L’Arabie Saoudite, l’Iran et les Emirats Arabes Unis : perspectives de développement dans l’optique d’un « Grand Moyen Orient »

Thierry COVILLE

Décembre 2005
L’Arabie Saoudite, l’Iran et les Emirats Arabes Unis : perspectives de développement dans l’optique d’un « Grand Moyen Orient »

Le premier constat est que l’environnement macro-économique est extrêmement favorable dans ces trois pays. La croissance a été très soutenue en 2004. La situation financière est excellente avec des excédents de la balance courante, un faible endettement extérieur. Cette situation s’explique évidemment le niveau élevé des prix du pétrole qui contribue à l’excédent des comptes extérieurs et permet à l’Etat de soutenir l’activité par une politique budgétaire expansionniste. De plus, cette embellie conjoncturelle va persister, la plupart des prévisions tablant sur un prix des hydrocarbures qui va rester élevé cette année. Par ailleurs, la politique macro-économique menée va maintenant plus dans le sens de la stabilité. Les gouvernements retiennent maintenant des prévisions plus raisonnables des prix du pétrole (prévision d’un prix du pétrole à 19 $ le baril de brent en 2004 par l ‘Arabie Saoudite et l’Iran pour un prix effectif de 38,2$). En Arabie saoudite, le gouvernement utilise les surplus pétroliers pour rembourser une partie de la dette publique.

Toutefois, ces excellents résultats ne doivent pas faire oublier que ces éco­nomies doivent aussi gérer un certain nombre de fragilités. La situation macro­économique est tout d’abord très dépendante de l’évolution du prix du pétrole et, si de nombreux éléments laissent penser que l’on entre dans une nouvelle ère pétrolière avec des prix élevés, ce marché n’est pas à l’abri de retournements. Les EAU souffrent moins de cette dépendance car ils sont devenus le centre com­mercial de la région. Or, du fait de l’importance des réexportations, les exporta­tions d’hydrocarbures ne représentent que près de 45 % de leurs exportations totales. L’Arabie saoudite et l’Iran n’arrivent pas à créer assez d’emplois pour faire face à la progression de leur population active. Le chômage (estimé à 25 % de la population active en Arabie saoudite) affecte surtout les jeunes et alimentent les tensions sociales et politiques. Ces économies restent encore faiblement ouvertes, notamment en matière d’accueil des investissements étrangers. Enfin, elles ont un mode de fonctionnement clientéliste, les groupes privilégiés étant les réseaux liés à différentes branches de la famille royale en Arabie saoudite, les hauts dignitaires du régime, bazaris, fondations religieuses en Iran, et les familles régnantes dans les EAU (où se pose également la question de la répartition de la rente entre les émirats). Cette question du clientélisme reflète en fait le fait que l’équilibre politique dans ces pays dépend de la redistribution de la rente pétro­lière. Or, cet équilibre est de plus en plus fragile en Arabie En Arabie saoudite, cela a été le cas à travers la redistribution des revenus pétroliers à la famille roya­le et à travers le fonctionnement d ‘un Etat providence. Or, on constate des dif­ficultés grandissantes à maintenir cet équilibre (contestation sociale et politique dans les années 1990 suite à des hausses de prix de l’essence et de l’électricité). En Iran, l’équilibre politique a reposé sur la redistribution de la rente à certains groupes (bazaris, fondations) mais aussi à travers des dépenses à long terme (protection sociale, éducation, infrastructures) qui ont contribué à moderniser la société. Or, paradoxe, les demandes de changement économique et politique induits par la modernisation de la société fragilisent maintenant cet équilibre. La situation est différente dans les EAU où la redistribution de la rente atténue les revendications politiques. A ces problèmes communs, s’ajoutent des difficultés spécifiques à chaque pays. En Arabie Saoudite, il existe actuellement des tensions politiques fortes liées à la présence réseaux liés à Al Qaeda. Par ailleurs, le régi­me doit faire face aux demandes de libéralisation politique américaines. Par ailleurs, se pose la question du statut de la minorité chiite (5 à 10 % de la popu­lation). Enfin, outre le problème du chômage, l’économie souffre d’un poids excessif des expatriés dans la population employée (52%). En Iran, on peut citer le risque d’isolement du régime tant que la question du nucléaire et des relations avec les Etats-Unis n’aura pas été réglé. Par ailleurs, outre les problèmes poli­tiques internes, le pays doit gérer d’importantes tensions sociales : le chômage est élevé (on peut l’estimer à près de 15 % de la population active), l’inflation est forte due à des déficits publics endémiques. On constate de fortes inégalités sociales (20 % des ménages bénéficiaient à des degrés divers d’aides sociales du fait de leurs difficultés financières en 2002). Enfin, dans le cas des EAU, il faut bien prendre en compte que leur un succès est en partie lié au manque d’ouver­ture des autres économies régionales et notamment de l’Iran, ainsi qu’à l’insécu­rité et l’instabilité politique régnant dans les autres pays. Une plus grande ouver­ture économique et une plus grande stabilité politique dans la région remettaient donc en cause ce modèle.

Or, cette conjoncture favorable n’a pas vraiment été mise à profit pour lancer les réformes structurelles nécessaires, du moins en Arabie saoudite et en Iran. En Arabie saoudite, les réformes avancent de manière extrêmement graduelle. Il y a bien eu relance, depuis 2003, des privatisations dans les télé­communications, mais ces opérations avancent lentement. D’autre part, en dépit de la nouvelle loi sur l’investissement étranger en 2000, de l’élargisse­ment des secteurs ouverts (télécommunications, assurance, éducation) et de la diminution de l’imposition sur les investissements étrangers (IS ramené de 30 à 20 %), les résultats ont été décevants en matière d’accueil des investis­sements directs. Ainsi, l’ouverture de l’amont du secteur gazier a été moins intéressante que prévu. Il y a eu cependant des avancées en matière de contrôle du système financier avec la mise en place d’une autorité des mar­chés de capitaux. D’autre part, la libéralisation du commerce extérieur est lente : les négociations pour accéder à l’OMC avancent lentement. On constate toutefois la mise en place cette année de l’Union douanière avec les pays du Conseil de Coopération du Golfe. Au total, dans le royaume saou­dien, la bonne conjoncture pétrolière atténue les volontés de réforme. Par ailleurs, le régime veut rester dans un système clientéliste pour maintenir sa légitimité politique. Ceci bloque les réformes fiscales ou les privatisations et l’ouverture à l’investissement étranger si cela remet en cause certains intérêts. On constate toutefois que le rapport de force est de plus en plus en faveur du secteur privé qui intervient dans un certain nombre d’instances (chambres de commerce, le Conseil Economique Suprême, etc.)

En Iran, un certain nombre d’évènements ont pu faire craindre un freina­ge de l’ouverture économique. Outre l’annulation des deux contrats signés avec des entreprises turques pour la gestion de l’aéroport international de Khomeyni et la mise en place d’une ligne de téléphonie mobile, le nouveau parlement, élu en 2004, s’est opposé à des dispositions du quatrième plan quinquennal voté par le parlement précédent qui visaient à libéraliser l’économie iranienne, telles que l’ouverture du secteur bancaire à l’investissement étranger ou la possibilité de négocier des accords de partage de production avec les entreprises étran­gères dans le secteur pétrolier. De plus, les négociations en cours sur le nucléai­re laissent craindre une éventuelle crise qui pourrait, de nouveau, isoler l’Iran.

Toutefois, la mouvance des « conservateurs pragmatiques » est favorable à une poursuite de la libéralisation de l’économie iranienne. Or, son chef de file, Hashemi Rafsandjani vient de déclarer qu’il sera candidat aux prochaines élec­tions présidentielles de juin. En outre, ce dernier est sans doute le plus qualifier pour régler la question du « nucléaire ». Enfin, l’implantation récente de Renault pour produire la Logan et l’ouverture du tourisme à l’investissement étranger prouvent que la tendance globale est à l’ouverture. Ceci ne signifie pas que tous les problèmes sont réglés. La faible légitimité du régime freiner les réformes compte tenu des conséquences sociales de nouvelles privatisations. Le clientélisme important notamment chez les conservateurs peut aussi limiter l’ampleur des réformes : l’ouverture à l’investissement étranger pourra être frei­née si elle menace certains intérêts ou au contraire accélérée dans le cas inver­se. Par ailleurs, Rafsandjani, même s’il est élu, devra convaincre les conserva­teurs de la droite traditionnelle du bien fondé de la poursuite de l’ouverture économique.

Enfin, c’est aux EAU que les réformes sont les plus avancées. On peut citer ici le gigantesque projet Dauphin qui prévoit de relier les réseaux gaziers du Qatar, des EAU et d’Oman. Il y a une ouverture des secteurs de l’électricité et eau aux investisseurs étrangers (Projets en BOT). Une politique active de pro­motion des NTIC est menée avec, entre autres, la création de Ville Internet à Dubaï. Par ailleurs, le tourisme est également un axe de développement : construction d’hôtels, de centres commerciaux, agrandissement des aéroports, ouverture partielle du secteur immobilier à l’investissement étranger à Dubaï.

Au total, on constate une tendance inexorable à la libéralisation progressive de ces économies mais ce processus est graduel du fait du clientélisme et des relations étroites (et malsaines ?) entre système politique et économique. Par ailleurs, on constate que la modernisation de la société est sans doute un élément décisif pour favoriser l ‘ouverture économique et politique dans des États rentiers. Et ce dernier élément fait que l’Iran est sans doute mieux positionné pour réussir une véritable libéralisation de son économie.

* Thierry COVILLE est Chercheur associé au CNRS – Monde Iranien, membre associé à l’Institut International d’Etudes Stratégiques – Paris. Auteur de l’Economie de l’Iran islamique, entre ordre et désordres, l’Harmattan, 2002.

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