Le conflit syrien et la guerre discriminatoire à la lumière des enseignements de Carl Schmitt et Francisco de Vitoria

Jure GEORGES VUJIC

Géopoliticien et écrivain franco-croate.

3eme trimestre 2012

À la lumière des enseignements de juristes et de philosophes tels qu’Emmanuel Kant, Carl Schmitt et Francisco de Vitoria, l’article se propose de déconstruire le discours de la doctrine de la guerre juste (théorie de la guerre juste – Bellum iustum), humanitariste et moralisatrice en l’appliquant au conflit syrien. L’auteur analyse les processus de démonisation, d’hybridation et de criminalisation de l’ennemi, ainsi que les « régimes de l’ennemi » qui, sous l’égide de la théorie de la guerre juste, aboutissent dans les faits à une « re-barbarisation » de « l’ennemi » : un nouveau type de « guerre irrégulière » est à l’œuvre qui a pour théâtre Vorbis mondial et dont le conflit syrien ne représente qu’une extension de la guerre discriminatoire « totale » dans le sens schmittien.

In the light of the juridical and philosophical studies of Emmanuel Kant, Carl Schmitt and Francisco de Vitoria, this article proposes to deconstruct the discourse of the just war doctrine (Just war theory or Bellum iusturn) with its humanitarist and moralistic dimensions and to apply this to the on going Syrian conflict. The author attempts to analyse the process of demonisation, hybridation and criminalisation of the ennemy, and the « ennemy regimes » which imply in fact the « rebarbarisation » of the ennemy. A new type of « irregular war » is on the way in the global orbis and the Syrian conflict represents just an extension of Schmitt’s « total » and « discriminatory war ».

Guerre juste vitorienne et « guerre totale » schmittienne

Penser la guerre en termes juridiques suppose de se référer inévitablement aux doctrines de la guerre juste, depuis Augustin jusqu’à Grotius et, surtout, à la doc­trine de la guerre juste (qu’on appelle aussi théorie de la guerre juste – Bellum iustum) développée par Francisco de Vitoria considéré comme le père du droit international contemporain et l’inspirateur lointain du pacifisme universaliste[1], qui s’est développé au cours de la fin du xixe et du début du xxe siècle et cristallisé dans la Société des Nations. Au début du xxe siècle, les juristes internationalistes, tout comme Carl Schmitt, font une lecture critique de cette doctrine vitorienne de la guerre juste comme la principale source de légitimation de la guerre totale[2].

Depuis le xvie siècle, les phénomènes de guerre ont été circonscrits dans un cadre juridique autonome, constituant un domaine du droit des gens spécifié en jus ad bellum et jus in bello. Or, l’idée de guerre juste développée par de Vitoria s’accorde mal avec la conception universaliste, aujourd’hui globaliste, d’un espace juridique global et homogène liant les entités politiques placées sur un pied d’égalité. Ce que Vitoria n’avait pas prévu à son époque, où le droit des gens réglait les relations inter­étatiques, c’est que la notion de guerre juste appliquée systématiquement à un ordre mondial géopolitiquement et géoéconomiquement multipolaire disproportionné et discontinu, portait déjà à ses débuts, à l’état latent, un principe discriminatoire d’inégalité entre les États. Ce que Schmitt critique (avec raison) dans la notion de guerre juste vitorienne, et d’ailleurs vérifiable dans le cas syrien, c’est sa dimension vindicative qui introduit dans le principe de désignation de l’ennemi, une crimi­nalisation de celui-ci : en effet, le belligérant (l’opposition, les rebelles, l’armée de libération dans le cas syrien, acteur non-étatique et asymétrique) mène une guerre pour une juste cause (la démocratie et les droits de l’homme en Syrie) et veut, non seulement, le changement du régime politique de Bachar el-Assad mais, aussi, punir l’ennemi qui a commis une injustice et qui, pour cela, doit être jugé (voire liquidé de façon expéditive) par celui qui le combat, lequel devient son supérieur, à la fois juge et bourreau… Dans le cadre de cette notion de guerre juste, l’ennemi qui a commis une injustice est indéniablement et de façon discriminatoire assimi­lable à un hors-la-loi. On comprend qu’avec une telle conception discriminatoire, il est impossible de maintenir l’opposition issue du droit romain (Cicéron), réitérée dans les doctrines de la guerre juste, entre l’ennemi et le criminel, le brigand ou le pirate. L’enjeu porte sur les limites du jus in bello : on voit bien, dans le cas syrien, qu’après une vague de diabolisation de l’ennemi : « le régime de Bachar », l’emploi de tous les moyens les plus sordides, comme la vindicte populaire et l’exécution des civils, est permis, puisque, si l’ennemi est un criminel, il n’est plus protégé par le droit des gens et celui-ci tombe dans une zone de non-droit autorisant l’emploi de toutes les violences contre lui.

Déconstruction de la « guerre en forme » ou Déconstruction, « en forme » de la guerre

La rupture de l’équilibre entre obligations et droits dans la guerre contemporaine a abouti à la déconstruction de la « guerre en forme » ou « en forme » de la guerre[3], c’est-à-dire dans un sens schmittien de la forme non-discriminatoire de la guerre inter-étatique, la guerre entre États européens souverains et reconnus comme tels. Il s’agit d’un cadre polémologique dans lequel il est possible de distinguer l’ennemi et le criminel : aliud est hostis, aliud rebellis[4]. Dans le cas syrien, on déroge délibé­rément à cette conception schmittienne inter-étatique qui puise ses origines et sa légitimité dans le jus publicum europeanum (le droit des gens européen de la grande ère inter-étatique du xvie au xxe siècle), puisqu’on parle, par médias propagandistes et bellicistes interposés, de « régime syrien criminel », de « régime à abattre » et non point d’ennemi étatique souverain et placé sur un même pied d’égalité. Afin d’in­troduire et de légitimer cette discrimination conceptuelle et opérationnelle dans le dispositif militaro-psychologique anti-syrien, il fallait au préalable criminaliser l’État syrien en l’assimilant non pas à une entité étatique juridique souveraine mais en tant que « rebelle » ou en tant que « criminel » c’est-à-dire toujours dans un sens schmittien à « celui qui viole les lois à l’intérieur de son État ». Pour ce faire, il fallait procéder à la criminalisation et à la diabolisation systématique du président el-Assad, de sa famille, des cadres militaires, des forces armées, des fonctionnaires publics mais aussi des civils qui sont restés loyaux au régime. La « j uste cause » du soi-disant soulèvement populaire contre le « régime tyrannique d’El-Assad » et l’intervention militaire de l’extérieur justifieraient à elles seules l’anéantissement, non pas de l’ennemi étatique, mais d’une bande criminelle sans aucun droit. Les gouvernants syriens, en d’autres termes, deviennent des « criminels de guerre », au même titre que des « gangsters » de droit commun. On voit bien combien ce pro­cessus discriminatoire de diabolisation de l’ennemi est rodé et systématiquement appliqué tour à tour aux événements survenus à Bagdad ou à Tripoli et au camp des perdants. Ici, bien sûr, le matraquage médiatique et le jeu de la machine propagan­diste jouent un rôle essentiel mais, sur un plan juridique, il ne faut pas oublier que cette criminalisation de l’ennemi est la conséquence logique de ce que C. Schmitt appelle la dénationalisation de la guerre, déjà contenue dans la discrimination.

Juridicisation de la guerre

La doctrine vitorienne tend à renforcer et à accélérer le phénomène de juridicisation de la guerre, car le postulat vitorien d’une égalité des États au plan international transforme le jus gentium en jus inter gentes, ce qui revient à dire que les gentes sont désormais perçus comme des entités politiques autonomes investies d’une autorité publique. En conséquence de cette mutation conceptuelle du jus gentium, le prince se voit attribuer une compétence législatrice, vindicative universelle, puisqu’il est devenu tour à tour défenseur de sa communauté étatique mais aussi de la communauté mondiale entière. On retrouve cette croyance en l’existence d’une communauté mondiale unique et homogène par l’usage de la notion d’orbis dans les écrits de Vitoria[5]. L’application de la doctrine de la guerre juste vitorienne et l’introduction du concept discriminatoire de guerre et d’ennemi a pour conséquence, aujourd’hui, de rompre l’unité du peuple et de l’État. La plupart des juristes de l’Ouest, parmi lesquels Hans Wehberg ou Georges Scelle, affirment que les auteurs d’une guerre injuste doivent être poursuivis comme criminels de guerre devant une Cour de justice internationale. Il est possible de mener une action collective contre des États ou des peuples, mais il est impossible de punir comme criminel un peuple entier, même en admettant l’idée de la responsabilité collective. D’autre part, l’accroissement des techniques de la guerre contemporaine et de globalisation des conflits asymétriques a pour effet de transformer la guerre conventionnelle en opération de police qui, par voie de conséquence, conduit à distinguer la population et l’État. Au fur et à mesure que le conflit nécessite une action internationale au nom de la justice et pour des raisons humanitaires, contre une violation du droit et de la paix, la guerre discriminatoire prend l’allure d’une action pénale dirigée, non contre la population civile (même si elle subit les effets de la guerre), mais contre le gouvernement, de façon que la première se désolidarise du second. Ainsi, il en résulte la mutation logique de la guerre interétatique en « guerre civile internationale ».

 

L’orbis vitorien et l’orbis mondialiste comme nouveau « theatrum bellum »

L’interventionnisme humanitaire et le devoir d’ingérence, en tant qu’instru­ments sui generis de la guerre discriminatoire, trouvent leurs sources dans l’idée qui attribue à l’orbis un bien commun, ce qui revient à dire que le monde vitorien devient une autorité législative, une sorte de bien supérieur à sauvegarder, assignant aux princes comme premier devoir la préservation de la communauté mondiale[6]. A contrario, le prince qui a subi une injustice et détient, dès lors, le droit d’exer­cer un pouvoir vindicatif à l’encontre de l’État coupable a également le devoir de défendre la communauté mondiale dont les droits ont été bafoués. La responsabi­lité des États est donc étendue, d’une part, dans le sens de la culpabilité (léser un État, c’est aussi léser l’ensemble du monde), d’autre part, dans le sens des devoirs auxquels les princes sont soumis à l’égard de cette communauté. Dans le cadre de cet ordre supra-étatique et universaliste, les princes seront responsables, non seu­lement, du bien de leur communauté mais, aussi, de celui de la communauté du monde entier. Ils sont investis d’un pouvoir et d’un droit de guerre illimitée dans les moyens et dans le temps à cette fin — afin de protéger l’humanité en vertu de l’autorité supérieure du monde entier et en vertu du droit naturel en vigueur —. On peut déjà déceler dans cette conception l’idéal universaliste de l’interventionnisme wilsonien, l’internationalisme multilatéraliste normativiste onusien et les rêves d’un gouvernement mondial à la fois arbitre et législateur, puis on le reconnaît aussi dans le messianisme unilatéraliste néoconservateur américain avec la mission universelle des États-Unis en tant que gendarme du monde et avant-garde de la démocratie mondiale. D’autre part, on reconnaît dans les fonctions de l’orbis vitorien qui per­met d’étendre la responsabilité de chaque prince, pour les injustices commises à l’égard d’une autre entité politique portant atteinte à l’ensemble de la communauté mondiale des États, les fondements des mécanismes juridique et militaire de solida­rité de défense et de sécurité collective.

Les contradictions de la doctrine de la légitime défense vitorienne

Appliquée au cas syrien la doctrine de la guerre juste vitorienne souffre d’une contradiction récurrente car parmi les quatre buts assignés par Vitoria[7] à la guerre, la fonction de défense de la communauté étatique, à laquelle appartient le prince, et des biens de cette communauté, peut, pour le moins, être interprétée d’une manière équivoque et étendue et peut être comprise dans ce sens. En effet, dans la conception vitorienne, lorsque le prince assure la défense de sa propre communauté politique contre les injustices qu’elle pourrait subir, ce dernier investi d’un pouvoir vindicatif à l’échelle du monde prendrait la défense de la communauté de l’ensemble des États en tant qu’unité mondiale. C’est l’interprétation logique de la justesse de la guerre vitorienne que l’on ferait si on l’appliquait, donc dans le cas syrien, au représentant légal de l’État syrien : le gouvernement syrien qui a pris la décision de défendre sa communauté nationale menacée par des soulèvements armés à l’intérieur du pays. In extenso, la guerre menée par des « rebelles », des « insurgés » serait injuste si elle portait atteinte à l’ensemble du monde. D’autre part, dans la conception vitorienne, la lutte armée légitime contre l’ennemi est subordonnée au devoir de préservation de la communauté des États. Or, dans le cas syrien, ce ne serait point de la mauvaise foi que d’affirmer qu’on ne connaît pas toujours l’identité exacte et les vrais motifs de la prétendue opposition syrienne et de l’armée de libération qui multiplie, non seulement les attaques contre l’armée loyaliste syrienne, mais aussi contre les civils. Le pouvoir syrien a décidé de prendre des mesures classiques de répression contre un soulèvement jugé illégal, que tout État démocratique dans le monde occiden­tal prendrait sans hésiter, pour assurer la sécurité et la stabilité du pays. Or, cette interprétation littéraliste de la doctrine vitorienne a été dévoyée par la commu­nauté internationale contemporaine qui inverse délibérément les rôles d’agresseur et d’agressé afin de légitimer internationalement et juridiquement la guerre menée par les rebelles et opposants contre le pouvoir syrien et afin de défendre l’idée que la répression du régime syrien est assimilable à une menace qui porterait atteinte à l’ensemble du monde. D’autre part, la logique reconnaissant l’égalité de statut juri­dique des entités politiques devrait aboutir à l’idée qu’aucun État ne peut être juge d’un autre État. Or, il n’en est rien dans la pratique contemporaine des guerres dis­criminatoires puisqu’en vertu de la conception vitorienne celui qui a commis une injustice devient, par un procédé analogique, le sujet de celui qui l’a subie. En effet, le devoir de défendre l’orbis, le bien commun du monde, permet d’élever celui qui a subi l’injustice au rang de juge, qui fixe arbitrairement non seulement les critères de culpabilité et de peine aux vaincus, mais aussi ceux des fautes à venir. Cela a permis de légitimer des interventions militaires, en vertu d’un droit de préemption et de prévention, en vue d’éliminer, par anticipation, l’accomplissement d’injustices, de fautes potentielles, même si ces menaces se sont avérées fabriquées et fausses dans la réalité, comme cela a été le cas pour la prétendue existence d’armes de destruction massive en Irak. Dans le cas syrien, cela constitue une sérieuse et flagrante entorse à la doctrine de la guerre juste vitorienne (c’est-à-dire lorsque la guerre vise à se défendre, à récupérer ses biens et à rétablir la justice, les trois critères constituant une justification du jus ad bellum). C’est ici la volonté avérée des belligérants insur­gés contre le régime de Bachar, et soutenus par la communauté internationale, de détruire l’État syrien, en tant qu’État ennemi, criminalisé, comme en témoignent les assassinats de civils pacifistes et restés loyaux au pouvoir en place, des fonc­tionnaires, des symboles de l’État, des infrastructures étatiques. Or, tout comme le précise Vitoria, « la guerre juste ne doit pas viser la destruction de l’Etat ennemi ». En effet, dans l’esprit de la lettre vitorienne, une guerre juste doit avant tout être une guerre nécessaire (l’injustice doit constituer un tort suffisant pour légitimer la guerre défensive), dont la violence reste proportionnée à la gravité du délit[8].

Régimes discriminatoires et rebarbarisation de l’ennemi

Vitoria parle de disproportion guerrière qui conduit à tuer des innocents, à mener, par conséquent, une guerre injuste. Selon lui, donc, aucune guerre n’est juste si elle cause la perte de la nation ennemie[9]. À l’antipode de cette limitation vitorienne des effets de la violence destructrice d’une guerre juste et selon laquelle l’ennemi devrait toujours rester un belligérant et, avant tout un État, il semblerait que, dans le cas de la Syrie, l’on s’achemine vers l’éradication pure et simple de l’ennemi civil ou militaire puisque les belligérants insurgés nient l’existence même de l’État syrien qu’ils assimilent au régime politique Assadiste. Il faut, néanmoins, rappeler qu’à l’intérieur du cadre général vitorien de la qualification de l’ennemi, il existe plusieurs régimes ennemis qui sont d’emblée, et à l’origine, discrimina­toires, car si les chrétiens peuvent être ennemis mais doivent être préservés comme membres de l’humanité, les Indiens eux peuvent être défendus comme sujets d’une autorité politique. Les Sarrasins, en revanche, parce qu’ils se soustraient à toute conversion possible, sont exclus et éradiqués de l’humanité et, par conséquent, non soumis aux règles juridiques de la guerre. Ainsi, si l’on transpose aujourd’hui au cas syrien le modèle vitorien, la discrimination juridique du droit de la guerre juste, on pourrait, par un formidable raccourci historique, comparer le statut de « paria », d’« exclu », d’« ennemi absolu» punissable et « non-convertible » aux États parias et voyous contemporains qui figurent sur la liste des pays appartenant à l’« Axe du mal » ou qui le soutiennent, contre lesquels le monde entier est en guerre totale, soit sous la bannière de la lutte contre le terrorisme, soit en vertu du droit d’ingérence humanitaire. Cet ennemi « absolu » ne peut se repentir et devenir sujet de droit de la guerre et réintégrer la communauté mondiale, il est exclu du champ de l’orbis de la démocratie globale et du marché libéral et des règles de la guerre qui limitent l’exer­cice de la violence à leur égard. Puisque la « guerre juste » est menée au nom du bien contre le mal, au nom de la civilisation (démocratie de marché), contre la barbarie, elle justifie l’exclusion méthodique de l’ennemi du champ de la société civile. Cette « rebarbarisation » de l’ennemi, savamment orchestrée par les campagnes de diffa­mation et de diabolisation de l’ennemi, démontre que la guerre discriminatoire est légitimée par la déshumanisation, la démonisation de l’ennemi par la construction, dans l’imaginaire collectif, d’une image barbare de l’ennemi ou par l’invention pure et simple d’« atrocités » ou grâce à l’exagération et à la lecture unilatérale d’atrocités réellement commises. Souvenons-nous des nombreuses campagnes de propagande et de démonisation de l’ennemi lors de la guerre de Sécession, lors de la guerre hispano-américaine, de la construction d’atrocités fictives que l’on a attribuées à l’Allemagne wilhelmienne, mais aussi les nombreux exemples de manipulation et de désinformation sur les atrocités commises lors de la guerre en ex-Yougoslavie et, plus récemment, en Irak, Lybie et Syrie. Ainsi hier comme aujourd’hui, la lecture vitorienne de la guerre juste nous apprend qu’il existe toujours une sphère juridique et politique où le jus gentium ne s’applique plus, une sphère de la guerre non réglée, une guerre non civilisée, une guerre d’anéantissement c’est-à-dire une sphère de guerre totale.

Guerre discriminatoire et désignation de l’ennemi

Dans le cadre de la formulation juridique de la guerre, depuis l’Antiquité, d’Augustin jusqu’à nos jours, la question de la qualification et de la désignation de l’ennemi joue un rôle primordial. D’une part, en indiquant qui fait la guerre, la qualification de l’ennemi indique ce qu’est la guerre : une relation entre des particuliers, entre des particuliers et une autorité publique ou, comme chez Rousseau, une relation d’État à État. Si l’Antiquité distinguait déjà l’ennemi privé (inimicus) de l’ennemi public (hostis), les conflits armés contemporains déplacent, voire abolissent ces distinctions. D’autre part, la qualification de l’ennemi indique qui est sujet de droit au point de vue international, c’est-à-dire qui (ou quelle entité politique) détient, non seulement le droit de faire la guerre, de recourir à la force pour trancher les différends, mais aussi le droit d’être protégé par le droit lorsqu’une faute a été commise en temps de paix ou dans le déroulement des opérations de guerre. La qualification de l’ennemi définit ainsi le champ d’application du jus ad bellum comme du jus in bello, en déterminant contre qui il est légitime d’exercer la violence. Carl Schmitt distinguait deux types d’ennemis : l’ennemi réel et l’ennemi absolu, l’hostilité réelle et l’hostilité absolue. Selon lui, le second type est une exacerbation, une intensification ou une extension du premier. Si l’on s’en tient à cette dichotomie schmittienne, on ne peut que constater que la discrimination juridico-morale de l’ennemi dans le cas syrien, c’est-à-dire « le régime de Bachar el-Assad », et sa criminalisation consécutive transforment l’ennemi syrien en « entité hostile absolue », hostilité absolue qui permet d’abolir la distinction entre régime et population, ce qui, par voie de conséquence, transforme la guerre interétatique en guerre civile internationale où l’ingérence extérieure et « humanitaire » est admise. Les appels à l’intervention extérieure au nom d’un prétendu devoir de « protection des civils » et l’emploi médiatique du paradigme de « guerre à la guerre» sont fallacieux car en déclarant la belligérance et en mettant « hors-la-loi » le régime syrien, les tenants de la doctrine de la « guerre juste » (celle menée contre l’agresseur au nom de la paix ou des droits de l’homme) sont conduits à criminaliser leurs adversaires. L’argument du droit humanitaire et du devoir de protection des civils, très en vogue dans les milieux bellicistes de la communauté internationale, vise trop souvent à entériner les rapports des forces en présence sur le terrain et à légitimer juridiquement une ingérence extérieure et sert, trop fréquemment, les intérêts économiques et militaires d’une stratégie de domination. Il s’agit ici d’un moyen de justification des guerres, très fécond de nos jours, et qui, le plus souvent, se transforment en « guerre totale », et qui fait de l’ennemi un criminel à anéantir. À ce titre, Carl Schmitt remarquait que si « le concept d’humanité exclut le concept d’ennemi parce que l’ennemi lui-même ne laisse pas d’être un homme, le fait que certaines guerres soient menées au nom de l’humanité ne constitue pas une réfutation de cette vérité simple, mais seulement un renforcement de la signification politique. Quand un Etat combat son ennemi au nom de l’humanité, ce n’est pas une guerre de l’humanité mais bien plutôt une de celles où un Etat donné affrontant l’adversaire cherche à accaparer un concept universel pour s’identifier à celui-ci, comme on abuse d’autre part de la paix, de la justice, du progrès et de la civilisation en les revendiquant pour soi tout en les déniant à l’ennemi »[10]. Les guerres les plus inexpiables sont ainsi livrées par ceux qui veulent supprimer la polarité ami-ennemi et transformer la belligérance en police internationale contre des coupables.

Démonisation médiatique de l’« ennemi total » [ou proposition « absolu » ?

La disproportion et la partialité médiatique avec lesquelles est traitée la question de la désignation de l’agresseur ou, pour dire mieux, la diabolisation des forces loyales au régime Assadiste, démontrent, plus d’une fois, à quel point la communau­té internationale exploite pertinemment le flou juridique des textes internationaux quant à la désignation de l’agresseur[11]. En effet, aucune législation internationale, ni le Pacte Briand-Kellog[12], ni la Charte, ni la Résolution 3314 (XXIX) adoptée le14 décembre 1974 par l’Assemblée générale des Nations Unies, ne contiennent de définition précise de l’agresseur. En effet, il est pour le moins étonnant que des opé­rations subversives armées de déstabilisation, que mène quotidiennement l’armée de libération syrienne contre le régime d’El-Assad, soient interprétées comme des actes de légitime défense et que, par conséquent, cette même armée se voit attribuer la qualité d’« agressée ». Le droit international reste muet à propos de la définition des révolutions spontanées (les trop fameuses révolutions colorées), des techniques de révolutions organisées et provoquées, des opérations de subversion et de soulève­ment qui, en droit comme en fait, peuvent constituer une forme d’agression contre le pouvoir légal étatique et politique en place. Le même droit international reste flou quant à la qualification juridique de la subversion, des attentats terroristes, de l’intervention étrangère en cas de guerre civile, de l’occupation avec l’accord d’un gouvernement fantoche.

La qualification et la légitimité juridique de la guerre de libération nationale, à laquelle fait référence la Résolution 3314[13] en prenant en compte un élément essentiellement subjectif — le motif du recours aux armes —, non seulement ne cor­respondent à aucune véritable définition de l’agresseur mais ne peuvent s’appliquer dans le cas syrien. En effet, le cas des guerres de libération nationale s’applique à des opérations de guerre, d’insurrections armées contre un occupant étranger, ce qui n’est pas le cas ici où le conflit armé oppose des Syriens mais ne peut avoir d’effets juridiques concrets car il doit se fonder sur des éléments objectifs (cette résolution ne lie pas le Conseil de Sécurité) et vérifiables. D’autre part, si l’on s’en tient à la genèse du conflit syrien, il serait loisible de constater que le crime d’agression sti­pule dans l’article 5 alinéa 2 du Statut de la Cour pénale internationale (l’adoption du Statut de la Cour pénale internationale, le 17 juillet 1998, n’a pas davantage résolu cette difficulté, les États n’étant pas parvenus à s’entendre sur une définition du crime d’agression, ni sur les modalités d’exercice de la compétence de la Cour à cet égard) : « La Cour exercera sa compétence à l’égard du crime d’agression quand une disposition aura été adoptée conformément aux articles 121 et 123, qui définira ce crime et fixera les conditions de l’exercice de la compétence de la Cour à son égard. Cette disposition devra être compatible avec les dispositions pertinentes de la Charte des Nations Unies. » Or, cet article est inapplicable en l’espèce car le crime d’agression peut être indifféremment attribué aussi bien au soulèvement armé et illégal du camp de l’opposition au régime d’Assad qu’à la répression armée du régime légal en place.

La démonisation de l’ennemi dans le cas syrien, à savoir les forces loyalistes du régime d’Assad, résulte d’une assimilation fallacieuse de l’État syrien -responsable de la répression d’une insurrection armée que l’on peut tenir pour légitime ou non- à une entité étatique et juridique « hors-la-loi », voire à une État paria, un « rogue state », un État voyou. Cette assimilation, qui procède d’une interprétation discriminatoire du « jure in bello », tend à assimiler et interpréter la responsabilité internationale de l’État syrien à la responsabilité pénale du délinquant. En effet, dans tout État régi par le droit, le délinquant reste sous l’empire et sous la protec­tion du droit pénal, quelle que soit la gravité du délit qui lui est imputé. Dans ce cas d’espèce, le régime syrien est criminalisé et, par voie de conséquence, déchu de toute protection légale puisqu’ il est d’ores et déjà placé « hors-la-loi », ce qu’aucun ordre juridique ne saurait tolérer. L’intransigeance et l’obstination belliqueuse de la communauté internationale neutralisent et excluent toute possibilité de solu­tion politique négociée, voire d’arbitrage politico-juridique, si ce n’est la reddition manu militari du pouvoir en place ou sa destruction armée pure et simple. Il s’agit ici pour l’ensemble de la presse et les agences d’informations « Mainstream » qui ont été engagées en première « ligne de front », en qualité d’instruments de guerre psychologique et informationnelle, de tromper, criminaliser, diaboliser en vue d’éli­miner, le « régime de Bachar El-Assad », lequel entrave la stratégie de domination géopolitique et stratégique dans la région. À ce titre, les événements et les enjeux en Syrie sont éminemment géopolitiques et non pas humanitaires. C’est le politologue Gérard Chalian[14] qui explique que la toile de fond du conflit syrien reflète avant tout « l’exacerbation du conflit artificiel sunnite/chiite avec, d’un côté, pour les sun­nites l’Arabie Saoudite, le Qatar, l’Union européenne, les États-Unis et Israël et, de l’autre, les chiites, c’est-à-dire les Alaouites aidés par l’Iran. Le but de la manipula­tion est de casser l’Iran et de réduire le Hezbollah. » On peut parler, à juste titre, de « libanisation » de la Syrie. En effet, la déstabilisation de ce pays entre dans le cadre du projet de démembrement du monde arabe sur des bases ethniques, tribales ou confessionnelles inspiré du Plan Yinon de 1982[15]. Dans ce cadre, il est prévu de reconstituer les fédérations, du temps du mandat français, créées par le général Gouraud en 1920, c’est-à-dire les États de Damas, d’Alep, Alaouites et Druzes qui furent un échec. Dans l’esprit de cette dynamique discriminatoire de diabolisation de l’ennemi et de la réduction délibérée de l’ensemble de l’État syrien (pouvoir poli­tique, armée et fonction publique) au seul « régime personnel de Bachar El-Assad », se développe une inversion paradoxale avec la transformation de l’« ennemi » en « criminel » et des « rebelles, des insurgés » (les soi-disant opposants au régime) et « révolutionnaires pacifistes » en « amis » réguliers et respectables et juridiquement reconnus par la communauté internationale. Néanmoins, la vérité sur le terrain est toute autre et les témoignages se multiplient sur le sort de la population syrienne dans les zones de conflits où le plus souvent les civils sont, en fait, les victimes d’attentats de « groupes armés » qui se poursuivent, malgré la trêve, dans les villes de Hama, Idlib, Deraa, Halab et les environs de Damas où l’on enregistre des dizaines d’attentats et d’assassinats des forces de l’ordre et des citoyens. La dernière mission des observateurs de la « Ligue arabe » a échoué face aux pressions et aux tentatives de leur faire dire ce qu’ils n’ont pas vu de leurs yeux c’est-à-dire « les massacres des populations par l’armée » mais qui ont, en réalité, constaté ce que le États Unis et le camp occidental ne veulent pas que le monde sache c’est-à-dire « le massacre des civils (hommes femmes et enfants), des policiers, des militaires, des intellectuels, des hommes de culte ainsi que les destructions des infrastructures économiques, sociales, culturelles et sanitaires » par des « groupes armés » qui, selon les sources de nombreux analystes, recevraient l’appui du Qatar, de l’Arabie Saoudite et de la Turquie.

D’autre part, si l’on s’en tient, sur le plan théorique, à l’application du concept schmittien de « la guerre discriminatoire », force est de constater que nous avons, sur le plan pratique et sur le terrain, la transposition empirique de la théorie de l’application discriminatoire du droit de la guerre. Cette théorie, qui postule la pos­sibilité de séparer les droits des obligations qui en découlent, toutes les obligations restant à la charge de l’État agresseur qui n’aurait aucun droit alors que la victime de l’agression bénéficierait de droits illimités sans être soumise à aucune obligation. En effet si nous prenions à la lettre cette théorie et l’appliquions à l’épisode du lynchage public des fonctionnaires civils syriens qui ont été, tour à tour, défenestrés en toute impunité internationale avec pour seul crime l’exercice d’une profession publique, on pourrait se poser a contrario la question de l’obligation de protection de la personne humaine qui s’impose à l’ensemble des belligérants sans discrimination. D’autre part, il s’agit là encore d’une grave violation du droit humanitaire interna­tional en vertu duquel il existe une distinction entre combattants et non-combat­tants, principe qui a pour objet essentiel de protéger la population civile mais lequel protège également l’adversaire dans la mesure où les personnes civiles savent qu’elles ne pourront se livrer à des actions hostiles sans compromettre l’immunité qui les protège. Il est pour le moins surprenant de constater avec combien de perfidie, de bémols et de retenue, les médias occidentaux ont rapporté cette effroyable exécu­tion publique de civils, livrés à la vindicte populaire, tout en se gardant de qualifier ces actes de crimes de guerre par excellence.

 

Légitimité des représailles et de la vindicte populaire

On voit bien, ici, que l’application dévoyée et discriminatoire du droit huma­nitaire tend à légitimer une forme de représailles qui consiste, à défaut de pouvoir saisir ceux qui se sont rendus personnellement responsables d’avoir soi-disant pré­paré, déclenché ou dirigé une guerre d’agression, à se rabattre sur de pauvres fonc­tionnaires civils et sur les services sanitaire et hospitalier. Or, il convient de rappeler que, de ce point de vue, toutes les dispositions des Conventions de Genève et des Protocoles additionnels à ces conventions interdisent les représailles dirigées contre des militaires blessés ou malades, des membres du personnel sanitaire des armées, des naufragés, des prisonniers de guerre, des personnes civiles ou des biens civils et font également obstacle à une application différenciée du droit international humanitaire. Ceci est manifeste pour le cas de la Syrie où, quelles que soient les intentions géostratégiques, morales ou juridiques qui ont pu l’inspirer, la théorie de l’application discriminatoire des lois et coutumes de la guerre conduit, en pratique, au même résultat que la conception selon laquelle la guerre d’agression échappe à toute réglementation, c’est- dire à la guerre sans frein, une généralisation de la guerre préventive et de la guerre d’intervention humanitaire, à l’ensemble de la planète. Faute d’assurer un traitement d’égalité entre les belligérants, l’instrumen-talisation de la guerre et de la théorie discriminatoires du droit humanitaire tend à annuler la guerre en tant qu’ensemble d’équilibres entre droits et obligations et à légitimer l’unilatéralisme juridique, l’interventionnisme et l’ingérence armée « tous azimuts », les guerres de conquêtes et l’anarchie. Paradoxalement et en dépit des siècles d’efforts, afin de « policer » et d’équilibrer juridiquement le droit de la guerre dans le sillage de Grotius et de Francisco de Vitoria, les cas d’interventionnisme humanitaire en Lybie et en Syrie semblent orienter la communauté internationale vers la réhabilitation régressive de la « guerre hobbesienne », la guerre comme illus­tration de l’état de nature, la guerre de « tous contre tous » (Bellum omnium contra omnes erga omne), une conception qui légitime la loi du plus fort.

 

Guerre irrégulière et hybridation des figures de l’ennemi

Cette volonté de soustraire d’un cadre juridique précis et équilibré, dans lequel s’inscriraient les activités de guerre, résulte de documents militaires stratégiques américains qui consacrent l’importance stratégique de « l’irrégularité de la guerre » et placent sur un pied d’égalité guerre irrégulière et guerre conventionnelle clas­sique… Ainsi en témoigne, durant l’administration Obama, une directive d’impor­tance stratégique du Pentagone de 12 pages qui a été signée par le vice-secrétaire à la Défense, Gordon England, et qui déclare que « la guerre irrégulière est stratégique-ment aussi importante que la guerre traditionnelle », tout en affirmant la nécessité d’« améliorer les compétences (du Pentagone) en matière de guerre irrégulière ». Ainsi, la notion de « guerre irrégulière » contre des insurgés et des terroristes est placée sur le même plan que la « guerre conventionnelle » entre États.

La « nouvelle guerre irrégulière » s’applique aux conflits qui recouvrent les acti­vités de contre-terrorisme, de contre-insurrection, ainsi que les « opérations de sta­bilité » dans des « pays fragiles », désormais définies comme une « mission clé ». La directive préconise de « maintenir des capacités permettant au département de la Défense d’être aussi efficace en matière de guerre irrégulière qu’en matière de guerre conventionnelle »[16]. Cette directive formalise un changement stratégique déjà lar­gement amorcé sur le terrain bien avant l’élection du nouveau président Obama, après un inventaire militaro-logistique et à la lumière des leçons tirées, depuis 2001, des conflits en Irak et en Afghanistan. « Cela codifie les rôles et les responsabilités » a commenté un porte-parole du Pentagone, Bryan Whitman. Cette réorientation avait déjà été formulée, à l’été 2008, dans un document officiel intitulé « Stratégie de la défense nationale », approuvé par le secrétaire à la Défense, Robert Gates. « À l’ave­nir, gagner la guerre irrégulière contre les mouvements extrémistes et violents sera l’objectif central des États-Unis » soulignaient les auteurs de ce rapport. La stratégie contre-insurrectionnelle et la réactualisation des méthodes du guide des pratiques contre-insurrectionnelles (Counterinsurgency Guidance), remises au goût du jour par le général Petraeus, expliquent depuis la guerre en Irak et en Afghanistan, le glissement sémantique et épistémologique de la guerre irrégulière vers la guerre dis­criminatoire dans laquelle « l’irrégularité de l’ennemi » justifie une approche polémo-logique discriminatoire, non seulement en ce qui concerne les critères de définition de l’ennemi, mais aussi quant aux moyens de violences et d’agressions irréguliers. Car si l’on s’en tient à une interprétation extensive de nouveau concept de guerre irrégulière, il va de soi que le camp occidentalo-américain s’est, au-delà des conven­tions et textes internationaux sur le droit de la guerre, arrogé le privilège exorbitant de définir unilatéralement qui, dans un contexte géopolitique historique donné, est susceptible d’être qualifié de terroristes, d’insurgés, ou de contre-insurgés en fonc­tion, bien entendu, des intérêts géostratégiques et économiques conjoncturels du moment. En effet, la communauté internationale et les documents stratégiques état-suniens disposent d’une vaste panoplie d’épithètes et de critères qui disqualifient et excluent certains types d’États en dehors de la sphère classique du droit de la guerre et contre lesquels il est autorisé de s’insurger, même avec des moyens irréguliers et violents : certains États sont qualifiés de pseudo-États car ils ne sont pas insti-tutionnellement, au regard de la communauté internationale, des États reconnus et ne contrôlent pas l’ensemble de leur territoire : les États « voyous » (rogue), les États « réactionnaires » (backlash), les États « hors la loi » (outlaw), les États « parias » (pariah) et les États qui suscitent de l’inquiétude (countries of concern). Bien avant la rhétorique néoconservatrice de l’administration américaine sous George W. Bush et de ses « États voyous », Carl Schmitt parlait d’« Eta brigand »[17]. Mieux, dès 1937, il décrit la présente époque : « lorsqu’on exerce des sanctions ou des mesures punitives de portée supra-étatique, la « dénationalisation » de la guerre entraîne habituellement une différenciation interne à l’État et au peuple, dont l’unité et la cohésion subissent un clivage discriminatoire imposé de l’extérieur, du fait que les mesures coercitives internationales, à ce qu’on prétend du moins, ne sont pas dirigées contre le peuple, mais seulement contre les personnes se trouvant exercer le pouvoir et leurs partisans, qui cessent par eux-mêmes de représenter leur État ou leur peuple ». D’autre part et en marge de toute considération sur la légalité, c’est aujourd’hui un secret de poli­chinelle, certains États ont recours à des opérations secrètes et illégales qu’on désigne les opérations « False flags » qui, au moyen de désinformations et de manipulations médiatiques, de diversion et de subversion, diffusent des déformations délibérées de la vérité comme tactique de propagande afin de faire accepter à l’opinion interna­tionale une version officielle des « faits ». On note, également, avec la transformation épistémologique de la guerre inter-étatique en guerre discriminatoire, un glissement vers l’euphémisation du discours belliciste qui entend extirper du vocabulaire la no­tion de guerre pour lui supplanter les expressions « maintien de la paix », « défense des populations civiles », « lutte contre la dictature et pour la démocratie et les droits de l’homme » qui permettent de recueillir plus facilement l’approbation de l’opinion publique internationale quant aux buts de cette guerre présentée comme « juste ».

L’ensemble de ces catégories hybrides, et par essence dérogatoires au droit inter­national public, recouvrent les entités étatiques qui sont accusées de violation des règles et traités internationaux, de violation interne des droits de l’homme et des droits des minorités, et les entités qui soutiennent ou sponsorisent le terrorisme international et la prolifération d’armes de destruction massives. Or, nous avons vu que de nombreux États, comme l’Irak et la Lybie, sont passés du statut d’État légitime et respectable d’hier, avec lequel il était de bon goût de conclure des accords commerciaux juteux, au statut d’État voyou « à abattre » et contre lequel il est devenu juste de recourir à la subversion interne et à l’intervention militaire extérieure, en violation du principe général du droit international de la non-ingérence et du res­pect de la souveraineté étatique et de l’intégrité territoriale. Il va de soi que, dans ce contexte conceptuel et méthodologique extrêmement pragmatique et extensible, un État légal peut être, tour à tour, requalifié en État illégitime ou illégal, un groupe ter­roriste requalifié et reconverti en groupe d’insurrection légitime, comme le montre bien la réactivation pour le compte des États-Unis des cellules terroristes salafistes et d’Al Qaïda en Lybie qui sont devenues, en un tour de passe-passe, des alliés res­pectables des forces d’opposition au régime de Kadhafi. Le nouveau discours géo­politique postmoderne dominant ainsi que les guerres de représentation, auxquels on assiste depuis la fin de la guerre froide, permettent à la puissance hégémonique américaine de formater, de modeler à sa guise et, cela, en dehors de la sphère du droit international, des territoires des États et des régimes politiques qu’elle juge indési­rables, illégitimes, déloyaux ou subversifs, voire non obéissants. Ainsi, le territoire des « États voyous » est requalifié en « zone sujette à la machine de guerre », les « États défaillants » (failed states) en zone d’activité para-étatique, les zones d’États instables mais économiquement riches en zone d’ingénierie financière globale. Le journaliste Robert Kaplan parle, à juste titre, de chaos total et d’ingénierie para-étatique et géo­politique, comme source d’anarchie totale[18].

Désordre mondial, linéairisé et fluxiste

Dans le sillage de la pensé schmittienne, on comprend alors que c’est précisé­ment sur le cas syrien (et, avant l’Irak, puis la Lybie) et à la faveur de cette dérive discriminatoire de la guerre que se cristallise un nouvel ordre ou plutôt le « désordre mondial lequel implique une dissolution de toute structure géopolitique ferme et concrète et favorise l’avènement d’un droit fluide, adaptable, interchangeable, mo­bile et aux contours mal définis ». En effet, lorsque Schmitt affirme que « tout ordre concret, toute communauté concrète ont des contenus locaux et spatiaux spécifiques1« 9 », il anticipe la substitution progressive, depuis la création de la Société des Nations wilsonienne, en 1919 jusqu’à nos jours, à cet ordre tellurocratique inter-étatique, ancré et concret, à un ordre international « linéairisé » et « fluxiste » anglo-saxon qui abolit l’adéquation entre la pensée spatiale et l’ordre juridique, consacre la dispa­rité et l’opposition entre droit international et spatialité géographique et génère une pensée juridique hétéroclite et constructiviste qui s’identifie à l’incohérence et la discontinuité géographique pour privilégier une approche géoéconomique et sécuritaire concentrée sur le contrôle des voies de communication, des routes mari­times, des oléoducs, des passages et des détroits[19].

Universalisme kantien et loi du talion

19.  En effet, C. Schmitt parle de Jus publicum europaeum, cet ordre juridique et territorial
concret (nomos) défini à partir du XVIIe siècle par les juristes et les politiques comme un équilibre
global des souverainetés étatiques européennes pensées à égalité. Dans le cadre de cet ordre
inter-étatique, la guerre se fonde sur un principe de non-discrimination car les belligérants
s’affrontent en qualité d’égaux, indépendamment de la légitimité et du bien-fondé en justice
de leurs causes respectives, limitant ainsi les parties en conflit et l’intensité des violences (C.
Schmitt, Le nomos de la terre, p. 113).

 

L’ensemble des thèses positivistes-normativistes, juridico-naturalistes et cosmo­polites qui, dans le sillage de Grotius, Kant et Pufendorf, ont tendu vers la mora-lisation et la juridicisation de la guerre, n’ont pas réussi à « humaniser » et à rendre plus juste la guerre. En ce sens, les leçons de la pensée antique sur la guerre restent toujours d’actualité. Il convient de se souvenir du sophiste Calliclès, dans le Gorgias, qui soutient que, dans la nature, la marque du juste est la domination du puissant sur le faible. La justification et la légitimisation de la guerre masquent dans les faits la dialectique violente et injuste de la fameuse « loi du talion ». Ainsi, Thrasymaque dans le Livre I de La République affirme que la justice n’est « rien d’autre que ce qui profite au plus fort ». Les sophistes, plus tard, confirmeront cette thèse en affirmant que le droit, tel qu’il est fait par les hommes dans les cités, est un droit profondé­ment injuste vis-à-vis du droit naturel qui est, selon ces hommes, le droit du plus fort. Platon même, qui consacrera la majeure partie de sa vie à lutter contre un tel point de vue, aura énormément de difficultés à prouver le contraire et fera appel à la raison du législateur pour instituer dans la cité un ordre idéal et juste. En se fondant sur le jus naturaliste et l’application des lois morales tirées de la nature, les juristes naturalistes, comme Pufendorf, définiront un jus gentium, un droit des gens, comme fondement d’un droit international reposant sur la capacité ration­nelle et rationalisante de l’homme, dans le cadre de laquelle la guerre n’est autorisée que dans le cas de légitime défense.

Néanmoins, en raison du relativisme et du caractère équivoque du concept de légitime défense qui peut être abusivement interprété par les États se sentant mena­cés et ayant recours à la guerre, la pensée universaliste kantienne de la guerre dans L’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique11 va user, afin de sortir de cette impasse relativisante, d’une conception cosmopolite du droit de la guerre en s’adressant à une instance internationale, une sorte de gouvernement mondial, un super Léviathan moralisateur[20]. En effet, Kant fait appel à un « droit des gens qui soit fondé sur une fédération d’Etats libres » et un arbitre qui serait capable de définir les cas où le recours à la guerre est légitime et juste. Kant écrira que les États doivent sortir « de l’absence de lois propres aux sauvages pour entrer dans une Société des Nations ». Le projet de paix perpétuelle chez Kant, qui repose sur le bien-fondé d’un droit des gens qui règle les relations des États entre eux et sur un droit cosmopoli­tique idéaliste à l’intérieur duquel la guerre n’est plus possible, n’aboutira pourtant pas à moraliser les rapports conflictuels politiques qui sont la base des dispositifs belliqueux.

Au centre même de l’antinomie de la violence et du droit et de la question de la légitimité juridique de la guerre se situent l’opposition des réalistes et des idéalistes et celle fameuse entre les machiavélistes, selon lesquels on ne doit pas mélanger la politique et la morale (la politique possède une sphère autonome), et les idéalistes kantiens pour lesquels il est impératif de moraliser les rapports entre les États pour pouvoir sortir de l’état de nature (en dépit du préjugé courant de l’amoralité des réalistes). Mais il ne s’agit pas là d’une position immorale. La fin est la conservation de l’État. Le fameux précepte « la fin justifie les moyens » n’est pas immoral car la fin ultime justifiant les moyens est la conservation de l’État[21]. Au contraire, la conception cosmopolitique kantienne, constructiviste et abstraite identifie la fin aux moyens qui doivent être bons. Dans la pratique, et comme cela a été le cas dans les tentatives de transposition forcée du modèle démocratique de marché, dans les pays musulmans où ce modèle est jugé plus moral que les autres modèles étrangers étatiques et juridiques, ces moyens ont légitimé le déclenchement des guerres justes le plus souvent au nom du droit humanitaire et d’ingérence, qui sont d’inspiration cosmopolite et kantienne. Kant, dans Le Projet de paix perpétuelle, n’excluait pas la guerre[22] puisqu’elle aurait pour but de contraindre les hommes à contracter des relations légales et devenir des êtres moraux. Transposée aux guerres contemporaines, menées au nom de la démocratie de marché des droits de l’homme, guerres éminemment kantiennes et moralisatrices, il faut reconnaître que la guerre aboutit, par voie de régression, à l’application in fine de la loi du talion, la loi du plus fort puisqu’en fin de compte, c’est donc, contrairement à Machiavel et à l’école réaliste, la morale ethnocentrique occidentalo-américaine, la morale du nouvel ordre mondial depuis 1945, qui fonde l’État, ou plutôt dans le cas de la Syrie et des autres guerres contemporaines « justes », déconstruit les États jugés immoraux pour reconstruire mécaniquement et artificiellement des États vassaux « moraux » conformes à leurs intérêts. Les interventions extérieures pro­démocratiques en Irak et en Lybie qui, outre la protection des civils, avaient pour but le changement de régime, rapportent la preuve du caractère conséquentialiste de la « guerre juste », puisque tous les moyens sont légitimes lorsqu’il s’agit de changer de régime politique. Nous voyons que, poussée jusqu’au bout de sa logique, la conception cosmopolite kantienne du droit de la guerre, laquelle a inspiré l’idéal mondialiste de la société des nations wilsonienne, aboutit en fait à la légitimation cynique des guerres néocoloniales puisque, sous l’égide de la morale supérieure des droits de l’homme et de la démocratie universelle, ces guerres ont pour but de faire plier les États « désobéissants » au diktat du modèle moralisateur et uniformisateur occidental néolibéral et de les forcer à s’unir dans le cadre des relations juridiques interétatiques, « moralisées », « normativisées », conformes au modèle mondialiste du « plus fort », unique législateur et juge en l’espèce, Vae victis.

 

Paix jûngerienne et paix perpétuelle kantienne

Ici, il convient de souligner que le projet kantien de paix perpétuelle ne peut s’assimiler aux fondements métapolitiques du projet de « La Paix » de l’écrivain et philosophe allemand Ernst Jùnger[23] pour lequel la paix (à l’issue de la seconde guerre mondiale) ne devrait pas uniquement se fonder sur la raison humaine et instrumentale : « simple contrat juridique, elle ne sera durable que si elle représente en même temps un pacte sacré[24] » (Ibid.). La paix jùngerienne c’est un peu la leçon de conduite donnée par les vaincus aux vainqueurs. Sa réflexion transcende l’idéal kantien de l’alliance pacifique et de la « fédération d’États libres » et révèle les consé­quences néfastes de la politique immorale des vainqueurs. Pour Jùnger, adepte de la maxime romaine « si vispacem, para bellum » qui lui a coûté ses années de jeunesse, la guerre discriminatoire et totale dégénère toujours en une auto-reproduction d’un ordre capitaliste inégal et injuste. Les conditions de la paix qui doivent conduire vers « la civilisation » sont déjà présentes dans la forme de la guerre des vainqueurs qui précède la paix. L’issue de toute guerre devrait être guidée par une volonté de justice et être dirigée vers l’ordre et l’assainissement et non vers la vengeance et le chaos. Même les tentatives moralisatrices philosophico-juridiques néokantiennes d’un M. Walzer n’aboutiront pas à limiter les excès discriminatoires de la rationalité politique et instrumentale des guerres justes. Dans Guerre juste et injuste[25], Walzer estime, en effet, que la guerre est un phénomène qui demeure profondément hu­main et est une convention façonnée par le libre arbitre humain qui s’obstine à dénaturer et à réinscrire le phénomène de la guerre dans la sphère morale et sociale.

Nous constatons que, tout comme les réalistes avec leur conception uniquement politique de la guerre qui conduit à défendre la possibilité pour les États de recourir à la « guerre totale » (contre les militaires et les civils), les idéalistes même s’ils sont moralisateurs souffrent aussi de l’influence de Clausewitz pour lequel l’objectif est la victoire totale sur l’ennemi. En fin de compte, les guerres modernes et contem­poraines, considérées comme justes, aboutissement le plus souvent à légitimer les guerres totales. C’est ce qui fonde la justesse de l’affirmation de Kant dans Le projet de paix perpétuelle lorsqu’il souligne que toute argumentation en faveur de la guerre juste conduit à une « guerre d’extermination ». En effet, déclarer un ennemi injuste suppose, au préalable, de détenir une sentence juridique sur laquelle on peut se fonder pour juger. En temps de guerre, c’est toujours l’issue du combat qui déter­mine de quel côté est le droit. Appliqué au cas syrien mais aussi aux interventions militaires en Lybie, le jusqu’au boutisme des belligérants « légitimes » (les forces anti-régime Assad), qui prônent un anéantissement total de l’ennemi et contestent à l’État syrien (au pouvoir politique et militaire en place) son droit, empêche, par conséquent, une issue équitable kantienne, à savoir la possibilité de conclure un traité de paix équitable.

Les leçons thomistes de « La Somme contre les gentils » appliquées au cas syrien : Vers une nouvelle re-théologisation de la guerre ?

La guerre, afin de justifier sa cause, a besoin de s’appuyer sur le droit. Or, la guerre, c’est-à-dire le recours à la violence pour régler un sujet de conflit entre deux États, est justement une sortie du champ de la légalité. Paradoxalement, dans une guerre totale, tous les coups sont permis et rien n’oblige à reconnaître à l’ennemi son humanité. En un mot, en temps de guerre, si l’on suit les réalistes, la morale et le droit cèdent leur place à la politique. Dans la pratique, malheureusement, la situation de guerre se réduit au politique et aux rapports de forces qui mécon­naissent les considérations de moralité et de justice. Cela revient à méconnaître une dimension fondamentale de l’être humain qui est le principal acteur de la violence : la moralité. Un État qui mène une guerre dans un souci de justice doit pouvoir jus­tifier que le recours à la violence est légitime eu égard aux objectifs de cette guerre et qu’il n’outrepasse pas le degré de violence strictement nécessaire. C’est ainsi que, même en temps de guerre, un État doit imposer des limites et des normes de com­portements strictes à ses soldats, se soucier de traiter correctement les prisonniers et ne pas attenter à la dignité des vaincus. Par conséquent, une guerre peut être juste, dans la mesure où elle ne devient pas « discriminatoire » et qu’elle n’est pas totale, c’est-à-dire qu’elle a fixé une fin qui limite ses moyens, qu’elle ne considère pas la guerre comme étant une fin en soi, mais comme une étape vers la paix impo­sée. À l’origine, la guerre juste était une théorie théologique chrétienne qui devait amender la morale chrétienne pacifiste pour permettre le recours à la violence soit dans la lutte contre les hérésies, soit pour justifier l’engagement des hommes dans les guerres de croisades. Rappelons, en effet, que la morale chrétienne insiste sur le caractère sacré de la vie et interdit, par conséquent, au croyant de tuer son prochain. Cette justification théologico-politique est, par exemple, le fait de Saint-Thomas d’Aquin qui tente de justifier les conditions de la guerre « sainte » pour cautionner l’engagement des chrétiens dans les croisades. De nos jours, le principal handicap de cette théorie de la guerre juste, dans son acceptation théologique, est que cette morale est très relative, limitée et concerne l’Eglise chrétienne. Or, il ne faut pas ou­blier que la théorie thomiste de la guerre sainte a profondément influencé l’idée de guerre juste discriminatoire contemporaine dont la pratique et l’exégèse utilitaristes ont dévoyé l’esprit et la lettre car, dans la théorie thomiste, la « guerre sainte » doit avoir pour but d’établir une paix sans haine, sa cause doit être juste, elle doit être déclarée par une autorité légitime et doit exclure le mensonge[26]. En se fondant sur le précédent libyen, certains membres de la communauté internationale, pour justifier l’intervention extérieure en Syrie, invoquent la « responsabilité de protéger » (R2P) de la « communauté internationale ». Or, il convient de rappeler que ce principe interventionniste, qui a été créé ad hoc, ne figure nullement dans le corps juridique du droit international public et implique uniquement une obligation morale et non une obligation juridique et politique. Trop souvent l’idéologie humanitariste qui se pare de ce que Raymond Aron appelait « des mots d’ordre grandioses et vagues »[27] a servi de caution pour les entreprises néo-impérialistes et les crimes commis au nom de la « raison d’État » et des « intérêts géostratégiques supérieurs ». D’autre part, il convient de distinguer l’intervention dite humanitaire dont le but est de faire obs­tacle à des massacres imminents et l’intervention extérieure légitimée par le souci d’un renversement de régime indésirable qui constitue une ingérence évidente et une violation du principe de la souveraineté étatique d’un pays membre de la com­munauté internationale. Force est de constater qu’avec la résurgence des guerres discriminatoires au nom du droit d’ingérence humanitaire, nous assistons à une re-théologisation du droit de la guerre, re-théologisation politique du phénomène de guerre qu’avait précisément dévoilé et démythifié Carl Schmitt dans sa critique de la théologie politique.

 

Bibliographie

Augustin, Quaestiones in Heptatechum, IV, 10 ; Isidore de Séville, Étymologies, XVIII, 1, repris par Gratien dans la Cause 23 du Décret.

  1. Vanderpol, La guerre devant le christianisme, Paris, 1911 ; La doctrine scolastique du droit de la guerre, Paris, 1919.
  2. Barcia Trelles, « Francisco de Vitoria et l’école moderne du droit international », Recueil des cours de l’Académie de droit international, vol. 17, n° 2, 1927.
  3. et P. Hassner (dir.), Justifier la guerre ? De l’humanitaire au contre-terrorisme, Paris, Presses de Sciences-Po, 2005.

Cicéron, De officiis, III, 29. Voir aussi Philippiques, IV, chap. 6.

  1. Haggenmacher, « Mutations du concept de guerre juste de Grotius à Kant », La guerre, Cahiers de philosophie politique et juridique de l’Université de Caen, n° 10, 1986.
  2. Kaplan, The Coming Anarchy : Shattering dreams of thepost cold war, Random House, 2000.
  3. Walzer, Guerres justes et injustes, Belin, 1999.

Saint-Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils.

  1. Finkielkraut, « Carl Schmitt et la question de la guerre », Philosophie et modernité, 2009.
  2. Forget, « Liens de lutte et réseaux de guerre », dans Krisis, n° 33, « La guerre ? », avril 2010.
  3. Barthélémy, « François de Vitoria », Les fondateurs du droit international, Paris, 1904.
  4. Schmitt, La notion de politique, trad. M.-L. Steinhauser, Paris, Flammarion, 1992.
  5. Nadeau et J. Saada, Guerre juste, guerre injuste. Histoire, théories, critiques, Paris, PUF, 2009.
  6. Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 1968.
  7. Schmitt, Guerre discriminatoire et logique des grands espaces, Paris, Éditions Krisis, 2011.
  8. Despagnet, Cours de droit international public, 3e éd., Paris, Librairie de la société du recueil général des lois et des arrêts, 1905.
  9. Schmitt, Du politique « Légalité et légitimité » et autres essais, Pardès, 1990.
  10. Jùnger, La Paix, La Table Ronde, 1998

Kant, Eldée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, voir article : http://classiques. uqac.ca/classiques/kant_emmanuel/idee_histoire_univ/Idee_histoire_univ.pdf

[1]Ce pacifisme universalisateur a imprégné de nombreux milieux anglo-saxons affairistes dits « philanthropiques » comme la Fondation Carnegie, créée en 1910 et dont le but était d’éradiquer la guerre — jugée criminelle par essence et indigne de l’homme — qui a popularisé et publié en anglais les idées juridiques de Vitoria. Un internationaliste belge, Ernest Nys, a lancé en 1910, la renaissance du dominicain, jusqu’à sa publication en 1917, dans les Classics of International Law édités par Scott, d’une édition des leçons De indis et De jure belli. Dans le sillage de la première grande conférence de la Paix tenue à La Haye en 1899, Alfred Vanderpol souligne l’actualité de la doctrine scolastique du droit de guerre afin de limiter les conflits armés. Durant la même période, les cours de Camilo Barcia Trelles, élève de Nys, à l’Académie de droit international de La Haye, puis sa conférence à Salamanque, en 1925, marquent la véritable percée de Vitoria.

[2]Carl Schmitt ne croit pas à l’idéalisme universaliste de Vitoria car, selon lui, Vitoria entend par sa doctrine de la guerre juste légitimer la conquête du Nouveau Monde par des arguments et motivations missionnaires issus de la chrétienté médiévale, ce qui, toujours selon Schmitt, suppose l’existence d’une instance supranationale concrète (papale) au-dessus des parties en conflit.

[3]Avec le nouvel ordre européen issu des Traités de Westphalie (1648) qui mirent fin à la guerre de Trente Ans, la guerre cesse d’être perçue comme le moyen de faire triompher un dogme religieux ou politique, pour n’être plus reconnue que comme un moyen de régler un différend entre deux souverains.

[4]Carl Schmitt : « L’égalité des souverains fait d’eux des belligérants jouissant de droits égaux et tient à l’écart les méthodes de la guerre d’anéantissement ».

[5]Vitoria, Commentarios, II, II, 40, 1, note 3. Sur les occurrences médiévales de cette formule, voir B. Paradisi, Il pensiero politico dei giurist. L’image de l’orbis est de nouveau présente dans le De potestate ecclesiae (III, 18) et dans le De Indis (III, 2).

[6]Conception que l’on trouve dans la Leçon sur le pouvoir politique comme dans le Commentaire de la lia Ilae de La Somme théologique thomiste.

[7]Résumés par Vitoria au paragraphe 126 du De jure belli — se défendre, soi et ses biens ; recouvrer les choses enlevées ; punir l’injustice subie ; assurer la paix et la sécurité.

[8]§ 33-36. Dans la Leçon sur le droit de guerre, Vitoria Commentarios, IIa IIae, q. 40, art. 1.

[9]Ibid., § 155 ; sauf exception : voir § 22-29 et 54-94, et Commentarios, IIa IIae, q. 40, art. 1, §.

[10]Voir article « L’instrumentalisation du droit international comme source d’insécurité juridique et de vulnérabilité pour les droits de l’homme : l’exemple de l’embargo », Philippe Lavodrama et Serge-Alain Yabouet-Bazoly http://membres.multimania.fr/generis/reflexions/ lavodrama97-2.html

[11]Dans le cadre de la formulation juridique de la guerre, depuis l’Antiquité, d’Augustin à nos jours, la question de la qualification et de la désignation de l’ennemi joue un rôle primordial. D’une part, en indiquant qui fait la guerre, la qualification de l’ennemi indique ce qu’est la guerre : une relation entre des particuliers, entre des particuliers et une autorité publique ou, comme chez Rousseau, une relation d’État à État. Si l’Antiquité distinguait déjà l’ennemi privé (inimicus) de l’ennemi public (hostis), les conflits armés contemporains déplacent, voire abolissent, ces catégories. D’autre part, la qualification de l’ennemi indique qui est sujet de droit du point de vue international, c’est-à-dire qui (ou quelle entité politique) détient, non seulement, le droit de faire la guerre, de recourir à la force pour trancher les différends mais, aussi, le droit d’être protégé par le droit lorsqu’un tort a été commis en temps de paix ou dans le déroulement des opérations de guerre. La qualification de l’ennemi définit ainsi le champ d’application du jus ad bellum comme du jus in bello.

[12]La création de la Société des Nations et sa vision universalisante du droit international depuis le pacte Briand-Kellog de 1928 ne feront qu’accentuer le caractère abstrait de la qualification juridique de l’ennemi, correspondant au processus de déterritorialisation du droit et l’invention constructiviste et mécaniciste d’un régime de sécurité collective opposant guerre injuste (d’agression) et guerre juste (de résistance collective à l’agresseur). Il va de soi qu’à cette nouvelle forme de guerre discriminatoire va se calquer un nouveau « régime d’ennemi » caractérisé par sa faculté d’agression et, par conséquent, sa capacité de criminalisation. Bien sûr, dans ce nouvel ordre mondial universalisant, seule une minorité de nations s’est octroyé le droit de poser les critères de désignation de l’ennemi et de définition de la légalité et de la légitimité politique (C. Schmitt, « Du rapport entre les concepts de guerre et d’ennemi » (1938), La notion de politique), et de juger de la légitimité internationale, privant ainsi les États d’une prérogative centrale de leur souveraineté.

[13]Résolution 3314 (XXIX), 1974, « Définition de l’agression », Résolutions adoptées par l’Assemblée générale au cours de sa vingt-neuvième session, volume I, Assemblée générale, Documents officiels, vingt-neuvième session, supplément N° 31 (A/9631), p. 148-150.

[14]Intervention sur le plateau de « C dans l’air » du 14 juin 2012.

[15]Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Plan_Yinon

[16]Voir article, « Les États-Unis, une nouvelle milice mondiale », www.cesa.air.defense.gouv.fr

[17]Voir Carl Schmitt, Guerre discriminatoire et logique des grands espaces, Paris, Éditions Krisis, 2011.

[18]Robert Kaplan, The Coming Anarchy : Shattering dreams of the post cold war, Random House, 2000.

[19]Carl Schmitt, Guerre discriminatoire et logique des grands espaces, Paris, Éditions Krisis, 2011. Carl Schmitt parle de zonisme continental, en mettant en évidence le linéairisme ou le fluxisme de la géopolitique anglo-saxonne et surtout anglaise depuis John Dee et le XVIe siècle (3). En effet, « l’intérêt vital des routes maritimes, des lignes aériennes (air-lines), des oléoducs (pipe­lines) est incontestable dans l’empire disséminé des Britanniques. Disparité et opposition, en droit international, entre pensée spatiale et pensée des voies et des routes, loin d’être abolies ou dépassées, ne font que se confirmer » (p. 164). Il en ressort que « le mode de pensée juridique qui va de pair avec un empire sans cohérence géographique, dispersé sur toute la planète, tend de lui-même aux arguments universalistes » (p. 163).

[20]Bien sûr, il existe quelques nuances à ce projet mondial car Kant, dans son contexte historique particulier, prônait un droit international qui devait être fondé sur une fédération des peuples (Volkerbund) et non plus sur l’idée d’un gouvernement mondial (Volkerstaat).

[21]« Que le prince songe donc uniquement à conserver sa vie et son État : s’il y réussit, tous les moyens qu’il aura pris seront jugés honorables et loués par tout le monde » (Le Prince, Ch. XVIII).

[22]Supplément, « De la garantie de la paix perpétuelle ». « La guerre n’est que le triste moyen auquel on est condamné à recourir dans l’état de nature pour soutenir son droit par la force (puisqu’il n’y a point de tribunal établi qui puisse juger juridiquement) » (Projet de paix perpétuelle, Première section).

[23]Ernst Jùnger, La Paix, La Table Ronde, 1998.

[24]Jùnger, Ibid.

[25]Michaël Walzer, Guerres justes et injustes, Belin, 1999.

[26]Saint-Thomas d’Aquin, La Somme contre les Gentils, II, II, 40.

[27]R. Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 1968.

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