Le Kazakhstan ou les défis d’une économie pétrolière

Thierry COVILLE

Juillet 2006

Un environnement macro-économique très favorable

L’économie du Kazakhstan est en plein boom économique avec une croissance qui a atteint 9,4 % en 2005 après 9,6 % en 2004. Le Revenu National Brut par habitant (source : Banque Mondiale) est passé de 1270 $ en 2000 à 2250 $ en 2004, soit une progression de près de 80 %. Le taux de chômage (statistiques officielles) est passé de 2,9 % en 2001 à 1,4 % début 2006.

L’activité est soutenue par une demande publique en pleine expansion et financée par la hausse des revenus pétroliers. Les dépenses budgétaires consistent principalement en des investissements en infrastructures à Astana et Almaty, et dans les domaines sociaux et de l’éducation. On constate une très forte hausse des exportations (+ 40 % en 2005) induite par la montée en puissance des quantités d’hydrocarbures exportées. La croissance des exportations pétrolières est le résultat de l’augmentation de la capacité de production des champs pétroliers de Karachaganak et de Tenguiz. L’investissement privé est soutenu par l’essor des capacités de production des champs pétroliers réalisé sous l’impulsion des investisseurs étrangers. La consommation privée soutenue par des hausses de salaires et des crédits bancaires a aussi été très dynamique.

Les secteurs qui bénéficient en priorité de cette demande très vigoureuse sont le secteur des hydrocarbures (25 % du PIB) ainsi que les secteurs de la construction et des services. On remarquera que la bonne santé de ces deux derniers secteurs est très liée à la croissance de l’industrie pétrolière. L’agriculture a aussi affiché de bonnes performances avec une croissance de sa production en volume de 6,7 %, résultat dû à des conditions climatiques favorables mais aussi à une plus forte productivité du fait d’un programme d’investissements ruraux.

Les échanges extérieurs sont équilibrés avec un solde courant qui a progressé de 1,2 à 1,8 % du PIB de 2004 à 2005. Cette faible progression, compte tenu de la très forte poussée des exportations, s’explique par de très fortes importations (machines, équipements) provoquées par l’essor du secteur pétrolier ainsi que par un accroissement du déficit des services, revenus et transferts (avec notamment un doublement des profits rapatriés par les investisseurs étrangers).

Les réserves en devises sont importantes, avec des réserves officielles qui se situaient à 7,1 milliards de $ fin 2005 (soit 3,7 mois d’importations), et les fonds placés à l’étranger du National Fund of the Republic of Kazakhstan (NFRK) estimés à 8 milliards de $ fin 2005. La dette extérieure publique est faible (4,2 % du PIB fin septembre 2005) mais la dette privée extérieure est en forte progression (33 % du PIB à la même période) du fait d’un accroissement de l’endettement des banques en devises.

Les finances publiques sont à l’équilibre puisque le Kazakhstan est passé d’un déficit public de 0,3 % du PIB en 2004 à un excédent de 0,6 % du PIB en 2005. La forte hausse des recettes pétrolières permet de financer une politique budgétaire expansionniste tout en maintenant un équilibre budgétaire.

Le caractère favorable de cet environnement devrait se poursuivre en 2006 et 2007 avec une prévision de croissance entre 8 et 8,5 % (FMI, ADB). Les exportations pétrolières vont être soutenues par la mise en œuvre de nouvelles capacités de production, l’ouverture de nouvelles routes à l’exportation grâce à l’ouverture d’une nouvelle voie vers la Chine passant par le Xinjiang qui a commencé à être opérationnelle en mai 2006 et l’utilisation du pipeline BTC en passant par l’Azerbaïdjan. Cette hausse des quantités exportées et le probable maintien des prix des hydrocarbures à un niveau élevé vont favoriser la croissance des recettes pétrolières et des dépenses publiques. L’investissement va continuer d’être élevé dans le secteur pétrolier.

Quelques inquiétudes

La situation économique est excellente mais dépend quasi-exclusivement du secteur pétrolier (la hausse des prix du pétrole ainsi que de la hausse des capacités de production et d’exportation).

On note par ailleurs un certain nombre de signes de surchauffe qui s’expliquent par le très fort effet induit par la hausse des exportations et des investissements du secteur pétrolier. L’inflation se situait à 8,5 % sur la période janvier-avril 2006 (en glissement annuel) contre 6,9 % en 2004. Ceci s’explique par une très forte hausse des salaires de la fonction publique (avec des hausses des salaires mensuels de 25 % en glissement annuel), la forte hausse des revenus du fait du boom pétrolier, une politique budgétaire expansionniste, et une accélération des crédits bancaires.(+ 75 % en 2005). On décèle par ailleurs des goulots d’étranglement en matière de transport qui ont freiné la croissance du secteur pétrolier. Des industries du secteur non pétrolier ont eu des problèmes de capacité. On reste pour l’instant à une inflation à un chiffre et la Banque Centrale est consciente du problème : le taux de refinancement des banques a été augmenté de 7 à 8 % en 2005.

Un autre risque est lié à la très forte hausse de l’endettement en devises des banques, mouvement dû à la différence des taux d’intérêts emprunteurs et créditeur. Cet accroissement de l’endettement en devises est d’autant plus à surveiller que la situation financière des banques s’est fragilisée avec une hausse des créances douteuses de 44 % des créances totales en 2004 à 49 % en 2005. Toutefois, l’agence de contrôle du secteur bancaire a pris un certain nombre de mesures appropriées (augmentation du ratio bancaire de liquidité, diminution du ratio d’endettement en devises). Mais l’ouverture du compte de capital a peut-être été prématurée.

Plus inquiétants sont sans doute les habituels effets destructeurs de la hausse des revenus pétroliers sur le secteur non pétrolier. L’afflux des devises a conduit à une appréciation en termes réels du Tenge de près de 6 % en 2005, ce qui pèse sur la compétitivité du secteur manufacturier. Parallèlement, on constate un recul de la part des secteurs agricole et manufacturier dans le PIB sur la période 2000-2005. Leur taux d’investissement est resté à 3 % du PIB avec la moitié en provenance du secteur public. D’autre part, on constate une hausse à caractère spéculatif des prix de l’immobilier qui est aussi le produit de l’afflux des revenus pétroliers.

Ceci ne signifie pas que les autorités n’aient pas pris les mesures adéquates. Le gouvernement mène une politique budgétaire prudente avec une vision de moyen terme. Des améliorations ont été apportées aux règles budgétaires pour mieux répartir les relations entre le pouvoir central et les provinces. Le NFRK a été mis en place pour économiser les revenus pétroliers. L’appréciation de la monnaie est aussi utilisée pour lutter contre l’inflation. Le système financier kazakh est le plus avancé de la région : développement de la Bourse, de fonds de pension, mise en place d’une agence indépendante de contrôle bancaire. Une politique d’aide aux secteurs non pétroliers a été défini et sept pôles de développement ont été identifiés (tourisme, ingénierie pétrolière et gazière, alimentation, textile, services logistiques, métallurgie et matériaux de construction). Pour toutes ces raisons, on considère généralement que le Kazakhstan est le pays qui gère le mieux ses revenus liés à la production d’hydrocarbures en Asie centrale.

Toutefois, la forte hausse des revenus pétroliers a, semble-t-il, conduit à un ralentissement des réformes depuis la fin des années 1990 même si l’on a enregistré une loi sur l’entrepreneuriat privé fin 2005. Par ailleurs, des questions restent posées quant à l’efficacité de la politique budgétaire. Une étudei a récemment montré que la politique de redistribution des revenus pétroliers connaît des dysfonctionnements. Les revenus pétroliers ne sont pas équitablement répartis dans le pays, spécialement dans les zones rurales qui sont productrices de pétrole. La politique de redistribution des compagnies pétrolières à travers des projets sociaux et la politique officielle de redistribution ne touchent pas les classes sociales les plus défavorisées. Le mécanisme le plus important de redistribution a été l’économie informelle, ce qui généralement ne conduit pas forcément à une réduction des inégalités.

Les challenges à terme

Compte tenu des projections qui annoncent une progression très forte de la production pétrolière, un des challenges importants va être d’éviter un emballement de l’économie. Clairement, la politique budgétaire va jouer ici un grand rôle. Il est souhaitable que le caractère prudent de la politique budgétaire et sa vision de long terme soient maintenus. Cependant, compte tenu de ce que l’on commence à savoir sur les processus de développement des économies pétrolières, on peut noter que plusieurs axes de réformes sont importants :

  • – Il est important d’avoir une vision claire de l’état des finances

Or, cela est généralement assez difficile dans les économies pétrolières où on constate souvent des mécanismes budgétaires parallèles (activités quais-budgétaires) comme par exemple les subventions accordées sur les prix de l’énergie ou la « liberté d’action » laissée au secteur informel. Il peut exister également des mécanismes de redistribution parallèles à l’intérieur même de l’industrie pétrolière nationale. Or, ces activités quasi-budgétaires peuvent avoir de très importantes conséquences sur la redistribution des revenus pétroliers et sur la dynamique de croissance. Le gouvernement a pris des mesures dans ce sens en adhérant à l’Initiative de Transparence des Industries Extractives. Mais on peut penser qu’il reste beaucoup à faire dans ce domaine.

  • – Est-ce que la gestion du NFBK est optimale ? Tout d’abord, ses règles de

fonctionnement semblent trop complexes. Il est d’ailleurs prévu de les simplifier. Mais plus fondamentalement, est-ce que le choix de placer tous les surplus pétroliers en actifs à l’étranger se justifie vraiment compte tenu des immenses besoins en matière de développement économique et social ?

  • – On sait aussi maintenant que, très souvent dans le cas des économies

pétrolières ou gazières (mais aussi dans les autres !), le problème est la qualité de la dépense publique. On ne compte plus les projets non terminés ou les gaspillages dans ce type d’économie. Toutes les mesures (Cour des Comptes avec un pouvoir effectif) qui permettent de contrôler la qualité de cette dépense publique sont donc les bienvenues.

  • – Ce dernier point signifie surtout que le problème des économies

pétrolières est de se développer tout en devenant plus compétitives. Or, on sait que cette efficacité implique obligatoirement l’essor d’un secteur non pétrolier privé dynamique ainsi qu’une ouverture économique sur l’extérieur. Rappelons que la question de l’essor d’un secteur privé dans une économie où l’Etat concentre l’essentiel des ressources en devises est difficile. C’est pour cela que la stratégie d’identification des secteurs porteurs déjà décidée est intéressante. Par ailleurs, se pose la question de l’essor du commerce dans la région. Les économies d’Asie centrale commercent encore très peu entre elles (les importations du Kazakhstan en provenance de la région ne représentent que 2 % de ses importations totales). Or, l’essor d’un marché régional pourrait grandement aider à améliorer l’efficacité des économies de la région. Evidemment, la question de l’adhésion à l’OMC est ici importante tout en notant que cette adhésion ne doit pas signifier pour une économie émergente une ouverture totale sur l’extérieur.

5 – Certaines expériences historiques démontrent enfin qu’il faut qu’un dialogue s’établisse entre la société et les autorités pour améliorer la gestion de la rente pétrolière. Par exemple, des études ont montré que si l’on prend l’une des rares économies pétrolières qui ait réussi à se diversifier en dehors des hydrocarbures, l’Indonésie, ce succès a été dû à la capacité de ce pays à mettre en place un dialogue entre les autorités de l’époque (le président Suharto) et certains groupements représentants des intérêts industriels sur la manière de gérer au mieux des intérêts du pays la rente pétrolière (en évitant une trop forte appréciation). Ceci signifie à mon sens qu’il existe sans doute un enchaînement vertueux : des revenus pétroliers permettant de favoriser la modernisation de la société (dépenses de protection sociale, d’éducation) permettent en retour d’établir un dialogue fructueux qui améliore la qualité de la gestion de la rente pétrolière. Evidemment, chaque pays est spécifique mais on rencontre souvent dans les économies pétrolières le sentiment parfois subjectif dans la population que les revenus pétroliers s’accroissent sans que les personnes « ordinaires » en bénéficient vraiment.

En conclusion, il faut évidemment rappeler que la situation macroéconomique du Kazakhstan est excellente et que sa gestion de la rente pétrolière semble beaucoup plus raisonnable que ses voisins. Toutefois, les défis d’un développement réussi basé sur l’exploitation de ressources naturelles restent gigantesques et on peut penser qu’il est peut-être dommage, à cet égard, que les économies pétrolières ou gazières ne mettent pas plus en commun leurs expériences diverses dans ce domaine.

* Chercheur associé au CNRS – Monde Iranien, membre associé à l’Institut Interna­tional d’Etudes Stratégiques – Paris. Auteur de l’Economie de l’Iran islamique, entre ordre et désordres, l’Harmattan, 2002.

Notes

1.Boris Najman (CNRS-ROSES University of Paris I), Richard Pomfret (University of Adelaide), Gaël Raballand (World Bank), Patricia Sourdin (University of Adelaide), How are Oil Revenues Redistributed in an Oil Economy ? The Case of Kazakhstan, Paper presented at the American Economic Association conference in Boston (MA) in January 2006.

 

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