Le Kosovo au cœur de la question des frontières dans les Balkans

Alexis TRUUDE
Enseignant à l’Université de Versailles (Chargé de cours en Géographie des conflits), spécialiste de l’Europe du Sud-Est ; Écrivain et expert en géopolitique (émissions radio et télévision nationale et internationale) *
1er trimestre 2013

Le Kosovo, région des Balkans sans tradition étatique établie, est devenu un quasi-État au cœur de l’Europe, c’est-à-dire un gouvernement qui ne contrôle pas son territoire. Cela a entraîné l’apparition de barrières à plusieurs niveaux : barrières économiques entre entités mono- ethniques, limites conflictuelles entre réseaux clientélistes ou mafieux, frontières avec les pays voisins hermétiquement fermées. Or cette situation amène un éclatement du territoire en de multiples féodalités économiques, entre enclaves ethniques, voire des micro- États comme le Kosovo -Nord.
* En 2006 il a publié La Géopolitique de la Serbie, Éditions Ellipses, et en 2012 il écrit Balkans :
un éclatement programmé, Editions Xénia
INTRODUCTION
Le Kosovo, auto-proclamé indépendant le 17 février 2008, présente l’exemple même d’une entité au cœur de l’Europe où de multiples barrières, à la fois politiques, économiques et mentales se sont érigées. Devenu un quasi-État dès sa création, le Kosovo est un modèle de gouvernement qui ne parvient pas à asseoir son autorité sur l’intégralité de sont territoire. En proie encore en 2012 aux vengeances inter-ethniques, mais devenu également le trou noir de l’Europe, lieu de passage de nombreux trafics, le Kosovo subit un émiettement territorial continu. Or le gouvernement central, à la recherche d’une légitimité internationale qui ne lui est pas encore acquise (il n’est membre ni de l’ONU, ni du FMI, ni de l’OMC), cherche par tous les moyens à dépasser la problématique frontalière. Cela passe par une volonté d’intégration européenne, mais qui ne pourra se faire pour des raisons géographiques lourdes sans son voisin du nord la Serbie ; c’est également la recherche d’alliés solides mais lointains, comme les États-Unis.
La question est pour nous de savoir si les multiples barrières qui existent au Kosovo seront dans un avenir proche effacées, ou au moins atténuées, par l’action d’acteurs extérieurs comme l’Union européenne ou les États-Unis.
I – Une situation géopolitique originale
1- Un territoire riche en minerais mais touché par un chômage massif
Situé dans une région de moyennes montagnes, à l’ouest des Balkans, le Kosovo est frontalier de la Macédoine, de l’Albanie, de la Serbie et du Monténégro. C’est un véritable carrefour entre la mer Adriatique, la mer Egée et la mer Noire. Le Kosovo-Métochie s’étend sur 10 887 km2 et est formé des plaines du Kosovo à l’est et des hauts plateaux de la Métochie à l’ouest ; celle-ci s’appuie sur les massifs montagneux du Prokletije et de Šar Planina, qui culmine à 2 640 m.
Le Kosovo est aussi l’une des régions les plus riches d’Europe en charbon, mais aussi en plomb et en zinc. La réserve du bassin de Kopiliq est estimée à plus de
12 millions de tonnes, soit la 4° réserve mondiale de lignite : cela lui permet depuis 2004 d’exporter de l’électricité aux pays voisins de la Serbie. La mine de Trepča, avec ses 7,5 millions de tonnes de réserve de minerai, fournit encore du plomb, du zinc et du cuivre avec des teneurs exceptionnelles (20 % pour le plomb contre 0,9 % en moyenne dans le monde. On trouve également au Kosovo de l’argent, de l’or, du nickel de la bauxite et du manganèse.
Le Kosovo-Métochie rassemble 1 956 000 habitants, qui se répartissent en 21 nationalités. Ses habitants sont majoritairement Albanais (86% selon le dernier recensement de 1991), mais il y a 135 000 Serbes, 80 000 Roms, 60 000 Bochniaques et de nombreuses autres communautés comme les Turcs, les Egyptiens ou les Croates. Mais cette population, dont la moitié a moins de 19 ans, est fortement touchée par le chômage : il concerne 47 % de la population active et est majoritairement de longue durée. Les deux-tiers des moins de 24 ans sont frappés par le chômage ; or dans une région qui connaît le plus haut taux de fécondité en Europe, cela présente des risques encore plus grands à l’avenir. Par ailleurs, 69 % des femmes ne travaillent pas, et la proportion est de 95 % chez les citadines de moins de 24 ans.
2 – Une entité sous protectorat international
Province autonome de la république de Serbie, le Kosovo-Métochie possède depuis 1968 une Assemblée provinciale et l’usage officiel de deux langues, le serbe et l’albanais. Depuis les accords de Kumanovo signés en juin 1999, la résolution 1244 de l’ONU fixe le statut de cette région. La MINUK, ou Mission des NationsUnies pour le Kosovo, administre cette province grâce à des préfets qu’elle a nommés : des hôpitaux à l’éducation en passant par la reconstruction économique, elle impose ses normes administratives aux autorités de Belgrade. Mais parallèlement à la MINUK, une administration municipale et provinciale albanaise gère les affaires locales ; depuis fin 2004, un transfert de compétences de la MINUK vers les autorités albanaises s’opère progressivement. En février 2008, le parlement albanophone a auto-proclamé l’indépendance du territoire, mais sans l’accord de la minorité serbe qui depuis administre sous forme autonome les territoires du Kosovo-nord. Outre cette barrière interne (entre Kosovo et Kosovo-nord), l’autorité est de facto partagée avec des organisations régionales ou internationales : la mission EULEX contrôle la police et la justice, un contingent de l’OTAN dénommé KFOR assure la sécurité sur les grandes artères et les centres urbains, alors que l’ONU déploie encore des missions civiles importantes. Le Kosovo est donc un laboratoire de l’ONU sous forme de protectorat.
3 – Une protection de l’OTAN inefficace
Sur le plan de la sécurité, la KFOR, ou force de l’OTAN pour le KosovoMétochie, réunit en 2012 5 500 soldats répartis en plusieurs contingents – cinq zones données chacune à une puissance. Au nord sont installées les forces françaises (Mitrovica), à l’ouest les forces italiennes (Djakovica), au centre les forces britanniques (Priština), au sud-ouest les Allemands (Prizren) et au sud-est les Américains (Gnjilane). Huit ans après l’installation de la KFOR et de la MINUK, quel est le bilan sur le plan sécuritaire ? Force est de constater l’inefficacité de troupes militaires qui n’arrivent pas à accomplir la tâche de police qui leur est assignée.
A MITROVICA-NORD, l’omniprésence des soldats de la KFOR pourrait faire croire à un danger permanent. terrasses de café occupées par des bataillons français dès le matin, patrouilles par groupes de trois de la KFOR allemande ou autrichienne dans les faubourgs les plus reculés, sans intérêt stratégique, déploiement de véhicules blindés aux carrefours importants. Il n’est pas rare de voir débarquer minuit passé dans un pub de la ville un bataillon belge, comme en pays conquis mais ayant une crainte infondée de la population, fusil en bandoulière et maintenu en position de tir. Malgré ce déploiement de force inconsidéré, le chef de la MINUK à Mitrovica-Nord, Jaroslav Kozak, nous a confié humblement qu’après huit ans de présence dans la ville il ne peut pas faire grand chose. Devant les trois tours multiethniques de la ville, placées côté serbe, le gendarme français, assisté de son accolyte pakistanais, avoue son inutilité : “On est là en quelque sorte pour le fun !”. La conséquence de cette inefficacité de la présence internationale se fait ressentir sur le plan sécuritaire. Le 13 août 2003, des extrémistes albanais mitraillaient sans raison un groupe d’adolescents serbes se baignant aux abords du village de goraždevac, tuant les jeunes Ivan Jovanović et Pantela Djakić. Or cela n’est qu’un exemple d’actes terroristes contre la population non-albanaise perpétrés depuis l’été 1999 sur tout le territoire du Kosovo : grenades lancées de nuit sur des maisons, attaques de convois sur les routes, kidnapping. Entre le 17 et le 18 mars 2004, des émeutiers prennent pour cibles la communauté serbe dans toute la province et font 22 morts, 900 blessés et plusieurs centaines de maisons sont brûlées. Depuis, plus aucun Serbe ne vit à Prizren, la seconde ville du Kosovo. Début septembre 2007, en une semaine, les extrémistes albanais ont attaqué à trois reprises des maisons serbes à la grenade autour de la ville de Gnjilane.
ii – Une situation sociale et économique très en-dessous des normes européennes
1 – Une faillite économique a – Investissements et efforts de la communauté internationale
Entre 1999 et 2003, quelque 2,2 milliards de dollars d’aide internationale ont été donnés au Kosovo. Le problème est que cette aide internationale s’est ralentie après 2002. Or le montant et le rythme des investissements privés est décevant. Depuis 2000, seuls 30 millions d’euros ont été investis par le privé dans l’économie du Kosovo : l’incertitude qui plane sur les politiques économiques, la lourdeur administrative et des différences régionales marquées par les autorités locales empêchent les investisseurs de s’impliquer davantage.
Mais ces investissements privés sont très bien ciblés. Les richesses minières qui intéressent au plus haut point les investisseurs étrangers ne sont pourtant pas toutes exploitées avec la même intensité. Les mines de zinc ont déjà un marché régional intéressant et un fort potentiel à l’exportation. Des pays acheteurs comme la Russie, l’Italie et l’Allemagne seraient déjà intéressés par un redémarrage des mines de magnésium et de nickel. La privatisation à ce jour de 24 entreprises au Kosovo – surtout dans le domine énergétique – a été suspendue en 2004 car la « Kosovo Trust Agency » (KTA) chargée de ces opérations permettait aux investisseurs de racheter des firmes sans prendre en charge les dettes contractées. De plus, il ya encore une confusion des rôles entre la KTA qui reste le véritable propriétaire des installations et le « Ministères des Finances et de l’Économie » du Gouvernement provisoire, lequel accorde les fonds publics.
b – Obsolescence du secteur énergétique
Le secteur énergétique se trouve actuellement au Kosovo-Métochie dans une situation dramatique. Les deux centrales électriques de cette province ne peuvent à l’heure actuelle garantir la fourniture d’électricité aux 2 millions de Kosovars, ce qui provoque de nombreuses coupures quotidiennes : en 2008, 90 jours sur l’année en moyenne. Seule la centrale « Kosovo B » est en train d’être réhabilitée, avec un financement de l’UE. Ainsi, dans l’enclave serbe de Štrpce, rattachés à la centrale thermique du KEK contrôlée par les Albanais, les habitants doivent se débrouiller avec de l’électricité fournie trois fois une heure dans la journée. Le chauffage électrique a été remplacé ces dernières années par le chauffage au bois, mais cela n’a pas empêché certains immeubles d’être privés de chauffage l’hiver dernier. Enfin, l’industrie du bois et complexes hôteliers de ce qui reste le plus beau domaine skiable du Kosovo tournent au ralenti.
Le complexe minier de trepča est un bon exemple d’une structure au redémarrage lent, où des investisseurs peu scrupuleux pourraient profiter d’une situation sociale tendue. Dans les années 1970, c’était un des plus grands complexes miniers d’Europe. Sur 9500 ouvriers enregistrés en 2000, seuls 4000 reçoivent des salaires aujourd’hui, a fortiori de façon irrégulière. La situation est désolante : wagons de marchandises bloqués depuis 1999, chaudrons rongés par la rouille et bâtiments portant les stigmates d’affrontements à l’été 1999 entre les ouvriers et les soldats bengalis et pakistanais de l’ONU. Dans l’attente d’un repreneur, pour maintenir une activité, le combinat s’est tourné depuis 2001 vers le recyclage de métaux usés, ce qui permet à plusieurs centaines d’ouvriers de maintenir la fiction d’un emploi – en fait un chômage technique payé 30 euros par mois. Le contraste est saisissant avec la présence dans les bureaux et sur le site industriel de dizaines d’ “experts” finlandais, allemands, croates, en cravate et dossier à la main, payés 3 à 4 000 euros par mois pour donner des avis qui pour l’instant ne sont appliqués. Sans parler de la catastrophe écologique qui ne semble pas inquiéter la communauté internationale : 300 tonnes au bas mot de lignite s’écoulant à la moindre pluie sur la Bistrica.
Les services postaux, télégrammes et de reversement de pensions ne fonctionnent pas entre la Serbie centrale et le Kosovo. Il n’y a aucun contact entre les anciennes ptt de Serbie et les nouveaux PTK kosovars formés en 2001; par exemple, on ne peut d’un bureau de Pristina appeler à Pristina qui est à 3 km. A Velika Hoca, pour maintenir l’artifice d’un état unique, les PTT du “Kosova” (terme albanais pour le Kosovo) ont installé un bureau de poste, mais où les appels téléphoniques vers la Serbie centrale passent par la Suisse et le courrier expédié de France arrive plus rapidement que de Belgrade.
2 – Une situation sociale et culturelle préoccupante
Le manque de sécurité a créé des situations de coupure entre les deux ethnies principales, les Albanais et les Serbes : dans tous les domaines de la vie quotidienne, une situation d’isolement et d’enclavement est vécue par des populations qui se sentent abandonnées par les autorités.
a – Transports : de fortes restrictions à la circulation
Les autocars de l’UNMIK étaient utilisés jusqu’en janvier 2005 ; depuis, ce sont les autorités du Ministère des Transports des Institutions du Kosovo qui s’en chargent. Des autocars kosovars traversent les enclaves serbes, mais il est risqué de les emprunter et de voyager par ce moyen de transport, car il n’y a aucun mélange entre Albanais et non-Albanais. Certaines lignes privées serbes vont de Gračanica à Belgrade ou bien de Štrpce à Belgrade, mais sans le droit par exemple pour cette dernière de s’arrêter à la gare routière de Gnjilane. Il n’existe pas encore de ligne régulière publique entre Priština, la capitale, et le faubourg de Gračanica Štrpce de Priština pour les Albanais, mais pas pour les Serbes ni pour les autres minorités ethniques.
Autre exemple de barrière mentale, cela fait des années que les viticulteurs serbes n’osent plus aller travailler dans les vignobles environnants l’enclave de Velika Hoča car, en 2000 et 2001, trois d’entre eux ont été assassinés sur ces collines. Résultat, plus aucun Serbe ne va à pied jusqu’à la ville voisine d’Orahovac depuis cette date. Enfin, dernier phénomène ségrégatif : la peur des vengeances ethniques. Ainsi, quelques rares Serbes, surtout des vieillards, sont timidement revenus dans la ville orientale de Gnjilane, mais à voir l’empressement de ces trois familles serbes à descendre de l’autobus, au bord de la route en dehors du village, pour se rendre chez elles en catimini, nous sentons leur crainte des radicaux albanais. Genre de scène répétitive, où les bus serbes n’osent plus rentrer à la gare routière et embarquent les passagers en moins de trente secondes, à l’extérieur du village, dans le silence.
b – Des services publics peu efficaces
Le domaine de la santé publique est lui aussi touché par des phénomènes de ségrégation sur tout le territoire du Kosovo. Ainsi dans l’enclave méridionale de Štrpce a été créé un centre de soins dès 2000 : des soins gratuits y sont prodigués qui attirent les Albanais des villages environnants. Une affiche de “Pharmaciens sans frontières” placardée à l’entrée nous a intrigués. L’employée chargée de distribuer les médicaments nous a courtoisement expliqué que l’ONG française avait distribué en 2000 et 2001 un stock non négligeable, mais plus rien depuis, comme si la situation ne le nécessitait plus ; ou bien que la communauté internationale, ONG comprises, prévoyait depuis 2001 l’évacuation de ces enclaves. Autre exemple, dans l’enclave occidentale de Velika Hoča, de peur de ne pas être bien soignés, les habitants doivent traverser presque toute la Métochie pour aller se faire soigner à Priština, voire à Mitrovica-Nord – plus de 80 km de petites routes. Les maris ont pris l’habitude d’envoyer leurs femmes enceintes un mois avant la naissance prévue, mais il arrive que la naissance se fasse dans la souffrance avant terme.
Les services postaux, télégrammes et de reversement de pensions ne fonctionnent pas entre la Serbie centrale et le Kosovo. Il n’y a aucun contact entre les anciennes ptt de Serbie et les nouveaux PTK kosovars formés en 2001; par exemple, on ne peut d’un bureau de Pristina appeler à Pristina qui est à 3 km. A Velika Hoca, pour maintenir l’artifice d’un état unique, les PTT du “Kosova” (terme albanais pour le Kosovo) ont installé un bureau de poste, mais où les appels téléphoniques vers la Serbie centrale passent par la Suisse et le courrier expédié de France arrive plus rapidement que de Belgrade.
c – Écoles : une ségrégation de fait
Le Ministère de l’Education de Pristina a imposé l’albanisation des cours en primaire en 2006, ce qui a de fait éliminé une tradition culturelle datant de la Yougoslavie socialiste : les écoles où la majorité des enfants avaient pour langue maternelle une langue minoritaire l’utilisaient en classe. Cela donne depuis 2006 une situation d’appauvrissement culturel et a érigé de nouvelles barrières linguistiques pour des minorités qui jouissaient jusque là de droits culturels élevés.
Dans le village de Sivinje/Shivinjan, le maire bochniaque a refusé l’albanisation de l’enseignement afin de maintenir la cohésion dans son village entre communautés bosniaque et serbe, parlant toutes deux le serbo-croate, alors que dans le village voisin de Musnikovo/Mushnikovë , aucun cours ne se fait en bochniaque ou en serbo-croate, appliquant l’arrêté provincial et effaçant ainsi plusieurs décennies de pluri-linguisme. Enfin dans la capitale Priština, plus aucun cours à l’Université ne se fait en serbe ou en turc : les étudiants serbes sont allés se réfugier à Mitrovica, alors que les Turcs partent étudier soit en Bosnie soit en Turquie.
Dernier phénomène de ségrégation culturelle, les noms serbe, rom ou bochniaque sont systématiquement rebaptisés par les Institutions Provisoires de Pristina. Ainsi Ferizaj pour le nom serbe d’Uroševac ou Skenderaj pour Srbica. Dragas, ville historique des Goranis reconnue pendant la période communiste, a été rebaptisée Sharri par les Albanais.
iii – Les implications stratégiques du syndrome kosovar
1- Un jeu d’intérêts complexe a – Concurrence entre les bases américaines et les alliés de l’UE
En FYROM (ex- République Yougoslave de Macédoine), l’UE dispose d’une force militaire de 300 hommes, graduellement diminuée depuis 2001. En BosnieHerzégovine, la mission EUFOR-Althéa a remplacé au milieu des années 2000 les forces de l’OTAN. Cette timide et graduelle présence de l’UE est contrebalancée par une forte implantation dans les Balkans de bases militaires américaines. Depuis 1999, la stratégie du gouvernement américain est de transférer dans les Balkans l’essentiel de se forces afin de mieux pouvoir s’orienter vers le MoyenOrient. Dans ce marché très clair avec ses alliés balkaniques, les USA encerclent les pays, comme la Serbie, récalcitrants à leur politique impériale. Au moment même des bombardements de mars 1999 sur la Serbie, les USA inauguraient la base de Szegedin à la frontière Hongrie/Serbie. En Bulgarie, deux bases ont été construites par l’armée américaine depuis 2001, et une troisième est en négociation. Mais encore plus caractéristique, pas moins de quatre bases US ont été implantées sur le territoire de la Roumanie en cinq ans (2002-2007), dont deux sur le verrou de Constantza (interface Rhin/Main/Danube et Mer Noire). Sans oublier le véritable camp retranché qui est, 17 ans après la fin de la guerre en Bosnie-Herzégovine, durablement installé à Tuzla.
Base de Bondsteel à l’intersection des axes d’influence USA/Russie/Islam
La base principale de l’armée américaine dans les Balkans est située près d’Uroševac, dans le secteur Est du Kosovo. Construite à partir de 1999, elle couvre 750 hectares, et peut abriter jusqu’à 7000 soldats. Elle est constituée de 300 bâtiments en dur, 25 km de routes asphaltées, 52 pistes d’envol, 55 hélicoptères (12 Apaches) et est défendue par un mur d’enceinte en ciment de 14 kilomètres de long et de 6 mètres de hauteur. La base de Bondsteel est l’exemple même du complexe militaro-industriel américain . Construite par la société privée « BROWN and ROOTS SERVICES », un temps dirigée par Dick Cheney, elle est le 1° employeur du Kosovo avec 20 000 emplois indirects. Bondsteel est également une véritable ville, avec son down-town, ses banlieues, ses cinémas et ses églises ; on y trouve notamment un Burger King, ainsi que le plus grand hôpital militaire d’Europe.
Pour élargir la problématique, il faut savoir que « BROWN and ROOTS SERVICES » a investi en 1999 180 millions dollars avec Hongrie, Bosnie et Bulgarie. Pour donald rumsfeld, ex-Secrétaire à la Défense. « Il ne s’agit pas de dépenses mais d’investissements. Vous – les forces US dans le monde- ne pesez pas sur notre économie, vous êtes le socle de sa croissance. » En fait, avec Bondsteel, c’est une présence à long terme des USA dans les Balkans qui s’esquisse. Bryan hopkinson, directeur pour le Kosovo de l’ICG, dit en novembre 1999 : « Cette base est une réponse au besoin de présence dans les Balkans, qui se fera ressentir dans plusieurs années ».
Assez grande pour accueillir un nombre croissant de soldats US, Bondsteel est une plate-forme de départ pour une future intervention militaire US dans la région. En cas de crise en Macédoine ou au Monténégro voisins, les forces américaines pourraient intervenir plus rapidement.
b – Le Kosovo comme couloir énergétique et au cœur d’un système d’alliance
Véritable entonnoir lorsqu’on observe les vallées de Métochie et leur barrière du Kosovo du point de vue centre-européen, la province s’ « ouvre » au corridor Viii à travers sa façade tournée au Sud vers la Macédoine. Lorsqu’on sait que le KosovoMétochie regorge de minerais rares comme le tungstène ou le zircon utile aux têtes de missiles ou de bombes, on comprend mieux l’intérêt porté par les États-Unis à l’axe Burgas/Dürres. A l’Est, dans la basse-Morava, le corridor X draine déjà dans un sens Nord/Sud des flux commerciaux vitaux pour la Macédoine ou la Serbie. A l’ouest, le corridor iV Bucarest-Trieste aiguïse les appétits des Russes. L’intersection entre les corridors IV, VIII et X, le Kosovo est au cœur d’un réseau de première importance.
Les Usa dans le jeu balkanique. En même temps, les USA donnent une récompense aux États ou peuples qui se sont montrés récemment reconnaissants de l’aide américaine. On pense ici à l’« axe vert » Turcs de Bulgarie / Albanais de Macédoine, du Kosovo et d’Albanie / Bosniaques de Bosnie. Il faut savoir que les Albanais tiennent le Ministère de l’Economie de l’ARYM et bénéficient depuis 2003 d’une large autonomie au Nord-ouest de la Macédoine ; ils sont également à la tête des instances provinciales du Kosovo séparée par une frontière militaire avec la Serbie. sevdije ahmeti, militant des droits de l’homme albanais, a dit que « les Albanais sont le seul peuple à aimer l’OTAN de tout cœur ».
Kosovo comme projection au Moyen-orient. A l’intersection des axes Mer Adriatique/Mer Noire et Danube/Mer Méditerranée. La forte présence américaine contrecarre les ambitions des russes et du monde arabe sur la région. En janvier 1999, l’éditorialiste du « Washington Post » déclarait sans ambages que « Le MoyenOrient devenant de plus en plus fragile, nous allons avoir besoin de bases et de droits de survol aérien dans les Balkans pour protéger le pétrole de la mer Caspienne». Bondsteel aurait été conçu pour remplacer la base aérienne d’aviano (Italie), dans le cadre d’une réorientation de la stratégie américaine autour de la Mer Noire.
2 – Enchaînements en cascade
Les barrières érigées sur le territoire du Kosovo servent de modèle pour des groupes irrédentistes dans toute la région et sont déjà manipulés par des puissances extérieures, à l’instar des États-Unis ou de l’Arabie saoudite.
a – Soutien américain aux irrédentismes musulmans
Dans la Fédération croato-musulmane de Bosnie-Herzégovine, les autorités américaines envoient dès 1994, alors que le conflit bosniaque n’était pas terminé, des instructeurs militaires et des vétérans US officiant pour plusieurs groupes de sécurité privés. Entre 1995 et 2001, plusieurs centaines de moudjahiddins venus de Jordanie ou d’Arabie saoudite pendant le conflit restent dans la Fédération croatomusulmane et se voient même attribuer des passeports bosniaques (1995-2001) ; or les autorités US n’entament aucune poursuite à leur encontre. Ce n’est qu’après 2001 et les événements du 11 septembre que les USA font pression sur les autorités de Sarajevo pour poursuivre, parmi ces vétérans islamistes du conflit bosniaque, quatre d’entre eux qui ont collaboré aux événements du World Trade Center.
D’autre part, un arc de tensions se développe depuis quelques années de part et d’autre du Kosovo. Au Sandjak, couloir stratégique de 8873 km2 reliant le Kosovo à la Bosnie, une guérilla politique oppose parfois violemment les représentants des deux partis musulmans, le Parti d’action démocratique (SDA) prônant un rattachement à la Bosnie voisine, au Parti démocratique du Sandjak (SDP) plus légaliste vis-à-vis de Belgrade. Le terrorisme islamiste a fait son apparition en 2007. Après la guerre de Bosnie (1992-1995), certains groupes de moudjahidin afghans et arabes avaient trouvé refuge au Sandjak. Après plusieurs années d’attente, les groupes wahhabites sont passés à l’action au printemps 2007 et la police serbe a démantelé un camp d’entraînements militaire et une cache d’armes autour de Novi Pazar, arrêtant 5 Jordaniens.
Située au sud de la Serbie à l’intersection des corridors VIII et X, une guérilla albanaise maintient la pression contre la police serbe. Le 24 février 2003, à 10 km de Bujanovac, le policier Milan Vujović était tué en patrouille sur une mine ; fin octobre 2005, une explosion éclatait dans le centre de Preševo, revendiquée par un groupe armé albanais. Le rattachement au Kosovo est porté par tous les partis albanais de la vallée qui proposent un marché : en cas de partition du Kosovo, sa partie septentrionale donnée aux Serbes permettrait aux Albanais de Preševo d’être rattachés au nouvel État kosovar. En cas de heurts entre les deux forces militaires, les liens avec la Macédoine et la Grèce seraient coupés pour la serbie, à l’endroit où le corridor européen X est vital pour la survie de l’économie serbe.
b – Un précédent historique
L’indépendance en temps de paix d’un Kosovo à la situation économique et sécuritaire non-réglée, et sans antécédent étatique dans l’histoire, serait un précédent dans toute l’histoire contemporaine européenne. L’effet-domino pourrait déstabiliser plusieurs régions en Europe. Par effet de levier, les serbes de Bosnie pourraient automatiquement demander leur indépendance. Dans les Balkans occidentaux, les albanais de Macédoine et du Monténégro pourraient légitimement demander leur scission de ces deux pays pourtant récents et en pleine transition politique. En Europe centrale, la forte minorité hongroise, disposant déjà d’une large autonomie en Roumanie et en Slovaquie, pourrait passer à un mouvement sécessionniste. Enfin sur ses confins, la Russie demanderait la scission de l’abhazie et de l’Ossétie du sud, ce qui déstabiliserait fortement la Géorgie ; sans penser aux éventuelles séparations de la crimée et de la Moldavie respectivement d’Ukraine et de Transnistrie.
Or cette boîte de Pandore ouverte en Europe orientale pourrait avoir des effets déflagrateurs en Europe de l’Ouest. Les catalans et les Basques, dotés eux aussi d’une large autonomie dans leurs provinces, pourraient passer au stade supérieur et se sépare de l’Espagne. En Belgique, l’unitarisme déjà fortement mis à mal pourrait être balayé par la scission des flamands. En France, la question corse ou bretonne risquerait d’être ravivée.
concLUsion
A l’aune de ces processus économiques, culturels et politiques, on comprend mieux pourquoi le Kosovo reste en proie à des phénomènes de morcellement interne, avec des barrières économiques et militaires réelles s’érigeant chaque jour.
En raison d’une position énergétique et stratégique de premier plan, ce petit territoire au cœur des Balkans n’a pas eu le temps de dépasser les clientélismes régionaux et les haines ethniques qui s’expliquent par des processus de prédation des richesses. D’un autre côté, le développement du pays se fait sur des bases nationales, processus logique d’un État en construction : le choc entre ces deux processus antagonistes explique les divisions de l’espace kosovar.
Des facteurs exogènes expliquent aussi le morcellement du territoire entre baronnies économiques et zones d’influence des grandes puissances (corridors énergétiques). Le Kosovo est bien l’exemple du retour de la question d’Orient, avec pour corollaire l’érection de barrières économiques et politiques pour de longues années encore.
Dès lors se pose la question de savoir si l’Union européenne offre un avenir suffisamment construit et prometteur : ce n’est pas ce que semblent penser les dirigeants actuels du Kosovo qui se vouent aux sirènes du grand frère américain et vont jusqu’à chercher des alliés potentiels comme la Turquie. Or tant que ces questions ne seront pas réglées par les Européens, l’émiettement du Kosovo profitera aux mafias et potentats balkaniques, lesquels se feront fort de poursuivre le dépeçage du Kosovo, à l’image des irrédentismes des Hongrois en Voïvodine ou des Albanais en Macédoine.

Article précédentCourses à l’armement et trafics des armes
Article suivantla nouvelle carte spectrale des conflits : une géographie introuvable

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.