L’ASIE CENTRALE VUE D’AFGHANISTAN

Zalmaï Haquani

Professeur à l’université de Caen, ancien ambassadeur d’Afghanistan en France

Trimestre 2010

L’Afghanistan et les pays d’Asie centrale ex-soviétiques font partie d’un ensemble géographique et géopolitique majeur au xxie siècle avec des intérêts grandissants des grandes puissances, les États-Unis, la Russie et la Chine, et ceux des puissances régionales, l’Iran, la Turquie, le Pakistan et l’Inde. Les soulèvements des Uigurs en Xinjiang chinois en 2009 et les événements de Kirghizistan en juin 2010, débouchant sur un changement de régime et de Constitution dans ce dernier pays, ne sont passés inaperçus nulle part[1].

Pour ce qui est de l’Afghanistan, il partage avec les cinq pays d’Asie centrale – Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan Tadjikistan et Turkménistan – la même structure géographique, une civilisation millénaire, une même religion et des af­finités ethniques, linguistiques et culturelles. Aux plans géophysique et démogra­phique, ces pays ont des caractéristiques communes : reliefs difficiles, désertiques par endroits, sans accès direct à la mer, risques sismiques. Échappant relativement à une démographie galopante, comme en Afrique et dans le reste de l’Asie, ils sont peu peuplés par rapport à leur superficie utile. Ce sont des économies peu déve­loppées, avec des différences notables entre pays[2], mais très riches en ressources naturelles souvent peu exploitées ou non exploitées, comme en Afghanistan. Des mosaïques ethniques peuplent cet espace depuis des siècles : Pachtounes, Ouzbeks, Tadjiks, Kirghizs, Turkmènes, Hazaras et autres y cohabitent difficilement avec des minorités endogènes[3] ou exogènes, tels les Russes[4]. L’islam sunnite tolérant, avec la tradition soufie, y est prédominant par rapport au rite minoritaire chiite, pourtant fortement soutenu par l’Iran ; mais l’extrémisme religieux qui y a pénétré avec les talibans afghans et pakistanais est toujours présent, en dépit de la forte résistance de la majorité des populations et des gouvernements en place.

L’Afghanistan et ces pays font partie de ce vaste ensemble d’Asie centrale avec des complémentarités, rivalités et concurrences qu’ils tentent organiser aux plans bilatéral et régional dans le cadre notamment de l’Organisation de coopération économique (ECO), revitalisée depuis l’effondrement de l’Empire soviétique, mais dont les États membres privilégient toujours leurs relations bilatérales mutuelles, comme leurs rapports avec les puissances extérieures. L’Union soviétique a tenté, sans succès, d’associer l’Asie centrale à son intervention en Afghanistan. Après le départ de l’Armée rouge, la région est entrée dans une zone d’instabilité largement alimentée par des mouvements extrémistes islamiques, soutenus notamment par le régime des talibans et Al-Qaï’da. Du lendemain du 11 septembre 2001 jusqu’à nos jours, l’Afghanistan devient pour cette région une voie de dégagement incon­tournable vers l’océan Indien, une source de stabilisation politique et de prospérité économique, avec la concession de bases militaires aux Américains – telle celle de Manas au Kirghizistan – ou encore l’acheminement de matériels et d’approvision­nements de l’OTAN en Afghanistan, via la Russie et cette région[5]. Mais il y a égale­ment des craintes et menaces ressenties : les initiatives de dialogue avec les talibans en vue du partage du pouvoir à Kaboul, le trafic de drogue, la présence de la mafia locale et internationale[6].

Du côté afghan, sa vision rappelle le partage d’une histoire commune ancienne et des intérêts politiques et économiques convergents actuels et futurs entre l’Afgha­nistan et les pays de la région, sans oublier les problèmes et difficultés du moment, ni l’appétit des voisins et la convoitise des puissances extérieures pour le contrôle de celui-ci. C’est cette vision que nous allons tenter d’expliciter à présent.

  1. La vision historique et politique

Géographiquement et historiquement très proches, l’Afghanistan et les pays d’Asie centrale ex-soviétiques sont restés pendant longtemps séparés et lointains au plan politique en raison de la domination russe d’abord et soviétique ensuite sur les Khanats[7], dont la période faste est celle de la civilisation timouride, couvrant une partie de la Chine asiatique, ces pays, l’Afghanistan et l’Inde après le XIIe siècle. Chacun d’entre eux est colonisé pratiquement de la même façon, avec les mêmes procédés et à des intervalles du temps proches. Ainsi, c’est à partir du territoire ka-zakh que Gengis Khan et ses tribus nomades s’emparent en 1221 de l’Asie centrale et plus tard de la Route de la soie vers la Chine. Au XVIIIe siècle, une partie des Khanats acceptent de se placer sous le protectorat russe avant d’être absorbés avec le reste du territoire par l’Union soviétique en 1936, sous l’appellation de République soviétique du Kazakhstan. Celle-ci se déclare indépendante le 17 décembre 1991. Les Kirghizes, peuple nomade, sont au XIXe siècle sous le contrôle du Khanat de Kokand, avant d’être incorporés à l’Empire russe en en 1876, et à l’URSS en 1924. Vers la fin du XIXe siècle, le territoire d’Ouzbékistan actuel, partageant ses frontières avec tous les pays d’Asie centrale, y compris l’Afghanistan, est conquis par les Russes qui s’emparent successivement de Boukhara, de Khiva et de l’Est du pays, incluant Tachkent. Le pays devient une République soviétique en 1924 et indépendant le 31 août 1991. Le Tadjikistan persanophone, comme une grande partie de l’Afgha­nistan avec lequel il partage l’Amou Daria à leur frontière commune, est absorbé entièrement par les Soviétiques en 1929 et devient indépendant en novembre 1991, dans une instabilité croissante entre 1990 et 1997. Enfin, le Turkménistan, riche, comme le Kazakhstan, en hydrocarbures, est également dominé par les Russes au XIXe siècle et par les Soviétiques à partir de 1924, avant son indépendance procla­mée en octobre 1991.

En dépit d’un développement économique et social de façade touchant surtout les infrastructures et les centres urbains, les différentes phases de la politique de rus­sification et de soviétisation appauvrissent considérablement ces pays qui ne vivent pendant longtemps qu’en autarcie, sans liens autonomes avec des pays partageant les mêmes affinités historiques et culturelles, l’Afghanistan, l’Iran et la Turquie. La politique de répression anticléricale menée par Staline[8] oblige des ressortissants de ces pays, comme beaucoup de commerçants et hommes d’affaires afghans vivant dans l’émirat indépendant de Boukhara avant 1920, à s’établir dans le Nord de l’Afghanistan. L’émir lui-même, avec sa famille et ses richesses, n’échappe pas à l’exil, en dépit de l’appui politique et militaire du roi Amanullah d’Afghanistan[9].

Après la normalisation des relations entre celui-ci et l’URSS, se traduisant par la conclusion en 1933 d’un premier traité de non-agression, le seul lien de l’Afgha­nistan avec son puissant voisin du Nord est celui tissé aux plans politique et éco­nomique avec l’Union soviétique, excluant du même coup tout contact direct avec les membres asiatiques de l’URSS. Les Afghans qui transitent par la région, n’ont pas le droit de fréquenter librement les populations locales ou de visiter les villes ou villages de la région, sans autorisation spéciale, difficile à obtenir, des autorités soviétiques. De même, les populations de ces pays ne peuvent se rendre facilement en Afghanistan.

Durant la première phase de son intervention massive en Afghanistan, l’Armée rouge croit bon d’intégrer dans ses forces des militaires de la région afin d’être mieux acceptée par les Afghans. Le résultat est le contraire : beaucoup de ces soldats désertent et rejoignent le camp des résistants afghans luttant contre l’invasion étran­gère, ce qui oblige le gouvernement soviétique à les remplacer par leur contingent russe installé en Europe. Au lendemain du départ de l’Armée rouge, le 28 février 1989, et de l’indépendance de ces pays, une nouvelle période d’instabilité s’ouvre en Afghanistan entre 1992 et 2001. Les pays nouvellement indépendants vivent dans la crainte de l’islamisme et de l’extrémisme exportés d’Afghanistan, en particulier sous le régime des talibans entre 1996 et 2001. Pourtant, les relations de l’État isla­mique d’Afghanistan sont renouées aussi bien avec les Russes qu’avec certains pays de la région, tels le Tadjikistan[10], l’Ouzbékistan et le Turkménistan.

Mais, bien évidemment, c’est surtout depuis 2002 que les relations et contacts politiques de haut niveau s’établissent directement entre l’Afghanistan et tous ces pays, même si les rapports avec les Russes se normalisent timidement pour les rai­sons que l’on sait. L’Afghanistan établit des relations diplomatiques et consulaires avec échange d’ambassadeurs avec chacun de ces pays. Des visites officielles de chefs d’État ou de gouvernement ont lieu régulièrement de deux côtés. La coopération politique régionale fonctionne bien dans le cadre de l’ECO. Des contacts moins élargis, tripartites – entre l’Afghanistan, l’Iran et le Tadjikistan -, ou avec la parti­cipation russe en plus sur des questions d’intérêts communs (sur les questions tou­chant la drogue ou encore les Afghans résidant dans ces pays), se développent éga­lement. Dans certains cas, politiquement fragiles, confrontés à des conflits internes et à des rivalités de voisinage, tous ces pays se retrouvent dans une forte nécessité de stabilisation régionale, y compris avec le soutien des grandes puissances présentes, avec le soutien politique mais aussi économique des puissances régionales – tels l’Iran, l’Inde et la Turquie.

  1. La vision économique et sociale

L’Afghanistan entend profiter largement, pour sa reconstruction et son dévelop­pement, des atouts économiques, énergétiques et des expériences diverses des pays d’Asie centrale qui partagent avec lui un passé et un présent culturels communs ou proches. C’est la raison pour laquelle il conclut, avec chacun de ces pays et dans le cadre de l’ECO, des accords économiques et autres dans divers secteurs. On peut citer par exemple : l’accord d’avril 2008 entre l’Afghanistan, le Turkménistan, le Pakistan et l’Inde sur la construction, entre 2010 et 2015, d’un pipeline d’achemi­nement du gaz du Turkménistan vers l’Asie du Sud ; les accords conclus à partir de 2005 entre l’Afghanistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan sur la construction d’in­frastructures pour l’acheminement et l’utilisation de l’énergie électrique, financée par des fonds américains ; l’accord signé dans le même secteur entre l’Afghanistan et le Tadjikistan dans le même domaine. Des arrangements bilatéraux existent éga­lement depuis 2003 dans ce secteur, comme en matière commerciale, entre l’Afgha­nistan et l’Ouzbékistan. Des conventions diverses sont signées avec le Kazakhstan, dont les dernières en date sont celles d’octobre 2007 et de juin 2010 dans les do­maines des transports et de la formation de cadres afghans. Enfin, l’utilisation de la base de Manas par les États-Unis et l’OTAN, comme de celles de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan, procure au Kirghizistan chaque année plusieurs centaines de mil­lions de dollars.

Si la valeur globale des échanges entre l’Afghanistan et ces pays ne dépasse pas annuellement 500 millions de dollars[11], par rapport aux exportations pakistanaises destinées à l’Afghanistan et atteignant 1,5 milliard de dollars, leur importance géos­tratégique est capitale pour toute l’Asie centrale, désormais désenclavée grâce à l’ou­verture et aux nouvelles possibilités du territoire afghan[12]. Il faut reconnaître que les structures économiques de ces pays sont telles qu’elles sont tournées plus vers la Russie, la Chine, l’Iran, la Turquie et, dans une moindre mesure, vers l’Asie du Sud qu’en direction de l’Afghanistan dont l’économie repose jusqu’à présent plus sur des importations que sur des productions locales à exporter. Il y a peu de complémenta­rités entre les économies, mais des concurrences dans certains secteurs, comme celui du coton par exemple. Pourtant, l’Afghanistan peut compter sur les importations de certains biens d’équipement et de produits semi-industriels de ces pays, dont la plupart sont plus avancés que l’Afghanistan.

Pendant longtemps, celui-ci, pays le moins avancé et sans littoral maritime, cherchait péniblement à travers le Pakistan et l’Iran des voies d’accès à la mer. Aujourd’hui, il devient lui-même un pays de transit incontournable pour l’en­semble des pays d’Asie centrale ex-soviétiques. De cette situation, l’Afghanistan peut tirer le meilleur parti pour son économie. Durant plus de dix ans, entre 1991 et 2001 alors que ces pays devenus indépendants et en transition bénéficiaient de l’aide occidentale, en particulier de celle de l’Union européenne, l’Afghanistan a été pratiquement abandonné par la communauté internationale après le départ des troupes soviétiques. Les 50 milliards de dollars qui y sont injectés depuis 2002 ne le laissent pas indifférent et il veut profiter davantage des contributions financières internationales.

Certaines tensions économiques ou sociales sont palpables entre certains de ces pays et l’Afghanistan : l’acheminement du courant électrique se fait parfois diffi­cilement dans le Nord du pays, en provenance d’Ouzbékistan, de même que des tracasseries administratives frappent le transit de marchandises destinées à l’Afgha­nistan. Des milliers d’Afghans qui se trouvent encore de l’autre côté de la frontière se heurtent – comme au Pakistan et en Iran – à des difficultés de résidence, de travail et de scolarisation de leurs enfants. Certains sont expulsés sans ménagement et sans respect des procédures en vigueur.

Il n’empêche que tous ces pays proches historiquement et culturellement ont des intérêts communs majeurs, et se trouvent face aux grands défis du XXIe siècle. L’entente cordiale entre eux devra continuer et se renforcer. Les luttes contre le terrorisme et l’extrémisme, contre des tentations séparatistes ou de domination ré­gionale, contre la corruption généralisée, la drogue et la mafia, et surtout contre l’insécurité grandissante font partie de ces défis qu’il faut mener à bien dans les an­nées et décennies à venir, avec, si possible, la coopération des grandes puissances[13].

 

[1]Pour plus d’informations et commentaires sur les événements récents du Kirghizistan, voir notamment Le Monde des 15, 16, 21-22, 23 et 27-28 juin 2010.

[2]Le plus avancé d’entre eux est le Kazakhstan, aujourd’hui largement convoité par des investisseurs étrangers, ibid., 7 juillet 2010.

[3]Comme les violences interethniques entre les Kirghizs et la minorité ouzbèk qui viennent d’embraser le Kirghizistan. Ibid.

[4]Il faut savoir par exemple qu’au Kazakhstan les Russes constituent plus de 40 % de la population totale.

[5]Le premier convoi important d’approvisionnement de l’OTAN, composé de 27 containers de matériaux de construction et de produits alimentaires expédiés de Belgique, a atteint l’Afghanistan le 9 juin 2010.

[6]Selon le directeur du Service russe de contrôle de drogue, la Russie à son tour formera 300 policiers antidrogue afghans en 2010, soit dix fois plus que durant la période précédente.

[7]Provinces autonomes.

[8]On sait aussi que beaucoup d’édifices religieux et de vestiges historiques dans la région sont détruits sur ordre de Staline. On assiste à leur restauration et leur réhabilitation depuis 1992.

[9]Luttant pour l’indépendance totale de son pays contre les Anglais, le roi Amanullah se rapproche d’abord de Lénine en reconnaissant l’URSS, tout en exigeant de celui-ci et de Staline le respect du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, inscrit dans la Constitution soviétique, à l’égard des peuples d’Asie centrale, comme il le fera plus tard en faveur des Indiens contre l’Empire britannique. Faute de réponse, il n’hésite pas à apporter son modeste soutien politique et militaire à l’émir de Boukhara, mais sans succès bien entendu.

[10]Par exemple, la base arrière de lutte du commandant Massoud contre le régime des talibans (1996-2001) se trouve précisément au Tadjikistan.

[11]L’achat de produits pétroliers constitue une part importante des importations afghanes de la région.

[12]Comme l’annonce faite en mai 2010, d’abord par la presse américaine et ensuite par les autorités afghanes, de l’existence en Afghanistan d’énormes gisements miniers non encore exploités, d’une valeur estimée à plus de 3 000 milliards de dollars.

[13]Les opérations militaires difficiles de l’OTAN et de l’ISAF d’un côté, et les propositions de dialogue et de réconciliation de l’autre ne doivent pas faire perdre de vue la nécessité de soutenir, dans la région, des régimes politiques modérés et tolérants en phase avec les aspirations profondes des populations et leur développement politique, économique et social.

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