Le Japon : vers le retour aux sources

Ali RASTBEEN

Fondateur et Président de l’Académie de Géopolitique de Paris. Directeur éditoriol de la revue Géostratégiques. .Auteur de GéopoOitique de l’Islam contumporain, Editions IIES, 2009.

Trimestre 2010

Le XXIe siècle marque le retouR DE l’Asie en tant: qu’axe de l’évolution historique. Ce n’est plus une probabilité mais une certitude (qu’il convient de se donner les moyens pour relever ce défi. Les principaux acteurs dans ce domaine sont la Chine, le Japon et l’Inde, sans pour autant oublier le rôle de l’Indonésie, du Vietnam et de la Malaisie. C’est anecdotique, mais on dirait que l’histoire égale­ment poursuit un mouvement circulaire. De même que la Renaissance, en Europe, a mis fin à des croyances selon lesquelles la Terre était stable et le centre du monde, de même, au début de ce xixe siècle, nous sommes témoins d’un transfert du rôle des continents dans le mouvement hittorique. Cela peul être traduit par la fin de l’hégémonie occidentak et le retour vers l’Orient[1].

Il n’est pas nécessaire de rechercher les traces Ee ce chengement de gravité dans tel ou tel pays car la trajectoire du mouvement est parfaitement claire. La Chine n’est plus un simple marché de consommation sur la scène internationale, suivie de près par l’Inde[2]. L’Indonésie et la Malaisie guettent leur tour. Ces pays qui, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, faisaient partie des territoires coloniaux de l’Occident sontdevenus unhorizonnouveau dans la perspectivemondiale[3].

Le pays qui, dans cet ensemble, constitue une exception est le Japon. Dès le début du xxe siècle, lors de l’apogée de l’épanouissement du colonialisme euro­

péen à travers le monde, le Japon s’était rallié aux puissances dominantes du Vieux Continent et avait hissé, dans sa rivalité contre l’Occident, la bannière de l’Asie pour les Asiatiques. S’emparant de la Corée, agressant la Chine et remportant la victoire sur l’armée tsariste, le Japon a renforcé sa position en 1905, provoquant l’enthousiasme de la résistance dans les colonies occidentales. Durant les deux guerres mondiales, brandissant le slogan « L’Asie pour les Asiatiques », le Japon s’est substitué aux Pays-Bas, à l’Allemagne et à la France dans l’Asie orientale. Lors de la Première Guerre mondiale, il s’est allié avec les Alliés, et pendant la Seconde Guerre avec les pays de l’Axe. Il a dû s’incliner face à l’attaque nucléaire américaine et, après la fin de la guerre, dans des conditions comparables à celles de la présence américaine en Allemagne, il a entamé la reconstruction du pays. Il s’est ainsi frayé une place parmi les premiers pays développés du monde, jusqu’à ce qu’il se hisse au second plan mondial dans le domaine économique[4].

Il n’est pas inutile de fournir un aperçu de l’évolution historique du Japon. La première réaction de l’Empire japonais – un pays composé de quelques milliers d’îles de tailles différentes et le foyer d’éruptions volcaniques actives dans l’océan Pacifique – a été de fermer ses portes face à l’invasion coloniale de l’Occident. En 1868, suite au renforcement de l’empire Meiji et à la création d’un pouvoir puissant au Japon, ce pays a connu une renaissance et l’entrée dans l’évolution industrielle. Dès le début de son développement, le Japon avait une tendance dominatrice. En 1895, il a attaqué la Chine. La Corée et Taiwan ont été les premiers territoires conquis par le Japon et qui appartenaient à la Chine. Dans la guerre contre l’armée tsariste (1904-1905) portant sur la conquête de la région de Manchourie, la Russie a été défaite et le Japon a gagné un prestige formidable. Dans les années 1930, la Chine a été le champ des guerres de domination du Japon. Au début de la Seconde Guerre mondiale, les objectifs de Tokyo ont conduit le Japon à se dresser contre ses alliés de la Première Guerre et lui ont permis de s’approprier des colonies hollan­daises, françaises et britanniques.

Pour se libérer de la domination des « propriétaires occidentaux », les forces indépendantistes de ces colonies ont collaboré avec l’armée japonaise (parmi les dirigeants de ces forces indépendantistes, on peut relever les noms de certains di­rigeants politiques de premier ordre qui, dès la fin de la Guerre mondiale, ont pris la tête des mouvements d’indépendance). Or, la nature dominatrice du Japon les a conduites à prendre leurs distances avec Tokyo. Le Japon a formé militairement les nationalistes birmans. L’armée d’indépendance birmane, dupée, croyant à une par­ticipation aux conquêtes nippones, a collaboré avec l’armée japonaise, et les jeunes musulmans radicaux de la Malaisie ont également soutenu le Japon. Cependant, après la conquête de la Malaisie par l’armée japonaise, leur désillusion a été com­plète[5]. Les Chinois d’outre-mer (résidant en Malaisie ou à Singapour), qui, depuis 1937, luttaient contre les Japonais en s’appuyant sur leurs propres potentiels finan­ciers, avaient garanti le tiers des frais de guerre du gouvernement chinois, dirigé par le général Tchang Kai-shek, contre le Japon. La vengeance de l’armée nippone a été terrible : en mars 1942, plusieurs dizaines de milliers de Chinois résidant en Malaisie et à Singapour ont été massacrés.

Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la guerre sino-nippone a abouti à la présence des Etats-Unis en Chine, pour soutenir le général Tchang Kai-shek, et à la guerre civile entre le Parti communiste et le Parti national de la Chine, conduisant à la victoire du Parti communiste chinois, et au retrait des rescapés de l’armée de Tchang Kai-shek sur l’île de Formose (Taiwan) sous protection de l’armée améri­caine, et, par la suite, a conduit à la reconnaissance du communisme en tant que régime officiel de la Chine. Cette même situation s’est reproduite sous une forme différente en Corée. À la suite de l’affrontement entre l’Est et l’Ouest, la moitié nord de cette île a été dominée par le Parti communiste, alors que la moitié sud restait sous occupation de l’armée américaine. Cela a été le début de vastes guerres anticoloniales dirigées par les partis communistes contre les pays européens et, en fin de compte, contre les Etats-Unis anticommunistes en Asie du Sud-Est.

Aujourd’hui, cette partie importante de l’Asie est destinée à prendre en charge l’axe principal de l’économie et de la politique mondiales. Ici, il n’est question que du Japon et de ses possibilités, un pays qui, du point de vue technologique et du savoir-faire, rivalise avec l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne ; il en est de même dans la sphère culturelle ; le Japon est l’exemple même des efforts déployés pour surmonter les obstacles. Les dommages causés par les Etats-Unis et la violence et le mépris que les Japonais ont subis de la part des vainqueurs américains sont de­venus mythiques. Les Japonais ont été les premières victimes des bombes atomiques américaines. Le général Douglas MacArthur, qui, en tant que vainqueur, s’est rendu à Tokyo, a tenté de déshonorer Hirohito, l’empereur du Japon. Or, les Japonais ont su rapidement surmonter l’humiliation subie et trouver les voies de sortie de l’impasse dans laquelle ils se trouvaient. Les années difficiles d’après-guerre et l’es­prit de défaite ont rapidement créé au sein de la société japonaise une tendance vers le radicalisme. Cette période a duré plusieurs décennies pendant lesquelles un groupe extrémiste s’en est alimenté. L’occupation du pays était difficile à digérer par les Japonais qui supportaient également les blessures des explosions nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki, blessures qui ont laissé ses traces dans la Constitution du Japon, sous forme d’un document contre la guerre et l’armement.

À travers la reconstruction du pays, les hommes politiques japonais ont réussi à atténuer la colère populaire et lutter contre l’extrémisme, en contenant, en par­tie, le mécontentement populaire. Les ouvertures économiques, l’élimination des dépenses militaires – faisant partie des conditions de la paix – ont permis le déve­loppement rapide du Japon, à l’instar de l’Allemagne de l’Ouest qui, profitant de la présence de l’armée américaine, a développé son économie. L’épanouissement économique du Japon a nécessité l’utilisation de main-d’œuvre étrangère. Le Parti libéral du Japon, vaincu il y a quelques mois lors des élections, a conduit pendant cinquante ans les affaires de ce pays. Naturellement, c’était un gouvernement de droite. Or, la crise mondiale, en raison des relations étroites du Japon avec les Etats-Unis, a fait subir des dommages importants à ce pays et a mis un terme au lea­dership de ce parti qui a dû laisser la place au Parti « démocratique », un jeune parti qui a remporté 300 sièges sur les 480 du Parlement. Yukio Hatoyama, dirigeant de ce parti, a qualifié les résultats des élections de « révolution » et de « victoire du peuple ». Le slogan électoral du Parti démocrate a été la fermeture de la base mi­litaire américaine sur l’île d’Okinawa et la révision des relations entre Washington et Tokyo, compte tenu des évolutions survenues sur le plan mondial. La première réaction des Etats-Unis face aux résultats des élections a été des « négociations avec le nouveau gouvernement en vue de poursuivre les coopérations bilatérales ».

Pendant les quelques mois précédant les élections et la formation du nouveau gouvernement japonais, on assiste, dans la région de l’océan Pacifique et dans le Sud-Est asiatique, à la genèse d’un mouvement qui recherche une nouvelle voie, ce qui a motivé les Etats-Unis pour y être présents. L’Europe, de son côté, observe également la situation de près. Le voyage du président des Etats-Unis au Japon, puis en Chine et dans d’autres pays de la région, marque l’intérêt que porte Washington à cette nouvelle orientation de l’Asie orientale.

Le 23 octobre, l’agence de presse Novosti a cité le commentaire du rédacteur en chef de la revue La Russie dans la politique mondiale relatif aux relations entre les Etats-Unis et le Japon après l’avènement du Parti démocrate dans ce dernier pays, selon lequel : « Les Etats-Unis ne peuvent pas s’appuyer sur leurs alliés ni en Europe ni au Proche-Orient… Aujourd’hui, les relations entre Tokyo et Washington connaissent également des changements. Yukio Hatoyama, nouveau Premier mi­nistre du Japon, tente de fonder les relations de son pays avec les Etats-Unis sur la base de l’égalité des droits. »[6] Citant un diplomate japonais, il écrit : « Tokyo res­pecte son alliance avec Washington, mais ne peut ignorer les changements survenus dans le monde. Tokyo ne voit aucun attrait à se placer en première ligne des Etats-Unis en cas d’un conflit éventuel avec la Chine qui joue à l’heure actuelle un rôle prééminent dans l’économie et la politique internationales… Si, sur le plan général, les Etats-Unis s’inquiètent de leur politique dans la région Asie-océan Pacifique, dont la solidité garantit leur influence mondiale, le Japon, lui, se trouve sous la pression de deux processus régionaux. D’une part, Tokyo est spectateur de la dé­monstration des missiles et du potentiel nucléaires de la Corée du Nord. D’autre part, il assiste à la transformation de la Chine en une puissance montante en ma­tière économique et bientôt en matière militaire, ce qui rend incertain l’horizon des relations avec Pékin. » Il ajoute également : « Sans doute convient-il de commenter dans ce contexte les déclarations de Hatoyama à propos de la « fraternité dans le Sud-Est asiatique » qui englobe la Chine, le Japon et la Corée, sans prendre en compte la présence américaine. Actuellement, cela relève d’une supposition comme celle d' »égalité des droits » avec les Etats-Unis, mais la ligne de pensée est parfaite­ment claire. Probablement, l’avenir nous réserve une transformation complexe des relations dominantes dans la région d’Asie-océan Pacifique en prenant en compte le rôle nouveau de la Chine. »

Le 24 octobre, La Voix d’Amérique a fait état de la réunion du groupe ACEAN : « Tandis qu’ils tentent de créer un bloc économique jusqu’en 2015, les chefs d’Etat des pays du Sud-Est asiatique se sont réunis pour la seconde journée consécutive en Thaïlande en vue de débattre des questions politiques et économiques. Wen Jiabao le Premier ministre chinois, a dévoilé une proposition comportant six points en vue de renforcer la collaboration entre la Chine et les dix groupes de l’Asie du Sud-Est – ACEAN. Le renforcement du développement infrastructurel en matière agri­cole et de développement durable faisait partie des propositions chinoises. Yukio Hatoyama, le Premier ministre japonais, a déclaré que les pays de la région doivent utiliser leur sortie rapide de la crise par rapport à l’Occident, en vue de créer une région économique d’avant-garde dans le monde… [7]»

(Le lendemain, en répétant l’information précédente, il a rappelé la position du gouvernement japonais : « Le Parti démocrate, arrivé au pouvoir au Japon lors des élections du mois de septembre, avait déclaré, dans son programme électoral, vou­loir poursuivre la politique étrangère du Japon avec une plus grande indépendance par rapport aux Etats-Unis. [8]»)

La radio allemande (Deutsche Welle) a également indiqué le 24 octobre : « Lors de la réunion des chefs d’Etat asiatiques en Thaïlande, le Premier ministre japonais, faisant référence au modèle de l’Union européenne, a indiqué : « Le Japon réclame une coopération plus étroite des pays de l’Est asiatique et à plus long terme la création d’une Union dans cette région. Selon Yukio Hatoyama, dans le projet de l’Union de l’Est, le Japon propose, outre la présence des dix pays de l’Est asiatique (ACEAN), celle de l’Inde, de l’Australie et de La Nouvelle-Zélande. » [9]»

Alors que Washington préparait le voyage du président américain dans la ré­gion (ACEAN), la radio de Londres a annoncé le 10 novembre que le ministère des Affaires étrangères du Japon avait protesté contre l’accostage du sous-marin américain USS Providence dans les installations de la marine japonaise sur la côte Shémir, dans l’île d’Okinawa, sans autorisation préalable. Citant la protestation du ministère des Affaires étrangères du Japon, cette radio a indiqué : « Selon un accord bilatéral, l’accostage dans les ports japonais doit être effectué en vertu d’une autori­sation et seulement pour deux heures : il est regrettable qu’un sous-marin américain ait accosté dans un de nos ports sans autorisation préalable. Les Etats-Unis doivent informer le gouvernement japonais au moins vingt-quatre heures à l’avance avant l’arrivée d’un sous-marin nucléaire. [10]» Suite à cette protestation officielle, le direc­teur du département d’Amérique du Nord a demandé des explications aux autorités de l’ambassade américaine à Tokyo.

Trois jours plus tard, La Voix d’Amérique a diffusé l’information du voyage d’Obama à Tokyo et son entretien avec le nouveau Premier ministre du Japon.

Obama a déclaré qu’ ils ont institué sur l’examen de l’alliance entre les deux pays en vue de faire face aux défis du xxie siècle. Obama a ajouté : « Cette alliance est le fon­dement de la sécurité dans l’Est de l’Asie et l’océan Pacifique. Les Etats-Unis renfor­ceront leurs contacts avec cette région. [11]» Hatoyama a affirmé : « L’alliance entre les deux pays doit s’adapter aux changements survenus pendant les cinquante dernières années. [12]» Il a indiqué que, lors de sa campagne électorale, il a promis d’examiner la question des bases militaires américaines à Okinawa. De même que, pour éviter la dégradation de la situation, il fallait trouver une solution rapide à cette question. Il a déclaré que dorénavant le Japon n’assurerait plus le carburant nécessaire aux navires transportant du matériel pour les forces présentes en Afghanistan. Il a ce­pendant assuré que le Japon aiderait à assurer les besoins civils des Afghans dans les domaines de la formation, de la police et de l’agriculture.

Ces différentes interventions démontrent une certaine affabilité du côté améri­cain face à un mécontentement japonais.

L’analyse de la radio allemande (Deutsche Welle) concernant les déclarations du président américain lors de son voyage à Tokyo a été la suivante : « Pour les Etats-Unis, le développement des collaborations économiques et politiques communes avec les pays du Sud-Est asiatique relève de la plus haute importance. Dans ce contexte, le Japon occupe une place de choix. »M Quant à Hatoyama, il a dit que, lors de la campagne électorale qui a conduit à la victoire du nouveau Premier mi­nistre, il avait revendiqué une moindre dépendance de son pays à l’égard des Etats-Unis. Le Japon a demandé aux Etats-Unis soit de diminuer le nombre des forces présentes sur la base d’Okinawa, soit de les transférer complètement hors du Japon.

Certes, les conservateurs de Washington, qui ont encore à l’esprit l’époque du général MacArthur, ont critiqué Obama de ne pas avoir respecté, lors de son en­trevue avec l’empereur du Japon, l’honneur de la présidence de la République des Etats-Unis. Par le biais de cette critique, ils ont indirectement visé le comportement accommodant du président américain face aux revendications du Premier ministre japonais. L’arrivée sans autorisation préalable du sous-marin américain dans le port japonais, trois jours avant la visite du président américain de ce pays, peut prendre un sens dans ce contexte.

[1]J. Chesneaux, L’Asie orientale aux XIXe et XXe siècles : Chine, Japon, Inde, Sud-Est asiatique, Presses universitaires de France, 1973.

[2]La Chine dans l’économie mondiale, les enjeux de politique économique intérieure, OCDE, 2002.

[3]J. Frémeaux, Les empires coloniaux dans le processus de la mondialisation, Maisonneuve et Larose, 2002.

[4]C. Chancel, L’autre monde géopolitique de l’Asie méridionale et oriental, Presses universitaires de France, 2005.

[5]L.-M. Chassin, Histoire militaire de la Seconde Guerre mondiale, Payot, 1947.

[6]Radio La Voix d’Amérique, 24 octobre 2009.

[7]Ibidem.

[8]Radio Deutsche Welle, 24 octobre 2009.

[9]Radio de Londres, 10 novembre 2009.

[10]Paroles prononcées par Obama à Hatoyama au cours de sa visite au Japon la 16 novembre

2009.

[11]Paroles prononcées par Hatoyama à Obama au cours de cette même visite.

[12]Radio Deutsche Welle.

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