L’avenir des Kurdes irakiens

Par l’Ambassadeur Bernard DORIN
Géostratégiques N°7 -Avril 2005

Après avoir quasiment ignoré le problème kurde pendant des années, même au plus fort de la répression de Saddam
Hussein en 1988, la presse internationale a brusquement
placé ce problème au tout premier rang de l’actualité, et cela en raison de l’évolution de la situation politique en Irak à l’issue de l’élection générale du 30 janvier dernier. Il est vrai que le résultat obtenu par les Kurdes d’Irak est spectaculaire : du fait de l’abstention massive des Arabes sunnites et de la constitution d’une liste kurde unique entre PDK et UPK, les Kurdes ont représenté le quart de l’électorat irakien et, compte tenu de l’exigence d’une majorité qualifiée des deux-tiers pour les principales décision de l’Assemblée constituante, sont désormais, selon l’expression couramment employée aujourd’hui, incontournables. C’est là un fait qui était presque impensable il y a encore peu d’années, c’est à dire antérieurement à l’intervention militaire américaine.
Or cette situation, entièrement nouvelle, n’aura pas des effets que sur l’Irak, mais également sur les Etats voisins qui abritent d’importantes minorités kurdes : la Syrie, l’Iran et surtout la Turquie.
LE KURDISTAN IRAKIEN
Avant d’examiner les conséquences de cette « nouvelle donne » sur l’Etat irakien, voyons d’abord brièvement quelle a été l’histoire, ou plutôt le martyrologe, des Kurdes en Irak.
En vérité, initialement, les Kurdes du « villayat de Mossoul » détachés de la Turquie après la première guerre mondiale, devaient faire partie de la Syrie et non de l’Irak et ce n’est qu’à la suite de l’accord franco-britannique Sykes-Picot qu’ils passèrent à l’Irak afin de rendre «viable» ce nouvel Etat grâce aux réserves pétrolières découvertes à Kirkouk. Or, depuis lors, les Kurdes n’ont pas cessé d’être considérés, à l’exception de la brève période de la «République arabokurde d’Irak» du général Kassem en 1958, comme des citoyens de seconde zone quand ils n’étaient pas persécutés et massacrés.
À cet égard, le «règne» de Saddam Hussein à partir de son arrivée au pouvoir suprême en 1979 a été particulièrement atroce pour les Kurdes avec un «pic» en 1988 date du début de l’opération ANFAL qui se traduira par la destruction complète d’une ville, Kalaa Diza, celle de plus de 3.000 villages et la mort de près d’un demi million de Kurdes.
C’est aussi en 1988 qu’aura lieu le lâcher de gaz asphyxiants sur la ville de Halabja qui provoquera la mort instantanée de 5.000 personnes, des femmes et des enfants pour la plupart d’entre elles. Notons que c’était la première fois dans l’Histoire que les gaz étaient utilisés contre une population civile sans défense. Lorsqu’ils seront jugés, Saddam Hussein et «Ali le chimique» devront répondre de ce crime abominable.
Or en 1991, lorsque s’achève, du fait des Etats-Unis, la première guerre du Golfe, les Kurdes qui ont été poussés à se révolter contre Saddam Hussein, sont abandonnés sans défense. Bien mieux, ils sont laissés au dictateur de Bagdad à la fois à la disposition de sa « garde républicaine » et de celle de ses hélicoptères de combat ! La menace, avec le souvenir d’ANFAL, est si effroyable que l’on va voir près de deux millions de Kurdes, hommes, femmes et enfants, fuir le Kurdistan d’Irak par les cols enneigés vers l’Iran et la Turquie.
Cette fois c’en est trop car CNN filme ce gigantesque exode et l’opinion mondiale, américaine en particulier, est choquée et force les alliés contre Saddam à «faire quelque chose». Ce sera l’opération «provide comfort», c’est à dire une position aérienne, à l’origine anglofranco-américaine, au nord du 36ème parallèle. Précisons d’ailleurs que, par une sorte d’aberration qui montre bien l’ignorance occidentale sur l’emplacement des populations, la zone de protection aérienne ne couvrait que le nord du Kurdistan irakien avec Erbil et non le sud avec Suleymanieh ! Elle permit cependant aux Kurdes de se retrancher dans la région la plus montagneuse du Kurdistan (environ la moitié et sans les puits de pétrole de Kirkouk) et d’y constituer une administration ainsi que de défier ainsi Saddam jusqu’à la seconde guerre du Golfe.
Passons sur la désastreuse guerre civile entre PDK et UPK pour arriver à la seconde intervention, cette fois uniquement angloaméricaine, où les Kurdes, après une période d’hésitation justifiée par les souvenirs de 1991, se sont rangés délibérément aux côtés des Américains en toute connaissance d’ailleurs des risques qu’ils prenaient ainsi pour l’avenir dans un Proche-Orient de plus en plus hostile aux Occidentaux.
Or, comme en raison du refus de la Turquie de laisser transiter les troupes américaines sur son territoire, les Kurdes ont été les seuls, si l’on excepte la présence de quelques conseillers militaires américains parachutés, à être responsable de l’ouverture du « front Nord », ce sont eux qui, presque sans coup périr, ont occupé simultanément Mossoul et Kirkouk en faisant capituler les troupes de Saddam qui étaient chargées de les défendre. Ils ont donc contribué de façon décisive à la chute du régime et devait s’attirer du même coup la reconnaissance américaine.
Depuis lors, les Kurdes ont fait dans leur zone de grands progrès, surtout en enterrant la hache de guerre entre les deux formations politiques rivales qui ont formé, en gage du succès, une liste unique pour le scrutin national du 30 janvier. Bien mieux, les deux dirigeants, Massoud Barzani pour le PDK, et Jalal Talabani pour l’UPK ont décidé, après s’être réconciliés et avoir constitué un parlement unique, de réunifier les deux zones avec une seule capitale, Erbil, un seul Président du Kurdistan irakien, Massoud Barzani ; Jalal Talabani s’efforçant, quant à lui, d’obtenir rien moins que la présidence de l’Etat irakien lui-même !
Ce qui est certain, c’est que désormais, dans la nouvelle Assemblée constituante, les Kurdes possèdent un pouvoir considérable puisqu’en principe rien d’important ne peut se faire sans leur accord. C’est ainsi que, grâce à l’exigence de la majorité des deux tiers, ils tiennent la clef de la désignation du président de la république irakienne, de son premier ministre qui sera évidemment chiite ainsi que la clef de la structure du futur état irakien. Après ces décennies de persécutions et de souffrances, on peut penser que les Kurdes d’Irak utiliseront à fond les nouveaux pouvoirs que l’application des règles démocratiques vient de leur conférer.
Quels sont donc maintenant les objectifs majeurs des Kurdes d’Irak, ceux sur lesquels ils ne peuvent transiger sous peine de compromettre leur avenir en tant que peuple distinct ?
Notons d’abord que, bien qu’une votation non officielle ait indiqué que 98% des votants étaient favorables à l’indépendance pure et simple du Kurdistan d’Irak, les dirigeants kurdes, tant Barzani que Talabani, ont décidé de jouer loyalement le jeu de l’appartenance à l’Etat irakien sachant du reste que, dans le contexte international actuel, c’était la seule solution réaliste et qu’ils n’avaient d’ailleurs pas le choix. Cependant, dans le cadre de ce choix raisonnable, les objectifs fondamentaux kurdes sont au nombre de quatre.
Il s’agit en premier lieu d’obtenir la constitution d’un Etat fédéral ou, mieux, confédéral. Entre ces deux formules, il existe sans doute plus qu’une différence de degré dans l’autonomie. En effet, on peut estimer que, dans un Etat fédéral, le pouvoir central demeuré fort a tendance à se renforcer encore aux dépens des attributions des entités fédérées alors qu’une confédération a sans doute plus de chances d’évoluer dans le sens contraire. Quoiqu’il en soit, le retour à un Etat unitaire centralisateur et tout-puissant est totalement inacceptable pour les Kurdes. C’est un tel Etat qui s’est instauré au profit des Arabes sunnites depuis la naissance d’Irak jusqu’à la chute de Saddam Hussein et il a conduit à l’oppression des Arabes chiites au sud et des Kurdes au nord. Aujourd’hui, les urnes ayant donné la majorité aux Arabes chiites, il ne fait guère de doute que, dans le cadre d’un Etat unitaire et centralisé, ces derniers en useraient de même à l’égard de leurs compatriotes Arabes sunnites et Kurdes. Il semble donc bien que la solution viable si l’Irak doit continuer à exister dans ses limites actuelles soit l’institution d’une fédération ou d’une confédération au sein de laquelle chacun des trois grands groupes humains composant l’Irak soit « maître chez soi » avec Bagdad comme capitale commune, où résident d’ailleurs quelque huit cents mille Kurdes. La fédéralisation de l’Etat, admise par les autorités provisoires de l’Irak, est pour les Kurdes une exigence tellement indispensable et fondamentale qu’il est tout à fait hors de question qu’ils puissent y renoncer : c’est la condition même du maintien de leur appartenance à l’Irak.
Le deuxième objectif des Kurdes, et il est tout à fait légitime, est de constituer l’Etat fédéré ou confédéré kurde dans ses limites naturelles, c’est à dire en y comprenant tous les territoires où les Kurdes ont été majoritaires dans le passé, donc depuis le « bec de canard » syrien au nord-ouest jusqu’à Khanagin à la frontière iranienne au sud-est en y comprenant évidemment Kirkouk et sa région qui est celle des puits de pétrole. C’est ce dernier point qui va poser le problème le plus difficile à résoudre, rappelons d’ailleurs que c’est sur l’appartenance de Kirkouk que la tentation d’accord entre Mollah Mostafa Barzani, le père de Massoud, et le gouvernement de Bagdad s’était jadis soldée par un échec qui avait conduit à la reprise des hostilités. Or la revendication kurde sur Kirkouk, qui deviendrait la capitale du Kurdistan irakien, se fonde sur des arguments solides. En effet, avant les déportations massives de Saddam Hussein qui avait remplacé les Turcomans et surtout les Kurdes par des populations arabes du centre et du sud afin de consolider son contrôle sur les puits, la ville de Kirkouk et sa région étaient majoritairement kurdes. Il serait choquant que les Kurdes expulsés ne puissent revenir sur leurs terres ancestrales occupées aujourd’hui par d’autres populations introduites de force. De fait, quelques dizaines de milliers de Kurdes sont déjà revenus mais, trouvant pour la plupart d’entre eux leurs foyers occupés, sont contraints de loger dans des conditions précaires, sous des tentes, dans les stades, etc. On peut penser que les Kurdes, vainqueurs sur le terrain, se conduiraient de façon bien plus modérée dans Kirkouk et sa région qu’ils pourraient récupérer par la force en en chassant les nouveaux venus. Mais ce serait compter sans la Turquie, inquiète des réactions possibles de sa propre minorité kurde, s’oppose catégoriquement à l’inclusion de Kirkouk et des puits dans la future entité kurde d’Irak qui serait alors à ses yeux trop puissante. Et, pour servir sa politique, la Turquie dispose sur place de la minorité turcomane (minorité dans la minorité) qui, présente à Kirkouk et dans sa région, joue, aux dépens des Kurdes, le rôle d’une véritable « cinquième colonne » instrumentée par Ankara. Ces Turcomans (déformation française de « Turkmans ») sont considérés par la Turquie comme ses propres nationaux, ce qui lui donne un prétexte idéal d’intervention militaire au Kurdistan d’Irak, le jour où elle jugera qu’il convient de les « protéger » contre les Kurdes. En tout cas, le problème de Kirkouk, ville actuellement multi-ethnique, est loin d’être résolu, même si le scrutin du 30 janvier a donné pour la ville et sa région la majorité des voix à la formation kurde unifiée.
La troisième revendication kurde porte naturellement sur le partage équitable des ressources pétrolières de l’Irak qui apparaissent aujourd’hui comme énormes puisque les réserves sont estimées les deuxièmes du monde après celles d’Arabie saoudite. Il existe d’ailleurs deux possibilités pour un tel partage. La première consiste, pour chacune des trois grandes zones de l’Irak, le nord kurde, le centre arabe sunnite, et le sud arabe chiite, à s’attribuer le pétrole extrait dans sa zone propre. Ainsi le Kurdistan irakien se verrait attribuer la région pétrolifère de Kirkouk, à condition bien entendu qu’elle soit incluse dans les limites de la zone autonome. Une autre solution consisterait à attribuer les revenus globaux du pétrole irakien au prorata de la population. C’est la solution qui avait été adoptée dans le cadre de l’opération « pétrole contre nourriture » où les Kurdes émargeaient pour 17%, ce pourcentage ayant d’ailleurs été notablement sous-estimé. Quelle que soit la solution retenue, les Kurdes se doivent d’exiger leur juste part des revenus pétroliers. On peut même considérer que c’est là la contrepartie de leur décision de demeurer au sein de l’Etat irakien. Il n’est que justice qu’ils profitent enfin du pétrole qu’ils ont trop souvent reçu dans le passé sous la forme du napalm !
Enfin la quatrième revendication des Kurdes d’Irak pourrait porter sur le maintien d’une force d’autodéfense considérée comme une garantie de sécurité pour l’avenir. Ce sera certes là la concession la plus difficile à obtenir car tout Etat répugne à accepter en son sein une force armée indépendante mais, compte tenu de l’histoire tragique des rapports entre le Kurdistan irakien et Bagdad, c’est pour les Kurdes la meilleure et peut-être la seule vraie assurance de survie en tant que peuple libre. Actuellement les forces armées conjuguées du PDK et de l’UPK représentent quelques 70.000 « pesh-mergas » sous les armes mais une mobilisation générale peut facilement réunir au moins trois fois plus de combattants motivés et souvent expérimentés. Leur armement, qui était pauvre et disparate, comme j’ai pu le constater au temps de la guérilla, a été notablement renforcé et modernisé grâce à l’aide américaine et les « pesh-mergas » disposent même maintenant de chars d’assaut et autres véhicules blindés pris aux troupes de Saddam lors de leur reddition. Les forces armées kurdes sont soumises à un entraînement constant et la relative faiblesse des effectifs est largement compensée par la détermination et la valeur militaire légendaire des « pesh-mergas ». En définitive, on imagine mal qu’un gouvernement kurde autonome, quel qu’il soit, puisse délibérément se priver d’une aussi indispensable garantie.
Les mois à venir nous diront la façon dont les Kurdes d’Irak auront, dans un environnement enfin favorable, réussi à faire triompher ou non leurs principales revendications.
LES KURDISTAN SYRIEN, IRANIEN ET TURC
Voyons maintenant les répercussions que les événements d’Irak ont déjà, ou peuvent avoir dans l’avenir, sur les trois autres Kurdistan : le syrien, l’iranien et le turc.
En ce qui concerne la Syrie, le problème kurde se présente de façon spécifique du fait du volume moins important qu’ailleurs de la population kurde et de sa non continuité géographique le long de la frontière turque. En effet, les Kurdes de Syrie peuvent être évalués (car aucun recensement n’a jamais eu lieu) à quelques deux millions d’individus répartis depuis la « montagne kurde » et la région d’Alep jusqu’au « bec de canard » syrien à l’extrême nord-est du pays. On peut d’ailleurs considérer que les Kurdes de Syrie ne constituent qu’une sorte de « débordement » de la population kurde de Turquie dont ils ne sont séparés que par une frontière presque rectiligne et tout à fait artificielle.
Comme dans tous les Etats où ils forment une minorité nationale, les Kurdes ont été persécutés en Syrie et cette persécution s’est traduite par la « ceinture arabe » le long des frontières du nord qui consistait, sur des bandes de territoire de plusieurs kilomètres, à remplacer la population kurde par des Arabes, les Kurdes étant, quant à eux, déportés dans le « badiet-ech-cham » ou désert de Syrie. Les phases de persécution ont cependant alterné avec des phases de relative tolérance. C’est ainsi que Jalal Talabani a pu quelque temps trouver refuge à Damas et la Turquie a même accusé la Syrie de former contre elle des commandos kurdes dans la Bekaa au Liban.
Quoi qu’il en soit, la libération complète du Kurdistan irakien à la suite de la seconde guerre du Golfe ne pouvait manquer de susciter une immense espérance au sein de la population kurde de Syrie. Cette espérance s’est traduite l’an dernier par une agitation, tant dans la région d’Alep que dans le « bec de canard » peuplés en grande partie de pasteurs kurdes yazidi qui ont fait l’objet jadis d’une étude rédigée par un jeune officier français envoyé dans le mandat syrien et qui s’appelait … Charles de Gaulle ! L’agitation a dégénéré en émeutes qui ont été très durement réprimées par la police et l’armée syriennes avec un bilan de plusieurs dizaines de morts. En fait, les espoirs de libéralisation que l’on avait pu avoir à l’arrivée au pouvoir du fils du dictateur Hafez el Assad se sont révélés vains et les Kurdes de Syrie n’ont sans doute rien à attendre de Bachar. Ils ont cependant montré, grâce aux événements d’Irak, qu’ils existaient et qu’il faudrait bien, un jour ou l’autre, compter avec eux.
En Iran, le problème kurde se pose en termes très différents, tant du fait de l’importance de la population kurde (quelques huit millions d’individus) que de son histoire spécifique et mouvementée depuis la fin de la seconde guerre mondiale. C’est en effet en Iran que vit le jour la première république kurde indépendante sous le nom de « République kurde de Mehabad », cette ville étant la capitale du nouvel Etat. En fait, cet Etat, comme la « République d’Azarbaïdjan de Tabriz » s’était constitué sous l’égide de l’Union Soviétique dont les troupes occupaient en 1945 la partie nord de l’Iran. Staline cependant décida d’évacuer l’Iran en abandonnant à leur sort les deux républiques bientôt réoccupées par l’armée du Shah. Au Kurdistan d’Iran, la répression fut terrible : c’est ainsi que le Président de la république kurde fut pendu et que le général Mostafa Barzani (déjà lui !) dut commencer à la tête de ses « pesh-mergas » la « longue marche » qui devait le mener, par l’Irak et la Turquie jusqu’en Transcaucasie soviétique où il put trouver refuge.
Un espoir nouveau et inattendu s’offrit aux Kurdes d’Iran lors de la chute du régime du Shah en 1979. Ils se hâtèrent d’occuper les garnisons d’une armée iranienne démoralisée et, pendant plusieurs semaines, on put croire à la renaissance de la république de Mehabad, l’ensemble de la zone kurde d’Iran étant passée sous le contrôle des insurgés. Cependant, la réaction du nouveau régime des Ayatollah n’allait pas tarder à se faire sentir et la nouvelle armée iranienne aidée des « Pasdarans » ne tarda pas à se rendre maîtresse de l’ensemble du Kurdistan d’Iran forçant la direction du PDKI (Parti démocratique du Kurdistan d’Iran) à trouver refuge à l’étranger. Mais, fut d’abord assassiné Ghassemlou, leader du PDKI avec l’un de ses adjoints dans une chambre d’hôtel à Vienne par des « diplomates » iraniens venus de Téhéran pour « négocier ». Arrêtés par la police autrichienne, ils furent aussitôt relâchés et purent regagner leur pays ! Plus tard, ce fut l’ensemble de la direction constituée du PDKI qui fut assassiné dans un restaurant grec de Berlin. Récemment cependant, le PDKI a tenu en Iran, avec un nouveau secrétaire général, un congrès clandestin.
Dans ces conditions, il n’est pas douteux que l’accession à la liberté de leurs frères d’Irak va donner aux Kurdes iraniens de nouvelles raisons d’espérer dans un Etat où ils subissent une double discrimination, d’abord pour être Kurdes parmi les Persans, ensuite pour être très majoritairement sunnites parmi les chiites duidécimains. Peut-être un peu moins systématiquement persécutés qu’ailleurs, les Kurdes iraniens vont essayer d’obtenir pour leur région l’autonomie culturelle et le droit de s’auto-administrer dans le cadre de la République islamique et théocratique d’Iran. Les fortes menaces, que font peser actuellement les Etats-Unis sur Téhéran en raison de la politique nucléaire de l’Iran, seront peut-être de nature à desserrer l’étau en donnant aux Kurdes d’Iran un certain espace de liberté.
Mais c’est certainement en Turquie que les événements d’Irak sont susceptibles d’avoir les plus fortes répercussions. Rappelons d’abord que la Turquie a réclamé jusqu’en 1925 le retour du « villayat de Mossoul » qui abritait la majeure partie des Kurdes irakiens. Notons ensuite, que c’est en Turquie, dans le sud-est du plateau anatolien que vit la population kurde de loin la plus nombreuse : entre 16 et 18 millions de personnes selon les estimations les plus fiables. Bien que plusieurs millions de Kurdes de Turquie aient été contraints, par la terrible répression de la longue révolte du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, d’obédience marxiste) de quitter leurs foyers pour émigrer à l’étranger ou s’installer dans les bidonvilles des faubourgs des grandes villes de Turquie (Istamboul à elle seule abriterait près d’un million de Kurdes !), le nationalisme des Kurdes turcs, loin d’être éradiqué avec l’échec du PKK et l’emprisonnement à vie de son chef Öcalan dit Apo, n’a fait que s’affirmer au point qu’il constitue maintenant pour Ankara un problème incontournable. On est en effet loin de l’époque où l’usage de la langue kurde en public était puni de prison et où le mot même de « Kurde » était interdit d’expression et remplacé par des expression comme «les Turcs des montagnes» ou «nos frères de l’est» !
Le président turc Ozal, qui avait lui-même une ascendance en partie kurde, avait commencé à écarter le tabou sur la langue kurde mais il est mort dans des circonstances non élucidées. Aujourd’hui, force est de constater que la politique d’Ankara s’est quelque peu assouplie à l’égard des Kurdes URCS. C’est ainsi qu’après avoir purgé avec ses compagnons dix années de prison sous l’inculpation de sympathie pour la rébellion kurde du PKK, la députée kurde Leyla Zana a été libérée à la fin de l’année dernière mais la prison de Dyarbékir, capitale du Kurdistan turc, compterait encore plusieurs milliers de prisonniers politiques kurdes.
Quelles raisons ont poussé la Turquie à adopter une politique moins oppressive à l’égard de ses nationaux kurdes ? La fin des assassinats ciblés et de l’interdiction des partis politiques proprement kurdes comme la libération de détenus internationalement connus s’explique uniquement par le désir obstiné de la Turquie d’adhérer à l’Union Européenne. Or elle sait parfaitement que sa violation flagrante des droits de l’homme en ce qui concerne sa minorité kurde lui ferme les portes de l’Europe. Cela signifie d’évidence que l’assouplissement constaté est fragile et qu’il ne résisterait probablement pas à une rebuffade prolongée de la part de l’Europe des 25.
Cela étant, il convient de tenir compte d’un autre paramètre : celui de la politique propre de l’armée turque dont on a pu dire, à l’époque de la Présidente Ciller, que son chef d’état major était le vrai maître du pays. Sans doute plus discrète aujourd’hui alors que, défenseur traditionnel des idéaux kémalistes, elle tolère le gouvernement islamiste de M. Erdogan, l’armée turque, tant à l’égard de Chypre que de l’Irak, continue de jouer un rôle essentiel dans la détermination de la politique extérieure du pays. Et c’est précisément à l’égard de l’Irak que sa crainte est la plus fondée. L’émergence, puis la consolidation d’une entité proprement kurde en Irak jointes à la perspective de voir un nationaliste kurde comme Talabani président de l’Irak ne peuvent manquer de donner des sueurs froides à l’état major turc. Ce dernier, qui maintient d’ailleurs cinq à dix milles hommes, dans la partie nord, kurde, de l’Irak Nord kurde de l’Irak sous prétexte de pourchasser des éléments rebelles réfugiés du PKK, a manqué plusieurs occasions d’intervenir massivement en Irak. La plus notable s’est produite lors de l’ouverture du « front Nord » par les Kurdes alors que plusieurs dizaines milliers de soldats turcs et des éléments motorisés avaient été massés sur la frontière. Comme l’armée turque se serait inévitablement heurtée aux « peshmergas », il semble que les Etats-Unis aient dissuadé Ankara d’intervenir. Demeure seulement aujourd’hui le prétexte de la protection des
Turcomans, mais plus le pouvoir kurde s’affermit dans le Nord de l’Irak, plus devient hasardeuse toute intervention turque. Toute idée indépendantiste de Kirkouk au Kurdistan d’Irak, auquel la Turquie se déclare farouchement opposée, ne pourrait plus, à mon sens, provoquer une intervention armée turque, sans mettre à feu et à sang le Nord de l’Irak, ce que les Américains, en tant que « grands frères » des Turcs dans l’OTAN, ne veulent évidemment à aucun prix.
En définitive on assiste actuellement à l’émergence
internationale du problème kurde au proche Orient. Ce problème existe certes depuis très longtemps mais les chancelleries, adeptes toujours du « statu quo », ont voulu délibérément l’ignorer. Il explose aujourd’hui avec une force d’autant plus grande qu’elle a été plus longtemps retenue. Vivent dans les quatre Kurdistan géographiquement contigus quelques trente millions de Kurdes farouchement attachés à leur identité et dont le nationalisme, année après année, ne fait que s’exacerber. Il est impossible de ne pas en tenir compte. Ma conviction profonde est qu’après la solution du conflit israëlo-arabe, que l’on voit malgré tout poindre à l’horizon, la solution du problème kurde sera l’une des tâches principales de la diplomatie mondiale.

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