l’eau: de la crispation à la coopération régionale

Coline FERRO
Analyste géopolitique et sécurité, Docteur en sciences de l’information et de la communication de l’Université Panthéon-Assas Paris II.

1er trimestre 2013
Le 28 juillet 2010, l’Assemblée générale de l’ONU adoptait une résolution dans laquelle l’accès à une eau potable, salubre et propre est reconnu comme un « droit fondamental, essentiel au plein exercice du droit à la vie et de tous les droits de l’homme ». Pourtant, cet accès n’est toujours pas effectif dans toutes les régions de la planète. De plus, de nombreux facteurs comme le fort accroissement démographique, l’industrialisation et l’urbanisation rapides des pays émergents, l’élévation des normes de confort de vie, la dégradation des ressources à cause de la pollution, ou encore le changement climatique, accentuent le stress hydrique dans ces zones. Ainsi les rivalités de pouvoirs qui s’exercent sur des eaux ou sur un territoire disposant de ressources en eau se multiplient-elles en Asie, en Afrique, mais aussi en Amérique du Nord. Néanmoins, si l’eau constitue un élément de crispation entre États, entre pouvoirs locaux, entre forces économiques et sociales, elle est aussi un moteur de coopération régionale, soutenue par un droit international en formation.
Le 28 juillet 2010, l’Assemblée générale de l’ONU adoptait une résolution présentée par la Bolivie, dans laquelle l’accès à une eau potable, salubre et propre est reconnu comme un « droit fondamental, essentiel au plein exercice du droit à la vie et de tous les droits de l’homme ». Cette résolution, qui a recueilli 122 voix en sa faveur, appelle les États et les organisations internationales à « fournir des ressources financières, à renforcer les capacités et à procéder à des transferts de technologies, grâce à l’aide et à la coopération internationales, en particulier en faveur des pays en développement ».
Pourtant, l’accès à une eau potable salubre et propre n’est toujours pas effectif dans toutes les régions de la planète. D’ailleurs, force est de reconnaître que la géographie de l’inégalité d’accès à l’eau se superpose pratiquement à la carte mondiale du sous-développement. Surtout, de nombreux facteurs comme l’accroissement démographique, l’industrialisation des pays émergents ou encore le changement climatique, accentuent le stress hydrique dans ces zones.
Les projections inquiétantes mobilisent la communauté internationale qui craint de voir éclater des « guerres de l’eau ». En effet, les rivalités de pouvoirs qui s’exercent sur des eaux ou sur un ou des territoires disposant de ressources en eau se multiplient en Asie, en Afrique, mais aussi en Amérique du Nord. Mais, si l’eau constitue un élément de crispation entre États, entre pouvoirs locaux, entre forces économiques et sociales, elle est aussi un moteur de coopération régionale.
Une répartition inégale des ressources en eau douce
Si les experts se livrent à une guerre des chiffres à propos du volume d’eau disponible par personne sur notre terre, il n’en demeure pas moins que celui-ci s’est quelque peu réduit au fil des dernières décennies.
L’eau recouvre 72 % de la surface de notre planète bleue. Son volume total, estimé à 1 400 millions de milliards de m3, est stable. Un chiffre qui laisse à penser que l’eau est une ressource illimitée. Or, l’eau douce ne représente que 2,8 % de ce volume ! Elle se trouve dans les fleuves, les rivières et les lacs, mais aussi dans les glaces et les neiges permanentes ainsi que dans les nappes souterraines.
La répartition des ressources en eau douce est inégale. Certaines régions du globe sont favorisées par la présence de fleuves longs et à fort débit comme l’Amazonie au Brésil, hôte d’un bassin qui couvre quelque 800 000 km2. D’autres au contraire sont confrontées à l’aridité comme l’ouest de l’Asie centrale ou le Sahel. « Les 263 bassins fluviaux qui recouvrent 45,3 % de la surface de la terre sont partagés par 90 % des pays dans le monde, soit 145 États riverains » . Dix pays se partagent 60 % des réserves d’eau douce, avec en tête le Brésil, la Russie, la Chine et le Canada. À cela s’ajoute encore une géographie très inégale des précipitations.
La disparité de la répartition des ressources en eau douce est visible à l’échelle des continents, qui accueillent aussi bien des zones arides que des zones de climat tropical. L’Afrique est peut-être, à ce niveau, l’exemple le plus symptomatique. Cette inégalité existe également à l’échelle subrégionale et nationale. L’ouest de l’Ouzbékistan, par exemple, est très aride, tandis que l’est du pays bénéficie des faveurs du Syr Daria et de l’Amou Daria. De la même façon, le sud de la Chine est bien arrosé tandis que le nord, marqué par un climat aride, se trouve à de graves difficultés d’approvisionnement en eau.
inégalité de l’accès à l’eau potable : des prévisions inquiétantes
Ces difficultés affectent principalement les hommes et les femmes qui habitent dans les pays les moins développés qui ne disposent pas (ou n’allouent pas) de moyens suffisants pour installer des infrastructures nécessaires. Sont concernées non seulement les populations qui vivent dans ces zones arides, mais aussi celles établies en aval de fleuves surexploités en amont. Selon le rapport de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) publié en 2010, près d’un milliard de personnes n’ont pas accès à de l’eau potable, et 2,6 milliards ne disposent pas de services d’assainissement. Le constat est encore plus sévère dans certains pays, dans lesquels moins de 40 % de la population ont accès à l’eau potable. C’est le cas du Tchad, de l’Éthiopie et de la Mauritanie en Afrique, d’Oman dans la péninsule arabo-persique, et de l’Afghanistan et du Cambodge en Asie. Les statistiques publiées par l’OMS en 2012 révèlent une amélioration de la situation, mais restent tout à fait préoccupantes.
Les projections des experts indiquent qu’en 2025, ce sont quatre milliards de personnes qui n’auront pas accès à l’eau potable. Autrement dit, quatre milliards de personnes qui ne disposent pas d’un minimum de vingt litres d’eau par habitant et par jour et d’un « accès raisonnable » à l’eau potable.
Les facteurs du stress hydrique
Au cours des prochaines décennies, les habitants de la planète bleue vont devoir faire face à plusieurs défis majeurs qui vont bouleverser la marche du monde. Parmi eux, la croissance démographique est inévitable. Celle-ci va engendrer une hausse exponentielle des besoins en eau pour les usages fondamentaux. Si l’on regarde en arrière, la population a presque été multipliée par trois en soixante ans pour atteindre les sept milliards de personnes en 2010. Dans le même temps, les prélèvements globaux en eau ont été multipliés entre quatre et six fois. Autrement dit, la consommation en eau par habitant a augmenté bien plus rapidement que la population, et ce, plus particulièrement dans les pays développés. Force est de nourrir de vives inquiétudes pour les générations futures, puisque les prévisionnistes estiment que la population dépassera les huit milliards en 2030.
L’accroissement de la population augmentera inéluctablement les besoins en eau pour la production alimentaire. L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (plus connue sous son sigle FAO pour Food and Agriculture Organization) estime que la production agricole pour nourrir les populations devra être multipliée par deux d’ici l’an 2050 pour satisfaire les besoins. Elle devra même être triplée dans les pays en développement et quintuplée en Afrique et au MoyenOrient, alors que la rareté des ressources en eau douce constitue déjà dans ces deux régions un sérieux frein à l’agriculture. Or, les prélèvements en eau destinés à l’irrigation des terres agricoles avaient déjà augmenté de 60 % depuis 1960… Dans le rapport d’information sur « La géopolitique de l’eau » déposé en décembre 2011 à l’Assemblée nationale française, le rapporteur Jean Glavany avance des chiffres alarmistes : « Au total, la production vivrière devra croître de 70 % pour nourrir une population de 9 milliards de personnes en 2050. Cela implique de produire un milliard de tonnes de céréales supplémentaires et 200 millions de tonnes de viande supplémentaires » .
L’essor du secteur secondaire engendre, lui aussi, une hausse inexorable des besoins. Gourmande en eau, l’industrialisation est amorcée par le développement économique des pays émergents. Ces deux tendances s’accompagnent, en outre, d’un mouvement effréné de concentration de population dans les zones urbaines. Celles-ci obligent les villes à doter, dans l’urgence, leurs habitations de raccordements pour leur alimentation hydraulique. Le décalage entre le mouvement d’urbanisation et la réponse de l’urbanisme dans les pays en développement provoquera des risques sanitaires et de graves dommages environnementaux. Encore un fois, les prévisions laissent à craindre un scénario pessimiste pour la préservation de la ressource aquatique. En effet, l’OCDE prévoit que la population urbaine de ces pays aura doublé d’ici 2025.
À cela s’ajoutent enfin la hausse du niveau de vie et l’élévation des exigences de confort qui génèrent, elles aussi, une augmentation des besoins. La consommation domestique a explosé avec l’utilisation des lave-vaisselles et des chasses d’eau, avec l’engouement pour le bain ou encore avec l’entretien de jardins fleuris, etc. La disponibilité immédiate et permanente de l’eau a fait oublier aux sociétés occidentales que l’abondance d’eau potable ne va pas de soi.
Le mode de vie à l’occidentale exige aujourd’hui une régularité de production afin de rendre disponible en tout temps les produits agroalimentaires et textiles, dont la consommation augmente sans cesse. La culture de la productivité et de la rentabilité, exacerbée encore davantage par la mondialisation, concerne autant l’industrie que l’agriculture, dont les acteurs se trouvent contraints de sacrifier les enjeux environnementaux au profit de leur compétitivité. Cela participe aussi de la pollution de cette ressource.
En effet, en plus du gaspillage agricole et domestique, la pollution est un problème majeur auquel il faut faire face. Cette problématique est prise en considération par la communauté internationale. Le protocole de Kyoto en est une des émanations. Toutefois, nombreux sont les États qui ne l’ont pas ratifié ou même signé. Ce texte est pourtant encore perfectible. Mais la protection et la préservation de l’environnement ne sont-elles pas un luxe que seuls les pays riches peuvent s’offrir ? Les « pays les moins avancés » et les « pays émergents » peuvent-ils d’emblée répondre à de sévères normes – même si celles-ci sont tout à fait essentielles – quand les « pays développés » ont mis si longtemps à les adopter, si tant est qu’ils l’aient tous fait…
Le changement des modes de vie, l’industrialisation, l’accroissement démographique – disparate à l’échelle de la planète –, la mauvaise gestion des ressources et les anomalies climatiques sont autant de facteurs qui participent à l’aggravation de l’inégalité d’accès à l’eau. Dans ce contexte, la disparité des ressources aquatiques constitue un enjeu économique, social et sanitaire, et devient un instrument de l’expression de la puissance politique à l’échelle régionale. Surtout, la question de l’eau se superpose le plus souvent à d’autres enjeux tels que des litiges territoriaux, des différends politiques ou des problèmes socio-économiques.
Les rapports de force entre les acteurs résultent d’un double processus. D’une part, les gouvernements, en particulier ceux des pays en développement, doivent garantir à leur population une autosuffisance alimentaire. Pour cela, l’eau leur est indispensable afin de fournir à l’agriculture l’irrigation nécessaire. Par exemple, l’État chinois vit très difficilement la pénurie d’eau qui l’affecte d’autant que la sécurité alimentaire a été érigée par ses dirigeants en dogme de défense nationale. D’autre part, les gouvernements peuvent utiliser cette ressource vitale comme un levier politique vis-à-vis de leurs voisins, par rancœur, ambitions régionales ou calculs politiques. Par exemple, la Turquie use de sa position en amont sur le Tigre et l’Euphrate pour s’assurer une position de force vis-à-vis de ses voisins arabes (Irak et Syrie) et régler la question kurde.
L’inégale appropriation de la ressource est aussi génératrice de tensions. Par exemple, l’Égypte fait reposer son agriculture sur le Nil, à la différence de l’Éthiopie, située en amont du fleuve. La valorisation de cette ressource et sa consommation sont par conséquent très différentes entre les deux États. Or, au nom de l’équité, l’Éthiopie tend à revendiquer un accroissement de sa consommation, qui met en péril le modèle agricole égyptien. Dès lors, se crée un rapport de force.
de nombreuses zones de tensions
Depuis les cinq dernières années, les tensions semblent s’accentuer. En été 2006, le Sri Lanka a vu les rebelles tamouls se heurter à l’armée pour le contrôle du canal d’irrigation de Maavilaru, dans le nord-est de l’île. En mai 2008, des heurts ont éclaté au Burkina Faso entre nomades et agriculteurs pour l’accès à l’eau et aux pâturages. Cela fit 15 morts dans les provinces de Poni et Bougouriba, dans le sud-ouest du pays. En janvier 2009, les éleveurs somalis et samburus sont entrés en conflit pour avoir accès à l’eau et aux pâturages. Cela fit au moins 15 morts dans les districts d’Oldonyiro et d’Isiolo au Kenya.
Encore une fois, les zones de tensions se concentrent dans les pays les moins avancés et en développement. Mais il serait faux de croire que les pays développés sont totalement épargnés. En effet, en Europe, le Danube constitue une source de différends entre la Slovaquie et la Hongrie. Les cours du Tage, du Douro et du Guadiana aiguisent les appétits de l’Espagne et du Portugal. En Amérique du Nord aussi, les États-Unis doivent composer avec le Mexique vis-à-vis du Colorado et avec le Canada à propos des grands lacs et du fleuve Columbia. Parmi les autres zones d’achoppement les plus connues sont les bassins du Nil, du Mékong, du Syr Daria, du Zambèze, du Gange et de l’Indus, ainsi que les nappes sahariennes.
Il est difficile d’imaginer des accords de coopération dans certaines régions, comme au Proche-Orient vis-à-vis de l’exploitation du Tigre et de l’Euphrate. Pour d’autres régions, c’est une solution qui a été retenue par toutes les parties prenantes, comme en Europe ou en Asie centrale.
Un droit international pour désamorcer les tensions et régler les différends
La communauté internationale est consciente de ces graves tensions et cherche à instaurer des règles. Au niveau des instances internationales, l’eau avait fait l’objet d’un plan d’action pour la décennie 2005-2015, intitulé « L’eau, source de vie ». Ce dernier est né de la résolution A/RES/58/217 adoptée lors de la 58e session de l’Assemblée générale des Nations Unies. Il vise à encourager les efforts de l’ensemble des acteurs pour assurer le respect des engagements internationaux pris dans le domaine de l’eau et sur les questions relatives à l’eau, d’ici 2015, en mettant un accent spécial sur la participation des femmes à ces efforts. Il s’agit en réalité de la seconde décennie internationale consacrée aux questions liées à l’eau. Elle succède en effet à la Décennie internationale de l’eau potable et de l’assainissement (1981-1990).
Plusieurs déclarations d’intention ont été prononcées, comme celle signée par 130 pays à l’issue du 6e Forum mondial de l’eau organisé en mars 2012 à Marseille. Celle-ci prônait « l’accélération de la mise en œuvre des obligations en matière de droits de l’Homme pour l’accès à l’eau potable et l’assainissement ». Un certain nombre de textes a été également adopté pour tenter de régler les divers différends liés au partage de l’eau. Pendant longtemps, le droit international considérait l’eau comme un élément économique ou un facteur d’activité économique, si bien que la plupart des textes ayant trait à l’eau concernait la navigation. Mais, à partir du début des années 1970, les organisations internationales se sont employées à créer un droit international protégeant la ressource aquatique. La convention d’Helsinki du 17 mars 1992 et celle de New York du 21 mai 1997, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies sont des textes majeurs en la matière. Le premier, sur « l’utilisation des cours d’eau transfrontaliers et des lacs internationaux », vise à garantir un usage équitable des ressources en eau au moyen d’une approche holistique qui traite des différents aspects de l’eau. Le second, sur « le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation », vise à codifier le droit des cours d’eaux transfrontaliers. Toutefois, ces deux conventions et leurs amendements ultérieurs n’ont pas été ratifiés par tous les États. Surtout, aucune instance n’a été mise en place pour veiller à leur application et sanctionner le cas échéant.
Il semblerait néanmoins que la solution la plus privilégiée soit la coopération régionale ad hoc, débouchant sur la signature d’un traité ou sur la création d’un espace formel de négociation. À ce jour, peuvent être recensés 145 traités , bilatéraux pour la plupart. Ceux-ci visent à régler les questions frontalières et le partage des eaux entre les parties du traité, l’utilisation équitable et rationnelle des ressources (navigation, hydroélectricité, irrigation), la communication des données entre pays riverains ou encore la protection des écosystèmes. Progressivement, ont aussi été mis en place des programmes internationaux d’aide à l’instauration de coopération régionale et des espaces de négociation.
Une solution raisonnée : la coopération
L’Unesco et la Banque mondiale sont actifs dans le domaine. Ces deux organisations internationales s’attachent à ce que les régions maximalisent les potentiels des bassins communs et assurent la pérennité et le partage équitable de la ressource. Ainsi, la première a mis en place un programme mondial pour l’évaluation des ressources en eau (World Water Assessment Programme – WWAP), dont un des volets s’intitule « Du conflit à la coopération ». Son but est l’établissement et le raffermissement des bases de coopération entre les États. Quant à la seconde, elle s’est associée aux programmes de développement des Nations Unies. La Banque mondiale et le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) ont fondé le Global Water Partnership (GWP) en 1996, avec le soutien de l’agence suédoise de coopération et de développement international (Swedish International Development Cooperation Agency). Le but de ce partenariat est de fournir à l’ensemble des acteurs concernés une réponse à l’élaboration d’un projet hydraulique tout en mettant en liaison les gouvernements, les sociétés et les banques impliquées. Ces programmes restent toutefois à l’initiative d’acteur tiers et non-étatiques.
Fort heureusement, un certain nombre d’États a eu la volonté de mettre euxmêmes en place des instances de coopération. Reprenons l’exemple de l’Asie centrale, où l’eau constitue également un enjeu de taille pour les cinq pays de l’exURSS. La région compte deux grands fleuves, l’Amou-Daria et le Syr-Daria, ainsi que quelques grands lacs, comme celui d’Issikoul au Kirghizistan et de Balkhash au Khazakstan, et, enfin, la mer d’Aral.
Nul n’est sans savoir que la mer d’Aral connaît un très grave problème d’assèchement, dont les conséquences sont dramatiques pour tout le bassin centrasiatique. En 1993 et 1995 déjà, le Président de la République de l’Ouzbékistan, Islam Karimov, avait déclaré à l’occasion des sessions de l’assemblée générale de l’ONU : « La crise d’Aral est l’une des plus grandes catastrophes humanitaires dans l’histoire de l’humanité, mettant en péril la vie de dizaines de millions de personnes habitant le bassin de la mer d’Aral ». En effet, le préjudice est à la fois humain et économique, puisque la disparition progressive de cette mer se traduit par des carences en eau potable tout d’abord, des problèmes d’irrigation des cultures agricoles ensuite. Le secteur de la pêche est aussi affecté tout comme la productivité des pâturages.
Ces problèmes d’approvisionnement en eau ne sont pas sans généré de vives tensions entre les cinq États, d’autant plus que l’Ouzbékistan consomme à lui seul au moins 50 % de toutes les ressources en eau de la région alors que 85 % de ces dernières se forment au-delà de ses frontières, plus particulièrement au Tadjikistan et au Kirghizistan . Fort heureusement, les cinq pays ont reconnus la nécessité de créer un espace de négociation et de coopération pour assurer la mise en commun et le partage équitable des ressources aquatiques. L’élaboration d’une politique coordonnée et la mise en œuvre d’actions concertées se révèlent d’autant plus difficile que l’Amou-Daria et le Syr-Daria ne peuvent assurer que 70% des besoins annuels moyens.
L’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), créée le 15 juin 2001 et qui regroupe le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan, la Chine et la Russie, constitue en la matière cet espace de discussion. Le 16 août 2007, le président ouzbek Islam Karimov a formulé lors du Conseil des chefs des Étatsmembres de l’Organisation de la Coopération de Shanghaï (OSC) à Bichkek, les propositions suivantes :
– L’utilisation des ressources en eau des rivières transfrontalières de l’Asie cen-trale doit impérativement prendre en compte le respect des intérêts des 50 millions de personnes qui vivent dans la région.
– Aucune action réalisée sur ces rivières transfrontalières ne doit avoir de conséquences négatives sur la stabilité des ressources en eau de la région.
– La Convention de l’ONU sur la protection et l’utilisation des cours d’eau transfrontaliers et des lacs internationaux en date du 17 mars 1992, adoptée par l’Assemblée générale en 21 mai 1997, doit servir de base à la construction de tous les systèmes d’utilisation commune des rivières transfrontalières.
– Il est indispensable de s’assurer que la construction de nouvelles centrales hydroélectriques n’aura pas de conséquences écologiques graves et ne violera pas l’équilibre naturel de l’utilisation des cours d’eau par tous les États disposés le long de ces rivières.
– En cas de dommage, toutes les mesures adéquates devront être prises pour sa cessation immédiate et des mesures de compensation devront être prises.
Jusqu’à présent l’OSC avait porté ses fruits. Mais le projet du Tadjikistan visant la construction d’un barrage phénoménal à Rangoun semble faire grincer ses rouages. Les études de faisabilité de cette nouvelle installation hydraulique montre qu’il existe un risque du fait du caractère sismique de la région.
préserver les ressources
Diverses solutions pourraient être envisagées autant par les États et les firmes agricoles et industrielles que par les citoyens eux-mêmes. Les experts n’hésitent pas d’ailleurs à en faire l’éloge dans leurs travaux . Par exemple, dans le secteur primaire, l’amélioration des techniques d’irrigation avec la mise en place de systèmes de goutte-à-goutte permettrait non seulement d’éviter le gaspillage de la ressource mais aussi d’obtenir une production agricole plus rentable. En outre, les gouvernements pourraient mettre en œuvre une campagne de sensibilisation contre le gaspillage afin que les citoyens adoptent une utilisation rationnelle et raisonnée de l’eau.
Au-delà de ces mesures très terre à terre, il s’agit surtout de dissocier la question de l’eau de tout autre contentieux, qu’il soit territorial, politique ou économique. Il est primordial que les projets liés à l’eau ne soient pas un instrument symbolique des relations interétatiques. Car en effet, l’aménagement du territoire peut relever davantage d’une dimension symbolique que d’un besoin fondamental.
Ainsi, l’érection de barrages hydroélectriques prométhéens a souvent revêtu les traits de l’affirmation de la puissance régionale, alors qu’un ouvrage plus modeste et mieux conçu aurait sans aucun doute permis d’économiser des ressources aquatiques sans froisser les populations locales et les États voisins en aval. Surtout, la prise de décision unilatérale des pays situés en amont des cours d’eau est monnaie courante et contribue à l’aggravation des tensions entre les pays. C’est ce qui se passe actuellement en Asie centrale. C’est aussi ce qui s’est passé au Proche-Orient dans les années 1960. Alors qu’Israël avait décidé, sans concerter ses voisins arabes, de construire aqueduc national à partir du Jourdain en 1959, les pays limitrophes ont perçu cet acte comme une provocation et ont cherché à détourner les eaux du fleuve, entre 1964 et 1966. Cela exacerba des tensions déjà vives dans la région, qui dégénérèrent en conflit armé en 1967 (guerre des Six jours).
pour conclure, si peu élèvent l’eau douce au rang des ressources de patrimoine commun de l’humanité, les rapports de force, plus vifs aujourd’hui qu’hier, entre les États nous le rappellent durement. Les prévisions en matière de démographie, d’industrialisation, d’urbanisation mais aussi l’essor d’un mode de vie à l’occidentale laissent à craindre que les infrastructures hydrauliques ne suivront pas, du moins dans les pays en développement. Les chiffres sont même alarmistes. Ces facteurs accentuent le stress hydrique et nourrit de fait les rapports de force entre les États, les régions, les ethnies. L’enjeu est de taille. Mais, nous pouvons nous réjouir que la communauté internationale se mobilise pour éviter un drame humanitaire et environnemental, autant que l’éclatement d’une guerre ouverte. Si le droit international en la matière demande à être renforcé, les programmes et les plans d’action permettent de sensibiliser l’ensemble des acteurs et de favoriser la construction d’infrastructures offrant un accès raisonnable à l’eau potable. Plus encore, la coopération entre États riverains d’une source aquatique est cruciale pour éviter tout conflit ouvert et aboutir, il faut l’espérer, à un usage rationnel, raisonné et concerté de l’eau. Car, en effet, comme l’écrit Jean Glavany dans son rapport d’information parlementaire, « il ne s’agit pas seulement de prévenir ou résoudre des conflits ouverts liés à l’eau, mais d’élaborer des gouvernances qui permettent de restituer l’eau à l’homme et à la planète. L’absence de conflits n’est pas nécessairement réjouissante lorsqu’elle laisse place à une distribution inégale pour ne pas dire scandaleuse de la ressource, en outre de plus en plus dégradée, qui maintient dans la pauvreté et l’insalubrité des dizaines, des centaines de millions d’hommes, de femmes et d’enfants » .

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