L’Argentine Kirchnériste

Quentin Limouzin

Diplômé de Sciences politiques en Relations internationales, Quentin Limouzin a vécu à Buenos Aires en Argentine, où il a étudié à l’Universidad Pontifica de Argentina. Spécialiste du modèle kirchnériste argentin, il travaille actuellement à l’Assemblée nationale en tant que collaborateur parlementaire.

4eme trimestre 2013

De quelle manière les Kirchner ont-ils changé l’Argentine en imposant leur propre modèle, le kirchnérisme ? Avec l’apparition dans la première décennie du XXIe siècle d’un net regain éco­nomique et d’une croissance dynamique, l’Argentine a vu s’imposer une figure incarnant une renaissance et un nouveau modèle politique : Nestor Kirchner, le président de l’après-crise qui laissa une marque profonde en Argentine, puisqu’en seulement un mandat de quatre années, ce dernier réussit à relever un état au bord du gouffre et à créer une réelle aura autour de sa personne, incarnant un nouveau modèle politique, le kirchnérisme. Élue en 2007, son épouse, Cristina Fernandez de Kirchner va alors marquer peu à peu une rupture avec son mari, et entamer un second mandat en dirigeant un pays de plus en plus polarisé autour de sa personne et de sa gou­vernance. L’année 2012 fut plus difficile aux niveaux économique, politique mais aussi en raison des critiques autour de sa personne qui a imposé un nouveau style populiste.

« Il est plus facile de comprendre Kirchner si l’on regarde l’Argentine post-crise, et il est plus facile de comprendre l’Argentine post-crise si l’on regarde Kirchner s[1].

Lorsqu’il est élu président de la République argentine, Nestor Kirchner est membre du parti péroniste[2], première force politique du pays. Il appa­raît rapidement que le nouveau président n’est pas un péroniste classique. Il va peu à peu développer puis imposer un nouveau modèle qui va devenir le marqueur le plus important de la politique argentine. Un modèle que l’on peut définir comme une sorte de populisme dissimulé sous un nouveau terme : le kirchnérisme.

Le kirchnérisme de… Nestor Kirchner

Outsider lorsqu’il se lance dans la bataille à l’élection présidentielle de 2003, Nestor Kirchner réussit à rallier à lui le président sortant, Duhalde, et devient le favori des sondages après avoir passé le premier tour juste derrière Carlos Menem. Avec le désistement de ce dernier, il remporte l’élection. Nestor Kirchner entame son mandat à la tête de l’Argentine pour une période de quatre ans durant laquelle il s’impose comme la figure de référence et redresse le pays économiquement et socialement. Il devient l’homme politique argentin le plus important depuis Juan-Domingo Peron, et rassemble des millions d’argentins usés par la crise et le discrédit de la classe gouvernante.

Sa première priorité fut de gagner en légitimité. Kirchner n’a jamais caché sa volonté de se situer au-dessus du péronisme. Son élection en 2003 reste une sur­prise qui montre tout son sens politique. Cette élection démontre aussi sa capa­cité à gagner des appuis au-delà du seul parti justicialiste. L’une des caractéristiques principales du kirchnérisme est cette aptitude à s’agréger des soutiens hétérogènes. L’un des objectifs de Nestor Kirchner, de dépasser le clivage péroniste/anti-péro-niste, semble ainsi se réaliser[3]. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles il s’avère difficile de comprendre ce qu’est le kirchnérisme. C’est un agrégat de tendances et de soutiens divers et variés regroupé autour d’une figure, Nestor Kirchner, celui-ci s’appuyant de manière croissante sur la forte symbolique péroniste.

Nestor Kirchner va construire un nouvel ordre péroniste. Il conserve l’appareil du parti de Buenos Aires mais au centre d’un dispositif régit par un nouveau lea­dership en sa personne, et avec une nouvelle orientation afin de le diriger en ayant toutes les cartes en main[4].

Il s’attache ainsi à reconstruire les piliers d’un régime politique qui avait volé en éclats en décembre 2001 (succession de cinq présidents). Dans cette perspective, il va chercher à dévier le rejet populaire en rouvrant les procès d’anciens tortionnaires de la dictature. Kirchner prend les rênes du pouvoir dans un objectif de reconstruc­tion étatique : reconstruction du prestige de l’armée par exemple, renouvellement des dirigeants d’une police trop souvent corrompue ou bien de la Cour Suprême de Justice.

Il va ainsi décharger toute la responsabilité de l’effondrement économique et social du pays sur certains groupes et en sanctifier d’autres. La politique de défense des Droits de l’Homme comme politique d’état sera un véritable pilier du gouverne­ment de Nestor Kirchner. Ce choix ainsi que la poursuite des responsables des crimes de la dictature va devenir le guide de son gouvernement, le noyau autour duquel il édifie son récit des trente dernières années de l’histoire du pays. Il va essayer de réécrire l’histoire des Droits de l’Homme en Argentine afin de pouvoir la récupérer. Loin d’être une stratégie éthique, cette inconditionnalité démontrée depuis le début quant aux questions de Droits de l’Homme va consolider l’image que l’ex-président allait laisser derrière lui. Il réussit également à surmonter sa faible légitimité initiale en opérant des gestes de différenciation politique : ouverture du dialogue avec les piqueteros contrairement à Duhalde, agenda hyperactif au contraire de De La Rua, remise en question du modèle néo-libéral des années 1990 en opposition à Menem.

Le modèle kirchnériste a su concilier deux tendances. Tout d’abord, l’expression d’une alliance qui a amalgamé des secteurs sociaux différents, de droite et de centre-gauche. Puis, un style de gouvernement à l’origine d’une fabuleuse concentration du pouvoir aux mains de l’exécutif, et une subordination des différents acteurs et pouvoirs à sa personne. Cela se fit à l’intérieur même du kirchnérisme, par la sou­mission du groupe parlementaire, et à l’extérieur grâce aux liens historiques avec les syndicats péronistes. L’évolution linguistique du péronisme renouvelé à travers le kirchnérisme promu par Nestor Kirchner semble avoir édulcoré la version originale. La somme de ces deux péronismes va alors porter un discours national-populaire étatiste.

La réussite de Nestor Kirchner n’aurait sans doute pas été possible sans le redres­sement économique de l’Argentine. Il sut prendre les décisions et les réformes pour apporter des réponses suffisantes et calmer l’agitation populaire. Il put ainsi recons­truire un cadre institutionnel fortement remis en question[5]. Le message que Nestor Kirchner fait passer à la population est le suivant : avec lui, la politique serait fixée par l’état et non par l’« establishment ». Le rejet des élites politiques, financières et entrepreneuriales était tel qu’il était nécessaire d’établir un retour à l’ordre institu­tionnel.

Avec une hausse des œuvres publiques, une amélioration des échanges commer­ciaux, une accumulation des réserves de la Banque Centrale ainsi que la gestion des taux de change, l’Argentine va connaître une forte croissance de son PIB entre 2003 et 20 1 0[6]. De nombreux investissements publics vont être menés afin de rendre plus forte la présence de l’état dans l’économie. La dette externe s’élevait à 138 % du PIB en 2003[7]. Le grand artisan de sa spectaculaire réduction est le ministre de l’écono­mie Roberto Lavagna[8]. Ce dernier, déjà ministre sous le gouvernement Duhalde, et rappelé par Nestor Kirchner, négocia lui-même avec le FMI. La politique éco­nomique de Kirchner peut ainsi être vue comme une démarche d’indépendance vis-à-vis d’instances internationales telles que le FMI. Un cheminement qu’il mena notamment aux côtés du président brésilien Lula, afin de mettre l’économie sous l’aile de la politique et non l’inverse. C’est une véritable stabilisation économique du pays qui s’opère durant le mandat de Nestor Kirchner. Sa crédibilité en sortit grandie et une sorte de consensus se créa autour de sa personne.

En 2007, Nestor Kirchner crée la surprise en annonçant qu’il ne se représente pas. Sa femme, la sénatrice Cristina Fernandez de Kirchner, se déclare candidate pour le Frente para la Victoria. La surprise de la non-candidature de son mari pro­pulse ainsi sa campagne. « CFK » est loin d’être une débutante. C’est une poli­ticienne qui s’est aguerrie en province, puis sur la scène nationale. Elle s’affiche comme la continuatrice de l’action et la dépositaire du bilan de son mari. Kirchner justifie alors la succession matrimoniale en déclarant garantir la continuité et la force de son projet dans le temps.

Pour les Kirchner, c’est la suite logique de leur projet au pouvoir. Des critiques à cette logique dynastique peu conforme à l’idée même de démocratie se firent en­tendre mais n’influèrent pas. Si cette dérive a pu avoir un écho au sein du monde politique, elle n’a pas vraiment percé auprès de l’électorat.

La présidente commença à poursuivre le programme politique de son époux en s’appuyant sur ses réseaux et un clientélisme rodé. Le kirchnérisme s’offrait ainsi un nouveau visage en la personne de Cristina Kirchner. Les Kirchner ont ainsi su as­seoir progressivement leur pouvoir, l’héritage péroniste menant alors à une certaine pression exercée sur les votants. Le système politique argentin, de type présidentiel, maintient des niveaux de clientélisme et de corruption très forts auxquels n’échappe pas le kirchnérisme. C’est notamment l’une des critiques de l’opposition. Le gouver­nement Kirchner bénéficie de l’implacable efficacité de ses appareils clientélistes sur lesquels il base son hégémonie électorale. Le modèle clientéliste n’est pas une consé­quence du populisme autocratique pratiqué en Amérique Latine mais plutôt l’un de ses mécanismes de pouvoir et de soutien. Le gouvernement de Nestor Kirchner approfondit le clientélisme en Argentine notamment en finançant les rétentions aux exportations. Il se complète par l’assujettissement des gouvernements provinciaux au gouvernement national par l’intermédiaire de la captation des ressources des ré­tentions et exportations, puis par sa distribution discrétionnaire aux gouverneurs. Le pouvoir Kirchner s’assure ainsi la loyauté des maires et gouverneurs et les votes des sénateurs. Nombreux sont ceux qui s’élèvent face à ce système et le pointent du doigt en le voyant comme un frein majeur au développement du pays[9].

Le gouvernement Kirchner exerce un fort contrôle sur l’INDEC[10], l’Institut National de Statistiques et Recensement. Son contrôle lui permet de cacher la réalité économique du pays en niant par exemple le taux réel d’inflation. Evalué à environ 13 %, il approche en réalité les 25 faisant de l’Argentine l’un des pays au monde avec le plus fort taux d’inflation. Dans le même temps, les Kirchner ont vu leur for­tune exploser depuis leur arrivée à la tête de l’Etat, passant de $7 millions à environ $82 millions entre 2003 et 2011.

La relance économique

Contrairement à ce qu’il a voulu faire croire, le kirchnérisme n’a jamais réelle­ment signifié une rupture avec le néo-libéralisme. Il s’est approprié la critique du discours néo-libéral à des fins politiques afin de s’assurer l’appui du vote populaire.

Sous couvert de cette dialectique, le kirchnérisme a su s’installer grâce à la virtuo­sité de Nestor Kirchner. Dans le même temps, ce dernier réussi à mener un projet de réactivation économique et industrielle en Argentine qui annonça le retour du conflit avec les syndicats. Extrêmement importants et influents, les « gremios », syn­dicats et corporations sont très politisés et leurs responsables souvent présents dans les médias.

Historiquement, les produits exportés étaient principalement le bœuf et le blé. Le soja va alors devenir le principal produit d’exportation. Le changement n’est pas anodin puisqu’il a également fait évoluer les coalitions et augmenté les crises[11]. Kirchner a pu promouvoir et hausser les taxes à l’exportation générant des revenus fiscaux.

Le soja va prendre de plus en plus d’importance dans les années 2000 et nombre de grands producteurs ou éleveurs délaissent leur activité traditionnelle. D’une Argentine productrice de blé et de bœuf, le pays devient producteur de soja dans des quantités extravagantes, enrichissant les grands propriétaires. Ces derniers ap- par-tiennent pour la plupart à de vieilles familles argentines installées depuis des années à l’écart des centres urbains. Le « Campo » est cette partie de la population fière de ses traditions et peu concernée par la vie portena (de Buenos Aires), tant que l’on n’intervient pas démesurément dans la gestion de ses affaires.

Le conflit qui commence au début de l’année 2008 avec les producteurs agricoles semble marquer le début d’un certain déclin du projet politique de Nestor Kirchner. Il reste en effet à la manœuvre derrière sa femme en prenant les grandes décisions. Des organisations du secteur de la production agricole et de l’élevage s’élevèrent contre la décision du gouvernement d’augmenter les rétentions aux exportations de soja et tournesol et donc une hausse des taxes, comme l’indiquait la résolution 125/08. Le blocage des routes s’étendit pendant 129 jours entre mars et juillet se ter­minant par l’abrogation de cette résolution. Entretemps et signe de leur puissance, les corporations agricoles déclarèrent une série de mesures visant à interrompre cer­taines activités économiques telles que le transport interurbain et les exportations agraires en réalisant des fermetures et des blocages de routes et de ports. Le conflit se politisa rapidement et les soutiens du gouvernement et les secteurs proches de ce dernier telles que la Centrale des Travailleurs Argentins (CTA) ou l’Association des Mères de la Place de Mai accusèrent les dirigeants du Campo, ainsi que leurs soutiens, comme l’ex-président Eduardo Duhalde et le groupe multimédia Clarin, de chercher à déstabiliser le gouvernement.

Discours national-populaire, opposition médiatique et soucis électoraux

Débute dès lors un processus de division de la société argentine autour du mo­dèle kirchnériste. Le kirchnérisme dispose alors d’une identité propre : une étape supérieure au péronisme en quelque sorte. La crainte d’une partie de la population devant la possible mise en place d’un processus de contrôle commence à éclore. Le kirchnérisme a été défié. Afin que cela ne se reproduise pas, il lui faut retrouver le contrôle et l’emprise sur le pays. La télévision apparaît alors comme un moyen massif pour ce faire (cf : programme Futbol para todos[12], les multiples apparitions de Cristina à la télévision). Jusqu’alors, les médias appuyaient majoritairement Kirchner. Avec ce conflit, le Campo va commencer à financer massivement certains d’entre eux et notamment Clarin afin d’obtenir leur appui. La société argentine commence à se polariser et les grands groupes de médias, Clarin en premier lieu, se retournent contre le pouvoir kirchnériste. En réaction, le kirchnérisme va déve­lopper un discours national-populaire annonçant le début d’une profonde division autour de ce projet politique.

La tradition nationale-populaire est à l’origine du parti justicialiste. C’est même l’une des idées fondatrices du péronisme.S’élabore alors un discours progressiste et de revalorisation du rôle de l’État, accompagné de l’émergence d’une rhétorique nationale-populaire. Le conflit avec les producteurs agricoles est le déclencheur de cette exacerbation rhétorique et s’opère une véritable mise en cause de l’autorita­risme du gouvernement. Le vote de la loi sur l’audiovisuel afin de faire tomber le groupe Clarin créé également une véritable cassure entre certains médias et le gou­vernement kirchnériste. Le groupe Clarin[13] fut peut-être un ennemi nécessaire pour les Kirchner après le revers face aux producteurs agraires : Clarin représentant un ennemi visible avec des intérêts économiques diversifiés. Ce retour d’une rhéto­rique nationale-populaire s’inscrit également dans le cadre d’un échec électoral du kirchnérisme, le premier, en 2009 lors du renouvellement d’un tiers des Sénateurs et de la moitié des Députés. Le gouvernement présentait cette élection comme une sorte de référendum sur le modèle de gestion de Cristina Kirchner. Cette élection va renouveler le jeu des personnalités, renforcer quelque peu l’opposition et affaiblir le gouvernement en renouvelant un parlement avec une majorité d’opposition. Ce fut une déroute électorale pour les Kirchner n’obtenant pas le rassemblement voulu autour de leur projet. La mort subite de Nestor Kirchner va renforcer l’usage de ce discours national-populaire en consolidant le discours binaire en tant que « grand récit » refondateur du kirchnérisme. La mort de Kirchner élargit le spectre du kirch-nérisme en intégrant la jeunesse à travers la Campora menée par Maximo Kirchner, le fils aîné du couple présidentiel. Cette rhétorique va anticiper l’arrivée progressive d’une radicalisation du projet kirchnériste à travers son nouveau chef charismatique Cristina Kirchner.

L’avènement de « CFK »

Nestor Kirchner n’abandonne pas la scène politique lorsqu’il cède la charge pré­sidentielle en 2007 et garde une forte influence. En tant que président du Parti Justicialiste, il continue à représenter un pouvoir fort. L’opposition ne manquait pas de le souligner en parlant de « couple présidentiel ». Ses activités vont alors bien au-delà de ses seules charges officielles : il dispose de la stratégie parlementaire officielle, mène les relations avec les syndicats et les corporations, contrôle les prin­cipaux leaders péronistes. À son décès, il est érigé en véritable symbole de la nation argentine. La bonne opinion que la société argentine avait de Nestor Kirchner va évoluer en un récit mythique avec sa disparition. Nombre d’argentins considèrent l’ex-président comme un chef historique. Il incarne le responsable messianique qui a affronté les hommes politiques et les entrepreneurs corrompus, puis les instances internationales pour rendre sa dignité au pays. Il reste lié, dans l’imaginaire collectif, à l’étape d’un miracle économique argentin[14]. Le mythe de Nestor est également omniprésent dans le discours de la présidente et les allusions au défunt président abondent se référant à lui en utilisant la troisième personne. La sempiternelle tenue noire de Cristina Fernandez de Kirchner rappelle en permanence l’absence de son mari. Avec la mort de son fondateur, se pose très rapidement la question de la survie du kirchnérisme. C’était sans compter sur la personnalité de la présidente qui se révèle être bien plus qu’une simple intérimaire. La mort de Nestor Kirchner semble l’avoir libérée. L’aura positive que créée la mort de Nestor Kirchner lui apporte éga­lement les faveurs de toute une partie de la population. Elle va ainsi démontrer une volonté forte de continuer à faire face tout en imposant son contrôle personnel sur le mouvement péroniste[15]. Elle remporte les élections présidentielles pour la seconde fois consécutive en 2011[16]. Les résultats ne souffrirent d’aucune contestation tant elle fut réélue avec une très nette avance recueillant 54,1 % des suffrages.

La mort de Nestor Kirchner a véritablement profité à la présidente, insufflant un vent nouveau à sa candidature[17]. De plus, la présidente parait avoir gagné à faire évoluer sa propre image en essayant de se détacher de l’ombre de son mari. Pour la première fois depuis 1928, un même parti politique gagne les élections trois fois d’affilée. Le Frente Para la Victoria, en alliance directe ou indirecte gouverne presque toutes les provinces. Cristina Kirchner tient en son mari Nestor et en Evita Peron les deux piliers sur lesquels elle va construire son statut de présidente.

Confortée dans sa légitimité et l’exercice de son pouvoir, la présidente va prendre de plus en plus d’assurance et se rapprocher du président vénézuélien Hugo Chavez. L’année 2012 a vu s’élever de nombreuses voix critiquant la politique mise en place par la présidente face au rapprochement opéré avec son homologue vénézuélien : la comparaison est de plus en plus fréquente. Il convient de nuancer cette idée. Le parallèle n’est pas sans risques tant les différences culturelles et structurelles sont nombreuses. Les deux hommes d’État restent différents : ils usent du populisme mais Chavez tendait plus à exercer un leadership charismatique avec un réel don du discours aux masses alors que Cristina Kirchner manque de force charismatique.

À leurs yeux, le principe de la division du pouvoir semble être une perversion de la démocratie bourgeoise. De fait, ce sont deux gouvernements élus mais qui continuent à se dire révolutionnaires en quelque sorte, comme pour garder cette légitimité aux yeux de ces classes populaires qui les ont élus. Cela leur permet ainsi de se déclarer au-dessus des règles démocratiques communes entretenant une forte contestation de la classe moyenne[18].

À vouloir discipliner l’économie avec des théories interventionnistes et étatistes ils ont perdu d’énormes possibilités de progrès pour leur pays, notamment en refusant l’investissement, signe de l’impérialisme étranger. La souveraineté économique et énergétique est largement revendiquée. Les deux pays exercent également un strict contrôle des changes : il est compliqué d’obtenir des dollars. Les taxes sur les cartes bancaires utilisées à l’étranger ou sur internet ont également été rehaussées en Argentine. Il s’agit de lutter contre la fuite des capitaux et d’équilibrer les réserves d’un pays en manque de liquidités. La création d’un « levier de croissance » a permis de réformer les statuts de la Banque Centrale donnant ainsi au gouvernement la possibilité de puiser dans les réserves sans limites. Il est impossible pour ces gouvernements de comprendre qu’il y a d’autres manières de diriger. Ils préfèrent faire croire qu’ils ne peuvent pas gérer la politique autrement. L’autre, l’opposant, est l’ennemi : il s’oppose au bien de la patrie et à l’égalité. Car bien souvent, ce sont les classes moyennes et les classes les plus aisées qui sont montrées du doigt, refusant le partage des ressources pour que les classes populaires se développent à leur tour. Chavez lui-même avant les élections d’octobre 2012 qui l’ont vu remporter un nouveau mandat de président, annonçait la guerre civile s’il ne l’emportait pas.

Enfin, le traitement du journalisme indépendant est caractéristique d’une res­semblance accrue entre ces deux pays. Celui-ci doit disparaître, il est gênant. Les chefs d’État recherchent au contraire une situation hégémonique de l’État dans les médias. La critique qu’émet le journalisme est un obstacle et répond à des inté­rêts économiques et idéologiques étrangers. Lors des élections d’octobre 2012 au Venezuela, les journalistes de Clarin furent arrêtés puis questionnés à l’aéroport de Caracas sans même que l’ambassadeur argentin n’intervienne. Cristina Kirchner se fait aussi de plus en plus autoritaire. En 2012, elle déclarait « Solo hay que tenerle miedo a Dios, y a mi, unpoquito… »[19].

Un style populiste

Kurt Weyland[20] définit le populisme comme une stratégie politique par l’inter­médiaire de laquelle un chef cherche ou exerce le pouvoir en se fondant sur un appui direct, sans intermédiaires institutionnalisés, d’un grand nombre de militants non organisés. Une définition qui permet d’identifier la flexibilité et l’opportunisme des responsables populistes. Plus qu’une question idéologique, ce qui pourrait être la caractéristique du populisme en Amérique Latine est son exercice du pouvoir et la défiance envers les institutions établies. Le populisme exalte le chef charismatique. Il n’y a pas de populisme sans la figure d’un homme providentiel qui résoudrait les problèmes du peuple. Max Weber explique que le chef charismatique ne dispose pas du pouvoir seulement par la voie légale mais surtout parce que les hommes croient en lui. C’est exactement le rôle qu’a joué Nestor Kirchner puis qu’a repris Cristina Kirchner avec moins de réussite. Le gouvernement populiste use et abuse de la parole et s’appuie sur elle. Le discours est son moyen spécifique. Le chef se sent l’interprète suprême de la vérité ainsi que l’agence d’informations de son peuple. Il parle constamment avec le public, attisant ses passions, et ce sans intermédiaires comme le fait Cristina Kirchner lorsqu’elle s’exprime en direct à la télévision.

La contestation s’est faite de plus en plus présente en Argentine. Elle critique la dérive autoritaire du gouvernement kirchnériste. Des voix d’opposition se font entendre malgré l’omniprésence étatique dans les médias et la tentative de discrédi­ter quiconque s’oppose au pouvoir. En 2012, cette contestation a connu son apogée lors de la grande manifestation organisée au mois de novembre, « el 8N ». Organisée depuis les réseaux sociaux, ce fut un réel succès, 500.000 personnes dans tout le pays exprimèrent leur mécontentement face à l’insécurité, la corruption et la manière dont le gouvernement dirigeait le pays[21]. L’une des polémiques concernait l’éven­tuelle ré-réélection de la présidente. Celle-ci et ses partisans cherchent en effet le moyen de faire évoluer la Constitution afin de pouvoir autoriser le président élu à se faire élire plus de deux fois. De plus, la Campora[22], l’organisation des jeunesses péro-nistes dirigée par Maximo Kirchner, le fils de Nestor et Cristina Kirchner, continue de militer au sein d’écoles de la province de Buenos Aires bien que cela soit interdit par la loi. Le style de Cristina Kirchner est à la fois plus dirigiste et plus nationa­liste. Le thème des Iles Malouines est ici un véritable révélateur de ce nationalisme qui ressurgit. Plusieurs fois ces dernières années, la présidente a réitéré la demande, auprès de l’ONU notamment, que soit examiné un retour des Malouines sous la souveraineté argentine bien que ces îles soient sous domination britannique depuis 1833. Nestor Kirchner était sans doute plus manipulateur, contrôlant toutes les arcanes de sa politique dans l’ombre, Cristina Kirchner est elle frontale et directe. Son discours s’est progressivement fait plus violent, cristallisant la contestation de ses opposants.

L’Argentine est aujourd’hui sous la pression des financiers internationaux. Ceux-là même à qui elle doit de l’argent emprunté voilà des années afin de sortir de la crise. Un tribunal new-yorkais a jugé que le pays devait rembourser ses créanciers. Mais si l’Argentine accepte de payer ces fonds vautours, les autres créanciers vont également demander à être réglés.

Douze ans après une crise d’une ampleur terrible, le pays s’est certes sorti du chaos dans lequel il était plongé, mais la situation reste mitigée. Les libertés se res­treignent à l’image de l’accès au dollar. Le projet kirchnériste divise profondément la population et amène le gouvernement actuel à dénigrer une grande partie de la population, les classes moyennes en premier lieu.

L’intensité des sentiments est telle que l’Argentine donne l’impression d’une nation incapable de se stabiliser et d’instituer une démocratie aux bases solides alors que le pays dispose d’innombrables ressources. L’Argentine kirchnériste semble plutôt s’inscrire dans un processus de fermeture sur soi-même. Son peuple clame régulièrement son mécontentement et son opposition au gouvernement, et donc, au kirchnérisme.

Conclusion

Nestor Kirchner proposa un modèle attractif et réalisable en s’inscrivant à la fois dans la mouvance latino-américaine, progressiste, qui suivit la « vague de gauche » que connut le « sous-continent », tout en portant des thèmes plus traditionnels : pragmatisme politique, accumulation du pouvoir et dépendance des différents ac­teurs au leader dans la plus pure tradition du caudillo sud-américain. Le kirchné-risme est une forme étrange de populisme. Un « ovni » politique difficile à cerner. Il est surtout institutionnel. Sa colonne vertébrale reste le parti justicialiste et les organisations péronistes. Il semble générer une forme de gouvernement différente. La structure de ce parti opère tel un support et un modérateur du kirchnérisme lui-même dans sa capacité à proposer un nouveau mouvement. Les prises de parole kirchnéristes sont en général centrées sur l’État, les politiques publiques : dans ce sens aussi elles sont plus institutionnelles. L’adversaire est impersonnel : ce sont les banques, les finances internationales, les fonds vautours. L’Argentine kirchnériste apparaît bien plus populiste dans sa dénonciation des moyens de communications et des médias. Un thème que, jusqu’à la crise du « campo », les Kirchner n’avaient pas porté dans le débat, mais qui, à partir de ce moment là, est envisagé comme un problème central. Nestor Kirchner fut l’instigateur d’une étape importante pour l’Argentine, instituant un nouveau modèle. Erigé en symbole tels Peron ou Evita, il est devenu le grand homme de l’après-crise. Au pouvoir, sa femme s’est peu à peu démarquée de la figure encombrante de l’ex-président adulé pour imprimer sa marque et sa personnalité. Elle semble radicaliser le mouvement par ses choix et la direction dans laquelle elle mène le pays, par le biais de réformes souvent polé­miques. « El kirchnerismo » est ainsi omniprésent en Argentine. Il n’est pas un jour sans que l’on n’entende ce mot dans la rue, à la télévision, à la radio, où qu’on le lise dans les journaux. Il est aujourd’hui partie intégrante de la société argentine. Le couple Kirchner a réussi à imposer une nouvelle manière de faire de la politique, souvent convaincante au début par ses résultats économiques, bien plus décriée désormais. La figure du chef garde toute son importance ici (cf. l’image du cau-dillo). Nous avons évoqué l’image du caudillo. Hier Nestor Kirchner érigé en sym­bole, aujourd’hui sa femme. Avec moins de réussite certes, ce qui explique peut être cette radicalisation qui s’opère sous son gouvernement. Sous leurs airs européens, Buenos Aires et l’Argentine présentent un paysage politique différent de l’Europe. La manière de vivre la politique et d’être citoyen est également toute autre. Sans être forcément très impliqué politiquement, l’Argentin vit pleinement et intensément la politique. Il n’est pas possible de faire autrement tant elle clive. C’est au sein d’une population profondément divisée que le kirchnérisme s’exprime. Et c’est peut-être là l’une des raisons pour lesquelles il est encore au pouvoir. Aucune opposition n’a réussi à s’unir suffisamment pour proposer une alternative crédible.

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[1]Walter Curia, El ultimo peronista. Quien fue realmente Nestor Kirchner

[2]Le péronisme reste encore aujourd’hui un moteur de la vie politique en Argentine. Il apparaît même plutôt difficile d’être engagé en politique et de ne pas se rattacher, de près ou de loin, au péronisme ou à sa symbolique. Les années Peron ont laissé une telle marque dans l’imaginaire collectif argentin que, près de 40 ans après sa mort, le gouvernement en appelle encore à sa symbolique. L’objectif étant d’obtenir le soutien d’un peuple complétement imprégné par ce qui est un véritable marqueur de la société argentine.

[3]cf. Ricardo Sidicaro.

[4]Walter Curia, op. cit.

[5]Claudio Katz, Kirchner ou le renforcement de la classe dominante argentine. Recomposition du système politique.

[6]Selon la Banque Mondiale : $129,59 milliards en 2003 contre $368,7 milliards en 2010.

[7]Source CIA World Factbook

[8]Roberto Lavagna fut ministre de l’Économie d’avril 2002 à novembre 2005 puis se présenta, sans succès, aux élections présidentielles de 2007.

[9]Vanessa Bernadou, Nestor Kirchner : du président « sans pouvoirs » au « chef hégémonique »,

[10]http://www.indec.gov.ar/

[11]Neal P. Richardson, Export-orientedPopulism: Commodities & Coalitions in Argentina.

[12]Futbol para Todos est un programme du gouvernement argentin comprenant la diffusion en direct de matchs de football sur la chaine de télévision publique. De 2009 à 2012, le coup du programme fut estimé à 4 milliards de pesos argentins.

http://www.clarin.com/politica/programa-Futbol-costo-millones-pesos_0_733726759.html

[13]Clarin est le plus important conglomérat médiatique en Argentine aujourd’hui.

[14]Entretien avec Emiliano G. Arnaez, journaliste au quotidien Perfil

[15]Ibid.

[16]« Election présidentielle en Argentine: les raisons du triomphe annoncé de Cristina Kirchner », http://www.rfi.fr/ameriques/20111022-election-presidentielle-argentine-raisons-triomphe-annoncee-cristina-kirchner

[17]La muerte de Nestor Kirchner revitalizo el kirchnerismo, http://demo.ibarometro.com/

advf/documentos/4cceea9bb76031.95004789.pdf

[18]Joaquin Morales Sola, « Kirchnerismo y chavismo, cada vez mas parecidos », http://www.lanacion.com.ar/1515544-cont-kirchnerismo-y-chavismo-cada-vez-mas-parecidos %E2 %80 %8F

[19]« Il ne faut craindre que Dieu, et moi, un petit peu » ; http://www.perfil.com/

contenidos/2012/09/06/noticia_0033.html

[20]Studies in Comparative International Development, « Neopopulism and Neoliberalism in Latin America: Unexpected Affinities », 1996.

[21]« Miles marchan en cacerolazo contra Crisina Fernandez en Buenos Aires » http://www. eluniverso.com/2012/11/08/1/1361/miles-marchan-cacerolazo-contra-cristina-fernandez-argentina.html

[22]http://www.lacampora.org/

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