Le français en Tunisie d’hier à aujourd’hui : état des lieux

Mohammed Fadhel TROUDI

Docteur en Droit international, Enseignant-chercheur associé à l’Académie de Géopolitique de Paris. Directeur du Pôle Méditerranée (MENA) de l’Observatoire de la Mer noire, du Golfe et de la Méditerranée – OBGMS.

2eme trimestre 2012

L’évidence voudrait qu’on accepte l’idée que la Tunisie soit un pays bilingue. Certes le Nord du pays et notamment la région côtière est plus francophone que l’intérieur. Les Tunisiens n’ont aucun problème avec la langue et la culture françaises car une partie non négligeable en est en effet complètement imprégnée par l’éducation française, une influence jamais démentie depuis l’indépendance du pays en 1956. Les rapports des Tunisiens à la langue française est plus de l’ordre politique qu’idéologique. C’est dans ce cadre que s’inscrit le rejet du français par le leader islamiste RachedGhannouchi qui a suscité une grande polémique, assimilant à tort la pratique du français en Tunisie à une pollution linguistique.

French in Tunisia ofyesterday and today: inventory report.

The évidence would suggest that Tunisia be a bilingual country. Certainly the North of the country and notably the coastal region is more French-speaking than the country s interior. Tunisians have no problem with the French language and/or culture; in effect a significantregion is completely impre-gnated by French education, an uncontested influence since the country’s independence in 1956. The relationship of Tunisians with French is more of a political than ideological nature. It’s in this setting that the rejection of the French language by the Islamic leader RachedGhannouchi should be considered as the latter has aroused a serious controversy when accusing wronglythe French language of linguistic « pollution » in the country.

En Tunisie, le choix de Bourguiba dès l’indépendance était d’inscrire le pays dans la modernité, il considérait à juste titre le français comme un des outils du développement du pays notamment par l’éducation et la formation de la jeunesse.

Je rappelle que l’idée de constituer un regroupement de pays francophones, à l’instar du Commonwealth qui lie entre elles les nations attachées autrefois à la Couronne britannique, a été d’abord mise en avant par les présidents Léopold Sédar Senghor (Sénégal), Habib Bourguiba (Tunisie), Hamani Diori (Niger) ainsi que par le Prince Norodom Sihanouk (Cambodge). À leur initiative, a été créé en 1970 au Niger, le premier organisme francophone multilatéral à savoir l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), chargée de développer des pro­grammes de coopération culturelle et économique au profit des pays francophones du Sud. Par conséquent le français a été dès l’accession à l’indépendance, hissé au rang d’une langue vivante étrangère à statut privilégié, véhiculant un indice d’ou­verture culturelle non négligeable à côté de la langue maternelle l’arabe.

La place du français en Tunisie jusqu’à la révolution

La Tunisie s’inscrit parmi les pays ayant en commun l’usage du français. On peut cependant s’interroger sur sa place dans l’espace francophone quand on sait que le français n’est parlé que par une classe d’élite basée principalement dans les villes côtières de la Tunisie et que l’arabe constitue la langue maternelle de 99% des Tunisiens. L’histoire de la Tunisie, nous renseigne sur un fait incontestable à savoir que le plurilinguisme était et demeure l’un des caractères de la région du Maghreb en général et de la Tunisie en particulier et ce avant même la conquête arabe. En effet, il y a trois millénaires, le libyque, langue des autochtones, le phénicien, langue sémitique et le latin, langue des romains, se côtoyaient déjà, sans oublier naturelle­ment le grec, hérité de la conquête byzantine.

L’approche sociolinguistique, nous renseigne que sur le plan historique, la Tunisie était marquée par une présence très ancienne des langues latines en coha­bitation avec les langues chamito-sémitiques. Pendant la période coloniale cette bipolarité s’est exprimée au travers de la langue française et de l’arabe, introduit au Maghreb avec la conquête islamique venue d’Egypte au VIIe siècle. Pendant la période de la présence française, le français s’est certes imposé dans le fonctionne­ment institutionnel et principalement dans le secteur de l’éducation, néanmoins l’attachement de la Tunisie à la langue maternelle l’arabe ne s’est jamais démenti.

Cependant la succession de générations de bilingues tunisiens, qui a été d’ail­leurs la force motrice du mouvement d’indépendance, a permis d’entretenir le bilinguisme et de s’orienter paradoxalement vers une politique d’arabisation gra­duelle, ce qui eu pour effet une augmentation importante du nombre de personnes utilisant le français. Cette politique d’arabisation s’est poursuivie alors que para­doxalement le français est resté bien présent dans le paysage linguistique du pays. Il est enseigné en tant que deuxième langue dans le cycle primaire dès la troisième année, s’étendant jusqu’au collège de manière constante et intensive à hauteur de huit heures d’enseignement par semaine, c’est à dire dans les mêmes proportions horaires que l’arabe. Il est surtout utilisé comme la langue d’enseignement d’un certain nombre de matières scientifiques et technologiques dans le cycle secondaire et universitaire.

Le français occupe également une place non négligeable dans des secteurs pro­fessionnels clés comme les médias et accessoirement dans celui de la production artistique et plus largement intellectuel. On estime aujourd’hui le nombre d’utili­sateurs de la langue française à environ 6 millions de Tunisiens sur l’ensemble des 200 millions de francophones de par le monde. La Tunisie est en somme, le pays où l’on trouve le plus de francophones et francophones partiels pour l’Afrique du Nord en pourcentage de la population totale, alors que le Maroc occupe la première place en nombre. Pour sa part l’Algérie en compte 16 millions de francophones sans être pour autant membre de l’OIF. Pris globalement, le continent africain détient le nombre le plus important de francophones avec un taux de 10% par rapport à sa population globale.

Le redéploiement de l’horaire du français en vue de permettre l’enseignement de l’anglais à hauteur de deux heures par semaine suite à des mesures prises en 2005 par le ministère de l’enseignement, n’ont en rien affecté l’enseignement du français. Mieux encore le directeur général de la formation a confirmé, la place de choix du français en Tunisie en déclarant lors d’un interview paru dans le journal fran­cophone « La Presse » datant de 2005, je cite: « le français fait partie intégrante de notre histoire et possède de ce fait le statut de langue vivante étrangère privilégiée ». En effet l’enseignement de l’anglais s’inscrit dans une perspective de plurilinguisme utilitaire anhistorique qui ne relève pas de l’Histoire, au sens occidental du terme.

Par ailleurs, tous les sites Internet des divers ministères s’ils sont intégralement en arabe, ils proposent tous une version française disponible dans les pages web de chaque ministère. Une majorité des filières supérieurs dispensent un enseignement en français et la massification de l’enseignement supérieur est allée dans le sens du maintien de la place de choix qu’occupe le français comme en témoigne la réussite de nombre d’étudiants tunisiens aux différents concours des grandes écoles fran­çaises notamment l’école supérieure ou encore polytechnique. Il est ressort que la maitrise de la langue française reste un atout majeur pour poursuivre les études dans des filières d’excellence notamment en France.

Un constat s’impose cependant : l’évolution du statut du français reste large­ment liée à la nature des rapports parfois complexes liant la France et la Tunisie. En effet au delà du statut officiel, l’enseignement et la pratique du français sont vécus de manière différente selon l’évolution des rapports politiques entre les deux pays. Si le Français a eu ses jours de gloire en Tunisie où il est reconnu comme « langue étrangère à statut privilégié », en dépit du fait que la très forte unité linguistique autour de l’arabe a souvent occulté sa présence réelle dans le paysage pluriculturel du pays, la question qui se pose aujourd’hui avec acuité est la suivante : qu’en sera t-il du français en Tunisie post révolution maintenant que le pouvoir politique est entre les mains d’Ennahda ? En d’autre terme, le français serait-il en danger de disparition programmée ?, la Tunisie bastion incontesté du français au Maghreb, en pourcentage de sa population totale, versera-elle dans le repli identitaire et notam­ment linguistique? Comment concilier alors entre l’impératif économique du fran­çais et le souci d’une arabisation si légitime?

Le Français et la Tunisie aujourd’hui: vers un divorce probable

La révolution que mènent actuellement les Tunisiens, avec son impact régio­nal et international, est peut-être l’un des événements majeurs du début du 21e siècle. Son issue est encore incertaine à plus d’un titre: Il faut s’en rappeler les exemples russe de 1917 ou encore l’exemple iranien pour n’en citer que ceux la qui ont confirmé qu’après le soulèvement initial et l’euphorie de la contesta­tion, qui conduisent généralement au renversement des dictatures, les révolutions connaissent très souvent une seconde phase plus délicate qui consiste en la mise en place d’un nouveaux pouvoir dont la nature et sa manière d’agir réservent parfois bien des surprises. La Tunisie avec sa révolution communément appelée révolution du « jasmin » n’échappe pas assurément à cette règle, si l’on considère que l’issu de cette révolution reste encore pour le moins inconnu, et que ses objectifs essentiels sont encore loin de se réaliser.

Cependant ce dont on est plus au moins sûr aujourd’hui, c’est qu’elle a eu des conséquences majeures car irréversibles en ce sens qu’elle a ouvert le champ des re­vendications des peuples arabes voire au delà et a créée une double dynamique tant politique qu’identitaire dans l’ensemble du monde arabe, en somme elle constitue une première poussée démocratique dans le monde arabe post colonial.

Qu’en est-t-il de la question identitaire et principalement linguistique?

Il faut rappeler qu’en Tunisie et partout dans le monde arabe, la question de l’utilisation du français est très souvent liée à des conflits identitaires tant au ni­veau des individus que sur un plan plus large, qu’il soit économique ou social. Ces conflits peuvent s’apaiser ou s’exacerber en fonction de la conjoncture nationale, régionale et internationale et surtout en fonction de la nature des relations à la fois franco-tunisienne et franco-arabes. Cette réalité est aussi palpable aujourd’hui dans un pays qui a chassé son dictateur. Néanmoins cette restructuration de la conscience arabe n’a pas eu les impacts souhaités, notamment de contrebalancer les lectures religieuses « islamo centrées » des problèmes sociopolitiques puisque c’est en grande majorité un pouvoir d’obédience islamiste modéré (à supposer que c’est le cas) qui a hérité des fruits des différentes révolutions que ce soit en Tunisie, en Egypte ou encore plus violemment en Libye. D’autre part elle n’a pas contribuée comme on l’espérait à relancer des projets de coopération régionale pourtant vitale et par consé­quent à dynamiser l’intégration maghrébine et plus largement méditerranéenne.

Evoquant le cas tunisien, la France a aussitôt conditionnée l’aide exceptionnelle du G8 au « respect des valeurs démocratiques ». « Cette aide nous l’apporterons dans la mesure où les lignes rouges ne seront pas franchies», a précisé l’ancien ministre français des affaires étrangères Alain Juppé, pour qui «respect de l’alternance démo­cratique, des droits de l’homme et de l’égalité hommes-femmes partie des condi­tions à remplir. Et d’ajouter « ne faut pas stigmatiser en bloc les Frères musulmans ou les partis islamiques, ce n’est pas le diable. Il y a parmi eux des gens extrémistes (…) et des gens tout à fait
modérés ».

En réponse à la position officielle de la France, le porte parole d’Ennahda Houcine Jaziri répliquait en déclarant : « France a toujours l’œil sur notre démo­cratie alors qu’elle a toujours soutenu le régime de Ben Ali. Nous ne pouvons plus cautionner ça Monsieur Juppé ».

Cette réplique de M. Jaziri est à mettre dans le même contexte que les propos de M. Rached Ghannouchi président d’Ennahda quand il assimilait le français en Tunisie à une « pollution linguistique », mettant en avant ce qu’il appelle un recul linguistique en Tunisie au profit de la langue française. Il regrettait le 26 octobre 2011 que les Tunisiens en sont devenus « franco-arabes » dans la pratique de la langue et d’ajouter : «Nous sommes arabes et notre langue c’est la langue arabe. On est devenu franco-arabe, c’est de la pollution linguistique. ». Il faut rappeler que le champ culturel et linguistique, constitue un des thèmes de prédilection des mou­vements islamistes comme ce fus le cas pour le Front islamique du salut en Algérie au début des années quatre-vingt-dix. C’est visiblement le cas pour Ennahda en Tunisie ou encore les mouvements d’obédience islamiste en Libye et en Egypte.

Il existe un élément d’explication de la méfiance pour ne pas dire du rejet par Ennahda de la culture française en Tunisie dont le français qui véhicule cette culture. Cette explication pourrait prendre une apparence plus pragmatique que profondément idéologique et résiderait dans l’éducation d’une partie des élites tu­nisiennes. En effet de toutes les tendances islamistes maghrébines, l’islam politique tunisien est celui qui a laissé le plus d’espace au débat politique du moins dans sa dimension théorique. Ce mouvement est né dans la décennie 70 à un moment où l’essentiel de l’espace politique tunisien était largement dominé par les forces de la gauche tunisienne.

Le leader du mouvement Rached Ghanouchi ne s’est converti aux thèses des frères musulmans que tardivement c’est à dire lors d’un voyage d’étude effectué au Caire. Professeur de philosophie, il rentre en Tunisie en 1969 et crée d’abord une association de sauvegarde du Coran, puis un parti politique le MTI « Mouvement de la tendance islamique » qui changera en 1989 pour prendre son nom actuel d’« Ennahda », qui signifie littéralement « Renaissance » en arabe.

Son mouvement prend alors un essor important notamment parmi les jeunes, un de ses lieutenants déclarera plus tard, je cite : « notre opposition était aussi radi­cale que celle des marxistes, comme eux nous parlions de justice sociale, mais en plus notre discours était identitaire. Nous avions la clé du succès. », je veux parler d’Habib Mokni, un militant d’Ennahda exilé en Europe, rentré au pays comme nombre de militants islamistes à la faveur de la révolution tunisienne.

Le MTI développe une importante activité sociale. À la tête du mouvement, Rached Ghannouchi, crée des comités de quartier, des associations de bienfaisance mais également des comités de soutien et de consolidation de la langue arabe, me­nacée pense-il par l’essor du français. Cependant et à la différence des autres mouve­ments islamistes, il adopte une approche plutôt légaliste et revendique sa légitimité de parti politique comme les autres, ce qui n’était pas du goût du « rais » Bourguiba qui ira jusqu’à à exiger sa condamnation à mort en 1987. Ce dernier répétait inlas­sablement ce refrain : « il y a pas de la place en Tunisie pour un parti religieux ».

Sous l’ère ben Ali, Ennahda était autorisé à participer aux premières élections législatives en 1989 sur des listes indépendantes (une liste violette pour mieux la distinguer), son score officiel était de13 % d’après le ministère des affaires inté­rieures, la vérité est que son score à dépassé les 30 % des suffrages exprimés. Le parti du président le « RCD » Rassemblement constitutionnel démocratique, comprend très vite qu’il faudrait mettre les islamistes au vert. Commence alors une deuxième phase qui s’ouvrira fin 1992 et se poursuivra jusqu’à la chute du régime, celle de la répression et de la mainmise du RCD sur l’État et les richesses du pays. Le déclen­chement de la crise algérienne suite à la rupture du processus électoral qui a donné une large avance aux islamistes algériens du « FIS » le Front islamique du salut, a été l’élément déclencheur de la répression totale, preuve que le pouvoir a pris peur du danger que constitue ce parti. C’est en 1990, que Ghannouchi choisit l’exil à Londres. Pendant toutes ces années d’exil des leaders historiques d’Ennahda, une question lancinante se posait à tous les partis d’opposition de gauche et à la société civile : faut-il associer les islamistes à la lutte contre le régime corrompu de Ben Ali ?

Là on trouve une cassure bien lisible entre les laïcs qui refusent catégoriquement cette éventualité alors que d’autres pensent qu’il faut le contraire, le parti Ennahda ne peut être exclu notamment le CPR, « Congrès pour la République » parti de l’ac­tuel président provisoire Moncef Merzouki. C’est le deuxième clan qui l’emporte, quand en 2005, plusieurs partis d’opposition dont Ennahda et des personnalités indépendantes créent « le collectif du 18 octobre pour les droits et les libertés », ils décident de militer de concert pour la défense des libertés fondamentales par la promotion de la démocratie mais également par le respect des acquis de la Tunisie notamment sur la question des droits de la femme tunisienne et de l’identité natio­nale.

Persécutés par le régime Ben Ali, les militants d’Ennahda ont été poussés à l’exil et certains ont choisi Londres plutôt que Paris comme terre d’accueil, c’est le cas du leader du mouvement, qui ne manie pas aussi bien le français que l’anglais, ayant vécu à Londres plus de 20 ans. Contrairement à sa fille qui dit-on manie très bien la langue de Voltaire mais se refuse à l’utiliser notamment dans les interviews qu’elle a pu donner depuis l’accession du mouvement aux affaires en Tunisie. Ennahda a su depuis tiré profit de cette dynamique extérieure pour s’imposer rapidement à la faveur de la révolution tunisienne comme étant un acteur incontournable de la scène politique tunisienne et un défenseur infatigable de l’identité arabo-musul-mane du pays.

Ce pourquoi et très rapidement la question identitaire a occupé une place im­portante dans le débat politique national. Ennahda n’a eu de cesse depuis, de souf­fler le chaud et le froid considérant la question identitaire comme « affaire nationale qui concerne tout le monde». À des déclarations apaisantes destinées à rassurer à l’intérieur et à l’extérieur du pays, répondent d’autres déclarations plus tranchées. Il est ainsi par exemple des regrets exprimés par Rached Ghannouchi quant au constat selon lui, que les Tunisiens sont devenus «franco-arabes» dans la pratique du lan­gage. En voilà un signe à toux ceux qui doutent encore du caractère rétrograde de ce parti et de son projet politique. On est bien face à une dérive islamo-tunisienne à la manière algérienne, n’est-ce pas l’aile dur islamo-conservatrice de l’ancien FLN, véritablement les premiers intégristes de l’histoire récente de l’Algérie, qui a voulue gommer la présence française en s’attaquant au français puis en décrétant l’arabisa­tion forcée dans l’enseignement et dans les administrations publiques, flambeau qui a été repris ensuite par le FIS, parlant du français comme d’une langue du colon.

En affirmant que la pratique courante du français représente un danger pour l’identité arabe du pays, le président du mouvement islamiste, oublie manifeste­ment que la société tunisienne est tout aussi à l’aise dans la pratique de la langue arabe que dans le français. Chemin faisant, il rejette le principe d’une société bi­lingue, mieux encore il va jusqu’à faire des raccourcis inacceptables en liant entre la fierté de parler sa langue maternelle et celle d’appartenir à sa nation, comme si la « tunisianité » ou le patriotisme des uns et des autres doivent seulement être consi­dérés au travers de l’unique baromètre de la langue.

Il a par exemple déclaré sur les ondes de la radio tunisienne « Express FM »: « celui qui n’est pas fier de sa langue ne peut pas être fier de sa patrie ». Ses décla­rations en disent long sur la volonté du parti islamiste de suivre une politique de réforme de l’enseignement via une diabolisation de l’enseignement de la langue française, menant à terme à une arabisation du système éducatif tunisien, ou­bliant que si les Tunisiens sont bien attachés à leur langue maternelle l’arabe, ils sont en même temps attachés au français, assez répandu depuis l’indépendance du pays en 1956. Toucher à l’authenticité de la culture littéraire tunisienne à la fois arabe et française, serait une pure hérésie, arabiser l’enseignement, c’est prendre un grand risque d’isoler la société tunisienne jadis multiculturelle, du monde des lumières et des savoirs. Mr Gannouchi n’a visiblement aucune idée de ce que représente l’immensité du monde des sciences de telle manière que seules les langues véhiculaires avec lesquelles elles se sont développées sont en mesure de les transmettre à d’autres. Les responsables d’Ennahda, croient avec beaucoup de naïveté, qu’il suffisait de traduire, mais pour traduire encore faut-il maitriser les langues du savoir, notamment le français.

Il faut rappeler à l’adresse des responsables d’Ennahda que le français n’est en aucun cas dans une relation concurrentielle et encore moins conflictuelle avec l’arabe, langue officielle de la Tunisie et à laquelle les Tunisiens sont attachées depuis plus de treize siècles. En d’autres termes, admettre que contrairement à ce que l’on veut faire croire dans les milieux conservateurs et traditionnalistes tunisiens, que la société tunisienne est une société diglossique, dominée par l’arabe dans ses deux composantes dialecte et classique, flanquée du français avec un statut de lange inférieure parlée par certaines élites. La société tuni­sienne est bien bilingue, même si ce bilinguisme reste quelque peu hétérogène en ce sens que tous les Tunisiens ne sont pas bilingues au même niveau. En effet les différentes générations d’individus ont connu des parcours très différents, et elles sont marquées par des stratégies éducatives successives souvent antago­nistes faites de maitrise de l’arabe pour les uns et du français pour les autres.

En effet les deux langues, le français et l’arabe, sans être opposées, présentent encore aujourd’hui deux pôles d’attirance. D’un côté l’arabe représentait et continue de représenter la tradition, l’authenticité, l’identité et la légitimité, de l’autre côté, le français, représente l’ouverture, la réussite aussi bien économique que sociale et la modernité. Le problème n’existe que dans les esprits des plus conservateurs du mouvement Ennahda, pour qui le français constitue un risque d’acculturation occidentale, et d’une aliénation néocoloniale, à même de freiner l’affirmation et la revalorisation d’une identité arabo-musulmane. Ce qui est faux, puisque cette cohabitation si souple entre les deux langues qu’on cherche à présenter comme antagonique, a donné lieu à l’émergence d’une génération de parfaits bilingues aussi bien au niveau linguistique que culturel. Les deux lan­gues ont vécus dans une parfaite harmonie en tant que langues véhiculaires et de culture, ce qu’il faut bien naturellement continuer à encourager. Ces espaces linguistiques auxquels on peut rajouter l’arabe tunisien, font d’ailleurs l’objet d’un large consensus aussi bien entre les linguistiques tunisiens qu’étrangers.

La reprise de la politique d’arabisation par Ennahda serait-elle synonyme d’un recul du français en Tunisie?

Il faut admettre que la politique d’arabisation a démarré au début des années soixante dans un cadre de tension parfois exacerbée entre les différents clans et les courants politiques tunisiens, principalement entre les modernistes d’un côté et les conservateurs de l’autre. Elle a toujours été menée de manière conflictuelle dans une logique de vengeance d’un clan politique sur un autre au nom et lieu de l’identité entre arabophones, francophones et arabisants traditionnalistes. Elle est généralement présentée comme étant la résultante d’une crise idéologique qui s’est aggravée avec les défaites et les frustrations géopolitiques, les invasions des terri­toires arabo-musulmans, les deux poids deux mesures dans le traitement du conflit israélo-arabe par les puissances occidentales. Ce pourquoi, les islamistes qu’ils soient en Tunisie, en Egypte, en Libye et en Algérie hier, pensaient fermement et conti­nuent de le penser que l’arabisation et le retour aux sources de l’islam, constituent la seule réponse possible à tous les maux de la société arabe, une sorte de pansement à même de pallier aux différentes crises et frustrations que connait le monde arabe et d’effacer les traces du néo colonialisme

Cette mise en cause de la place du français est un acte irresponsable, beaucoup de Tunisiens y voient une nouvelle preuve de l’amateurisme du parti islamiste qui en vérité y voit des problèmes là où manifestement il n’y en pas pour cacher son in­capacité à diriger le pays et à aborder les vrais problèmes des Tunisiens dont nombre d’entre eux sont parfaitement bilingues. Par ailleurs j’admets comme beaucoup de Tunisiens que l’attaque réglée d’Ennahda contre la langue française et sa volonté de réduire son influence, ne vise pas seulement à protéger la langue arabe qui n’est nullement menacée par ailleurs. Il est question pour les responsables d’Ennahda de maintenir la pression sur leurs adversaires laïcs et démocrates, une manière de repla­cer la question de l’identité au cœur du débat politique national. Il est question par exemple de critiquer nombre de candidats de gauche qui avaient utilisé le français lors de la dernière campagne électorale, allant jusqu’à les désigner comme ce fus le cas en Algérie de « hizba frança » ou le parti de la France, un argument récurrent que les islamistes savent manier à bon escient. Outre les responsables politiques dits modérés, Ennahda s’est également attaqué aux élites tunisiennes et aux hommes d’affaires qui dans leur grande majorité ont fait leurs études en France et par consé­quent sont plus à leur aise avec la langue de Voltaire aussi bien dans le privé que dans le domaine professionnel.

Il est vrai que cette polarisation autour de l’utilisation du français a com­mencé à produire quelques maigres résultats. En effet les partis politiques dits démocrates et laïcs sont aujourd’hui quelque peu sur la défensive et veillent à ne pas émettre de notes écrites quand elles ne sont pas rédigées dans les deux langues. Ils veillent également à respecter une certaine parité en matière d’inter­ventions télévisées et d’interviews accordés aux médias à la fois arabophones et francophones pour ne pas heurter la sensibilité de leurs électeurs traditionnels. Le caractère sensible de la question identitaire et de la langue, prouvent que ce parti peut encore puiser dans ses réserves pour créer davantage de polémiques sur une question pourtant secondaire au vue des défis qui se posent à la Tunisie aujourd’hui, dont Ennahda en a fait son cheval de bataille.

Pour ma part tout en restant dans l’expectative face à cette interrogation que nombre de Tunisiens se posent aujourd’hui, je dois néanmoins reconnaître que le français est une langue qui a construit une partie non négligeable de l’histoire tunisienne, en ce qu’elle représente comme outils d’ouverture cultu­relle et d’apport scientifique. Il reste aujourd’hui un des éléments du paysage linguistique tunisien.

Je crois également que les effets de cette polarisation vont rapidement s’estom­per, car Ennahda aura du mal à faire changer des lois qui datent de l’indé­pendance et par conséquent à effacer des choix politiques bien réfléchis qui ont ouvert la Tunisie sur son environnement régional et européen. Je rappelle que la Tunisie est un membre fondateur de l’Organisation internationale de la Francophonie (l’OIF) et à ce titre, les représentants tunisiens de cette organi­sation sont loin d’être écartés des sphères de décision et du paysage politique tunisien. Les Tunisiens n’accepteront pas une telle régression culturelle.

Il faudrait dès lors en sortir de ce malaise selon lequel le français demeure au­jourd’hui, une langue coloniale, un facteur de la crise identitaire et de perte de repères culturels en Tunisie. Ce malaise qui s’est poursuivi pendant plusieurs décen­nies a tantôt valorisé le français, tantôt il l’a accusé de tous les maux, n’a qu’assez duré. Le Tunisien n’a pas à choisir comme le laisse supposer le leader du mouve­ment islamiste entre l’entité arabe et l’entité française, les deux doivent cohabiter en parfaite intelligence. Ce n’est pas à un parti politique de quelque bord qu’il soit, de dicter une ligne culturelle ou linguistique, mais c’est au Tunisien dans sa grande tolérance, son ouverture d’esprit et sa modération légendaire, c’est à lui héritier des phéniciens, qui a tant mixé les cultures et accepté les mélanges civilisationnels, de trouver le juste et parfait équilibre entre les deux espaces linguistiques, car les deux forment une partie intégrante de son histoire tout en affirmant haut et fort son identité arabo-musulmane. En somme l’avenir du français en Tunisie ne doit pas se résumer à un schéma attractif en certains moment et un désir de répulsion voire de rejet en d’autres, comme semble être le cas aujourd’hui.

Article précédentFrancophonie et recomposition identitaire dans les les pays en transition : pour une approche géoculturelle
Article suivantLa langue française dans le monde arabe : une multitude de francophonies ?

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.