L’entretien de Géostratégiques

Thomas FLICHY DE LA NEUVILLE

Ancien élève en persan de l’Institut National des Langues et Cultures Orientales (INALCO), Thomas Flichy de La Neuville est agrégé d’histoire et docteur en droit. ses travaux scienti­fiques portent sur la capacité des civilisations à transmettre la vie sur la longue durée. Cette approche géoculturelle s’est intéressée dans un premier temps aux potentialités créatrices des élites, notamment dans les armées — La fantaisie de l’officier. Trois civilisations majeures ont fait l’objet d’une enquête géoculturelle : la Perse — L’Iran au-delà de l’Islamisme — la Chine — Stratégies chinoises, le regard jésuite — et la Russie — Chine, Iran, Russie, un nouvel empire mongol ? Sous sa direction, plusieurs équipes ont analysé les conflits contemporains sous l’angle de la géocul­ture, Opération Serval au Mali, l’opération française décryptée – Centrafrique, pourquoi la guerre ? — Ukraine, regards sur la crise, (vr. ci-après les recensions). Chef du département des études euro­péennes et internationales à l’Ecole Spéciale de Saint-Cyr, Thomas Flichy de La Neuville inter­vient dans de nombreuses universités étrangères, notamment à l’United States Naval Academy, la Theresianische Militârakademie et l’Université d’Oxford. Il a accepté de répondre aux questions de Géostratégiques.

Décembre 2014

Géostratégiques : En parcourant vos ouvrages, on perçoit la volonté de porter l’ana­lyse géopolitique au sein des grands espaces, que ce soit à l’échelle du basculement océanique que vous décrivez, des nouvelles guerres que vous annoncez ou d’acteurs de dimension « civilisationnelle », tels que la Chine, l’Iran, la Russie. Votre vision de l’échelle géopolitique serait-elle anglo-saxonne ?

Thomas Flichy de La Neuville : j’ai bien sûr été influencé par l’école britannique, en particulier par Arnold Toynbee. Ces lectures m’ont amené à promouvoir une nouvelle approche française que l’on peut qualifier de géoculturelle. Au cours des dernières décennies, l’anthropologie culturelle et la science politique ont tenté de combattre une vision du monde réduite au choc des intérêts financiers. Toutefois, ces vues alternatives n’ont pas réussi à se conjuguer l’une à l’autre tout en intégrant le facteur économique afin de restaurer une véritable intelligence du monde auprès d’élites désorientées. Or les civilisations durables s’appuient nécessairement sur une culture assumée. Il convient d’opposer aux nations géoculturelles qui puisent leur puissance et leur rayonnement dans leur identité profonde, des constructions tech­no-abstraites qui tâchent de compenser l’artificialité de leurs origines par le recours à la violence et à l’oubli. Les premières sont capables d’influence dans la longue durée et même au-delà de leur mort politique comme ce fut le cas pour l’empire romain. Elles s’opposent à ce titre aux constructions abstraites des clercs et des théoriciens, telles que les empires de Charles Quint, de Napoléon Ier, ou des États-Unis contemporains, dans lesquels l’absence d’unité culturelle se révèle le premier facteur de fragilité.

Géostratégiques : Votre ouvrage sur l’intervention française au Mali et, à l’échelle régionale, au Sahel, fait autorité, tant par la relation de l’opérationnel que par la description des enjeux. Avec le recul de presque deux années, répondriez-vous de la même façon, à la question que vous posiez vous-même de savoir si la politique africaine de la France a connu une inflexion à cette occasion ?

  1. Flichy de La Neuville : la politique africaine a effectivement connu une in­flexion mais sans donner lieu à une opération de communication de la part du ministère des Affaires étrangères. Car aujourd’hui l’action militaire précède l’élabo­ration d’une quelconque politique. La succession d’opérations militaires au Mali, en Centrafrique, auxquelles on peut ajouter des interventions plus discrètes dans le sud de la Libye ou au Tchad, a fini par faire politique. Une nouvelle politique a émergé rétrospectivement, mais celle-ci a d’abord été pensée par les hommes de ter­rain que sont les militaires. Face à des élites désemparées et réduites à l’impuissance relative, les chefs militaires ont irrigué la réflexion jusqu’au plus haut niveau. Nous avons ainsi partiellement renoué avec le réel.

Géostratégiques : Comment voyez-vous l’évolution stratégique moyen-long terme de l’espace sahélien ?

  1. Flichy de La Neuville : Le Sahel est un océan, et celui-ci est actuellement sou­levé par une vague islamiste, associée à la multiplication de trafics mafieux. Toute liquidation de régime fort a pour conséquence mécanique d’amplifier la tempête. Si la France n’est pas capable de penser une véritable politique réaliste et courageuse, en y associant ses alliés européens, elle se trouvera rapidement dans l’incapacité de multiplier les opérations de police afin de stabiliser cette zone à risque, où l’exploi­tation des richesses minérales se heurte aux logiques antagonistes des Occidentaux et des Chinois.

Géostratégiques : Dans votre travail sur le nouvel empire mongol potentiellement formé par la Chine, l’Iran et la Russie, vous évoquez deux évolutions géopolitiques tout à fait passionnantes :

1/ le confinement de l’île turcophone par les trois puissances citées, qui en font le catalyseur géopolitique de leur puissance en devenir ;

UKRAINE Une crise géopolitique

2/ la translation vers l’Est du centre de gravité énergétique, c’est-à-dire l’armature d’un nouvel empire énergétique par l’arrimage de la Chine à la Russie et à l’Iran. Pourriez-vous développer l’analyse de ces bouleversements ?

  1. Flichy de La Neuville : le nouvel empire mongol, alliance pragmatique et diffuse entre l’Iran, la Chine et la Russie va jouer un rôle majeur dans l’évolution des équi­libres géopolitiques au cours des années à venir. Pour ne prendre qu’un exemple, l’opposition entre cette alliance et l’empire océanique américain rend impossible à ce dernier la réduction de l’Etat islamique. Il faudrait, en effet, un retournement d’alliance, pour que les États-Unis, appuyés à l’Iran et la Syrie puisse vaincre ce dernier. Toutefois, cet empire comporte des faiblesses : pour de multiples raisons, la Chine, l’Iran et la Russie ne risquent guère de reconstituer l’antique empire mongol qui les a fédérés hier. À l’inverse du XIIIe siècle, ces trois civilisations encerclent en effet aujourd’hui comme une île la civilisation turque qui les rassemblait jadis : la Chine poursuit sa politique de confinement des minorités turcophones au Xinjiang, la Russie a du mal à contrôler les peuples altaïques du Caucase. L’Iran, de son côté voit en la Turquie une puissance régionale rivale. En second lieu, ces trois pays souffrent d’une faiblesse démographique structurelle qui les empêchera d’exercer la puissance à long terme.

Géostratégiques : Votre ouvrage sur l’Iran est un travail de confrontation culturelle franco-iranienne tout à fait intéressant. Pensez-vous que l’analyse géopolitique en général ne puisse se passer de l’arrière-plan identitaire des acteurs concernés ?

  1. Flichy de La Neuville : tout se passe aujourd’hui comme si les hommes étaient interchangeables et que les cultures ne comptaient pour rien. Or la négation du facteur culturel débouche sur des échecs spectaculaires pour l’Occident. Ceci est vrai en particulier pour les armées, qui s’exercent à faire la guerre sur des scénarii virtuels, comme si l’on pouvait conduire des combats indépendamment des civilisa­tions dans lesquels ils s’inscrivent. Cette manie du jeu de rôle dans les grands états-majors débouche mécaniquement sur des désastres sur les théâtres d’opérations : de l’Afghanistan à la Libye en passant par la Syrie et l’Irak. Or, pour la plupart des pays non-occidentaux, la culture a une importance capitale. Il n’est que de regarder le taux de perte parmi les interprètes américains en Irak : les insurgés ont ciblé les passeurs de cultures autant que les chefs de section. C’était le meilleur moyen pour eux de réduire à néant leur adversaire. Or que l’on s’en moque ou non, la culture est une réalité. Elle n’est rien de moins que la sève des civilisations. Les civilisations ont pour vocation de perpétuer la vie. C’est pour cette raison que la négation du fac­teur culturel se présente comme le premier pas vers la barbarie. En ce qui concerne l’Iran, le principal obstacle à l’ouverture d’un dialogue raisonnable, dans lequel la France, en tant que nation civilisée, devrait jouer un rôle majeur, est l’oubli de notre propre culture. Nous avons oublié qu’à la cour de Louis XIV, la Perse était considé­rée comme une France de l’Orient.

Géostratégiques : Comment évaluez-vous la réintégration de l’Iran dans l’ordre international récent ?

  1. Flichy de La Neuville : Confiné par les sanctions internationales, l’Iran s’est largement ouvert à la Chine puis à l’Inde au cours des dernières années. Profitant de l’absence américaine puis du retrait forcé des compagnies européennes, la Chine a conclu un certain nombre d’accords pétroliers et gaziers avec l’Iran. D’où une gigantesque bataille économique entre les majors chinoises et américaines. Prenant exemple sur l’antique politique française d’équilibre afin d’assurer son indépen­dance, l’Iran tâche de mettre en concurrence les investisseurs chinois, indiens, américains et européens. Toutefois, ce rééquilibrage n’est pas une finalité en soi. En effet, l’Iran ne souhaite pas une ouverture brutale de ses propres marchés qui pourrait menacer tout à la fois son économie parallèle et surtout sa propre identité. L’avènement de l’Etat islamique donne à l’évidence un poids accru à l’Iran. Aucune solution militaire ne pourra aboutir sans son appui.

Géostratégiques : Pourquoi dites-vous que le choix nucléaire iranien se fait au détriment de son rang maritime ?

  1. Flichy de La Neuville : D’un point de vue géopolitique, le plateau iranien se présente comme une haute citadelle isolée des civilisations qui la jouxtent de tous côtés. Cette configuration géographique se traduit par un fort complexe de supé­riorité vis à vis des peuples environnants, qu’ils soient Russes, Indiens, Arabes ou Turcs. Pourtant l’Iran n’a pas toujours été un château assiégé. Au cours de son histoire plurimillénaire, la Perse a été capable de rayonner sur le monde lorsqu’elle maîtrisait les espaces maritimes environnants. Cela est encore plus vrai aujourd’hui dans la mesure où la mer Caspienne et le Golfe Persique représentent les plus grands réservoirs en hydrocarbures de la planète. Seule la maîtrise de ces riches espaces maritimes permettra à l’Iran d’accéder un jour au rang de puissance régionale. Au cours de l’Antiquité, la Perse achéménide s’est résolument tournée vers les espaces maritimes proches par l’entremise de peuples navigateurs comme les Phéniciens, les Grecs ou les Arabes. Les siècles de domination étrangère, figeant les progrès technologiques sur mer, ont toutefois rendu vaine toute aventure maritime entre le VIIe et le XVIIe siècle. Aujourd’hui, la puissance régionale montante qu’est l’Iran s’est enfermée dans l’option nucléaire au lieu de faire le choix résolu de la mer.

Géostratégiques : Comment expliquez-vous le « refus maritime » des « principau­tés continentales », Iran, Ottomans et arabes, continent africain… ?

  1. Flichy de La Neuville : Si l’esprit d’aventure océanique se présente comme l’un des caractères historiques de l’Occident, celui-ci a touché un nombre croissant de civilisations tandis que l’internationalisation des échanges rendait la mer incon­tournable. Toutefois, au cœur du monde demeure un vaste espace dans lequel les empires se sont obstinés à refuser toute conquête maritime. Cet espace du refus de la mer correspond à l’Afrique septentrionale et centrale ainsi qu’à l’ensemble du Moyen-Orient. La majeure partie de ces territoires appartient au monde de l’Islam, dans des territoires situés actuellement dans l’arc des crises. L’absence de marines conséquentes où de véritable stratégie navale s’explique par le fait que l’innovation technologique, essentielle à la maîtrise des mers, y ait été bloquée depuis longtemps. Quant au monde chiite, cœur de l’innovation islamique, celui-ci a été confiné de­puis des siècles dans un espace continental au cœur duquel se trouve la citadelle iranienne. Les civilisations du refus de la mer aiguisent les appétits des puissances maritimes en raison de leurs richesses en pétrole, minéraux ou bien terres agricoles. La majeure partie des guerres se concentre dans cet espace instable. C’est autour de ce pivot mort que s’opère le basculement océanique de l’Occident vers les pays émergents.

Géostratégiques : .   et a contrario, le nouveau rapport à la mer de la Chine ?

  1. Flichy de La Neuville : Les échanges maritimes ont connu une intensifica­tion spectaculaire depuis la Seconde Guerre mondiale. En 1955, les marines mar­chandes transportaient 550 millions de tonnes de marchandises ; or ce chiffre s’est élevé à 8 milliards en 2008. Dans ces circonstances, les grands pays émergents ont saisi tout l’intérêt qu’ils avaient à se tourner vers la mer, pour s’affranchir résolu­ment des pays occidentaux. Ce retournement maritime n’a pas été aisé en raison du tropisme continental de ces pays nouveaux. S’inscrivant à contre-courant de leur longue histoire de colonisation agricole, le Brésil, l’Inde comme la Chine tendent, malgré tout, à se tourner vers la mer. Cette montée en puissance des marines de commerce émergentes s’est naturellement accompagnée par l’essor des flottes de guerre. Assurant la sécurité des axes maritimes, celles-ci sont en train de devenir des acteurs incontournables du nouveau paysage océanique.

Géostratégiques : Vous avez évoqué récemment la « guerre par procuration » amé­ricaine en Irak, pouvez-vous développer cette
idée ?

  1. Flichy de La Neuville : Pour venir à bout de l’Etat islamique, il conviendrait en premier lieu de le confiner à l’Ouest et à l’Est en s’appuyant sur la Syrie de Bachar-el-Assad et l’Iran. Sans cette inflexion pragmatique de notre politique étrangère, la guerre est déjà perdue. Ceci implique un rapprochement avec la Russie qui sou­tient la Syrie. Or ce rapprochement est difficile à double égard pour les États-Unis. D’une part, la puissance financière des États-Unis repose sur la suprématie du dol­lar, et en particulier sur l’achat en dollar du pétrole saoudien. Il est difficile pour les États-Unis de jouer à la fois l’Arabie Saoudite et son ennemie iranienne. En second lieu, un rapprochement tactique américain avec la Russie au Moyen-Orient entraî­nerait mécaniquement un rapprochement entre l’UE et ce même pays. Cela aurait pour effet de fragiliser la puissance impériale américaine, qui craint par-dessus tout la constitution d’une puissance eurasiatique. C’est pour cette raison que la grande coalition mise en place par les États-Unis contre l’Etat islamique, se présente en partie comme une opération de communication. Elle n’a pas réussi à mobiliser un seul pays musulman pour la partie militaire. En revanche, la partie humanitaire, c’est à dire la moins coûteuse et la plus prestigieuse auprès des populations, sera conduite par l’Arabie Saoudite, le Koweït et la Turquie. Cette coalition s’est pour l’instant bornée à protéger les intérêts pétroliers américains au Kurdistan tout en laissant l’Etat islamique déstabiliser encore davantage le régime de Bachar-al-assad. Les États-Unis joueraient-ils en Syrie sur une alliance de revers implicite avec l’Etat islamique, comme jadis Louis XIV s’appuyait sur les princes protestants allemands contre le Saint-Empereur Romain Germanique ?

Géostratégiques : Peut-on savoir quelles sont vos prochains projets de recherche ?

  1. Flichy de La Neuville : Nous travaillons actuellement sur le monde en 2030 afin d’esquisser une vision française de notre futur, qui soit autre chose que la copie en plus pâle des rapports de la CIA. En 2030, le monde aura connu un bouleverse­ment géopolitique majeur : en France, de nouvelles élites se seront mises à l’œuvre afin de relever un pays appauvri et placé sous tutelle financière. L’Europe élargie et plus que jamais affaiblie aura paradoxalement l’opportunité d’exister en raison de l’effondrement américain. À l’Est, la Russie aura abandonné son rêve chimérique de tenir les marches de la Caspienne et se sera repliée sur la prospère voie mari­time du Nord-Est, désormais dégagée des glaces grâce au réchauffement climatique. Marqués par le repli impérial, les États-Unis exploiteront à plein régime leurs im­menses réserves de pétrole. Ils auront quitté le Moyen-Orient. Ayant adopté l’espa-
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