LE KOSOVO ET LES COULOIRS EUROPÉENS

Gilles TROUDE

Juillet 2008

La déclaration unilatérale d’indépendance du Kosovo du 17 février 2008 soulève la question de la position géostratégique de ce nouvel Etat en Europe, ainsi que des motivations géopolitiques des 41 Etats sur 203 dans le monde qui ont cru bon de le reconnaître à ce jour (31 mai 2008).

Alors que l’île de Chypre, bien que membre de l’Union Européenne, est tou­jours divisée en deux depuis 1974 (la partie septentrionale étant toujours occupée par la Turquie, qui interdit ses ports à la République grecque méridionale), et que le conflit de l’Ulster entre l’Irlande et la Grande-Bretagne -tous deux pourtant mem­bres de la même Union- n’a pu trouver une solution qu’au bout de quarante ans, quelle urgence poussait la France, l’Allemagne, l’Italie et la Grande-Bretagne, bien­tôt suivis par les Etats-Unis d’Amérique, à reconnaître avec une telle précipitation cette indépendance autoproclamée ?

En 1997, à Helsinki, la IlIème Conférence des ministres des Transports d’Eu­rope avait retenu dix couloirs – rail, route et navigation. Or, il se trouve que le Kosovo, province déshéritée de la République de Serbie, est au carrefour de trois couloirs européens, les corridors IV, VIII et X. Le couloir européen X, en direction Nord-Sud, qui va de Salzbourg en Autriche à Thessalonique en Grèce, suit la voie traditionnelle danubienne entre Vienne, Budapest, et Belgrade, et rejoint la Mer Egée, via la vallée du Vardar. Le couloir IV, partant de Berlin, rejoint la Mer Noire via Belgrade et Nis en Serbie, et Dimitrovgrad en Bulgarie. Le corridor VIII, moins connu -car abandonné pendant plus d’un siècle pour des raisons géopolitiques-en direction Est-Ouest, joint la Mer Noire (Burgas) à l’Adriatique (Dùrres) via la Bulgarie, la Macédoine (FYROM) et l’Albanie.

Ce couloir VIII européen est d’autant plus stratégique que le projet d’oléoduc Trans-Balkans AMBO (Albanian, Macedonian andBulgarian Oil Corporation), dont le siège social est situé à Pound Ridge dans l’Etat de New-York, suivra cet itiné­raire passant par le Kosovo1. Cet oléoduc acheminera le pétrole des gisements de Kashagan au Nord de la Mer Caspienne (Fédération de Russie). Or, selon Richard Giragossian, de l’Institut Asie centrale – Caucase à l’Université américaine John Kopkins « Kashagan serait aussi vaste, voire surpasserait les réserves de pétrole de la Mer du Nord ». Le groupe français Total-Fina-Elf (associé à l’ENI italienne) est en compétition pour les gisements de la Mer Caspienne avec British Petroleum et les groupes américains Amoco, Texaco et Chevron.

L’Union Européenne projette d’investir plus de dix milliards d’Euros dans ce couloir VIII (oléoduc, voie ferrée et autoroute) dans les années à venir. Pour l’ins­tant, seuls deux tronçons d’autoroute sont achevés sur cet axe : l’un reliant Sofia à Plovdiv en Bulgarie (150 km), et l’autre entre Skopje et Tetovo en Macédoine (40 km). La traversée de l’Albanie, totalement sous-équipée en raison de son long isole­ment géopolitique, exigerait des investissements très importants.

L’oléoduc Trans-Balkans AMBO a fait l’objet d’une étude de faisabilité par la compagnie Brown and Root, basée à Houston au Texas, filiale ddHalliburton, dont Dick Cheney était le directeur avant d’être élu vice-président des Etats-Unis. Ce projet est également l’œuvre de la Trade and Development Agency, agence fédérale pour le commerce et le développement, créée en 1981 par le Président Reagan pour favoriser les exportations américaines. La TDA déclarait en 1999 avoir investi dans les quatre dernières années plus de 22 millions de dollars dans le Sud des Balkans. Or, la TDA a été très impliquée dès l’origine dans la conception du corridor VIII, et elle a décidé en 1998 de financer spécifiquement les études de faisabilité des travaux de modernisation des ports de Burgas en Bulgarie et Constantza en Roumanie : les études ont été effectivement réalisées en 2000 et 2002. Ce n’est pas un hasard si la Bulgarie a annoncé en 2003 qu’elle mettait à la disposition des troupes anglo-amé­ricaines le port de Bargas, point d’arrivée du corridor VIII .

Cet axe militaro-énergétique fortement contrôlé par les Américains ne fait pas seulement concurrence aux Européens : en évitant le passage par la Serbie, le cor­ridor IV est un moyen pour la Bulgarie de devenir un carrefour entre l’Ouest -dé­bouché de Bari en Italie- et l’Est -la Mer Noire.

Il fait concurrence également à la Turquie, le détroit du Bosphore étant ainsi court-circuité ; d’une part, pour une raison technique, parce que les supertankers pétroliers de 300.000 tonnes ne peuvent plus emprunter le Bosphore, seule voie congestionnée de sortie de la Mer Noire, où les tankers sont maintenant limités à 150.000 tonnes ; d’autre part, sur le plan stratégique à long terme, dans l’hypothèse où les fondamentalistes prendraient le pouvoir à Ankara -ce qui ne paraît pas im­possible dans l’avenir, puisqu’un parti islamiste est déjà au pouvoir-, il paraît pru­dent aux puissances occidentales d’envisager une voie de substitution… Toutefois, sur le plan politique, ce vaste projet risque de susciter le mécontentement des diri­geants politiques de la Turquie.

C’est dans ce cadre géostratégique qu’il faut comprendre les raisons de la construction par l’armée américaine de la base géante de Camp Bondsteel (« Lien d’acier » en anglais) au Kosovo, sa principale base dans les Balkans : située près d’Urosevac, dans le secteur Est du Kosovo, près de la frontière macédonienne, elle couvre 750 hectares (confisqués aux habitants locaux) et peut abriter jusqu’à 7.000 soldats (les trois quarts des soldats américains stationnés au Kosovo). Elle est consti­tuée de 300 bâtiments en dur, 25 km de routes asphaltées, 52 pistes d’envol, et 55 hélicoptères. Elle est défendue par une enceinte fortifiée en ciment et en terre de 14 km de long -dont l’érection a exigé l’arasement de deux collines environnantes et le comblement d’une vallée- et par 84 km de barbelés, avec 11 tours de guet. Il s’agit d’une véritable cité américaine au cœur de l’Europe, avec trois zones urbaines, des cinémas, des salles de sport disponibles 24 h sur 24, deux églises, et une bibliothè­que. On y trouve également un Burger King, ainsi que l’hôpital militaire le mieux équipé d’Europe2.

Cette base militaire est si grande que, dans la population locale, circule une plaisanterie : à la question : « Que voit-on de la Lune sur le globe terrestre ?» on vous répond : « La Muraille de Chine et Camp Bondsteel » !

Camp Bondsteel a été conçue comme une enclave autosuffisante, dotée de toutes les réserves en cas de guerre : toutes les fournitures qui lui sont nécessaires (ali­mentation, eau, électricité, transports, pompiers etc.) ont été sous-traitées par le Pentagone à une société privée, Brown and Root Services, filiale ddHalliburton, que nous avons déjà mentionnée à propos du projet d’oléoduc AMBO, et qui avait déjà construit des bases en Somalie en 1992, et à Haïti en 1994 pour 18.000 hom­mes. Durant sa phase de construction, Brown and Root était le principal employeur du Kosovo, avec l’embauche de 7.000 Albanais encadrés par 1.700 techniciens et 1.000 ex-militaires américains.

Que la création de cette base dépasse le cadre étroit du Kosovo paraît une évi­dence. Cette vision n’a d’ailleurs pas échappé à l’éditorialiste du Washington Post, qui écrivait candidement, dès janvier 1999, que « le Moyen-Orient devenant de plus en plus fragile, nous avons besoin de bases et de droits de survol aérien dans les Balkans pour protéger le pétrole de la mer Caspienne ». D’ailleurs, selon le colonel Mac Lure, commandant la 1ère Division d’infanterie U.S., « les plans de sa construction avaient été dressés des mois avant que la première bombe ne soit larguée »3, c’est-à-dire bien avant la Conférence de Rambouillet, dont l’échec a été le prétexte à l’intervention de l’OTAN.

Un officier supérieur britannique a confirmé au Washington Post que « cette base est la preuve évidente que les Américains s’engagent à fond dans les Balkans et entendent y rester ».

Certains analystes supputent que Camp Bondsteel , par son ampleur, aurait été conçu pour remplacer la base aérienne d’Aviano en Italie, dans le cadre de d’une réorientation de la stratégie américaine autour de la Mer Noire4. Deux bases ont déjà été construites par l’armée américaine depuis 2001 en Bulgarie, et pas moins de quatre en Roumanie en cinq ans (2002-2007), dont deux sur le verrou de Constantza (débouché de l’axe Rhin/Main/Danube sur la Mer Noire).

On remarquera que le projet américain d’oléoduc AMBO -qui suppose un re­tour au calme au Kosovo et en Albanie, ce qui n’est pas pour demain- est concurrent du tracé de l’oléoduc « South Stream » (« Courant Sud ») prôné par les Russes, qui font un grand retour dans la région. Ce dernier suivrait un tracé beaucoup plus sûr, et donc moins coûteux, puisqu’il passerait par la Bulgarie, la Serbie et la Croatie, avec lesquelles des accords ont déjà été passés (en février 2007 en ce qui concerne la Croatie, pays qui n’est pourtant pas réputé comme russophile).

Déjà, en mars 1999, alors que les avions de l’OTAN bombardaient la Serbie, le général britannique Michael Jackson, qui commandait les troupes en Macédoine, expliquait au journal italien Sole 24 Ore :

« Les circonstances que nous avons créées ici ont changé. Aujourd’hui, il est absolument nécessaire de garantir la stabilité de la Macédoine et son entrée dans l’OTAN. Mais nous resterons ici longtemps pour garantir aussi la sécurité des cor­ridors énergétiques qui traversent ce pays ».

Et le journal italien d’ajouter :

« Il est clair que Jackson se réfère au Corridor VIII, l’axe Est-Ouest qui doit se combiner à l’oléoduc amenant les ressources énergétiques de l’Asie centrale aux terminaux de la Mer Noire et de l’Adriatique, reliant ainsi l’Europe à l’Asie centrale. Cela explique pourquoi les grandes et moyennes puissances, et avant tout la Russie, ne veulent pas être exclues des règlements de compte dans les Balkans »5.

 

Le Kosovo, plaque tournante du trafic de la drogue en Europe

Cet intérêt géostratégique du Kosovo est malheureusement contrebalancé par la place importante qu’il tient dans le trafic de drogues et la prostitution : selon un rapport de l’Observatoire Européen des Drogues et Toxicomanies (Europol), sur les 125 tonnes d’héroïne consommée en Europe, 80% (100 tonnes) transiteraient par le Kosovo ; le trafic d’héroïne y serait passé de 2/3 tonnes par an avant l’an 2000 à 8-10 tonnes entre 2000 et 2005, ce qui représente, sur la base d’un prix de vente de 50.000 $ le kg et 40% de taux de profit, 123 millions $ de bénéfice mensuel environ (1.476 millions $ par an) 6. En provenance de l’Afghanistan (6.110 tonnes d’opium produites en 2006), et traversant la Turquie, le circuit de l’héroïne ali­mente l’Europe occidentale via l’Albanie et l’Italie du Sud, où vit une importante colonie albanaise, liée à la maffia italienne.

Ces chiffres sont à rapprocher de ceux du commerce extérieur du Kosovo : avec 968 millions d’Euros d’importations pour 36 millions d’Euros d’exportations en 2003, le déficit commercial représentait 125% du PIB, entièrement couverts par l’aide internationale et les transferts privés (envois des expatriés). Mais, à lui seul, le trafic de la drogue, converti en Euros (1,476 millions de US dollars = 922 millions d’Euros) était égal à 95% du chiffre du commerce extérieur…

Quant à la prostitution, le Kosovo serait, selon un rapport de l’O.I.M., la pla­que tournante d’un trafic de très jeunes filles (âgées de moins de 25 ans pour les deux-tiers, et même de moins de 18 ans pour 15% d’entre elles) en provenance sur­tout de Moldavie (53%), de Roumanie (23%) et d’Ukraine (13%), et à destination de l’Ouest via l’Adriatique7 . Elle serait liée au trafic de drogues, et emprunterait les mêmes circuits, les bénéfices obtenus par les trafiquants de drogues étant réinvestis dans l’achat « d’esclaves sexuelles » (et inversement).

Grâce au programme de reconstruction entrepris par l’UNMIK, le PIB du Kosovo a augmenté en moyenne de 4,3% entre 2000 et 2004, et s’élève à 790 dollars par habitant contre 400 dollars dix ans auparavant. Néanmoins, selon le rapport d’information au Sénat fait au nom de la Commission des Affaires étran­gères, le Kosovo demeure l’une des zones les plus pauvres d’Europe, avec 36% de la population vivant sous le seuil de pauvreté (1,65 dollars par jour et par habitant). Le chômage touchait officiellement 47,2 % de la population active en 2002 – chif­fre à corriger compte tenu de l’existence d’une économie souterraine et informelle, qui réduirait en fait le chômage dans une fourchette allant de 20% à 30%, ce qui donnerait tout de même 36% à 39% de chômeurs réels -.

L’extrême pauvreté (moins de 2.100 calories par jour et par adulte) affecterait même 15% de la population, touchant plus particulièrement les enfants, les adultes illettrés et les handicapés. Enfin, avec 35 enfants sur 1.000 qui décèdent avant leur 5ème anniversaire, le taux de mortalité infantile est, d’après l’UNICEF, le plus élevé d’Europe8.

Pourtant, le Kosovo n’est pas dénué de ressources naturelles, avec d’importan­tes réserves de plomb, de zinc et de cuivre : 7.500.000 tonnes de minerais à des teneurs exceptionnelles (20% pour le plomb, et 3,5% en cuivre, contre 0,9% en moyenne dans le monde). Avant les évènements de 1999, le complexe de Trepca, près de Mitrovica, constituait l’un des tout premiers complexes miniers en Europe, combinat de type soviétique pratiquant l’intégration verticale (du minerai au pro­duit métallurgique fini)9. Rappelons que, durant la Deuxième guerre mondiale, le complexe de Trepca couvrit la plus grande partie des besoins du IIIème Reich en plomb, indispensable pour la fabrication des balles de fusil. Il employait encore 9.500 ouvriers en 1998. Ce complexe a subi d’importants dégâts lors des bombar­dements de 1999 ; les mines, faute d’entretien, ont été noyées, et leur remise en marche exige de très gros investissements. C’est pourquoi le combinat s’est recon­verti depuis 2001 dans le recyclage de métaux usés (ferrailles), ce qui a permis de réembaucher 4.000 ouvriers, qui perçoivent des salaires très bas, et de plus à un rythme irrégulier (en fait, il s’agit de chômage technique déguisé).

Le Kosovo dispose également d’importantes réserves de lignite : en 1988, l’autre complexe d’Obilic, près de Pristina, fournissait 11 millions de tonnes de lignite par an, exploité à ciel ouvert, qui fournissaient l’énergie permettant de produire 11% de la production d’électricité yougoslave. Pourtant, actuellement, pour fournir le courant à 2 millions d’habitants, seule la centrale « Kosovo B » a été réhabilitée, avec un financement de l’Union Européenne, mais avec de fréquentes coupures^ .

Dans l’ensemble, le Kosovo reste essentiellement un pays agricole, l’agriculture, qui occupe les deux tiers de la population active, représentant en 2005 un tiers du PIB et 18% de la valeur des exportations (fruits et légumes, textile, nickel). Il s’agit en moyenne d’exploitations de petite taille (70% ont 3,5 hectares de superficie au maximum).

Mais c’est sur le plan de la justice que la situation est la plus alarmante : sur 18.000 plaintes enregistrées par des Serbes ou des Roms dont les maisons ont été confisquées ou détruites depuis 1999, seules quelques dizaines ont été traitées à ce jour, les enquêtes des juges nommés par la MINUK étant entravées par la pression des mafias locales sur les citoyens, qui usent de la menace pour les empêcher de témoigner. Plus grave, entre 1999 et 2004, 1.197 non-Albanais ont été assassinés, et 2.300 kidnappésn .

C’est le lieu de mentionner les rumeurs de trafics d’organes de non-Albanais répandues par l’ancien procureur du TPI Carla del Ponte : dans son livre « la Chasse, moi et les criminels de guerre » paru en Italie le 3 avril 2008, l’auteur indique que, durant les enquêtes qu’elle a lancées concernant les crimes de guerre commis par l’Armée de Libération du Kosovo (KLA) contre des Serbes ou d’autres non-Alba­nais, le bureau du procureur fut informé que des personnes qui avaient disparu du­rant le conflit du Kosovo auraient été utilisées pour des opérations de prélèvement d’organes.

Le même bureau recueillit des informations selon lesquelles des enquêteurs et des officiels de la MINUK auraient appris que des Albanais du Kosovo auraient transféré 300 otages Serbes et autres non-Albanais dans des camions vers le Nord de l’Albanie durant l’été 1999. Ces prisonniers furent d’abord détenus dans des camps tels que Kukes et Tropoje. Les détenus les plus jeunes et les plus valides furent exa­minés par des docteurs, bien nourris et ne furent pas battus. Après quoi, un groupe de prisonniers fut transféré dans une « maison jaune » à quelque 20 km au Sud de Burel, déclare l’ancien procureur. Une salle dans la « maison jaune » servit de salle d’opération, dans laquelle les médecins extrayaient les organes des prisonniers ; on y a retrouvé des seringues et des traces de sang. Après quoi, les organes étaient via l’aéroport de Rinas près de Tirana vers l’étranger, où ils étaient utilisés pour des transplantations à des patients qui payaient pour cette opération.

 

De plus, l’actuel Premier Ministre du Kosovo, Ashem Thaçi, serait personnelle­ment impliqué dans ce trafic d’organes.

L’ex-procureur du TPI a conclu que les enquêteurs ont dû abandonner leurs investigations sur ce cas parce que des recherches approfondies s’étaient révélées « impossibles », les témoins ayant tous disparu depuis neuf ans.

Un des dirigeants de l’O.N.G. « Human Rights Watch », Fred Abrahams, qui travaille dans les Balkans depuis plusieurs années, semble accréditer cette thèse en déclarant qu’il n’y a plus aucun doute en ce qui concerne les enlèvements de jeunes Serbes en 1999 et leur transfert en Albanie, entre 100 et 300. Il a eu entre les mains des documents s’y rapportant. Concernant le trafic d’organes, le document des enquêteurs du TPI est encore un peu mince, mais sa propre enquête le confirme. Abrahams reconnaît au départ avoir été très sceptique, mais ensuite de plus en plus intéressé selon que les informations se confirmaient.

Le dirigeant kosovar Ramuz Haradinaj, ancien chef militaire de l’ U.C.K., a lui-même annoncé le 16 mai 2008 qu’il « soutenait » une enquête sur le trafic d’organes de Serbes disparus au Kosovo en 1999.

Le représentant permanent de la Russie près de l’OTAN à Bruxelles, Dimitri Rogozin, a tout de suite saisi la portée géopolitique des révélations de Mme del Ponte en déclarant le 14 mai 2008 à la « Komsomolska Pravda » que :

« La communauté internationale a toujours su que des gens étaient enlevés au Kosovo pour prendre leurs organes, comme il est écrit dans le livre de l’ancien pro­cureur du T.P.I., Carla del Ponte, mais, de la part de l’Occident, reconnaître de tels faits aurait signifié la destruction des plans de partition de la Serbie, le changement de la répartition des forces dans les Balkans, et la renaissance de l’influence de la Russie. Ce sont des faits connus de tous ceux qui s’intéressaient au Kosovo, et, en plus de tout, ce sont des preuves très sérieuses qui discréditent Taçi », qui était, selon lui, « l’interlocuteur privilégié de l’Occident. Tout le monde savait ce qu’était que l’U.C.K. -une organisation terroriste que finançait la narco-mafia ». Et il ajoute que « ses partenaires avec lesquels il communique à Bruxelles appellent cela « la politique réaliste »12 .

Ceci justifierait, semble-t-il, le jugement abrupt de l’ex-ambassadeur du Canada James Bissett -peu suspect de serbophilie- qui estimait néanmoins que « parmi tous les peuples du monde qui luttent pour leur indépendance, les Albanais du Kosovo sont ceux qui le méritent le moins »13 .

Sans porter un jugement aussi abrupt, un observateur objectif ne peut nier que, compte tenu de la situation économique et sociale du Kosovo, ce pays sera encore pendant de longues années à la charge de la communauté internationale -réalité qui n’est pas niée d’ailleurs par les diplomates occidentaux, qui parlent d’une « indépen­dance sous supervision internationale » pendant une phase intérimaire, dont la durée n’est pas fixée. On notera que, sur le plan juridique, ces termes sont totalement antinomiques.

 

Le Kosovo et l’axe Moscou-Belgrade

Etant donné que la plupart des grandes puissances occidentales -à l’exception notable de l’Espagne, on le verra- sans tenir compte du délabrement de la situation locale au Kosovo, se sont empressées de reconnaître sa déclaration unilatérale d’in­dépendance dans les jours qui ont suivi le 17 février 2008, la Serbie, qui s’oppose au détachement de 15% de son territoire, est tentée de se retourner vers la Russie, al­liée traditionnelle de par les origines (slaves) et la religion (chrétienne orthodoxe).

 

On remarquera que le président serbe Boris Tadic, bien que favorable à l’entrée de la Serbie dans l’Union Européenne, et de tendance modérée (D.S.), s’oppose -comme tous les partis politiques serbes pour une fois unanimes- à cette reconnais­sance de l’indépendance du Kosovo, et a reçu, lors d’un voyage à Moscou, l’appui officiel du président russe Vladimir Poutine avant les élections législatives de mai 2008 en Serbie.

Jusqu’où ira cet appui russe ? C’est toute la question. Les leçons de l’histoire nous apprennent que l’alliance entre la Russie et la Serbie, contrairement à l’opi­nion répandue, a connu des hauts et des bas : soutien à l’insurrection serbe de Karageorge en 1807, mais abandon par Koutouzov en 1810, « la Serbie n’étant pour lui qu’un théâtre d’opérations secondaire, trop éloigné des frontières de l’Empire russe » ; appui en 1830 au Prince Milos Obrenovic face aux Ottomans ; envoi de 5.000 volontaires russes en 1876, avec le général Tchernaïev, lors d’une nouvelle guerre commune contre l’Empire Ottoman. Au Congrès de Berlin de 1878, la Russie obtient l’indépendance complète du Royaume de Serbie, mais abandonne le sort des Serbes de Bosnie-Herzégovine à l’Autriche-Hongrie, à laquelle est confié un « mandat international » sur cette province ottomane, qu’elle annexera purement et simplement en 1908, sans que la diplomatie russe n’élève de protestation^.

Durant les guerres balkaniques (1912-1913), on remarque que la Russie soutient davantage la Bulgarie, pays slave et chrétien orthodoxe également, mais mieux placé sur le plan stratégique que la Serbie, puisqu’elle est la voie d’accès à Constantinople et aux Détroits, objectif constant de la diplomatie russe.

Durant la Première guerre mondiale, l’Empire des Tsars vient le premier au se­cours de la Serbie attaquée par l’Autriche-Hongrie après l’attentat de Sarajevo, mais les Bolcheviks abandonnent la Serbie à son sort en 1917.

En octobre 1944, c’est bien l’armée du « grand frère » soviétique qui libère Belgrade, conjointement avec les Partisans de Tito, mais en juin 1948, Staline ex­clut brutalement la Yougoslavie du Kominform , pour des raisons obscures, et c’est le « schisme » qui durera jusqu’à la visite de Nikita Sergheïevitch Khrouchtchev en 1955.

Enfin, au Kosovo, personne n’aura oublié le « coup » de l’aéroport de Pristina : dans la nuit du 12 juin 1999, un contingent blindé russe, provenant de l’I.F.O.R. en Bosnie-Herzégovine, arrive le premier sur la zone aéroportuaire, afin de préparer le terrain à l’arrivée de 1.500 parachutistes en provenance de Russie. Mais le prési­dent russe Boris Elstine, affaibli par la crise financière, n’exploite pas cet avantage sur le plan diplomatique, et la Russie n’obtient même pas l’attribution d’un sec­teur d’occupation au Kosovo, contrairement à l’Allemagne et à l’Italie, absents des Balkans depuis 194515.

Actuellement, il est néanmoins certain que la diplomatie russe voit d’un très mauvais œil la naissance de ce qu’elle appelle un « Etat-OTAN » en plein cœur des Balkans. Selon Natalia Narotchinskaïa, vice-présidente de la commission des Affaires étrangères de la Douma :

« Le Kosovo fait partie intégrante de la stratégie militaire et politique eurasienne des Etats-Unis, et l’opération visant à détacher des provinces de la Serbie sert leur volonté ddatlantisation de tous les processus européens ; leur objectif est de faire de l’Europe une tête de pont des intérêts
américains ».

Le directeur du Centre d’études politiques comparées de l’Académie des Sciences de Moscou, expert reconnu pour les questions balkaniques, est plus précis, et en­trevoit les conséquences d’une reconnaissance de l’indépendance autoproclamée du Kosovo sur l’équilibre européen en ces termes :

« Reconnaître l’indépendance du Kosovo va freiner l’évolution démocratique de la Serbie, influencer les séparatistes basques, ceux de la Transylvanie roumaine et de l’espace post-soviétique. Cela creusera encore le fossé entre la Russie et l’Occident, et contraindra Moscou à des choix politiques vis-à-vis de plusieurs républiques non reconnues. Les Tatars de Crimée sont d’ailleurs très attentifs à la manière dont pro­gresse la situation au Kosovo » 16.

En ce qui concerne l’Espagne, cette conséquence de la reconnaissance prématu­rée de l’indépendance du Kosovo est confirmée de la manière la plus officielle par le ministre des Affaires étrangères Miguel Angel Moratinos, selon lequel « la pro­clamation d’indépendance du Kosovo du 17 février 2008 ne respecte pas le droit inter­national », puisque contraire à la Résolution 1244 des Nations Unies de 1999, qui reconnaissait la souveraineté de la Yougoslavie (Serbie-Monténégro) sur la Province Autonome du Kosovo, et aux Accords d’Helsinki dans le Pr principe du Décalogue (« Respect des droits inhérents à la souveraineté »), et le 6ème (« Non-intervention dans les affaires intérieures d’un Etat souverain ») signés par tous les pays d’Europe de l’Est comme de l’Ouest, les Etats-Unis et le Canada en 1975.

En France, un sondage publié par Le Figaro révèle que 53 % des Français se­raient opposés à cette reconnaissance hâtive, qui risque d’encourager les mouve­ments séparatistes en Corse et au Pays Basque.

Remarquons qu’à ce jour (31 mai 2008), seuls 41 pays sur 203, malgré de très fortes pressions américaines, ont reconnu l’indépendance du Kosovo. La majorité des 2/3 des pays membres des Nations Unies étant nécessaire pour que cette in­dépendance soit juridiquement valable, soit 135 pays, il resterait encore 94 voix à trouver avant la réunion de l’Assemblée Générale de l’O.N.U. en septembre 2008. La presse finlandaise constate que « beaucoup moins de pays que prévu ont reconnu l’indépendance unilatérale, illégitime et auto-proclamée du Kosovo, et que l’on n’avait pas prévu que la Russie serait si active à l’O.N.U. contre cette indépen­dance ».

Les pays les plus peuplés du monde, représentant 3 milliards d’habitants, l’ont refusée : la Chine, à cause de Taïwan, du Thibet et du Sin-Kiang musulman, l’Inde, en raison du problème du Cachemire, la Russie, le Pakistan, le Brésil, l’Indonésie, l’ont refusée.

Fait surprenant, la plus grande partie des pays musulmans, notamment les plus influents, à savoir, outre l’Indonésie déjà citée, l’Egypte, l’Iran et l’Algérie, n’ont pas reconnu la sécession des Albanais du kosovo. De tous les pays africains, seul le Sénégal l’a fait, et, en Amérique Latine, aucun. Il est évident que l’application du principe de la révision des frontières internationales en fonction de critères ethni­ques aurait des effets catastrophiques sur le continent africain, où la quasi-totalité des pays sont multiethniques, le tracé des frontières datant de l’époque coloniale.

En Europe, outre l’Espagne, la Grèce, amie traditionnelle de la Serbie, ainsi que deux autres pays orthodoxes, membres de l’Union européenne, la Slovaquie et Chypre, et bien entendu la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie, ont refusé de recon­naître l’indépendance du Kosovo. Un bloc slave-orthodoxe, par réaction, tend ainsi à se reconstituer.

En sens inverse, la remise en cause des frontières internationales déclenchée par cette sécession pourrait jouer en faveur des minorités ethniques, de grands pays incluses, contre leur gré, dans les frontières d’Etats qui ont proclamé récemment leur indépendance. Ainsi, le président Vladimir Poutine a déclaré récemment « qu’il considérait le Kosovo comme un précédent valable pour la Transnistrie, l’Abkhazie, l’Os-sétie du Sud et le Nagorni-Karabakh », lesquels pourraient, après référendum, faire sécession de leurs Républiques respectives, au cas où l’indépendance de la Province Autonome du Kosovo par rapport à la République de Serbie serait autorisée par les instances internationales.

Rappelons qu’en 1991, dans le Caucase, le gouvernement de la Géorgie, nouvel­lement indépendante lors de l’éclatement de l’Union Soviétique en 15 Républiques, a aboli le statut d’autonomie dont jouissaient l Abkhazie, à l’Ouest, et l’Ossétie du Sud, peuplées de minorités ethniques de religion orthodoxe et dont la langue s’écrit en cyrillique : 500.000 habitants pour l’Abkhazie, au bord de la Mer Noire, et 100.000 habitants pour l’Ossétie du Sud, qui n’est séparée de l’Ossétie du Nord russe que par le col de Darial.

L’Abkhazie et l’Ossétie du Sud ont immédiatement réagi en proclamant leur indépendance, laquelle n’a pas été reconnue par les Nations Unies. Depuis 1994, ces deux régions sont des protectorats de fait de la Russie à qui l’O.N.U. a confié la mission de maintien de l’ordre.

Le conflit s’est envenimé en 2004 avec l’arrivée au pouvoir, suite à une « révo­lution de couleur » (rose) comme en Ukraine (orange), du président ouvertement pro-américain et anti-russe Saakachvili (âgé de 35 ans, et formé dans une université américaine).

Dans les deux semaines qui ont suivi la proclamation de l’indépendance du Kosovo du 17 février 2008, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud ont demandé que leur sécession soit reconnue officiellement par les Nations Unies et le Conseil de l’Eu­rope. Le 20 avril 2008, suite au survol de l’Abkhazie par un drone géorgien, abattu par un avion russe (ou abkhaze, selon les versions), même Washington a demandé à la Géorgie « de ne pas provoquer la Russie ». Celle-ci a massé des renforts, portant à 3.000 hommes l’effectif de la « force de paix » russe en Abkhazie, chargé de faire respecter le cessez-le-feu de 199417.

De même, le Nagorni-Karabakh, enclave arménienne chrétienne-orthodoxe au sein de l’Azerbaïdjan musulman, pourrait être tenté de rejoindre la République d’Arménie, et la Transnistrie russophone quitter la Moldavie de langue roumaine pour rejoindre la Fédération de Russie. Ceci constituerait un grave revers pour les Etats-Unis et l’O.T.A.N., la Géorgie et l’Azerbaïdjan ayant déjà déposé leur candi­dature à l’entrée dans l’Alliance Atlantique, curieusement étendue jusqu’à la Mer Caspienne…

En Espagne, un dirigeant basque, membre du Parlement, a d’ores et déjà indiqué que la méthode adoptée par les chefs albanais du Kosovo « constituait un excellent exemple de la marche à suivre pour le Pays Basque », qui revendique son indépendance non seulement dans sa partie espagnole, mais aussi dans sa partie française, l’ethnie basque s’étendant, comme l’on sait, de part et d’autre des Pyrénées.

En Amérique du Nord même, la Province francophone du Québec, qui a déjà obtenu 49 % de voix favorables à l’indépendance lors d’un référendum populaire, et imposé l’usage obligatoire de la langue française en 1976, se dit intéressée par ce processus, et menace de faire sécession de la Fédération du Canada à majorité anglophone. « Il faut se réjouir qu’un nouveau peuple devienne libre », a déclaré le 18 février Daniel Turp, porte-parole du Parti Québecois en matière de relations internationales.

 

En Extrême-Orient, Taïwan (l’île de Formose), qui ne constitue qu’une « en­tité » en droit international, non reconnue par les Nations Unies depuis que le siège de la Chine est occupé par le régime de Pékin, mais dont la réussite économique est incontestable, pourrait être tenté par la même démarche, de même que le Tibet, où les évènements récents ont rappelé au monde qu’il était peuplé d’une minorité non-chinoise (Han).

Au Sri-Lanka (ex-Ceylan), les Tamouls, minorité ethnique hindouiste dans un pays berceau du bouddhisme (25% de la population, d’ailleurs importée du conti­nent indien par les Britanniques au XIXe siècle pour travailler sur les grandes plan­tations!), en rébellion depuis plusieurs dizaines d’années contre le gouvernement de Colombo, pourrait suivre la même voie, etc. etc.

La liste des pays dans le monde concernés par l’indépendance autoproclamée du Kosovo est interminable et n’épargne pas la Grande-Bretagne (Ecosse, Ulster), la Belgique (Flandre), l’Italie (Haut-Adige, Padanie), et, dans les Balkans, la Roumanie et la Slovaquie (minorités hongroises).

Enfin, dans les pays issus de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, les revendications de la minorité albanaise de Macédoine (30% de la population) ont déjà provoqué la dissolution du gouvernement de Skopje. Le Monténégro, la Serbie (vallée de Presevo) et la Grèce (Epire) sont également menacés par la tentative de reconsti­tution d’un « Grand Kosovo » comme à l’époque glorieuse de Mussolini, durant la Deuxième guerre mondiale, qui avait créé une « Grande Albanie » vice-royaume italieni8.

En guise de conclusion, on peut remarquer que le jeu dangereux joué par les Etats-Unis en Europe pour des raisons géostratégiques (protection des « corridors européens », et accès au pétrole et au gaz de la Mer Caspienne) a été décrit avec une rare clairvoyance par le dernier président de l’U.R.S.S. Mikhaïl Gorbatchev -à qui le monde doit être infiniment reconnaissant d’avoir permis la chute du Mur de Berlin- dans une interview publiée le 15 mai par le journal britannique Daily Telegraph:

« Les Américains avaient promis que l’OTAN ne s’étendrait pas au-delà des frontières de l’Allemagne après la fin de la guerre froide. Résultat, la moitié des Etats d’Europe centrale et orientale sont désormais membres de l’Alliance Atlantique, ce qui montre bien ce que sont devenues ces promesses. Cela prouve qu’on ne peut pas leur faire confiance. (…). Nous disposions de dix ans, après la fin de la Guerre froide, afin d’édifier un nouvel ordre mondial. Ces dix ans ont été gaspillés, sans aucun résultat », a-t-il fait remarquer.

  1. Gorbatchev a dénoncé le caractère « infondé » des déclarations des dirigeants américains qui accusent la Russie dans une rhétorique agressive entraînant derniè­rement une dégradation des relations avec l’Occident, Washington étant, selon lui, responsable de l’augmentation de la tension dans le monde.

« Le problème, ce n’est pas la Russie. La Russie n’a pas d’ennemis, et n’a pas l’intention d’entrer en guerre contre les Etats-Unis ou contre qui que ce soit. On a parfois l’impression que Washington souhaite guerroyer avec le monde entier », a déclaré l’ancien président de l’U.R.S.S., en référence aux déclarations du chef du Pentagone, évoquant la menace présentée « par le cheminement incertain de la Chine et de la
Russie ».

 

  1. Gorbatchev a par ailleurs qualifié l’éventuel déploiement en Europe orien­tale (Pologne et Roumanie) d’éléments du bouclier anti-missiles de « démarche dangereuse, qui relance à un niveau inédit la course aux armements ».

 

Ce n’est que dans ce cadre très large, nous semble-t-il, que peuvent s’expliciter les pressions américaines pour une reconnaissance hâtive de l’indépendance auto-proclamée de « l’Etat-OTAN » du Kosovo.

* Docteur en Histoire des relations internationales contemporaines.

 

Notes

  1. Diana JOHNSTONE, « La Croisade des fous », Paris, Le Temps des Cerises, 2005, traduction de l’édition originale « The Fool’s Crusade », Pluto Press, Londres, pp. 287-288.
  2. « Bondsteel, la forteresse américaine », Balkans-Infos n°117, janvier 2007, pp. 10-11.
  3. Paul STUART, « Bondsteel : la puissance américaine au cœur de l’Europe et le pétrole de la Caspienne, traduit par Maurice Pergnier, Balkans-Infos n° 67, juin 2002.
  1. Alexis TROUDE, « Le Kosovo : un quasi-Etat dans la nouvelle guerre froide », Diplomatie n° 32, mai-juin 2008, pp. 57-59.
  2. « Bondsteel, la forteresse américaine », Balkans-Infos n°117, op. cit., p. 11.
  3. Xavier RAUFER, « La Mafia albanaise », Editions Favre, Lausanne, 2000, et « Instabilité et problèmes sécuritaires », in « Kosovo, danger ! », Institut de Sécurité des Balkans, Bruxelles, 2006, pp. 41-52, siteinstitusb.org, et Email : institusb@yahoo.fr
  4. Enquête de l’O.I.M. sur 300 femmes victimes de la traite de 2000 à 2002, in : Xavier RAUFER, cit., pp. 42-43.
  5. Extrait du Rapport d’information n° 316 (2003-2004) au Sénat, de MM. Jean-Marie POIRIER et Didier BOULAUD « Serbie, Monténégro, Kosovo, ensemble ou séparés vers l’Union Européenne ? », fait au nom de la Commission des Affaires étrangères, déposé le 19 mai 2004.
  6. Gilles TROUDE, « Conflits identitaires dans la Yougoslavie de Tito (1960-1980) », Association Pierre Belon, diff. de Boccard, Paris, décembre 2007, p. 158 (réf : Ministère des Affaires étrangères, Série Europe 1966-1970, boîte 2722, réf. 37-29-5, note du 20 août 1966, p. 3).
  1. Alexis TROUDE, Diplomatie n° 32, mai-juin n° 32, cit., p. 56.
  2. Rapport 2006 OSCE, Vienne, 2006.
  3. Komsomolska Pravda, Moscou, 14 mai 2008.
  4. « Reconsidering Kosovo », The American Council for Kosovo, Washington D.C., USA, 28 septembre 2006.
  5. Ernest WEIBEL, « Histoire et géopolitique des Balkans de 1800 à nos jours », Ellipses, Paris, 2002, pp. 157-170.
  6. Alexis TROUDE, « Géopolitique de la Serbie », Ellipses, Paris, 2006, p. 169.
  7. Xenia FOKINA, PROFIL, Moscou, in : « Moscou contre un futur « Etat-OTAN », Courrier International n° 890, 22-28 novembre 2007, p. 37.
  8. Fabrice NODÉ-LANGLOIS, « La Russie déploie des renforts contre la Géorgie », Le Figaro du 3 mai 2008, p. 6.
  1. Francis BERTIN, « L’Europe de Hitler », Tome II « La Marche vers l’Est », Librairie Française, 1977, pp. 25-33.

 

L’ESPAGNE n’a PAS RECONNU L’iNDEPENDANCE du Kossovo alors que le Président français s’est précipité pour que la France soit la première de la classe européenne à reconnaître une dangereuse innovation qui pourrait être le prélude à de nouvelles atteintes à l’intégrité territoriale des Etats. Dans cet ordre d’idées, il ne fait aucun doute que l’Espagne est l’un des pays les plus directement menacés en la matière tant en raison de sa propre évolution historique et de ses particularis­mes régionaux que des tendances actuelles à redessiner la carte d’un « nouvel ordre mondial ».

 

L’Histoire

Tout pays est ce qu’il en est suivant sa situation géographique, son peuplement et les vicissitudes de son histoire. Pour l’Espagne ce dernier point est capital. En ef­fet, la France voisine s’est développée dès le Xe siècle autour des Capétiens et de l’île de France qui a, petit à petit, au prix de guerres principalement contre l’Angleterre et l’Empire (et donc l’Espagne à partir de Charles Quint), rassemblé les diverses parties qui la composent. L’Espagne, au contraire, a connu dès 711 une invasion et une occupation arabo-berbère qui a duré près de huit siècles. Sans s’étendre sur cette partie de l’histoire de l’Espagne qui n’est pas de notre propos, il faut cependant en relever les très importantes conséquences concernant l’unité du pays et ses parti­cularismes régionaux. En effet, si les musulmans arabo-berbères se rendirent maî­tres de la plus grande partie de l’Espagne, il n’y eut jamais de souveraineté unique sur ces territoires malgré la prétention et l’importance du Califat de Cordoue. Si les chrétiens d’Espagne se réfugièrent dans le nord et l’ouest du pays, ils se divisèrent en plusieurs royaumes, Leon, Navarre et Aragon, eux-mêmes divisés en vice royautés, Galice, Asturies, Castille, plus à l’est le comté de Barcelone lui-même subdivisé.

Quant à la plus grande partie du territoire, il était sous la domination des « Mores », eux-mêmes divisés en de nombreux royaumes ou principautés tels que Séville, Saragosse, Tolède, Valence, ainsi que ceux du sud, Cadiz, Malaga, Almeria et surtout Grenade. Tous étaient normalement dépendants de Cordoue mais en fait, se conduisaient de façon indépendante, souvent en lutte les uns contre les autres, avec d’étranges alliances dues à la cohabitation imposée des uns et des autres. Mais, le fait capital est la reconquête entreprise de façon sporadique à partir du 11ème siècle avec Alphonse VI, roi de Castille et de Leon qui arriva jusqu’à Tarifa, à l’extrême sud de l’Espagne. Pourtant, de part et d’autre, il n’y eut jamais de victoire définitive, l’on se contentait de mettre momentanément l’adversaire hors d’état de nuire. Il en fut ainsi avec l’épopée du Cid Campeador, conquérant et maître du royaume de Valence jusqu’à sa mort et sans succession. Tout cela explique la lenteur de la Reconquista qui eut lieu pendant le 13ème siècle avec la prise de Cordoue en 1276. De petits royaumes musulmans subsistèrent encore dont celui de Grenade. Ce n’est que la prise de cette ville le 2 Janvier 1492 qui marqua la fin de cette période confuse de près de huit siècles et la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb cette même année, le 9 Octobre 1492.

– L’énoncé ci-dessus aide à comprendre l’immense retard pris par l’Espagne pour achever son unité politique, unité souvent remise en question malgré la domina­tion espagnole en Europe pendant le « Siècle d’Or » qui commence avec les Rois Catholiques Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon dont le mariage permit une unité à vrai dire surtout de façade car, même sous la monarchie absolue et centralisée de Philippe II, la Catalogne par exemple regimbait contre l’autorité castillane qui se traduisait par la restriction des privilèges locaux et l’abolition des vice royautés. Les tendances séparatistes constituent en Espagne une poussée centrifuge permanente. L’histoire a forgé le caractère profondément régionaliste des espagnols et, en fait, l’unité de la nation a toujours été imposée, certains historiens vont même jusqu’à dire artificielle, malgré des efforts qui remontent aux rois wisigoths. Deux exemples emblématiques permettront de mesurer l’ampleur du problème, la Catalogne et les Pays Basques.

En ce qui concerne la Catalogne, si les Arabes s’en emparèrent au VIIIe siècle comme de la plus grande partie de l’Espagne, elle fut reconquise par Charlemagne dès le siècle suivant et les comtes de Catalogne se rendirent indépendants et surent résister aux Arabes. Réunie à l’Aragon au XIIe siècle à la suite du mariage de la fille du roi Ramire II avec Béranger, comte de Catalogne, celle-ci devint une puissance qui s’étendit aux Baléares et au Royaume de Valence et fut très active dans cette partie de la Méditerranée jusqu’à la Sardaigne où demeure l’empreinte catalane au nord. La Catalogne devait, en rentrant sous l’autorité castillane, assez mal suppor­ter cette dernière et cela ne devait pas changer. Quant aux Pays ou, en Espagne, Provinces Basques, Guipuzcoa, Vizcaya et Alava, elles forment un ensemble « sui generis » avec les quatre provinces basques françaises. Elles furent aussi des prin­cipautés indépendantes puis parties des royaumes des Asturies et de Navarre qui furent également annexées par la Castille sans jamais perdre leur spécificité ni ac­cepter de se fondre dans cette Castille devenue l’Espagne. Comme la Catalogne, le Pays Basque garde sa langue et ses coutumes ainsi que ses privilèges (fueros) jusqu’au 19ème siècle à partir duquel, ses privilèges supprimés, il se rangea systématiquement au côté des oppositions aux régimes « centralistes » quels qu’ils fussent.

 

L’histoire de ces provinces est similaire à bien d’autres telles que celle du royau­me de Valence qui ne fut absorbé par la Castille qu’au début du 18ème siècle, ou de l’Andalousie, foyer de civilisation Arabo-Berbère revenue dans le giron espagnol après la victoire castillo-aragonaise d’Alphonse VIII de las Naves de Tolosa qui, en 1212, marqua le début de la Reconquista.

 

La Période Moderne

Ce long rappel historique témoigne de l’évolution des particularismes et celles des forces politiques en Espagne à partir du XIXe siècle, c’est-à-dire après l’époque Napoléonienne et l’éphémère existence de la royauté de Joseph Bonaparte où toutes les Espagnes se dressèrent alors contre l’envahisseur. Mais depuis le retour de la dy­nastie des Bourbons avec Ferdinand VII en 1844, l’Espagne connut une très longue période d’instabilité politique marquée par des querelles dynastiques, d’une guerre civile larvée et de coups d’Etat, dus essentiellement à une lutte entre absolutistes et catholiques d’une part, modérés et libéraux de l’autre, incarnée par l’existence du « carlisme » du nom du frère de Ferdinand VII en raison de l’abrogation de la loi salique en faveur de sa fille Isabelle II. Sans entrer dans l’histoire politique de l’Espagne d’alors, il est intéressant de noter que les particularismes et régionalismes appuyèrent presque systématiquement les partis d’opposition. Ils se rangèrent ainsi derrière Don Carlos groupant « absolutistes » moyennant la reconnaissance de li­bertés locales et d’un certain régionalisme et, après la mort de la reine Isabelle, aux côtés des généraux d’opposition Prim et Serrano. Il fut même alors question d’une république fédérale préconisée notamment par la Catalogne et Valence. En défi­nitive, la Première République fut proclamée en 1873 et aboutit à une confusion totale due notamment aux fédéralistes, voire à des « cantonaux », qui prétendaient morceler le pays plus encore. La restauration monarchique avec l’avènement d’Al­phonse XII en 1874 vit l’alternance des conservateurs et des libéraux marquée par des mouvements séparatistes extrêmement graves notamment en Catalogne et en Andalousie.

Ainsi les tendances séparatistes et l’esprit particulariste qui avaient longtemps maintenu le pays dans un état de morcellement et de divisions intestines sont tou­jours vivaces. Elles sont enracinées dans l’histoire de l’Espagne depuis 711 et les espagnols semblent décidément réfractaires à la centralisation sous n’importe quel régime. On le vit avec l’avènement en 1931 de la Deuxième République minée dès l’abord par l’affaiblissement du pouvoir central et l’action révolutionnaire menée contre lui en Octobre 1934 non seulement par le PSOE alors radicalisé et Esquerra Catalana, parti indépendantiste catalan, qui fut à l’origine de la guerre civile qui vit l’instauration du régime franquiste jusqu’à la mort du Général Franco. Cette période ne fut pas exempte d’oppositions particularistes notamment basques et ca­talanes mais celles-ci ne se développèrent pas, d’abord en raison d’une prospérité nouvelle avec le développement économique spectaculaire de l’Espagne à partir de 1960, ensuite par la répression dont ils furent l’objet jusqu’à la fin du régime. Il faut en effet avoir conscience que, pour les militaires espagnols, l’ennemi régionaliste a toujours été plus redouté encore que l’ennemi révolutionnaire comme attentatoire à l’unité du pays. Mais, même sous Franco, cet état d’esprit indépendantiste continua à se manifester allant même jusqu’à l’assassinat de l’Amiral Carrero Blanco en 1973 par l’ETA basque.

 

La Situation Actuelle

Après la mort du Général Franco en Novembre 1975 les particularismes ne tar­dèrent pas à renaître comme un ressort trop longtemps comprimé. C’est ainsi que la Constitution Espagnole de 1978 a institué des régions dotées de capacités d’auto­nomie dans des proportions variables. Il existe ainsi 17 communautés autonomes qui disposent d’Assemblées Législatives, d’un propre règlement et d’un Président élu par l’Assemblée. Un représentant de l’Etat établit le lien avec le Gouvernement Central. Ces communautés autonomes ont non seulement de larges compétences, notamment en matière économique, agricole, aménagement du territoire etc. mais aussi, en vertu des articles 148 et 149 de la Constitution, des compétences qu’elles souhaitent exercer. Bien entendu, cette possibilité de s’attribuer des compé­tences nouvelles amène les communautés autonomes à des rapports parfois difficiles avec le Gouvernement de Madrid. Ce droit de fixer de nouvelles règles ne peut en effet être illimité mais les dirigeants des communautés tentent sans cesse d’élargir le champ de leurs compétences d’où une source permanente de conflits. C’est ainsi que la Catalogne s’est dotée d’un nouveau statut en 2005 dont il n’est entendu qu’officieusement qu’il ne heurtera pas la Constitution Espagnole. Mieux encore, un référendum du 15 Juin 2006 permet à la «Generalitat » de Catalogne de prendre du champ à l’égard de Madrid en reconnaissant le concept de « nation catalane ». De plus, la Catalogne garde pour elle 50% du montant de l’impôt sur le revenu et de la TVA. On retrouve là, en dehors du particularisme, voire du séparatisme his­torique de la Catalogne, l’aboutissement d’une volonté des régions productrices et riches de garder pour elles une part plus grande de la richesse produite : on retrouve cette volonté tant en Italie du Nord (la Padanie d’Umberto Bossi) qu’en Flandre où le processus d’éclatement de la Belgique est très avancé.

Ces revendications régionalistes en Espagne concernent aussi, évidemment, les langues régionales, dont la reconnaissance officielle ne peut, à la longue, que nuire à l’unité du pays. La Constitution de 1978 dispose donc que l’espagnol est la langue officielle de l’Etat mais, également, que les autres langues seront aussi des langues officielles dans les communautés autonomes. Il est de plus prévu que les moyens de communication sociale du secteur public se feront dans le respect du pluralisme de la société et des diverses langues de l’Espagne. Des lois ultérieures sont en consé­quence intervenues pour favoriser l’enseignement et l’usage des diverses langues (basque, valencien etc.).

Il est donc évident que, dans la vie quotidienne et dans les relations sociales et culturelles, les Basques et les Catalans, notamment, tendent à s’éloigner de la patrie commune comme de récentes manifestations à Barcelone (drapeau espagnol et portrait du roi foulés au pied ou brûlés) en portent témoignage. Enfin, il ne faut pas oublier l’influence que peut avoir sur ces forces centrifuges l’Union Européenne et ceux qui, en son sein ou au dehors, se font les fervents avocats des régionalismes et du délitement des Etats.

C’est ainsi que 70% des espagnols estiment nécessaire de procéder à une refonte du cadre politique afin de le rendre plus compatible avec les exigences de « société espagnole », c’est-à-dire évidemment des communautés autonomes cherchant à se soustraire à l’autorité de Madrid. De la sorte, un référendum du 18 Juin 2006 en Catalogne a donné une majorité de plus de 73,9% avec, il est vrai, une abstention de plus de 50%, laquelle a reconnu la nation catalane dans un Préambule qui établit que « Le Parlement de Catalogne, recueillant le sentiment et la volonté des citoyens de la Catalogne, a défini à une large majorité la Catalogne comme nation » et que « la Catalogne, via l’Etat (central) participera à la construction politique de l’Union Européenne dont elle partage les valeurs et les objectifs ». Dans la même veine, elle a adopté le 2 Mai 2006 un statut d’autonomie qui proclame la « réalité nationale andalouse », autre témoignage des contacts étroits entre les autorités basques, ca­talanes, galiciennes, andalouses avec Bruxelles : citons notamment le Comité des Régions créé par le Chancelier Helmut Kohl après le Traité de Maastricht en 1992, que l’ancien Président catalan Pascal Maragall a dirigé de 1996 à 1998 et qui diffuse des principes régionalistes conformes au modèle germanique auprès des dirigeants régionaux des pays européens[1].

Il n’est donc pas surprenant qu’un tel environnement pousse à l’éclatement de certains Etats où l’impact régionaliste est déjà fort comme la Belgique et l’Espa­gne, sans parler du précédent tchécoslovaque. Dans un pays où une organisation terroriste comme l’ETA ne désarme pas, on comprend le peu d’enthousiasme des dirigeants à entériner l’indépendance des Albanais du Kosovo, prélude certain à d’autres drames.

 

En définitive, on peut se demander s’il ne s’agit pas là d’une « Crise Européenne » dont l’existence serait liée d’une manière ou d’une autre à l’Union Européenne.

* Consultant pétrolier international avec une carrière internationale de plus de 30 ans dans l’in­dustrie pétrolière dont 20 ans au sein d’un grand groupe pétrolier français. Il a été aussi Conseiller juridique pour l’énergie à la Banque Mondiale.

 

Notes

[1]Pierre Hillard : La marche irrésistible du Nouvel Ordre Mondial , éd François Xavier de Guiber.

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