L’économie irakienne: une libéralisation économique «imposée» ?

Par Thierry COVILLE
Géostratégiques N°7 -Avril 2005

La reconstruction de l’économie irakienne est devenue un des grands défis des forces de la coalition après leur victoire en mars 2003. Il était en effet important d’assurer un
redémarrage économique rapide pour pouvoir ainsi légitimer après coup la guerre en Irak. Mais l’objectif dépassait sans doute ce simple objectif de reconstruction puisque les réformes qui ont été lancées ou proposées par l’Autorité provisoire de la coalition visaient clairement à mettre en place les bases d’une économie de marché pour l’économie irakienne. Cet objectif est finalement assez révélateur de la volonté américaine d’imposer un modèle économique (et donc politique) à l’Irak. On peut ainsi se demander si cette autorité avait le droit d’aller si loin dans les réformes proposées et même discutées alors que, parallèlement, un processus de transfert du pouvoir politique se mettait en place. Dans tous les cas, la situation économique reste encore bien fragile. Outre les problèmes de sécurité qui empêcheront, tant qu’ils dureront, tout développement, il faudra également rattraper le retard économique pris sous Saddam Hussein tout en faisant face aux problèmes classiques d’une économie pétrolière.
LA GENÈSE D’UNE ÉCONOMIE PÉTROLIÈRE TRIBUTAIRE
L’Irak est, comme beaucoup de pays producteurs de pétrole, un pays potentiellement extrêmement riche. Il disposerait ainsi selon l’Oil and Gas Journal de 115 milliards de barils de réserves pétrolières prouvées, ce qui situerait l’Irak au troisième rang mondial (après l’Arabie Saoudite et le Canada) en matière de réserves pétrolières. Or, en dépit de ce potentiel, l’économie irakienne se trouvait avant la guerre avec la coalition, dans une situation catastrophique. La descente aux enfers de l’économie irakienne a en fait commencé avec la guerre avec l’Iran. Puis, l’économie a été profondément affectée par la première guerre du Golfe ainsi que l’embargo des Nations unies mis en place dans les années 1990. La mise en place du programme « pétrole contre nourriture » à partir de 1996 a permis un répit sur le plan économique mais a continué de limiter les capacités d’exportations pétrolières du pays. Par ailleurs, la corruption et le poids du système sécuritaire ont également pesé sur le développement de ce pays. Les personnes qui demandaient une autorisation administrative pour créer une entreprise étaient ainsi « contrôlées » par les services secrets. Il existait, par ailleurs, un véritable système de prédation par le pouvoir : une entreprise privée qui réussissaient pouvait très bien être fermée et ses avoirs confisqués par le régime1. Tous ces facteurs exogènes ont donc pesé sur une économie qui, par ailleurs, était affectée par les problèmes structurels des économies pétrolières. L’économie était extrêmement dépendante des revenus pétroliers qui représentaient en 2002 près de 80 % du PIB, 92,6 % des exportations de biens et près de 90 % des revenus budgétaires. Ceci a fait que l’économie irakienne a été particulièrement affectée par le recul des prix du pétrole en 1986 et en 1997-1998. Par ailleurs, l’existence de cette rente pétrolière a conduit aux dysfonctionnements classiques d’une économie pétrolière tels que l’absence de véritable système fiscal et d’un secteur manufacturier compétitif. Il existait un secteur privé mais celui-ci était placé sous le contrôle de l’Etat qui contrôlait les revenus pétroliers (et donc l’allocation de devises) et le prix des produits pétroliers raffinés. On peut noter que ce poids de l’Etat dans l’économie (et plus particulièrement son contrôle des revenus pétroliers) étaient à la base un facteur qui, de lui-même, favorisait la corruption et les inégalités de revenus. Par ailleurs, le secteur public qui employait entre 25 et 30 % de la population active, était inefficace. Au total, alors que le PIB par tête avait atteint près de 2500 dollars de 2002, à la fin des années 1970, ce qui plaçait l’Irak alors parmi les économies à revenu moyen, il se situait à près de 1000 dollars de 2002 en 20012. L’infrastructure était dans un état de profond délabrement du fait d’années de sous-investissement et des destructions causées par la guerre. Le chômage était relativement important puisque, selon le ministère du Plan irakien, le taux de chômage était proche de 16 % en 1997. Par ailleurs, les indicateurs sociaux disponibles montrent que l’Irak était en retard dans de nombreux domaines. L’espérance de vie était de 63 ans contre 69 ans dans la région du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, le taux de mortalité infantile de 102 pour 1000 naissances contre 44. Par ailleurs, le recours à l’endettement extérieur pour compenser la réduction des revenus pétroliers (suite à la destruction des ports irakiens en novembre 1980 au début de le guerre avec l’Iran) avait conduit à un niveau d’endettement insoutenable estimé par le FMI à 125 milliards à la fin 2003, soit près de 700 % du PIB.
LE NOUVEAU CADRE DU CONTRÔLE DE L’ÉCONOMIE IRAKIENNE ET SA LÉGITIMITÉ NATIONALE
Le délabrement de l’économie a bien sûr été amplifié par la guerre avec les forces de la coalition. La production pétrolière a été quasiment arrêtée en avril 2003. La production d’électricité a reculé de près de 25 %. De nombreuses infrastructures de transport ont été détruites. Il faut aussi prendre en compte les pertes induites par le pillage des entreprises et des établissements publics juste après la fin de la guerre Le FMI estime que le PIB a reculé de près de 35 % en volume en 2003. L’emploi public a reculé après la guerre suite à la décision de la coalition de dissoudre l’armée, soit près de 500 000 personnes. Ceci a sûrement contribué à accroître le chômage puisque le taux de chômage a été estimé à 28,1 % en octobre 2003. Et surtout, l’insécurité et la violence depuis la fin de la guerre ont également affecté la situation économique après la guerre.
Face à cette situation, l’Autorité provisoire de la coalition (APC) a pris un certain nombre de mesures. Tout d’abord, il a fallu faire face aux besoins financiers induits par la reconstruction du pays. Selon des estimations de la Banque mondiale et de l’APC, les besoins d’investissements en infrastructures atteignaient 55 milliards de dollars juste après la guerre. De ce fait, des négociations ont été engagées pour restructurer la dette extérieure3. De plus, il a été fait appel à la communauté internationale. Ainsi, lors d’une conférence organisée en octobre 2003 à Madrid, près de 32 milliards de dollars de promesses d’aide ont été faites par un certain nombre de pays. Mais, surtout, parallèlement, ce dont on parle moins est le fait qu’ont été engagées un certain nombre de réformes économiques internes.
L’idée de base de ces réformes était bien sûr de reconstruire l’économie irakienne suite aux destructions causées par la guerre. Par ailleurs, il est clair qu’au fur et à mesure que l’insurrection prenait de l’ampleur, un lien a été établi entre la nécessité de favoriser la croissance économique et surtout de créer des emplois et l’objectif de mettre fin à l’insécurité. Mais il faut noter que l’objectif de reconstruire l’économie irakienne dépassait le cadre d’une reconstruction d’une économie après une guerre, il s’agissait manifestement de mettre en place un modèle économique qui accompagnerait la reconstruction politique du pays. Dans ce contexte, un certain nombre de réformes ont été lancées. Une nouvelle monnaie a été mise en place. Les banques ont été réouvertes. L’APC a aussi émis une loi bancaire qui donnait les ratios prudentiels que devaient respecter les banques et autorisait la présence de banques étrangères en Irak. Sous l’impulsion de l’APC, le ministre des Finances irakien a accepté la mise en place d’une loi sur l’investissement étranger. Le commerce extérieur a été complètement libéralisé. Puis, une taxe de 5 % a été instaurée sur les importations à partir d’avril 2004. Un nouveau système de taxation a été mis en place en avril 2004. Une loi sur les entreprises qui est une version corrigée de la loi de 1997 a été mise en place en avril 2004. Des efforts visant à réformer les lois sur la faillite et le travail ont également été entrepris.
Que penser de ces mesures ? Le premier problème qui saute aux yeux est celui de la légitimité des réformes mises en place. On peut ainsi clairement se demander si l’APC avait le droit de mettre en place elle-même des lois (comme la loi bancaire) ou de demander au gouvernement provisoire d’en approuver (comme la loi sur l’investissement étranger) alors que ce type de mesures met clairement en jeu des intérêts nationaux. Selon l’article 64 de la convention de Genève, le pouvoir législatif dont l’occupant est investi en tant que Puissance responsable de l’application de la Convention et détenteur momentané de l’autorité, est limité aux matières cidessous limitativement énumérées.
a) Il pourra promulguer des dispositions propres à l’application de la convention en conformité des obligations que celle-ci lui impose en de nombreux domaines : protection de l’enfance, travail, ravitaillement, hygiène et santé publiques, etc.
b) Il aura le droit d’édicter les dispositions indispensables à «l’administration régulière du territoire», en sa qualité de Puissance responsable de l’ordre et de la vie publics.
c) Enfin, il est autorisé à promulguer des dispositions pénales pour sa propre protection. un pouvoir occupant peut effectuer les changements nécessaires «pour remplir ses obligations sous la présente convention de gouverner le territoire et d’assurer la sécurité du pouvoir occupant».
Peut-on interpréter cet article comme donnant le droit de mener d’importantes réformes économiques ? La question reste ouverte. L’argument qui est avancé par des économistes ayant travaillé à l’APC est que les réformes qui ont été mises en place sont des réformes qui pourront être annulées par le futur gouvernement4. Toutefois, d’une part, il est assez difficile d’imaginer le futur pouvoir irakien pouvant facilement revenir sur des lois comme celle de l’investissement étranger. De plus, ceci ne répond pas à la question de la légitimité de ces réformes. Il est vrai qu’à partir de la formation d’un Conseil de gouvernement irakien en juillet 2003, ce dernier devait approuver toutes les réformes importantes. Toutefois, compte tenu de l’absence d’une autorité irakienne légitime, cette disposition ne changeait pas vraiment grand chose. Il est intéressant à ce propos que le fait même que le Conseil de Gouvernement doive donner son accord aux réformes proposées est présenté comme une «contrainte» pour l’APC par ces mêmes économistes !
Une deuxième critique liée d’ailleurs à la première est le fait que l’APC soit allée si loin dans la libéralisation de l’économie irakienne. L’explication déjà évoquée est qu’il ne s’agissait pas simplement de reconstruire l’économie mais de poser les bases d’un modèle économique qui est celui d’une économie de marché. Pour cela, des réformes visant à libéraliser très rapidement l’économie irakienne ont donc été proposées. Ces réformes étaient en fait basées sur l’expérience de transition des pays de l’Est. Toutefois, est-ce que les économistes travaillant à l’APC avaient réfléchi à ce qui se pourrait se passer en Irak sur le plan politique si l’économie devait connaître les difficultés expérimentées en Pologne, par exemple, au début de la transition. Plus fondamentalement, on peut aussi se demander si ces réformes sont bien adaptées au problème fondamental de l’Irak. L’environnement démographique, social et politique irakien est-il le même que celui d’Europe centrale ? On peut en douter. Il suffit de rappeler que l’Irak est encore très en retard en matière démographique avec plus de 4 enfants en moyenne par femme. Par ailleurs, est-ce que ces réformes sont adaptées au problème principal de l’Irak qui est d’être une économie pétrolière ? Ce n’est pas également sûr. En effet, dans une économie pétrolière, le secteur productif et le secteur financier sont souvent sousdéveloppés. C’était d’ailleurs le cas en Irak. Or, la décision de libéraliser quasi-complètement le commerce extérieur n’apparaît pas comme la meilleure manière de faire émerger un secteur manufacturier compétitif. En fait, aucune réflexion ne semble avoir été engagée sur le fait que l’industrie irakienne est complètement délabrée et sous-compétitive pour des raisons qui tiennent pour beaucoup à l’existence d’une rente pétrolière. En fait, on a du mal à voir comment l’ouverture du commerce extérieur et l’ouverture à l’investissement étranger règleront ce problème.
PERSPECTIVE DE LA RECONSTRUCTION DE L’ÉCONOMIE IRAKIENNE
Plus fondamentalement, les réformes menées semblent nier, quasiment de manière autiste, les liens existant entre les sphères politique et économique. Cette situation est sans doute liée à la volonté usuelle des économistes de vouloir se cantonner strictement sur le terrain économique. Toutefois, il est quand même assez extraordinaire de voir que l’APC avait l’intention de cesser de payer les salaires des employés des entreprises publiques à partir de la fin 2003. Cette proposition ne fut repoussée que du fait de l’opposition des autorités irakiennes. On croit par ailleurs deviner que l’APC n’était d’ailleurs pas loin de vouloir fermer bon nombre d’entreprises publiques. Cela n’a pas été fait car il a peut-être été considéré que ces mesures allaient au-delà de ce que l’APC pouvait légitimement faire. On n’ose imaginer ce qui se serait passé sur le plan politique si des milliers d’employés de ces entreprises s’étaient retrouvés au chômage. Plus généralement, on en perçoit aucune analyse en termes d’économie politique de la gestion de la rente pétrolière. Pourtant, on sait que la redistribution de la rente pétrolière est au cœur de la construction de la légitimité de la plupart des Etats pétroliers. De manière assez révélatrice, la seule idée qui est avancée par les économistes de l’APC est de redistribuer directement les revenus pétroliers à la population. D’une part, c’est oublier que le partage des revenus pétroliers entre les différentes communautés va être un élément décisif de l’organisation politique du futur Irak fédéral qui se dessine. Il suffit de se rappeler les revendications kurdes sur les gisements pétroliers de Kirkuk. Par ailleurs, le futur gouvernement central irakien devra forcément opérer une gestion politique de la rente pétrolière pour s’assurer des soutiens qui seront également nécessaires à ses réformes économiques. Enfin, on peut ajouter que la gestion par le gouvernement des revenus pétroliers n’est pas forcément une catastrophe. Une gestion rigoureuse de ces revenus pour financer des dépenses d’infrastructure et d’éducation irait dans le sens des intérêts de long terme de l’Irak.
Au bout du compte, l’économie irakienne a évidemment encore un long chemin à parcourir avant de rattraper le retard pris sous Saddam Hussein. Il ne faut pas se fier à la croissance de 40 % du PIB attendue pour 2004, ces chiffres étant le fruit de la reconstruction des infrastructures et du redémarrage après les destructions et la désorganisation induites par la guerre. Le chômage reste élevé à près de 30 % et 60 % de la population dépend de la distribution par l’Etat des denrées de base pour subsister. Mais surtout, l’économie irakienne est toujours extrêmement fragile car dépendante des recettes pétrolières qui représentent près de 95 % des recettes en devises et des revenus de l’Etat. Toute baisse du prix du pétrole ou tout acte de sabotage sur les installations pétrolières aura donc un impact dépressif sur l’économie. Or, selon les dernières statistiques de l’Agence internationale de l’energie, le niveau de production de l’Irak était en janvier 2005 de 1,80 millions de barils par jour, en recul de 160 000 barils sur le mois précédent du fait de sabotages effectués avant les élections législatives. Or, l’objectif du gouvernement provisoire irakien est d’atteindre 2,4 millions barils par jour en 2005. Enfin, l’insécurité permanente rend caduc tous les efforts de restructuration de l’économie. Il faut donc espérer que le processus politique en cours permette une atténuation des tensions politiques et que les futures autorités irakiennes puissent mener elles-mêmes des réformes adaptées à la situation politique et économique du pays.
La critiquer portent essentiellement sur la légitimité et les problèmes spécifiques des économies pétrolières (rien n’a changé en matière de dépendance pétrolière), le lien entre structures économique et politique qui sont niés, et le licenciement des sociétés publiques On peut d’ailleurs remarquer à quel point le fait que les économistes refusent d’intégrer les questions politiques apparaît absurde On notera à ce propos que l’APC a réfléchi à la possibilité de fermer les entreprises publiques (qui emploient près de 500 000 personnes). Le fait que cette décision n’ait pas été prise est peut-être due à une prise de conscience des conséquences politiques. Les problèmes de sécurité continuent et continueront à dominer la paysage économique y compris celui du pétrole.
Thierry COVILLE
chercheur associé au CNRS, Département Monde Iranien

NOTES
(1) Voir à ce sujet, Foote, C., Block, W., Crane, K, Gray, S., «Economic Policy and Prospects in Iraq», Journal of Economic Perspectives, Vol. 18, n° 3, été 2004, p. 54.
(2) Ces chiffres n’incluent toutefois pas les trois provinces kurdes autonomes à partir de 1991.
(3) Un accord est intervenu fin 2004 avec les membres du Club de Paris (Le Club de Paris est un groupe informel de créanciers publics dont le rôle est de trouver des solutions coordonnées et durables aux difficultés de paiement de nations endettées) pour réduire et restructurer la dette extérieure irakienne.
(4) Foote, C., Block, W., Crane, K, Gray, S., « Economic Policy and Prospects in Iraq», Journal of Economic Perspectives, Vol. 18, n° 3, été 2004, p. 59.

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