Le complexe nucléo – conventionnel complexe : – ce qui est compliqué – ce qui imbrique des éléments hétérogènes – ce qui est perturbant

Jean-Paul CHARNAY

Islamologue et directeur de recherche au CNRS. Il est le fondateur et président du Centre de philosophie de la stratégie à la Sorbonne (CNRS), directeur de la collection « Classiques de la stratégie »» aux éditions de l’Herne. Auteur de Critique de la stratégie (l’Herne, 1994) ; La Charîa et l’Occident (L’Herne, 2001) ; Regards, sur l’islam, Freud, Marx, Ibn Khaldun (L’Herne, 2002) ; Principes de stratégie arabe (L’Herne, 2003).

3eme trimestre 2012

« Complexe » nucléo-conventionnel. L’expression est ambivalente : Signifie-t-elle le mixage opérationnel dans un conflit réel des armes nucléaires et des armes conventionnelles ? L’hypothèse ne s’est pas concrétisée : « la guerre nucléo-conventionnelle n’a pas eu lieu »». Mais elle a été pensée, modélisée et a suscité des armes spécifiques, les « armes de théâtre »» : Pershing américains, SS20 soviétiques, Pluton puis Hadès français – maintenant hors service. En fait, l’arme atomique et la dissuasion nucléaire ont exercé une influence sur les guerres conventionnelles voire les révolutions, les massacres et les génocides en les disséminant sur les zones périphériques aux Blocs, zones grises où la violence classique pouvait croître parce qu’aucun des grands possesseurs de la puissance nucléaire ne voulait prendre le risque majeur de son emploi. En ce sens, la guerre nucléaire conventionnelle a bien eu lieu.

Exprime-t-elle les variations opérationnelles dues à l’évolution des systèmes d’armes atomiques de terrain ? Elles ont montré non une rupture épistémologique entre les principes de la guerre et les principes de la dissuasion, mais une simple rupture praxéologique établissant une transmutation et une réversibilité entre les deux catégories de principes (V. Tableau).

Expriment-elles les traumatismes ressentis par ceux qui n’ont pas les bombes, délaissés de la science et de l’histoire, et les tentations pour ceux qui en sont victimes (ou se pensent tels) à aspirer à l’arme nucléaire devenant l’Ultima Ratio Populorum, afin de rétablir un équilibre de force, et de dignité ? La psychose de l’humiliation, de l’inégalité (à supposer qu’elle ait antérieurement existé) débouche sur la psychose de l’armée atomique prise selon les situations politiques et la chaleur des passions ou comme mode de protection ou comme mode de pression et s’oppose à ceux qui redoutent toute arme atomique, antihumaine et anti-écologique. Mais si un peuple souhaite ou accepte majoritairement la bombe, n’en fait-il pas « roi »» son chef d’État ?

Ainsi se produit un phénomène nouveau, une forme inédite de prolifération nucléaire au-delà de la verticale (progrès techniques) et de l’horizontale (extension du nombre des bombes et des pays) ; la prolifération conceptuelle, celle qui résulte du jeu passionné et montant des opinions publiques, des réflexions et des inter­rogations des gouvernants, des diplomates, et des militaires sur ce qui arriverait si soi, ou/et son adversaire, disposai(en)t de la Bombe. En d’autres termes, et contrai­rement à la conceptualisation des doctrines de dissuasion entre pays industrialisés qui a suivi la maîtrise industrielle et opérationnelle du système d’arme, le discours, donc déjà le jeu de la dissuasion, précèdent la jouissance de l’arme. Ce qui philoso­phiquement pourrait se formuler en inversant l’adage de l’existentialisme : l’essence précède l’existence.

Les conséquences de cet état de fait demeurent incalculables, car, eu égard au caractère technologiquement limité (nombre et puissances des têtes, nature et por­tée des vecteurs) et aux particularités géographiques et humaines des pays moins industrialisés, les interrogations posées sur l’emploi effectif ou en dissuasion de l’arme nucléaire soulèvent des problèmes spécifiques qui réagissent sur les doctrines de dissuasion telles que vécues ou plus exactement formulées (elles diffèrent dans leurs énoncés) dans les pays industriels. Problème du passage du stratégique dans son aspect classique à sa transposition dans son aspect contemporain.

Alors les ambivalences de la logique dissuasive se multiplient dans la littérature spécialisée. Les scenarii de conflits nucléaires renvoyant non au spasme total mais à une guerre atomique tactique limitée ou plutôt cette « guerre nucléo-conventionnelle » : catégorie de stratégie impérative idéologiquement analysé par les stratégies soviétiques, admise à titre de probabilité par certains stratèges américains et le président Reagan. Catégorie impliquée dans les enseignements des guerres israélo-arabes et indo-pakistanaises, et qui tend à déqualifier les distinctions classiques entre stratégie anti-cités et stratégie antiforces, entre première et deuxième frappes, bref, le discours ordinaire de la dissuasion selon la plupart des commentateurs occidentaux, ce qui entraîne des inversions : si l’OTAN avait établi des champs de mines atomiques le long du Rideau de fer, est-ce les Soviétiques qui auraient été responsables de l’ouverture du feu nucléaire en tentant de les franchir ?

D’où le problème : la dissuasion absolue qui, pour les sanctuaires nationaux a jusqu’à présent semblé résulter de la complétude des grandes forces de frappe, serait-elle vraisemblablement en l’état embryonnaire ou limité (nombre et puis­sance des têtes porte des vecteurs) de petites forces de frappe fraîchement éclose, ou cette situation induirait-elle un nouveau type de guerre et un nouveau discours de dissuasion ?

A/ Sur l’effectivité de petites forces

À quel stade atteint-on une capacité suffisante (underkill capacity), non d’emploi nucléaire mais de dissuasion nucléaire ? Pratiquement, tous les échelons existent dans les « pays-seuils » : Threshold Nuclear Powers à ne pas confondre avec les pays crypto-nucléaires ou par leur technologie propre, ou par entrepôt de têtes ato­miques sur leur sol, mais qui – s’ils s’en saisissaient ou développaient la technologie nucléaire militaire, deviendraient des pays-seuils possesseurs de quelques armes de théâtre ? Mais en quelle mesure autonome, en quelle mesure dépendant (en mainte­nance et en opérativité) de l’étranger ? Ce qui pose le problème du pouvoir égalisa-teur de l’atome par riposte plus que proportionnelle au risque encouru : doctrine en soi très controversable parce qu’elle accule le plus faible des adversaires potentiels à un pari vital, à un quitte-ou-double existentiel, pascalien, qui ne lui permettra pas fatalement d’avoir la volonté de le jouer, qui lui donnera peut-être seulement un espoir de marchandage qui se dissoudrait précisément par l’abandon de la possibi­lité de la mise en œuvre de la petite force.

Certes, tous les échelons des « réponses flexibles »» avaient été montés pour faire échapper même les deux Super Grands à la théorie du MAD (Mutual Assured Destruction), seule capable d’assurer une dissuasion réciproque absolue (logique pure du two zero sum game), en situant à un seuil très bas (quant aux objectifs, quant aux armes utilisables et quant aux dommages restreints) le pouvoir non plus égalisateur mais stabilisateur de l’atome : et contre l’escalade, et pour le règlement de conflits limités, de contentieux particuliers.

Hypothèse également controversable, car même un jeu antagoniste à somme doublement nulle générerait des harmoniques stratégiques et des développements sociologiques et économiques imprévisibles : en témoignent les évaluations disparates des destructions de tels ou tels types d’échanges nucléaires. Dès lors l’argument de la stupidité du maintien d’une overkill capacity est psychologiquement excellent pour donner un fondement (parmi bien d’autres) aux doctrines pacifistes humanitaires, ou aux nécessités d’économies budgétaires. Stratégiquement il demeure sujet à examen.

Or précisément les interrogations posées par les pays-seuils prennent le pro­blème en sens inverse par l’underkill capacity. Phénomène qui existe déjà dans la situation de la force de frappe secondaire par rapport à la force de frappe principale (par exemple France ou Chine, vis-à-vis de la Russie ou des États-Unis), mais qui prend ici une formulation particulière du fait que cette underkill capacity serait réciproque pour une multitude de raisons hétérogènes : forces de frappe réduites à quelques têtes de valeur tactique ; absence ou insuffisance d’objectifs « payants » par­mi les possibilités ou au contraire l’impossibilité de « traiter »» ensemble des objectifs « souhaitables »» par défaut de matériel ou possibilités d’interception ; particularités géographiques des frontières) interdisant l’emploi ; absence de possibilités de se­conde frappe destinée à dissuader l’ennemi après un éventuel coup de semonce, etc.

Une capacité d’underkill demeure relative : entre petits pays (démographie et superficies restreintes) une force atomique même très faible pourrait constituer une capacité ddoverkill. Mais le « trou »» qui serait ainsi « créable »» dans le tissu géopoli­tique local serait de nature à inquiéter la communauté internationale, les Grands notamment. On peut multiplier les hypothèses. Mais ce genre de problèmes dé­bouche sur une seconde interrogation.

Quelles seraient les conséquences géo-sociologiques de l’introduction de l’arme nucléaire en telle ou telle aire géopolitique et géoculturelle, par rapport à tel ou tel théâtre de guerre permettant ou non le déploiement de tel ou tel type de vecteur, etc.. On entre ici dans des analyses contingentes et impressionnistes, que l’on ne peut structurer qu’en faisant appel aux (relatives) constantes historiques de l’aire, aux lentes, puissantes et profondes évolutions démographiques et économiques des sociétés en présence susceptibles d’être « accidentées »» par des renversements de régimes.

Donc au-delà de l’histoire immédiate de bouleversements politiques, coups d’État et déstabilisations terroristes, dont l’appréhension œuvre tant à la volonté de non prolifération des Grands (hantés par la psychose du dictateur fou), s’impose l’examen des modes de contrôle, et des moyens d’action et de récupération technique des armes nucléaires en telle ou telle société. Ce qui conjoint l’analyse sociologique quotidienne affinée, l’appréciation des possibilités tactiques et la définition des constantes historiques relatives aux modes de maintien, de structuration et de dévolution du pouvoir dans l’aire culturelle envisagée. Par exemple : les sociétés arabes sont en train de générer un type de pouvoir encore mal perçu, intermédiaire entre l’autocratisme de la cité classique et le pouvoir gouvernemental des pays industrialisés, etc.

À l’échelle de la zone, on pourrait regrouper l’ensemble de ces analyses, selon quatre rubriques d’ordre socio-stratégique.

Quels rapports de forces s’établiraient entre les puissances, en fonction des objectifs (anti-cités, …) qui seraient les cibles les plus probables donc pourraient déterminer des psychoses, des mouvements d’opinion œuvrant ou non à la déstabi­lisation interne et internationale, et la crédibilité des doctrines ? La dissuasion joue­rait-elle uniquement au niveau nucléaire, ou descendrait-elle au niveau de l’attaque conventionnelle ?

Cette seconde situation s’est jusqu’à présent vérifiée en Europe par le jeu même de la dissuasion, ou par quelles raisons contingentes ? Laisserait-elle au contraire subsister des guerres conventionnelles limitées (ne mettant pas en jeu l’existence même de l’un des protagonistes) en Asie de l’Ouest ? Par exemple : Israël attaqué par l’Egypte en 1973 ? Inversement dans son contrôle de non prolifération, la dis­suasion inclut maintenant pour Israël la volonté de procéder à des actions de des­tructions préventives limitées.

La dissuasion déborderait-elle le domaine militaire classique ou atomique, atteindrait-elle le domaine économique ? En quelle mesure une bombe, arabe ou islamique (la bombe pakistanaise) servirait-elle de complément à l’arme du pétrole ? Pétrole qu’elle contribuerait, en tout état de cause, à protéger contre une attaque extérieure visant les sites d’extraction et d’exportation du pétrole et du gaz ? Le problème renvoie à la capacité effective de la force de frappe possédée, charges et vecteurs.

Enfin une force de frappe ferait-elle échapper à la nécessitée du choix entre les alliances ? Dans l’état actuel de l’économie mondiale, il semble bien que ce soit un faux problème ; chaque société a besoin de l’échange international, s’il veut parti­ciper à cette civilisation planétaire que la technique est en train, bon gré mal gré, de généraliser. Cette société serait d’ailleurs supposée disposer de la compétence et des moyens stratégiques et technologiques permettant la mise en œuvre de sa force de frappe.

En d’autres termes, la possession d’une telle force pourrait peut-être accentuer une dissuasion régionale, une sanctuarisation locale, à maintenir toujours efficace par amélioration technique, plus qu’à autoriser une plus large autonomie dans l’af­frontement mondial. Le cas de la France est significatif eu cet égard, aussi bien en économie générale que dans la mise en œuvre de sa force de défense (détection, .). D’où la nécessité de « placer »» cette dissuasion régionale dans le système mondial de la dissuasion, . :

1/ En stratégie opérationnelle, la réponse est apparemment simple : une force de frappe ne peut atteindre un niveau de dissuasion, globale ou planétaire (même si, inférieure en puissance, elle ne joue que sur la doctrine du risque proportionnel), que si elle peut « exporter »» des charges conséquentes sur des objectifs « valables » distribués sur l’ensemble de la terre.

Elle suppose donc une capacité anti-cité (au point de vue des charges : ce qui est « facilement »» réalisable : la bombe d’Hiroshima n’avoisinait « que »» quelques 20 kilotonnes et disposait d’un rayon d’action planétaire (en fonction des sites de lan­cement possibles) de ses vecteurs. C’est donc peut-être davantage sous l’angle du faible rayon d’action des vecteurs (défaut de missilerie intercontinentale, de sous-marins lanceurs d’engins, d’aviation embarquée) que de la puissance des charges que les forces de frappe secondaires risquent de demeurer régionales. Cependant, eu égard à la trajectographie (proximité de certaines frontières), ou du terrorisme nucléaire, la dissuasion pourrait-elle jouer en fonction de cibles éventuelles ?

On entre alors dans l’hypothèse du pouvoir égalisateur de l’atome et du risque plus que proportionnel (par exemple : force pakistanaise sur les villes d’Asie Centrale

russe, force iranienne sur l’Europe du Sud, etc). Ce qui contribue à lier entre

eux les divers théâtres de dissuasion plus peut-être qu’à les imbriquer en un seul système, mais pose un autre problème.

2/ Les nouvelles puissances dotées d’une force de frappe atomique dans ce club sélect s’il en fût : le Club nucléaire où l’on n’entre que par explosion, et qui se re­ferme aussitôt ? De par l’histoire, ce club nucléaire fait coïncider un élément de fait : la possession d’une force de frappe pouvant agir (plus ou moins) à l’échelle plané­taire, et un élément de droit : un siège permanent et un droit de vote au Conseil de sécurité. Au-delà des récurrences impériales de la France et de la Grande Bretagne, ce sont donc l’histoire géopolitique et la sophistication de la technologie de la civi­lisation occidentale (le marxisme fut-il chinois et idéologie du développement par maîtrise de la nature physique et sociale) qui ont assuré cette position dominante.

3/ Le problème est donc davantage politique que nucléaire ou juridique et se ré­glerait vraisemblablement en fait : toute force de frappe régionale mais pouvant ce­pendant agir sur l’une des zones couvertes par l’un des membres du Club nucléaire entrerait, fut-ce par effraction, en ce Club, ainsi pour l’Inde et le Pakistan plus ou moins tacitement ou officieusement admis. Le retard juridique, il est vrai pourrait subsister un certain temps, mais ne résisterait pas à une crise grave qui mettrait à nu les enjeux, les forces en présence et l’affrontement des volontés : ou le droit volerait en éclats, ou devrait entériner le fait à moins de l’effondrement des volontés.

B/ un nouveau discours sur la dissuasion

L’ensemble de ces interrogations débouche sur la formulation d’un nouveau discours sur la dissuasion, dont la structure serait de discontinuité temporelle et d’asymétrie matérielle.

La dissuasion classique des pays industriels repose sur la crédibilité de l’emploi d’une force existante, qui doit être tenue secrète dans ses modalités techniques et opérationnelles, mais à l’inverse être exposée aux regards en tant que telle. Exemple typique : la photo d’ensemble des sous-marins nucléaires français revue navale mon­diale ordonnée par le président Pompidou. Une nouvelle dissuasion reposerait au contraire sur l’incertitude de son existence, afin de dissuader l’Autre de tenter d’en faire une, le retard qu’il aurait en cette tentative devant servir à construire aupara­vant sa propre bombe, donc à s’assurer un avantage tel que le rééquilibrage, voire la supériorité espérés par cet Autre, enfin muni de sa bombe, soit déjà bloqué dans son espoir de réalisation.

Les effets de cette situation sont assez étranges :

  • le discours sur la dissuasion échappe à la réalité des choses, puisque par postulat, la bombe de l’Autre n’existe pas, mais que la bombe du premier, même si elle pourrait exister, est repoussée dans un clair-obscur hypothétique dont le jar­gon spécialisé commence à décrire les différents scénarios : bombe au sous-sol, syn­drome du dernier fil à connecter, incertitude technique, …
  • le jeu de la dissuasion s’étend dans le temps

À la limite, on pourrait concevoir une « guerre »» où les adversaires échangeraient non des coups réels, mais des informations. Celui qui ferait passer d’une manière crédible l’information décisive (la potentialité de sa bombe avant celle de l’Autre) aurait gagné. Contrairement donc à la dissuasion occidentalo-centriste qui, à partir d’un certain seuil nucléaire (charge des têtes et rayon d’action des vecteurs), et compte tenu des améliorations de technique et de mise en œuvre relativement homologues, établit la dissuasion réciproque dans un temps statique de longue durée, c’est-à-dire supprime le temps par sa permanence, la possibilité de mutations brusques, de « sauts de mouton »», de rattrapages imprévus dans cette recherche d’une avance ou d’une remontée dans la technologie, débouche sur un temps discontinu. Si l’on transpose les catégories clausewitziennes relatives au temps, on dirait que le déroulement statique de la dissuasion classique se situe au niveau stratégique (conceptualisation de longue durée) et celui de la dissuasion nouvelle au niveau technique : temps discontinu alternant repos et temps forts – alternances de la supériorité technologique entre les adversaires, perçus par échanges (filtrages) agonistiques d’informations (comme les coups du jeu de la bataille navale), voire aussi violence effective limitée.

  • Ce jeu de la dissuasion nucléaire peut en effet s’appuyer ou même se

transférer vers l’action conventionnelle. D’une part, pour vous dissuader de faire votre bombe, je ne fais pas la mienne, ce qui prouve mon désir de non prolifération. Mais, afin de vous dissuader de remettre en cause cette incertitude technologique établie à mon avantage, je débauche ou j’enlève vos savants, je casse vos réacteurs, etc.. Espionnage et destruction sont les deux mamelles de la nouvelle dissuasion. Le droit international ne s’y retrouve pas, mais la planète passe par une période de dégradation du droit des gens que tente de rénover un DHC (Droit humanitaire des conflits).

Ce transfert de la dissuasion vers le conventionnel détermine une curieuse consé­quence : ces forces nucléaires virtuelles seraient vraisemblablement insuffisantes pour fournir des éléments de seconde frappe – au sens de la dissuasion classique. Mais la destruction par moyens conventionnels réalise déjà une première frappe antiforce, une première frappe anti-nucléaire. D’où une remontée en amont du jeu de la dis­suasion en technologie et dans le temps ; et une imbrication évidente de la dissuasion nucléaire et de l’action conventionnelle, que la dissuasion classique avait contribué à fermement séparer.

  • La nouvelle dissuasion est souvent atypique, asymétrique, a-centrée,

c’est-à-dire qu’elle s’accommode mal des distinctions classiques entre première et deuxième frappes, entre stratégies antiforces et stratégies anti-cités, dans la mesure même où il y a peu de forces et peu de cités. Ses grandes mégalopoles culturelles, artistiques, artistiques, scientifiques, industrielles et informationnelles vitrifiées, l’Europe serait transformée à l’état inexistant sans profit pour personne, même s’il y survivait une masse importante de population, mais qui serait plutôt (famines, épidémies, loi de la jungle dont terrorisme) un facteur aigu de déstabilisation. La densité de son tissu urbain la préserve peut-être en dissuasion classique à la fois atomique et civilisationnelle. D’où les supputations déstabilisantes sur les effets réels de la bombe à radiations (neutrons) renforcées qui atteignent les personnels et les populations plus que les matériels et les installations, donc permettraient probable­ment une plus facile remise en marche de ceux-ci et rendraient à nouveau fructueuse la conquête.

Mais en Asie de l’Ouest ou en Asie Centrale, et sauf pour les petits pays concen­trés (Israël précisément) les vulnérabilités sont différentes. Certes on imagine mal l’Egypte sans le Caire et Alexandrie, la Syrie sans Damas, ou le Pakistan sans Lahore et Karachi, alors que les résultats en seraient vraisemblablement comparables (popu­lations désaxées) à ce que l’on peut prévoir pour les pays industriels. Mais le point serait de savoir si ces cités (ou d’autres) atteintes, une portion importante de la pay­sannerie pourrait survivre et combattre, fut-ce par une guérilla ras-du-sol.

Ainsi les vulnérabilités ne sont pas simplement autres, elles ne sont pas complé-
mentaires. Sans doute les mégalopoles des zones côtières arabes, comme les villes oa-
sis technologiquement développées de la péninsule arabique) ou du sous-continent
indien constituent des cibles de « choix »» dans une stratégie anti-cités. Mais celle-ci
ne s’équilibre pas, comme dans la dissuasion classique, par une stratégie antiforce
(sauf ex ante) mais par une stratégie anti-énergies : anti-pétrole (puits, terminaux
portuaires, raffineries, oléoducs, …), anti-réacteur, anti-mine d’uranium, et ainsi
de suite. Toutes choses qui peuvent se réaliser aussi par bombardements conven-
tionnels, raids de commandos, intervention armées tous azimuts, déstabilisations
internes (manipulations économiques voir financières), attaques de cyber-guerre sur
les systèmes informatisés adverses : transport, électricité, fabrication d’armement,
enrichissement de matière fissible

Ainsi l’asymétrie des positions respectives dans la dissuasion nouvelle résulte de deux décalages entre les armes et entre les cibles : Israël étant fort par celles-là sur les cités et les puits arabes, mais les Arabes étant forts par celles-ci, ou plutôt celle-ci ramasser l’exiguïté du territoire israélien, déjà préoccupant au conventionnel mais terrifiant au nucléaire. Sans évoquer la destruction des quelques grandes villes, ports et aéroports, qu’en serait-il de quelques « bombes sales »» (à supposer qu’elles aient la puissance nécessaire) ? On se heurte à nouveau ici à un état technologique contin­gent qui induit une dernière proposition.

Cette dissuasion asymétrique est (en certains cas) relative. Non seulement au nucléaire, mais même au conventionnel, toute guerre, en Asie de l’Ouest (comme d’ailleurs dans le reste du Tiers Monde) constitue une guerre d’attrition : se ralen­tissant par défaut de reconstitution autonome des matériels. Dans la contingence donc, la dissuasion même au niveau nucléaire, du fait de son extension dans le temps, de son asymétrie et de son caractère abstrait par rapport à la réalité des choses, devient relative. Elle pourrait l’être également (à la limite : s’effacer tota­lement) par passion psychotique : bombe entre les mains d’extrémistes auto-sacri­ficiels. Ces nouvelles structures de la dissuasion induisent de nouveaux concepts.

C/ Concepts : stratégie du doute et prolifération conceptuelle

  1. – La dissuasion nucléaire des pays industriels repose sur des stratégies de cer­titude : crédibilité technique et tactique, psychologique et politique, de l’emploi de l’arme « au cas où . », ce cas n’étant incertain qu’en contingence. Au contraire à l’intérieur de ses limites extrêmes, la dissuasion nouvelle repose sur des perceptions : en l’occurrence, stratégies du doute. Non l’incertitude, mais l’idée de la non-exis­tence juste avant l’existence permet de pousser une politique au-delà de ce qu’il serait raisonnable de risquer dans la contingence. Non coup de poker, mais sim­plement latitude d’action permise par la non-réalisation de la dissuasion absolue. Dès lors, la distinction entre zone couverte par ombrelle (ou plutôt : potentialité) nucléaire et zone non couverte, disparaît dans la notion de sanctuarisation absolue ou non, d’une manière très différente de celle dont la Suisse, l’Autriche ou la Suède espèrent tirer profit de leur neutralité ou qu’Israël réalise par le conventionnel et la bombe « au sous-sol »» : non escalade mais proximité de l’opératio
  • – De ce fait encore apparaît une nouvelle formulation plus globalisante du discours militaire nucléaire, différent de celui de la guerre nucléaire limitée élabo­rée par les stratégistes occidentaux s’efforçant de préserver les cités en cas d’usage purement tactique de l’atome. Le discours intègre en effet les doctrines anti-cités, antiforces, atomiques, conventionnelles et terroristes, les particularités ethniques et culturelles et y donne place au soupçon technologique stratégique (existence virtuelle de la tête atomique) et tactique (duel pénétration/détection/interception). Se constituant en doctrine de guerre nucléo-conventionnelle il jumelle une frappe nucléaire ante cité et une stratégie opérationnelle des forces, et réfère à une logique à la fois plus fruste (dans ses applications violentes) et plus sophistiquée (dans ses articulations pratiques de divers niveaux) que la logique de la dissuasion nucléaire classique. En tout cas elle propose d’autres voies aux analyses sur la prolifération que celle systématisées par Albert Wohlstetter dans son étude justement célèbre sur la nième + 1 puissance nucléaire.

D/ Les forces de frappe locales accroitraient-elles les risques d’une conflagration générale ?

Permettraient-elles au contraire d’y échapper ? Là apparaissent dans toute leur force le paradoxe de la dissuasion globale entre pays industrialisés : la possession de l’arme nucléaire exclut son usage, donc refoule dans le temps (jusqu’à présent) les guerres limitées. Mais dans l’ordre interne, elle n’évite ni le terrorisme ni les répressions. Constatation devant d’ailleurs être appréciée non par rapport à la seule technique de la dissuasion, mais par rapport à la théorie et à la pratique de l’empire ou de l’alliance.

Réserve faite du syndrome du Docteur Folamour qui en définitive constitue le véritable fondement de la volonté des Grands, de bloquer toute prolifération nu­cléaire (une partie du Tiers Monde ajoute la volonté de conserver par la technologie avancée un impérialisme de puissance, donc d’économie), on peut se demander en quoi ces deux conséquences de « l’équilibre »» nucléaire (la volonté tacite commune d’éviter le spasme et le refoulement des grandes guerres conventionnelles induisant ces chaotiques et discontinues conversations sur le désarmement), seraient moins vraisemblables entre Arabes et Israéliens, entre Indiens et Pakistanais, qu’entre Américains et Russes. Ici se dévoile l’ethnocentrisme à la fois conceptuel et viscéral des doctrines et pratiques de dissuasion élaborées par les pays industrialisés.

En effet, à l’idée de prolifération objective soit matérielle (le système d’arme nu­cléaire), soit conceptuelle (extension de la théorisation et de la pratique des straté­gies impliquant l’atome en d’autres esprits et d’autres pays, utilisation de ce système d’arme existant, latent ou virtuel en d’autres schémas ne disons pas « scénarii » – que ceux prévus par le discours orthodoxe de la dissuasion), doit être jointe la notion de prolifération subjective, c’est-à-dire de la prise de conscience par les intéressés des possibilités de l’arme atomique selon telle série d’événements en tel cadre régional.

Or sous cet angle, il n’est pas évident que la prolifération objective accroisse les risques de conflagration. Il s’agit là, précisément d’une évaluation subjective, partiellement basée sur des risques statistiques indiquant une tendance plus qu’une probabilité, non une conséquence résultant de la nature même de la prolifération. Certes, tout possesseur effectif ou virtuel de l’atome militaire veut maintenir sa « rente de position »» mais Israël ou l’Inde risqueraient-ils d’agir comme un Castro (il aurait demandé à l’URSS l’emploi de l’armement) ou une Corée du Nord. En fait, celle-ci a procédé par chantage plus que par dissuasion. On doit au contraire se demander si un armement nucléaire équilibré ne solidifie pas le statut quo, n’évacue pas la grande guerre conventionnelle loin hors des sanctuaires nationaux – qui ne demeurent soumis qu’à l’escalade terrorisme répression.

En d’autres termes, n’est-ce pas au contraire le caractère incomplet et aléatoire des éventuelles forces de frappe régionales qui, induisant ce discours nouveau de la dissuasion conjointe avec la notion de guerre nucléo-conventionnelle, conduit à accroître la sensation d’une prolifération dangereuse en soi et par soi et à maintenir les guerres locales ?

En tout état de cause, cette conceptualisation « autre »» contribue à donner une autre physionomie, une autre perception, à l’équilibre planétaire : au système nu­cléaire général.

E/ Systèmes Variations sur la Guerre froide

1) Selon la dissuasion classique, la paix équilibrée entre les Grands doit subsister, même en cas de conflits limités aux périphéries, ou de troubles internes (Hongrie, Pologne) ou limitrophes (Amérique Latine, Afghanistan). Le grand système global surplombait en les minimisant les guerres ultra marines ou les ré­pressions, les renvoyait « à la une »» de l’actualité, aux informations télévisées. Or maintenant ces guerres locales, et peut-être (pas encore ?) ces répressions risquent, par le biais du discours sur l’éventualité d’une guerre nucléo-conventionnelle, de réagir directement sur le système général. Mieux même : elles se constituent en sous-systèmes en partie autonomes, en partie liés entre eux, interdépendants dans leurs secousses respectives : Asie de l’Ouest (d’Israël au Pakistan), Asie Centrale (Afghanistan, Pakistan, Inde Chine), Asie du Sud-Est (Chine, Vietnam, Cambodge, ASEAN). Ces sous-systèmes sont d’autant plus interdépendants que les États-tampons ont presque totalement disparu, ce qui entraîne la pérennité des zones incertaines non seulement en Asie de l’Ouest et en Asie Centrale, mais aussi sur le limes Sahara-Golfe, dans les pays péninsulaires de l’Asie du Sud-Est, en Amérique Centrale. Ce qui transforme l’Occident, de la zone où était censée régner la dissua­sion absolue, en une zone où demeurent les menaces du terrorisme international de destruction massive.

Or ce fait résulte peut-être moins de l’évolution en soi de la dissuasion absolue, que de son imbrication avec le sous-système le plus proche : celui de l’Asie de l’Ouest par le Proche Orient. Ainsi les deux Grands se sont trouvés en première ligne et par les missiles intercontinentaux, les sous-marins nucléaires et l’arme atomique tactique embarque, et par les guerres plus ou moins révolutionnaires limitrophes réciproques. Plus précisément, l’URSS se sentait menacée par les quatre autres puissances nucléaires officielles et significatives, et sur toutes ses périphéries : Bassin méditerranéen, Europe, Mer du Nord, Arctique, Pacifique, Chine et maintenant sur sa frontière Sud par l’Océan indien central.

Mais cette montée – ou plutôt cette projection de chacun des deux Grands en première ligne – ne contribuait-elle pas à transformer la confrontation Est/Ouest en un sous-système homologue (on ne dit pas semblable) aux autres, donc à dégrader ce statut particulier de système général surplombant, englobant, qu’elle avait aupa­ravant recherché ? Au-delà des changements de présidence et des péripéties diplo­matiques, il était logique que la Guerre froide renaisse avec la crise des euromissiles.

2) Cette nouvelle Guerre froide est-elle similaire à l’ancienne, ou en consti-tue-t-elle un nouveau modèle ?

On peut le supposer, puisqu’il faut désormais inverser la question clas­sique « Quels types de déséquilibres régionaux peut supporter l’équilibre mon­dial ? »», en « Quel type d’équilibre général peut résulter des déséquilibres nucléaires ou conventionnels régionaux latents ? »».

L’inversion résultant de la fragmentation accrue mais aussi mieux articulée de ces sous-ensembles entraîne de plus grandes réactions en chaîne (déstabilisation) des uns sur les autres, et contribue à dégrader le langage ordinaire de la dissuasion, cette casuistique figée montée par les stratégistes des deux Grands, puis affinée et « byzantinizée »» par les épigones ouest-européens.

Depuis Hiroshima, l’Occident se persuadait à tort ou à raison, que la dissua­sion refoulait la guerre ; durant vingt ans il poursuivait l’élévation de son niveau de vie : le Paradis à l’ombre des fusées. Mais l’évolution des techniques remet-elle en cause la suprématie absolue, par l’arme balistico-nucléaire (ABN), de l’attaque sur la défense : moins peut-être les armes de théâtre, la miniaturisation ou la psy­chose de l’abri antiatomique, ou les progrès de la détection et de l’interception par 1’Anti-Balistic Missile (ABM), que la bombe à radiations (à neutrons) à effets ren­forcés qui, plus destructrice démographiquement que matériellement, qui rendrait à nouveau une guerre nucléaire « payante »», ou les stratégies à technologie avancée de la défense spatiale par laser, de la high frontier par destruction en haute altitude qui redonneraient efficacité à l’interception des missiles, donc raviveraient les pos­sibilités de guerre régionale, ou la « frappe chirurgicale »» anti-forces permise par la précision accrue des vecteurs, susceptible de détruire en première frappe les sites de lancement adverses.

La dégradation de la notion et du langage de la dissuasion classique entraînent pour les Deux Grands la sensation de se retrouver en première ligne à un quadruple point de vue : géostratégique par un éventuel retour de la suprématie de la défen­sive sur l’offensive ; technico-tactique, par interception plus que renforcée sur une pénétration durcie ; géopolitique, par éradication des États-tampons ; éthique, par la remise en cause politique et morale de la dissuasion.

Assurer cette défensive technico-tactique aurait été coûteuse (Guerre des Etoiles, …), non seulement pour l’URSS en raison de l’insistance mise par le pré­sident Reagan sur l’éventualité d’une guerre nucléo-conventionnelle limitée, ou sur l’Initiative de Défense Stratégique, afin de l’amener à négocier un désarmement nucléaire partiel, en lui insufflant la crainte d’avoir à se lancer dans une course accélérée aux armements : ce qui a été pour elle économiquement ruineux et tech­nologiquement chanceux eu égard à ses capacités de calcul informatique encore limitée. Mais c’eut aussi été trop coûteux pour l’Amérique qui a évité de se lancer elle-même dans cette course : président Obama a gelé le projet Bush de reprise de cette technologie. Ce qui maintient le discours classique de la dissuasion, et l’équilibre par la terreur psychologique, moyennant quelques mesures calmant les opinions publiques (démantèlement des Euromissiles).

Pourtant cette explication mécaniste et médiatique d’un tel désarmement de­meure insuffisante. Car pour ne plus se sentir en première ligne, les deux Grands s’efforceraient de maintenir leurs glacis protecteurs respectifs, et même de recons­tituer entre eux des zones intermédiaires non pathogènes, moins belligènes, en œuvrant à la déflation des conflits locaux. Et puis 1988 se succèdent les annonces du retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan, d’une solution à la présence vietnamienne au Cambodge, de l’indépendance de la Namibie par accords entre Cuba, l’Angola et l’Afrique du Sud se dégageant de l’apartheid, de la dislocation du Rideau de fer, de la proclamation d’un gouvernement palestinien reconnaissant l’existence de l’État hébreux lui-même et sa reconversion en État souverain membre de l’ONU ; au moins admis par les États-Unis comme interlocuteur fiable et hono­rable à l’UNESCO.

Ce général adoucissement géopolitique marque la fin de la période de supréma­tie absolue des deux grands empires idéologico-nucléaires, alors que l’Amérique de Reagan était obligée de songer à des mesures protectionnistes à l’encontre du Japon et des Européens de l’Ouest qui doivent former le plus vaste marché de production et de consommation du monde, et que l’URSS redevenait la Russie tiraillée par les pulsions autonomistes et nationalistes de ses alliés et de ses républiques
excentrées : et leur dire de ne pas « passer à l’Ouest »» par entrée dans l’Europe et dans l’OTAN. En fait l’affermissement de chaque bloc sur ses frontières internes contribue au maintien d’une dissuasion classique sinon à la reconduction du duopole nucléaire.

F/ Rééquilibrage géopolitique

Dès 1945 la Guerre froide s’amorçait. Se croyant construction des peuples agis­sant en commun pour la paix, l’Organisation des Nations Unies se fragmentait en 2 blocs selon deux lignes de fractures superposées, l’une idéologique et économique : communisme socialiste contre capitalisme libéral, l’autre géopolitique : empire de la mer occupant sur ses périphéries l’empire de la terre. La victoire finale de Mao en 1949 affrontait un « eurasianisme »» sino-soviétique contre un navalisme déjà mon­dialisant. Le Conseil de sécurité de l’ONU, au lieu d’assurer une apaisante gouver­nance générale, se muait en champ clos où les vetos respectifs des trois Occidentaux et des deux puissances communistes semblaient coexister sous l’équilibre de la ter­reur atomique.

L’implosion de l’URSS en 1990 semblait confier aux États-Unis sinon une gou­vernance mondiale, au moins une orientation générale vers une globalisation éco­nomique et un démocratisme universalisant, instituant ainsi un monde unipolaire qui leur permettait, par le canal de l’OTAN, de mener des expéditions de guerre hors de ou latéralement à l’ONU.

Vingt ans plus tard, ce monde unipolaire s’engourdissait sous l’émergence de quelques États sous-continentaux du Tiers monde et la volonté russe de redevenir une grande puissance. Puissance encore régionale à la charnière des siècles, la Russie redevenait sinon encore puissance mondiale, au moins en super puissance soucieuse de s’établir sur son « eurasisme »» slavophile, puis de reprendre initiative sur ses frontières ouest (gaz négocié assujettissant l’Europe de l’Ouest), sud (« annexion » protection de l’Ossétie et de l’Abkasie, répression en Tchéchénie, cantonnement de la Géorgie, transposition de la meilleure protection des Chrétiens d’Orient : guerre civile syrienne) ; collaboration sourcilleuse avec la Chine ; essor vers le grand large par l’éventuelle reconstitution d’une flotte de haute mer dans le Pacifique. La marine russe demeure contrainte dans les mers intérieures : Kaliningrad enclavé par la Lituanie en Baltique, Sébastopol ukrainienne en Mer Noire, Tartous en Syrie, en Méditerranée) l’éventuelle ouverture de l’Arctique due au réchauffement climatique permettrait une communication plus aisée avec l’Extrême Orient et l’Océanie. La Chine de son côté en occupant les îles Spratly à l’entrée de la Mer de Chine Méridionale, contrôle le flux des pétroliers transitant du Détroit d’Ormuz vers les pays insulaires et péninsulaires d’Extrême Orient : Philippines, Japon, Corée. Une guerre en « échange »» nucléo-conventionnelle aurait-elle plus de « chances »» de se déclencher en (haute) mer, entre lieux inhabités ?

Très paradoxalement, c’est au moment où l’histoire s’universalise par l’échange économique international et par la diffusion d’une civilisation planétaire refoulant les théologies et les philosophies au rang d’idéologies de compensation ou de com­bat (leurs sursauts dramatiques), que se particularise et s’accentue d’une manière anarchique, au moins pour un temps, pour ou contre sa réalité – sa vérité – le lan­gage de la terreur universelle. Or dans cette fragmentation, un point commun au moins apparaît : « éventualité »» d’un échange nucléaire, dont la dissuasion classique, non absolue, affirme la non-réalisation.

Ainsi la dégradation de la notion de dissuasion sinon de sa pratique résulte aussi de cette prolifération nucléaire conceptuelle qui n’apparaît pas seulement en Asie de l’Ouest musulmane mais en Occident. En Asie de l’Ouest elle contribue au désir de l’arme nucléaire ou de son ersatz, l’arme chimique (interdite par les traités), quoique bien des craintes freinent cette impulsion. En Europe, elle contribue au rejet de sa casuistique, d’une manière très voyante par les doctrines pacifisme, non-violence, écologie critiquant les théories de la dissuasion absolue, et la croyance au maintien de la paix par l’équilibre de la terreur, et d’une manière plus profonde par l’angoisse née de la crise économique et financière mondiale (chômage et inflation, dettes souveraines) et par le doute existentiel suscité par le progrès technique.

Plus généralement, naît-il un nouvel non-alignement qui, au-delà du neutra­lisme positif et de la dénonciation de l’interventionnisme et de l’espoir sinon en un nouvel ordre économique mondial, au moins en une stabilisation du cours des matières premières au-delà des pacifismes et des non-violences classiques, appuie­rait cette idée, peut-être en rapport avec les vagues éthiques occidentales et l’anti-impérialisme du Tiers Monde ; persuader les pays nucléaires de l’inefficacité de la dissuasion, donc affirmer le caractère réellement dangereux de l’arme atomique, du fait que si la doctrine affirme son non-emploi par crainte de l’emploi, son existence même induit son usage – et qu’il ferait mal. Idée qui lutterait contre la prolifération appelée par le désir et le droit égal pour tous les peuples à un armement dissuasif.

Mais la prolifération conceptuelle conviendrait-elle à sa propre négation ? La dissuasion dont la réalité repose sur sa continuité demeure-t-elle une réalité, ou est-elle devenue un discours convenu que ni les politiques ni les militaires n’osent, sauf quelques personnalités hétérodoxes, remettre en cause ? Est-elle menacée – et le complexe nucléo-conventionnel avec elle – par la prolifération informatique du cyber-espace ? L’attaque aux ordinateurs par des réseaux interconnectés, le carac­tère (encore) indécelable de son origine, favoriserait relativement l’offensive sur le défensive, et l’action d’un « petit » pays à l’encontre d’un « grand ». La guerre nucléo-conventionnelle trop dangereuse, serait remplacée par la cyber-guerre tacite qui reprendrait les trois caractères de son complexe : sa complication, ses imbrications idéologique, technique et opérationnelle, et ses stress psychotiques nationalistes et religieux.

Réversibilité des principes entre guerre et dissuasion

  • THÈSE : Principe de concentration des forces —* Principe de l’accumulation de capacité destructrice

Corollaire I –  Maximisation de la puissance de feu et Sea-Space Power

Arme absolue et totalité de la défense Corollaire II – Economie des forces Hypersuffisance Liaison des armes

Polyvalence des fonctions et des matériels La nation en armes Défense transnationale

  • ANTITHÈSE : Principe d’initiative Principe du report dans le temps Corollaire I – La dissuasion dans un temps figé. Le paradoxe du non-emploi Corollaire II – La guerre dans un temps s’accélérant. La dynamique de

l’escalade

  • SYNTHÈSE : Principe de sûreté Principe de crédibilité Corollaire I – Principe de surprise Principe d’incertitude pondérée

Fiabilité des moyens par rapport aux menaces : le système d’armement Montages psychologiques : de la peur à la croyance Le syllogisme de la dissuasion :

  • prémisses : perception de la dangerosité du conflit
  • majeure : affirmation explicite de la survie existentielle
  • mineure : quels intérêts l’assurent-elle ?
  • évaluation : risque pour l’Autre, pour Soi : auto-critique

– crédibilité de la volonté du « souverain maître de la bombe » Corollaire II – Principe de liberté d’action Principe de veille technologique Corollaire III – Principe de destruction de la force organisée adverse

Principe d’exhibition de sa propre force (fleet in being)

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