence par la possession de l’Arme nucléaire (puissance des cinq membres du Conseil de sécurité des Nations unies), pouvez-vous nous rappeler la situation géopolitique générale de l’Iran et les changements de fond que pourraient y apporter l’hypothèse d’une accession de ce pays au rang de puissance nucléaire ?

J.P. CHARNAY : Il me semble difficile de répondre sur cette question sans évo­quer les théories relatives à la dissuasion nucléaire et aux diverses conceptions de la possession d’armes nucléaires. Je ne vais pas reprendre les doctrines classiques : coup d’ultime avertissement, frappe en zone désertique, frappe anti-forces ou anti-cités, arme de terrain, etc. Je propose une autre échelle, en partant de la dissuasion réciproque par menace de mutuelle destruction assurée. D’abord la dissuasion pédagogique qu’ont voulu utiliser les USA à l’encontre de l’URSS et qui semble avoir réussi par l’affaire des missiles sovié­tiques à Cuba.

 

En second lieu, ce que j’appelle la dissuasion de prestige, celle de la France gaulliste qui agissait du faible au fort, en raison du pouvoir de ce que l’on a appelé le pouvoir égalisateur de l’atome. C’est la phrase célèbre qu’on attri­bue au Général de Gaulle à l’ambassade soviétique lui faisant remarquer que l’arme nucléaire française était parfaitement déséquilibrée par rapport à l’ar­senal soviétique, « Eh bien Monsieur l’Ambassadeur, nous mourrons ensemble ». Cette réponse gaullienne est-elle véridique ? En tout cas, elle affirmait le prestige de la France mais, rappelons le, en définitif sous ombelle américaine.

 

La troisième catégorie, appelons la dissuasion virtuelle. C’est le cas d’Israël, qui n’adhère pas au TNP, se garde d’avoir une arme immédiatement opératoire mais qui pourrait la monter dans un temps quasi-instantané. Cette arme virtuel­le, assure une dissuasion, mais sous couvert américain. En fait, Israël ne pour­rait utiliser d’une façon effective cette arme, qu’en cas de victoire des armées arabes menaçant Tel-Aviv et Jérusalem, leur axe de communication et l’aéroport international de Lod. Sans oublier qu’en cas de désastre militaire israélien, les Etats-Unis interviendront avant que ledit désastre ne s’accomplisse.

 

Enfin, quatrième et dernière catégorie, ce que l’on commence à appeler « pressuasion », contraction de prévention et de dissuasion et qui consisterait à conserver une force de frappe globale mais assortie d’une certaine désato-misation des têtes de missiles de croisières qui pourrait cependant, le cas échéant, recevoir des têtes nucléaires, en cas d’escalade. Ce qui réintroduirait le jeu classique de la dissuasion. C’est peut être dans cette dernière catégorie encore mal définie techniquement, tactiquement, doctrinalement que l’on peut tenter d’analyser la politique iranienne.

Géostratégiques : En tant que spécialiste des doctrines stratégiques du monde Moyen-oriental, jusqu’à quel degré de risques pensez-vous que les responsables iraniens soient prêts à aller pour assurer l’achèvement de leur programme nucléaire ?

J.P. CHARNAY : Il est difficile de répondre à cette question, comment scinder les reins et les cœurs ? Pour remonter dans l’histoire, il faut rappeler le senti­ment de frustration des peuples arabes et musulmans dont les armées ne pos­sèdent pas officiellement des armes balistico-nucléaires, sauf le Pakistan. Or, c’est précisément le malheureux Zulfikar Ali Bhutto, avant qu’il ne soit exé­cuté par son successeur, qui avait proféré la phrase célèbre : « la civilisation chrétienne, la civilisation chinoise, la civilisation hindoue, la civilisation com­muniste, possèdent l’arme nucléaire et non la civilisation musulmane, pour­quoi ? »

 

Donc pour l’Iran, l’idée de la mise à niveau de la civilisation musulmane par rapport aux autres grandes civilisations semble évidente, mais en quelle mesu­re la pulsion et la ferveur religieuses jouent en faveur de la possession de l’ar­me, mais en quelle mesure joue la ferveur nationaliste ? Il est difficile d’éva­luer en quelle proportion les deux ferveurs s’imbriquent à ce que pensent de nombreux observateurs ? Je ne suis pas certain, qu’un régime iranien, qui ne serait plus inspiré par ce que l’on a appelé la révolution islamique, donc, un régime « laïc » aurait moins de propension à (je ne dis pas réaliser), mais espé­rer disposer d’une manière virtuelle d’une capacité nucléaire militaire.

Géostratégiques : Comment qualifier l’ambition de l’Iran dans le golfe Persique et dans les affaires régionales ? Le cas de l’Inde et du Pakistan est particulièrement inquiétant puisque ces deux pays sont en état de belligéran­ ce latent et qu’un conflit impliquant des armes nucléaires a bien failli éclater et souffler tout le sous-continent indien, lors de la crise de Kargil en 1999.

J.P. CHARNAY : La question pose le problème entre l’Inde et le Pakistan. Ou l’on croit à la dissuasion, ou l’on n’y croit pas. Je ne suis pas certain que la guerre froide n’ait pas dégénéré en guerre chaude, en raison de la dissuasion réciproque entre les deux grandes puissances. Mais si l’on croit à la dissuasion réciproque pédagogique par l’arme de destruction massive, on peut estimer que ladite arme réalise en fait la stabilisation de la situation. Contrairement à de nombreux observateurs, j’avais estimé que l’explosion indienne suivie de l’explosion pakistanaise favorisait le gel des prétentions respectives sur le Cachemire, et que la bombe pakistanaise entraînait la perte de l’ensemble du Cachemire par le Pakistan (Cf. notre entretien « Entre Islam et géostraté­gie », in, Esprit, N° 8-9, août-septembre, 1998, p. 65)

 

Il y a en quelque sorte une absurdité logique, pour qui croit à la dissuasion, de penser que la dissuasion réciproque entraîne de plus fortes probabilités de conflits, ceux-ci restent à un niveau de guerre sublimitée. Et au-delà du Frère ennemi, le terrible tremblement de terre semble avoir ressuscité le Frère humain

Géostratégiques : Selon vous, l’Iran possède-t-elle l’arrière-plan technique (veille et maîtrise de hautes technologies) et doctrinal (le concept d’emploi) nécessairement de très grande sophistication pour assumer les conséquences d’un tel défi ?

J.P. CHARNAY : Je ne suis pas ingénieur, je perlerai donc en toute humilité. L’Iran possède t-il la triple maîtrise : fabrication de têtes nucléaires de petite et moyenne puissance, une missilerie efficace et un système de pénétration anti-leurres suffisant ? Il faudrait que les spécialistes puissent préciser. Le tout est de savoir si, la capacité virtuelle suffit à assurer une dissuasion pédago­gique, disons du faible au faible ou si l’on préfère du petit fort au petit fort. Il reste bien entendu, le problème du chantage de ce que les Etats-Unis appel­lent les Etats voyous, mais là encore on postule que les chefs des Etats dits voyous ne perçoivent pas le caractère pédagogique et réciproque de la dis­suasion. Le président iranien Mahmoud Ahmadinejad ne montre aucune flexi­bilité dans ses discours sur le nucléaire et qualifie la pression occidentale d’Apartheid nucléaire. Mais en quelle mesure s’agit il d’une attitude de mar­chandage vis-à-vis de l’Occident, d’une affirmation de soi vis-à-vis des puis­sances régionales, et d’un appel de propagande envers les opinions publiques musulmanes ? À mettre en relation avec ses imprécations contre Israël.

Géostratégiques : Comment expliquez-vous que les responsables occiden­taux semblent découvrir à travers les récentes déclarations du Président Mahmoud Ahmadinejad, une posture iranienne finalement récurrente ?

J.P. CHARNAY : Je suis simplement étonné qu’ils fassent semblant de la découvrir !

Géostratégiques : Pour autant que l’on puisse en juger, comment vous semble-t-il que la population iranienne ressente et les risques et les enjeux de la situation actuelle ?

J.P. CHARNAY : La question renvoie à ce que l’on a précédemment évoqué, il y a vraisemblablement un sentiment de frustration : constater en ce domai­ne un déficit technologique, sans peut être aller jusqu’à vouloir la fabrication d’une arme opérationnelle. Les passions et les sentiments de sécurité devraient être appréciés en fonction des idéologies et des croyances, milieu par milieu, et par tendances idéologiques, et par intérêts économiques.

Géostratégiques : Quelles sont les forces et contrepouvoirs qui comptent encore dans le paysage politique, social et religieux de l’Iran post-élection pré­sidentielle ?

J.P. CHARNAY : Actuellement dans le monde, beaucoup d’intellectuels sont en situation de non perception avec les masses. Le problème est de représen­tativité et de compréhension. On peut accuser tel ou tel régime d’être popu­liste. L’ennui, c’est que ces milieux intellectuels sont souvent aisés, souvent fortement occidentalisés et sont en décalage par rapport à la majorité popu­laire. Or, c’est sur la majorité populaire que repose la démocratie. Mais les minorités agissantes, les factions, avivent les crises de conscience et les troubles de l’extérieur, l’Occident peut-il apparaître autre que prêcheur des Droits de l’homme, ou économiquement contraignant ?

 

Géostratégiques : La tension diplomatique et stratégique qu’entretiennent chacun de leur côté Téhéran et Washington n’offre-t-elle pas un espace poli­tique inespéré pour les chancelleries des trois grands de l’Union européenne et de Moscou ?

J.P. CHARNAY : Peut-on mettre sur le même plan, les trois chancelleries et Moscou ?

 

Depuis que la vieille Russie s’est installée en Centre Asie, Moscou a toujours considéré l’Iran, en tant que l’une de ses ouvertures sur les mers chaudes. Les trois capitales européennes sont excentrées du point de vue géopolitique et raisonnent essentiellement en terme de géo-économie, donc, de sorties des hydrocarbures. Certes, les quatre capitales ont besoin de situation stable, mais pas pour les mêmes raisons. Ceci dit peut-on parler ou espérer une action convergente et suivie entre ces trois capitales tant qu’il n’existe pas de politique étrangère et de défense unifiée quant aux décisions et non seule­ment quant à l’articulation des forces et des moyens.

Géostratégiques : A quel bouleversement régional cette crise de dimension mondiale pourrait-elle conduire ?

J.P. CHARNAY : Nous retombons dans le vieil antagonisme arabo-iranien. Les Emirats Arabes Unis continuent de ne pas admettre la présence iranienne sur les trois îles (les deux Tomb et Abou Moussa). Il y a un fait symbolique et un peu dérisoire, la question même de la dénomination du golfe. Puis-je rappe­ler qu’en 1977, l’Université de Bassora m’avait invité à un colloque internatio­nal afin de démontrer qu’il fallait nommer celui-ci Arabe et non Persique. Je dis maintenant le Golfe tout simplement ! Mais plus sérieusement, il existe une imbrication des populations d’origine arabe et iranienne d’obédience chiite ou d’obédience sunnite des deux côtés du Golfe. Dans les conditions actuelles, tant que l’Irak n’aura pas retrouvé une relative stabilité fédérale ou plus éclatée, il est difficile de prévoir les rapports qui pourront s’établir entre l’Iran, l’Irak, l’Arabie Saoudite dans leurs aspirations respectives à être la puis­sance régionale dominante. Tout ceci à la lumière de la stratégie américaine qui est à la fois périphérique et continentale (Cf. Charnay, Jean Paul, « Destructurations au Moyen-Orient » in, Géostratégiques, N°6, Janvier 2005)

 

Géostratégiques : Quel est l’état d’esprit des populations arabes face au défi lancé par l’Iran aux Occidentaux ?

J.P. CHARNAY : Il faut faire les distinctions entre les gouvernements et les peuples. Il semble que les gouvernements veulent le maintien des équilibres actuels, il est probable que les masses souhaiteraient un relâchement de l’em­prise américaine, qui, d’ailleurs, hésite sur le choix du pion sur lequel s’ap­puyer. Pour eux : développement social, sécurité, identité prestige…ces couches moyennes subissent l’influence de l’islamisation oblique, sociale et morale.

Géostratégiques : La montée des tensions récente s’inscrit-elle dans la natu­re du régime iranien ou est-elle inhérente aux déterminants de sa géopoli­tique ?

J.P. CHARNAY : J’aurais tendance à penser que les conflits actuels s’inscrivent dans des antagonismes latents de longue durée, qui parfois s’apaisent, qui parfois s’exaltent. Nous sommes dans une sinusoïde à un moment de forte amplitude.

Géostratégiques : L’Iran menace de quitter le Traité de non-prolifération et de reprendre l’enrichissement d’uranium si son dossier est déféré devant le Conseil de sécurité des Nations unies. Ne serait-ce pas les pré­mices d’une puissance nucléaire annoncée ?

J.P.CHARNAY : Je le répète, je ne suis pas un scientifique, il me semble qu’il faudrait départager ce qui est continuation de la recherche fonda­mentale en matière de sciences atomiques, ce qui sera nécessaire en matière de recherche technologique pour la fabrication de l’énergie élec­tronucléaire (ce qui pose le problème de l’évaluation des ressources pétro­lières), et ce qui verserait durablement dans le domaine militaire. Il fau­drait également moduler quelles informations ont été données par le père de la bombe pakistanaise Abdul Qadeer Khan aux Iraniens. Mais il est évi­dent que la distinction entre recherche et enrichissement demeure bien floue.

 

Géostratégiques : Dans l’hypothèse d’un Iran puissance nucléaire dont l’am­pleur de dissuasion serait l’instrument le plus fiable de sa politique étrangère, peut-on supposer une reprise de ses relations et de ses alliances avec son ennemi historique, tels que les Etats-Unis ?

J.P. CHARNAY : est-ce que véritablement les Etats-Unis sont un ennemi his­torique de l’Iran ? Le véritable problème, c’est la guerre entre les Etats-Unis et la révolution islamiste qui s’est extériorisée lors de la prise en otage des membres de l’ambassade américaine à Téhéran -presque simultanément à l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS- qui a été l’une des causes de la non extension de cette révolution sur toute la zone. Aujourd’hui, joue l’unilatéra-lisme états-unien contre l’imprécation islamiste. Seront-ce les nationalismes exacerbés, irakien et iranien, par prudence devenant réalistes, tempéreront ces deux autismes affrontés ?

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