Les Balkans : laboratoire stratégique du 21ème siècle

Par Général Eric de La Maisonneuve

Général de division (cr), directeur de séminaire de stratégie à Paris XI (DESS de Diplomatie et Relations Internationales), est l’auteur d’un essai sur la métamorphose de la violence: « La Violence qui vient » (Editions Arléa-1997). Il préside la Société de Stratégie qu’il a fondée, et dirige la revue générale de Stratégie AGIR. Il collabore en outre à de nombreuses revues spécialisées et enseigne aux Université de Buenos Aires et d’Abidjan.

Avril 2001
L’étude des phénomènes géo et socio-stratégiques contemporains conduit à s’interroger sur les événements et sur les causes qui ont provoqué les bouleversements auxquels on assiste dans les relations internationales et, par extension, dans le monde contemporain. En observant le phénomène guerre – et plus généralement celui de la violence collective -, on constate que la guerre classique – opposition armée entre les Etats dans le but de régler leurs différends – a atteint un paroxysme au milieu du XXème siècle pour progressivement se voir interdite (charte de l’ONU) ou être rendue impraticable (cas de la dissuasion nucléaire).

S’il était encore besoin de le prouver, le conflit qui a sévi dans les Balkans suffirait à démontrer que nous sommes entrés dans une nouvelle période de l’Histoire depuis le début des années 90. La fin de l’Union soviétique et le prodigieux remue-ménage qui l’a suivie signifient, en effet, un changement d’époque. Nous pouvons en mesurer les conséquences à bien des égards, et notamment, par une redistribution des cartes qui a bouleversé ce que nous pouvons appeler encore la géopolitique européenne. Le conflit qui a déchiré les Balkans à travers le dépeçage de l’ex-Yougoslavie est emblématique de cette situation. Celle-ci se présente aujourd’hui de la façon suivante :
Le centre stratégique européen s’est déplacé de l’Allemagne vers le sud et la zone balkanique ; l’Europe a connu sur son territoire une de ces guerres civiles identitaires qu’on croyait réservées au Tiers Monde en mal de décolonisation et de développement. Les Etats-Unis, en déplaçant de la Bavière à la Bosnie le centre de gravité de leur présence et de leurs préoccupations en Europe, ont dû imaginer une manière radicalement nouvelle de penser et de conduire un conflit.

De l’Allemagne aux Balkans.

Paradoxalement, la région balkanique, en faisant resurgir les problèmes des nationalités du 19ème siècle, oblige à inventer les solutions du 21ème siècle, tant celles qui ont été subies plus qu’essayées depuis quatre-vingts ans ont été dramatiquement inefficaces. De plus, les conditions politiques, stratégiques et techniques dans lesquelles se pose la question balkanique de nos jours ont profondément changé : les événements du 20ème siècle sont passés par-là.
Il faut d’abord se rappeler que la question balkanique, malgré sa permanence, a été en grande partie occultée depuis ce 28 juin 1914 où le serbo-bosniaque Gavrilo Princip assassina à Sarajevo l’archiduc François-Ferdinand de Habsbourg, héritier de l’Empire autrichien, déclenchant ainsi le mécanisme infernal conduisant à la guerre mondiale, c’est-à-dire à l’embrasement de l’Europe, puis à son bouleversement et enfin à la guerre froide. Après ce tour de folie collective aussi ruineuse que désastreuse pour la quasi-totalité du continent européen, nous voici revenus à la case départ.

Retour rendu possible en raison du règlement du problème allemand. Il fut, ne l’oublions pas, le problème central du 20ème siècle et la matrice des guerres mondiales, y compris de la guerre froide dont nous venons à peine de sortir. Le problème allemand est-il réglé définitivement ? Sans doute pour ce qui concerne les relations de voisinage nordiques et occidentales de l’Allemagne, en raison de l’étreinte européenne. Probablement pour longtemps aussi à l’Est avec l’ancrage amorcé des pays de l’Europe centrale à l’Union européenne et surtout à l’OTAN, avec l’interposition des anciennes provinces russes que sont la Biélorussie et l’Ukraine. Intérieurement, la démocratie allemande, malgré les fragilités inhérentes à ce système politique et les vulnérabilités dues au type de société et aux modes de vie modernes, est également placée sous étroite surveillance et semble à l’abri de tout retour en arrière ; alors que, pour le reste – diplomatie, défense – elle est encadrée dans l’organisation atlantique sous obédience américaine. A vrai dire, l’Allemagne dispose d’une autonomie dont les limites garantissent la sécurité de ses voisins.
Reste le Sud, au-delà du cas particulier autrichien, ce sud balkanique qui est comme une épine dans le pied gauche européen. Et ce problème paraît en définitive bien plus complexe, donc plus difficile à régler que le problème allemand, qui était essentiellement « territorial » et, de ce fait, soumis comme on l’a vu aux règlements des Etats.
S’agissant des Balkans, où se côtoient et s’entremêlent des peuples d’origines, de religions, de langues et de cultures différentes et parfois opposées, les questions s’y posent donc moins en termes de « puissance » qu’en termes « d’influence ». Tout est là : ce qui était rendu possible par des « rapports de forces » pour ce qui concernait le problème allemand devient totalement inopérant dans le cas de la question balkanique, d’une nature différente. Et cette question se pose de façon insistante, voire dramatique, depuis le début des années 90, lorsqu’il fut avéré que la décomposition de l’ordre de Yalta allait affecter toutes les constructions artificielles ou hasardeuses liées aux règlements des deux guerres mondiales, à commencer par la Yougoslavie de Tito, elle-même héritière du royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes. En réalité, depuis la disparition de Tito en 1980, l’avenir de la Yougoslavie ne cessait d’inquiéter les chancelleries ; il demeurait toutefois, à côté du mur de Berlin et de la confrontation avec le Pacte de Varsovie le long « du rideau de fer », non pas une question secondaire mais surtout un exercice d’école.

De la chute du mur le 9 novembre 1989 en passant par la signature du Traité 4+2 le 12 septembre 1990 à Moscou, l’unité allemande, effective le 3 octobre de la même année, va concrétiser, par ce formidable coup d’accélérateur de l’histoire, le règlement du principal problème européen. C’est aussi, ne l’oublions pas, le temps de la guerre du Golfe (août 1990 -février 1991), manifestation d’un changement d’époque et signe d’une liberté d’action retrouvée, mais comme nous le verrons plus loin, avec les moyens et les méthodes de la guerre classique.

Ces deux derniers événements à peine digérés, et comme par un effet de compensation du désarroi stratégique qu’ils initient l’un et l’autre, le phénomène de dislocation de la Yougoslavie se met en marche. Il était certes bien engagé sous les coups de boutoir provoqués par le nouveau Président Milosevic, mais la reconnaissance par l’Allemagne dès la fin 1991 des indépendances slovène et croate ne pouvait qu’accroître les tensions et pousser la Serbie à jouer son va-tout, en commençant par radicaliser sa position nationaliste.

D’un côté, l’Allemagne du Chancelier Kohl, meilleur élève de la classe européenne, mène son unification à marches forcées tout en se ménageant des relations apaisées dans son environnement proche européen ; d’un autre, la Yougoslavie, en se défaisant, risque de rallumer des querelles anciennes entre Européens et surtout de reconstituer, via la Serbie, une situation conflictuelle avec la Russie d’Eltsine, à la recherche d’une nouvelle légitimité internationale.

Pour les tuteurs de l’Europe et maîtres du monde post-soviétique que sont les Etats-Unis, l’hésitation pour s’engager dans l’affaire yougoslave ne sera pas plus longue qu’à leur habitude : trois ans, comme en 1914-17, comme en 1940-43 ; ils se décideront alors à faire basculer leur centre d’intérêt stratégique européen de l’Allemagne vers la zone des Balkans. Il leur faudra attendre d’être assurés, d’une part de la normalisation définitive de la situation allemande comme de la pérennisation de l’Alliance atlantique affirmée à Rome en novembre 1991, d’autre part de la réalité de l’aggravation de la situation en Yougoslavie comme de l’incapacité des Européens ou des Nations Unies de parvenir à une issue qui garantisse la sécurité de cette région, et au-delà la tranquillité européenne. Car tel est bien l’enjeu pour les Etats-Unis : pas question pour la puissance dominante de prendre le moindre risque concernant la sécurité d’un continent aussi compliqué et confus, qui n’a cessé, par ses contradictions et ses antagonismes, de rendre la vie impossible et dangereuse au monde entier ; mais pas question non plus de laisser ces pays insupportables jouer avec le feu, c’est-à-dire seuls face à leurs propres désordres.

Certes la ratification du traité de Maastricht, confirmant l’engagement de l’Union européenne dans la voie du partenariat, voire du modèle libéral américain, rassurait les Etats-Unis et les autorisait à envisager leur repli outre-Atlantique. Mais les velléités insistantes de certains pays européens de mettre en œuvre une « politique étrangère et de sécurité européenne », en tous cas leurs signes manifestes d’un souci d’autonomie politique grandissant avec ceux de la réussite économique, incitaient au contraire les Américains à la méfiance et donc à maintenir un pied en Europe, et à continuer d’y jouer un rôle tutélaire.
D’autant que, si la situation était normalisée en Allemagne, elle ne l’était pas du tout en Russie, puissance profondément désorganisée et blessée dans son amour propre par son récent abaissement, dont les réactions, comme celles de l’ours qui symbolise ce pays, sont souvent imprévisibles. Malgré tout, la présence américaine en Allemagne – par ailleurs fort coûteuse -ne se justifiait plus vraiment, sauf à conserver quelques bases logistiques et des structures d’état-major indispensables à une éventuelle remontée en puissance. Il leur fallait donc réorienter leur dispositif et trouver une nouvelle zone d’ancrage.

La dégradation de la situation générale en Bosnie allait leur donner non seulement l’occasion mais aussi l’obligation d’opérer ce basculement stratégique d’Allemagne vers la Yougoslavie. Les forces des Nations Unies s’y avéraient en effet incapables de remplir leur mission « impossible » et paradoxale de maintien de la paix dans un environnement conflictuel et confus, sans autorité, sans liberté d’action et donc sans prise sur les événements. Ainsi convaincus de la nécessité de rester en Europe et de devoir intervenir dans le conflit balkanique, les Etats-Unis vont d’abord s’engager diplomatiquement (accords de Dayton -octobre 1994) puis militairement de façon croissante jusqu’aux événements qui ont ravagé le Kosovo de mars à juin 1999. L’implantation américaine dans les Balkans, à partir de 1994 est sans doute fondée sur ces motifs. Elle est également liée à la nouvelle importance stratégique de cette zone dans la configuration géopolitique de l’après-guerre froide.

Le noeud stratégique yougoslave.

Il paraît inutile de revenir longuement sur les vulnérabilités historiques des Balkans, « ventre mou » et « poudrière » de l’Europe, zone de frontières et de confrontation de trois empires aujourd’hui disparus, mais demeurée terrain de rencontre de cultures différentes et de civilisations longtemps opposées. En croyant consolider ces fragilités par des solutions politiques autoritaires, les principaux acteurs du 20ème siècle avaient installé les Balkans dans un provisoire propice à l’aggravation de leurs vulnérabilités. Ce sont elles aujourd’hui qui font de cette région à risques la zone d’intérêt stratégique européen, justifiant que la première puissance mondiale s’y intéresse de très près.

Sur ce fond de vulnérabilités historiques se sont greffés de nouveaux rapports de forces et, par voie de conséquence, de nouvelles causes de violence.
Cette réputation qu’a la région balkanique d’être le « ventre mou » de l’Europe est aggravée par l’importance qu’y ont prises les mafias sur ces territoires, et parmi ces populations malmenées par les événements se sont installés des organisations mafieuses, des réseaux de trafic qui s’intéressent en particulier aux produits de consommation les plus dangereux et les plus lucratifs : la drogue et les armes. L’affaiblissement des structures socio-politiques de la plupart des pays de la région depuis l’effondrement soviétique ont favorisé l’essor de ces organisations jusqu’à leur conférer une dimension mondiale. Les revenus que des économies nationales archaïques et à bout de souffle sont incapables de fournir, les trafics de drogue, d’armes, de véhicules et …d’êtres humains vont les procurer en abondance. Ainsi une grande partie de l’effort de guerre des pays de l’ex-Yougoslavie (on cite le chiffre de deux milliards de dollars) aurait été alimentée par les ressources du commerce des armes provenant du démantèlement des forces du Pacte de Varsovie, par le transit et le traitement de la drogue (héroïne et hachisch) originaire d’Afghanistan et de la proche Turquie. Les organisations mafieuses et la « grande criminalité », qui profitent en sous-main de l’instabilité balkanique, ont tout intérêt au maintien d’une situation chaotique ; ils l’entretiennent assurément en Serbie, en Bosnie, au Kosovo, en Albanie et sans doute également dans les pays environnants, en Hongrie notamment. Cette situation pourrie est évidemment très préoccupante aux portes d’une Union européenne libérale et, de ce fait, très perméable à tous ces microbes. L’assainissement de la zone balkanique peut donc être considéré par les Américains, au nom de leur tutelle sur la sécurité européenne, comme une tâche aussi importante que le nettoyage auquel ils s’efforcent de procéder dans leur propre zone d’intérêt stratégique, les Caraïbes et l’Amérique centrale.

Les Balkans sont une « charnière » à la jointure du monde islamique dont on sait le rôle que jouent ses approvisionnements pétroliers pour la « sécurité économique » du monde libéral. Ils sont au voisinage immédiat de la Turquie, un des Etats clés sur lesquels comptent les Etats-Unis pour atténuer le « choc des civilisations », essentiellement la confrontation entre l’Occident chrétien et l’Orient islamiste annoncée et redoutée par Samuel Huntington. L’insistance que mettent les responsables américains à encourager le rattachement de la Turquie à l’Union européenne révèle le niveau de leurs inquiétudes à cet égard.

L’ancienne Yougoslavie est aussi une « zone tampon » à proximité immédiate de l’ancien empire russe, un balcon sur la Mer Noire et la région caucasienne en pleine effervescence. Ce poste avancé paraît essentiel pour la surveillance de la Russie, mais c’est aussi un « modérateur » pour cette puissance déstabilisée et un calmant pour les pays du sud-est européen (Roumanie, Bulgarie, Serbie) qui restent empêtrés dans les avatars de l’ère communiste. Tant que subsisteront des régimes pseudo marxistes dans cette région, la démocratie libérale n’y trouvera pas ses marques. Les Etats-Unis comme l’Europe ont tout intérêt à la pacification et au développement de cette péninsule, meilleurs antidotes aux poisons mafieux, islamistes ou prédateurs. Sur le plan politique, il peut leur paraître utile de neutraliser l’influence russe en Serbie orthodoxe, de provoquer la rupture des liens de solidarité du monde slave en faisant supporter aux seuls Serbes la responsabilité des atrocités d’un conflit effectivement insupportable. Et, dans ce type de guerre civile, par définition immonde, il n’est pas hors de portée des « puissances » de manipuler les extrémismes et d’amplifier les exactions.

Malgré ces facteurs qui semblent décisifs et l’importance que devrait dès lors revêtir une intervention américaine dans le conflit, on comprend les réticences toujours fortes qui furent celles des Etats-Unis à s’engager dans un tel bourbier. Non seulement la situation en ex¬Yougoslavie est d’une rare complexité, mais surtout la forme du conflit qui s’y est déclenchée et installée- la guerre civile – ne peut avoir d’autre issue que la défaite absolue et totale – la capitulation – d’un des camps. C’est du moins l’expérience historique que nous en avons, confirmée par les conflits de ce type auxquels nous avons été mêlés ces cinquante dernières années. Lorsqu’on réfléchit aux hésitations des Américains à s’engager dans ce type de conflit, il faut avoir à l’esprit le désastre vietnamien, et aussi tous les échecs militaires qui ont jalonné leurs interventions en Iran, au Liban, plus récemment en Somalie.

Le conflit yougoslave, comme la plupart de ceux qui ont ensanglanté la planète depuis trente ans et surtout depuis l’explosion mondiale des années 90, est une guerre civile. Cela signifie qu’il s’agit d’un conflit interne, d’un processus de séparation de populations dressées les unes contre les autres, dans lesquelles les intérêts des protagonistes sont à l’aggravation continuelle de la situation et non à l’apaisement ; l’objectif final étant la disparition de « l’autre », qu’il soit, selon les camps, serbe, croate, bosniaque, kosovar, macédonien…Il n’est pas utile de revenir sur des événements qui ont rempli les journaux depuis sept ans et qui ont été vécus dans leur horreur quasiment en direct par des centaines de millions de voyeurs-téléspectateurs. Ce qu’il faut retenir de ce conflit, dans ses caractéristiques excessives, c’est justement l’impossibilité d’en venir à bout par des moyens classiques ou, par l’action militaire, encore moins par la diplomatie. Devant l’impuissance des Etats et de ce qu’on appelle la Communauté internationale à normaliser ce type de situation, les démocraties ont inventé « l’humanitaire » pour apaiser leur conscience et l’ont propulsé sur le devant de la scène, faute de mieux, pour manifester leur embarras et leur compassion. Cela dit, pris entre plusieurs feux, souvent otages des uns et des autres, les humanitaires ont été instrumentalisés à leur corps défendant par tous les protagonistes ; ils ont de ce fait servi ici à alimenter le conflit, là à le camoufler, ailleurs à le détourner, partout à rendre opaque une situation déjà passablement confuse.

La première caractéristique des guerres civiles contemporaines est de semer la terreur parmi les populations ; celles-ci sont les enjeux, les otages et les victimes du conflit, dans lequel aucune atrocité ne leur sera épargnée, le but ultime étant de leur faire lâcher prise, de les conduire à l’exil, ce qu’on a traduit en langage actuel par la formule expressive « d’épuration ethnique ». Par le type de moyens employés – tortures, viols, pillages, incendies, exécutions sommaires… – les perturbateurs entretiennent la haine et rendent impensable toute issue raisonnable. Se poser en intermédiaire dans un tel contexte, comme ont tenté de le faire les Nations Unies à une vingtaine de reprises depuis dix ans en Afrique, en Amérique centrale, au Cambodge ou en ex-Yougoslavie relève, comme nous l’avons mentionné, de la mission « impossible ». Il est même advenu que l’intervention a encore aggravé la situation comme on l’a constaté en Somalie ou, n’ait permis qu’un court armistice avant une nouvelle flambée de violence comme en Haïti, en Angola ou au Libéria. A ce type de conflits auxquels on ne peut opposer efficacement la force des armes, il semble bien que les « puissances » soient jusqu’à présent incapables de trouver une solution. Lorsque ces désordres affectent une vingtaine de pays africains – sur cinquante – ou certains de la lointaine Asie comme le Sri Lanka ou l’Afghanistan, ou même encore des pays latino-américains jugés secondaires, les membres permanents du Conseil de Sécurité ainsi que les opinions publiques occidentales donnent l’impression d’en prendre leur parti ; en réalité, les uns comme les autres sont conduits à

considérer que ces fléaux sont sans doute un « mal nécessaire » ; l’important est que cela ne perturbe pas le fonctionnement du « marché » !

Mais lorsque ces conflits identitaires se rapprochent dangereusement des zones « civilisées » et qu’ils s’installent non pas aux portes de l’Europe mais sur le continent lui-même, comme on dit « à deux heures de vol de Paris », le danger de leur incrustation puis de leur contagion devient perceptible et inquiète, à juste titre, les puissances. Les Balkans sont une véritable épine dans le pied européen, mais en outre une épine infectée, susceptible de contaminer tout l’environnement. En 1994, ayant pris la mesure de l’inefficacité des Nations Unies et de l’inexistence politique de l’Europe – situations auxquelles leur politique n’était pas étrangère -, les Américains se sont trouvés pratiquement dans l’obligation de s’engager. Et cette obligation était assortie d’une double clause de résultat : non seulement l’échec était inadmissible, mais surtout il était exclu de ne pas réussir !

Un antidote à la guerre civile.

Réussir, c’est-à-dire parvenir à imposer le point de vue de l’intervenant dans le conflit, reste l’obsession des puissances depuis cinquante ans. Aucun des conflits dissymétriques dans lesquels elles ont été impliquées ne leur a permis de concrétiser leur supériorité militaire. Partout, en Indochine puis au Vietnam, en Algérie comme en Afghanistan, mais ailleurs aussi depuis dix ans, les guérillas ont fini par avoir le dernier mot et à faire triompher leurs thèses. D’une certaine façon, la conflictualité moderne consacre le succès des « faibles » et des révolutionnaires, mettant à nu les limites des soi-disant puissances encombrées de leurs forces classiques et de doctrines d’emploi invalidantes. L’histoire des conflits locaux des dernières décennies est celle du double échec – politique et militaire – des principaux acteurs mondiaux. Il y a à cela trois raisons majeures.

La première consiste, comme on l’a souligné dans le cas de l’ex-Yougoslavie, à installer le conflit au cœur des populations et de les y impliquer totalement. Le but est de rendre, dans ces conditions, les forces militaires intervenantes pratiquement inopérantes. La discrimination entre « civils » et combattants est rendue d’autant plus difficile que le conflit se tient là où se trouvent rassemblées les populations, c’est-à-dire dans les villes. Tous les militaires le savent d’expérience : la guerre urbaine est un piège car, y étant enfermé, l’assaillant perd toute capacité de manœuvre et sa liberté d’action, sauf à admettre de raser les villes et de déporter leurs habitants, solutions expéditives et rarement praticables aujourd’hui, au contre-exemple près de la ville de Groszny dont il n’est pourtant pas prouvé qu’il serve la stratégie russe.

La seconde est de ne tenir aucun compte des conventions, lois, règles, accords et codes qui ont pu être négociés au cours des siècles pour protéger les populations civiles et qui leur avaient permis, parfois, d’éviter de subir les exactions les plus inhumaines. En supprimant tout frein à la violence, voire à la barbarie, les instigateurs du conflit se placent sur un terrain sur lequel les représentants des démocraties ne peuvent pas les suivre. L’adversaire dicte alors une « règle du jeu » fluctuante et sauvage qui n’est déterminée que par ses intérêts subversifs. On a bien vu pendant la guerre d’Algérie à quel point ce décalage de procédés était pénalisant, et les risques qu’il faisait peser sur ceux qui osaient s’en affranchir.

La troisième raison, paradoxalement, tient à la maîtrise de l’opinion publique et donc à la bienveillance des médias. On se souvient à cet égard de l’image flatteuse qui fut donnée des Khmers rouges, jusqu’à ce qu’on se rende compte – par l’évidence du génocide cambodgien -combien certains journalistes et intellectuels avaient été intoxiqués. Tous ces conflits

identitaires sont fondés sur des raisons objectives : frontières aberrantes, régimes corrompus, misère révoltante…Il suffit de le faire savoir en dénonçant la violence initiale qui a été faite à la population et de réclamer, au nom de ces injustices originelles, le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». En vertu des principes constitutifs de nos propres démocraties, il est difficile aux opinions publiques, manipulables et inconstantes par essence, de résister à la sollicitude, fut-ce en tolérant les excès de violence commis au nom de la liberté.

Tant que leurs fomenteurs maîtriseront ces trois paramètres des conflits civils contemporains -la guerre urbaine, l’absence de règle du jeu, l’opinion publique -, il sera vain pour les démocraties de tenter d’y mettre un terme. L’engagement américain dans les Balkans à partir de 1994 supposait donc que les Etats-Unis fussent en mesure de mettre au point une « stratégie » telle qu’ils fussent assurés de pouvoir renverser le cours du conflit et imposer « une autre façon de faire la guerre ».
Pour ce faire, il leur fallait, sur les plans politique et stratégique, avoir les mains libres après avoir démontré l’impéritie absolue – voire la dangerosité – de toute structure émanant des Nations Unies, puis obtenir le leadership absolu et incontestable au sein de l’OTAN. L’extension du conflit yougoslave au Kosovo, qui était prévisible depuis le début des événements en 1989, allait leur en donner l’occasion. Le conflit du Kosovo de mars à juin 1999 est probablement la première démonstration depuis plus de cinquante ans, effectuée par les Etats-Unis sous couvert (artificiel) de l’OTAN, de la capacité retrouvée de la « puissance » de réimposer son point de vue et de réhabiliter la force dans un conflit dissymétrique.

On a beaucoup épilogué sur la guerre du Golfe, supposée être la première « vraie guerre » de l’après-guerre froide. Cela est incontestable sur le plan historique, le conflit s’étant déroulé environ un an après la chute du mur de Berlin ; mais cela est tout à fait erroné sur le plan stratégique. La guerre du Golfe est une démonstration de puissance militaire et de cohésion internationale (plus de cinquante Etats coalisés, y compris les pays arabes) qui a permis aux Etats-Unis, par un déploiement de forces hollywoodien, de « siffler » la fin de la guerre froide, de signifier la disparition de la Russie comme super-puissance et leur propre hégémonie mondiale. L’affrontement y fut fort classique, c’est-à-dire armée contre armée, et en fin de compte assez limité : la plupart des soldats alliés belligérants n’y ont pas entendu un seul coup de feu ! Ce fut également ce qu’on peut appeler une grande manœuvre, exercice particulièrement favorable à l’expérimentation d’armes nouvelles, à la fois précises et tirées à distance, dont on a commencé de soupçonner à l’époque que, si elles avaient naturellement l’efficacité requise sur un champ de bataille, elles auraient surtout une extraordinaire capacité d’inhiber et de paralyser les sources d’énergie, les systèmes électriques et tous les réseaux électroniques sans lesquels aucune société moderne ne peut espérer survivre. La guerre du Golfe, confrontation déséquilibrée de deux armées sur une caricature de champ de bataille, loin d’être un conflit moderne, cherche étrangement à recréer les conditions des combats classiques des périodes antérieures. Elle ne présente aucune des difficultés et des contradictions redoutables (énumérées plus haut) des conflits de troisième type (ni nucléaires, ni classiques) que sont les guerres civiles. Ce n’est donc pas en reproduisant le modèle « Schwartzkopf », du nom du patron des forces alliées dans la guerre du Golfe, c’est-à-dire avec un grand concours de forces armées, que le conflit du Kosovo pouvait trouver une solution.

Inventer la « stratégie de la déception. »

Le phénomène de décomposition de la Yougoslavie présente en revanche toutes les caractéristiques de ces guerres civiles auxquelles nous ne parvenons ni à mettre un terme, ni à trouver une issue satisfaisante depuis bientôt un demi-siècle. Y sont mêlés localement les

mêmes ingrédients que dans les autres conflits de ce type : un assemblage pluriethnique imposé et subi ; un système politique socialo-marxiste archaïque et totalement coupé des réalités populaires ; un sous-développement culturel et économique désespérant… Et ce dans un contexte de brutale libération des peuples et des individus, dans un environnement d’aspiration à la démocratie et au développement.
La prise de conscience par les populations d’un tel décalage entre la situation qui leur était faite et leurs aspirations légitimes ne pouvait que provoquer leur opposition à un système politique désuet, mais rigide et avant tout décidé à se maintenir au pouvoir. Ce système, pour sa part, ne s’était pas rendu compte que le vent de l’histoire avait tourné. Intervenir dans de telles conditions supposait que fut repensée ce qu’il faut appeler la « stratégie générale », et donc que fussent radicalement modifiés « les buts de guerre » ; par voie de conséquence, que fussent également adaptés les modalités de l’engagement ainsi que les moyens mis en œuvre.

Pour ce qui concerne les objectifs, le changement stratégique majeur consiste à abandonner « l’idée même de victoire ». Vaincre dans un tel conflit est aussi inutile qu’illusoire puisque la guerre n’existe pas réellement faute d’ennemi au sens habituel du terme. « Pour faire la guerre, il faut être deux », selon la formule napoléonienne. Dans les conflits internes, si on ne manque pas d’acteurs du drame, en revanche il est difficile d’y désigner un ennemi, ce qui signifierait alors qu’on a choisi son camp et pris un parti. Sauf à vouloir rétablir les conditions d’une « vraie guerre » et mettre le feu au continent – en l’occurrence l’Europe -, une telle facilité est rendue aberrante dans un conflit de ce type et particulièrement dans la zone ultra-sensible des Balkans. S’il ne s’agit pas de vaincre militairement un ennemi, l’objectif demeure toutefois d’obtenir la cessation des hostilités internes, de stopper l’engrenage de la violence et, si possible, de rétablir une situation de droit.

La seconde novation d’ordre stratégique consiste à éviter toute prise de risque. En effet, si le conflit des Balkans peut mettre en jeu, comme nous l’avons évoqué, des intérêts « stratégiques » à termes plus ou moins proches, en aucune mesure il ne peut affecter les intérêts vitaux des Etats-Unis. Pas question dans ces conditions de consentir des pertes humaines américaines, même si cet a priori peut paraître contradictoire avec la notion d’engagement militaire, dont le propre est l’emploi de la force et la part de risque que celle-ci comporte. Il faut en outre tenir compte à cet égard de l’opinion publique américaine qui, via les médias, manifesterait le cas échéant son désaccord. C’est ce qu’on appelle le « syndrome vietnamien », qui reste sans doute un des facteurs les plus contraignants de la vie politique américaine. De façon plus générale, l’idée même d’alimenter « le brasier de la guerre » fait horreur aux pays démocratiques qui ont pu mesurer tout au long du siècle le caractère scandaleux et inutile de ces sacrifices collectifs. Il faut enfin ajouter à cette raison le vieillissement des populations occidentales qui les rend particulièrement économes du sang de leurs jeunesses, et donc réticentes à tout engagement physique de leurs soldats.

Le refus de prendre des risques dans l’intervention ne se limite pas aux pertes humaines. Il concerne, bien au-delà, l’obligation de résultat : si la victoire est une notion dépassée, par contre l’échec est inacceptable. L’intervention ne doit s’opérer qu’à coup sûr, avec cent pour cent de chances de succès, ce qui suppose de disposer du temps, de la faveur du public et de moyens d’une réelle efficience.

Troisième changement, cohérent avec les précédents : il est exclu de chercher à conquérir ou à occuper un territoire, avec les risques de confrontation et d’embourbement que comporterait une telle façon de procéder. En revanche, il faudra parvenir – tel est l’objectif ultime – à imposer une présence et à exercer une tutelle dont les effets à long terme devront faciliter le retour à une situation de droit.

Mais la condition première à réaliser est de rendre l’intervention militaire « indispensable ». Non seulement elle ne doit être désapprouvée ni par les alliés, ni par les médias, ni par les opinions publiques, mais elle doit être « réclamée » par tous les acteurs et figurants du drame. Pour parvenir à ce point décisif, il faut savoir attendre (et peut-être provoquer) sur le terrain une situation jugée insupportable par toutes les parties en présence ; en l’occurrence, l’exil forcé de près d’un million d’habitants du Kosovo d’origine albanaise. On comprend mieux alors dans quelle « logique » s’inscrit le processus de fuite de ces Kosovars, leur interminable attente aux frontières macédonienne et albanaise, l’étonnante lenteur qu’ont mises les ONG et la Communauté internationale – d’habitude plus réactives – à les recueillir, bref ce qu’on pourrait considérer avec cynisme comme la mise en scène d’une tragédie humaine, mais tragédie nécessaire à la justification et à la réussite de l’engagement américain.

Car c’est bien là le point crucial dans les conflits internes contemporains. Aucune puissance ne peut y intervenir efficacement et avec le soutien de l’opinion publique si elle n’a pas le droit avec elle. Ne sont acceptables et tolérées que les guerres justes. Or le « bon droit » était depuis cinquante ans du même côté, celui des instigateurs des guerres civiles. Quelles que fussent leurs idéologies, leurs projets et leurs exactions, tout se passait comme s’ils avaient toujours raison. Dans ces conditions impraticables, nous sommes allés au désastre dans tous nos engagements, parce qu’aux yeux de l’opinion publique nous avions tort et que, de ce fait, toutes nos actions, même les plus justifiées, en étaient entachées. La force, contrairement à la recommandation de Pascal, apparaissait comme le soutien de l’injustice. Le droit était lui, presque par nécessité, dans le camp des faibles ; allié à l’amoralisme des moyens, il décidait finalement du succès. C’est cette proposition longtemps entretenue qu’il convenait enfin de renverser dans le cas du Kosovo. Ainsi, face à des exactions insupportables, d’ailleurs aggravées par les premiers bombardements des avions de l’OTAN en mars 1999, pouvait-on justifier de la nécessité d’intervenir.

Après les excès commis lors des guerres mondiales et le constat de leur bilan totalement négatif, les nations, faute de pouvoir les limiter, ont tenté d’interdire les guerres. Si elles ont pratiquement atteint cet objectif par la négociation et par la dissuasion dans le cas des relations inter-étatiques, elles ne sont en revanche pas parvenues à éradiquer la violence des peuples. Impuissantes à s’y opposer au nom de leurs intérêts, elles n’ont d’autre recours que d’intervenir au nom du droit. De là cette récente actualisation du concept de guerre juste repris des philosophes, théologiens et moralistes anciens (on pense aux écrits de Thomas d’Aquin et de Grotius), illustrée notamment dans le très intéressant ouvrage de Michael Walzer ( » Guerres justes et injustes « , Belin, 1999).

Pour la première fois depuis plusieurs décennies, la situation au Kosovo en mars 1999 réunit les conditions nécessaires et suffisantes pour qu’une intervention militaire paraisse jouable avec des chances sérieuses d’atteindre des objectifs tels que nous les avons exposés plus haut. Mais les fondements conceptuels et les circonstances ne suffisent pas. Encore faut-il être capable d’adopter une démarche et de mettre en œuvre des moyens qui permettent d’atteindre ces objectifs dans les conditions optimales qui ont été évoquées.

Pour les Américains, la principale assurance de soutien politique et de liberté d’action réside dans l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord. Légitimée dans sa fonction de sécurité régionale par les accords de Rome dès 1991, l’OTAN permet aux Etats-Unis une intervention

en direct ; ils ont le leadership absolu de l’Alliance, en assumant l’essentiel des responsabilités du commandement et des capacités logistiques. Par ailleurs, leur quasi-monopole en matière de renseignement spatial leur permet d’imposer leur point de vue à des Alliés démunis et piégés. La prise de décision collégiale que suppose le principe même de l’Organisation sera un artifice dont les Etats-Unis useront pour conduire en réalité le conflit totalement à leur convenance, conscients qu’ils sont que l’unité de commandement est la condition première de tout engagement militaire. Seule la France, comme à son habitude, résistera ici ou là à cette mainmise absolue des Américains sur l’intervention, en exigeant le maintien sur zone de ses forces maritimes, en refusant d’accepter le « traitement » par voie aérienne de quelques objectifs…Mais cela reste marginal, même si cela préserve l’orgueil national. En réalité, les forces européennes, faute de moyens militaires techniques du niveau de ceux des Américains, auront dans l’action un rôle très limité, de l’ordre de 20%.

Les Américains vont donc entreprendre ce qu’ils n’avaient jusqu’alors pas réussi à faire dans les plus récents conflits où ils s’étaient engagés : asphyxier et paralyser une population, la priver de ses ressources, lui interdire toute activité collective, et finalement atteindre sa capacité de résistance et lui faire lâcher prise ; la convaincre ainsi de se désolidariser du système politique et militaire qui l’avait conduite à cette situation désastreuse. Pour reprendre la formule du « poisson dans l’eau » de Mao : retirer l’eau au poisson avant de changer de bocaL.Ce que Paul Virilio appelle la  » Stratégie de la déception  » (Editions Galilée, 1999), qui n’est jamais que le « retournement » au profit des démocraties de la guerre révolutionnaire menée avec un si constant succès par les perturbateurs de « l’ordre mondial », et qu’elles ont subie avec tant de déboires. Un retournement rendu possible par l’avènement d’une nouvelle catégorie d’armes de haute technologie.

Pour parvenir à créer ce « chaos dans le camp adverse », les forces de l’OTAN vont devoir viser un certain nombre de cibles, telles qu’elles sont décrites par Laurent Murawiec dans son article sur la Cyberguerre paru dans le numéro de décembre 1999 de la revue AGIR : les infrastructures de transport ; la gestion et la distribution de l’eau, du gaz, de l’électricité ; les réseaux de télécommunications ; les circuits bancaires et financiers ; les capacités d’émission hertzienne. Pour ce faire, les Américains vont mettre en œuvre « les méthodes, stratégies et moyens de guerre informatique et électronique, de guerre informationnelle et de guerre psychologique, dont l’ensemble constitue la cyberguerre, traduction appropriée de « l’information warfare ».

Les moyens militaires qui vont permettre de détruire ou de paralyser toutes ces cibles sont connus depuis la guerre du Golfe où ils ont été expérimentés : ce sont d’une part des armements « incapacitants » (bombe au graphite, par exemple, qui inhibe les réseaux électriques), d’autre part des armements de « neutralisation », de type missiles de croisière ou bombes guidées laser, dont la précision métrique permet d’atteindre des objectifs ponctuels comme les postes de commandement et de contrôle, c’est-à-dire la tête des réseaux et le coeur des systèmes. Tous ces armements évidemment délivrés à distance et de façon anonyme, sans pratiquement aucun risque pour « l’employeur ».

Grâce à la redoutable efficacité de ces moyens de destruction, l’engagement militaire terrestre – par nature risqué et aléatoire – devient inutile. C’est la raison pour laquelle aucune attaque terrestre ne fut programmée au Kosovo pendant la durée des bombardements aériens pour tenter d’interrompre sur le terrain les exactions commises par les forces serbes contre les populations d’origine albanaise. Cette attaque fut pourtant réclamée à grands cris par de nombreux hommes politiques, chefs militaires et experts. Dans le cadre de la stratégie

déterminée par les Américains, cette attaque terrestre aurait été contre-productive ; non seulement elle n’aurait rien apporté de plus, sauf de rendre encore plus confuse et difficile la situation faite aux habitants du Kosovo qui eussent été pris et coincés entre deux feux, mais surtout elle aurait permis aux forces serbes de reconstituer des conditions favorables à leur « défense du territoire national », en se dispersant sur le terrain et au milieu de la population, en harcelant les Alliés et les obligeant à entrer dans leur jeu. Les armées de l’OTAN y auraient pris de grands risques, à commencer par celui de « l’échec militaire », ce qui était justement exclu dans les quelques présuppositions dont nous avons fait état plus haut. Il eût été en effet imprudent de sous-estimer la capacité de résistance sur son propre territoire d’une armée yougoslave, certes malmenée depuis 1992, mais formée à ce type de guerre et sans doute déterminée à se battre ; il ne faudrait pas non plus surestimer la pugnacité des troupes américaines et européennes dont l’efficacité opérationnelle n’a pu être mesurée dans ce genre d’affrontement depuis des décennies. Les rapports critiques établis par le commandement britannique en décembre 1999 sur l’état des forces anglaises engagées au Kosovo autorise une grande circonspection à cet égard.

En « mettant à genoux » la population serbe et en « matraquant » les points vitaux des forces yougoslaves – police et armée -, il suffisait d’attendre que, épuisés et démoralisés, ils fissent pression sur le pouvoir de Slobodan Milosevic, pour que celui-ci comprenne la nécessité d’abandonner cette partie. Le seul risque encouru par une telle stratégie « d’attente » était qu’il lui manquât le temps d’obtenir les résultats recherchés. En effet, la multiplication et la durée des bombardements ne pouvaient éviter d’entraîner un certain nombre de « bavures ». Elles furent dans l’ensemble fort limitées – les pourcentages ne sont pas significatifs -, mais les quelques « dommages collatéraux » subis par les populations civiles, et de façon plus générale les souffrances qu’elles ont enduré du fait des privations, étaient facilement exploitables par la propagande et pouvaient entraîner à tout moment – toujours via des médias extrêmement versatiles – un brutal retournement des opinions publiques occidentales. C’eût été l’échec de l’entreprise, et probablement l’obligation de revenir à des procédés opérationnels plus classiques, dont on connaissait justement les dangers et l’inefficacité. Cette catastrophe fut évitée de peu et ce, malgré les artifices peu convaincants de la campagne de communication conduite par le présentateur vedette de l’OTAN, Jamie Shea.
La diplomatie russe dut venir en appui des bombardements pour décider le président serbe à lâcher le Kosovo. Il est probable que les arguments diplomatiques des Américains à l’égard des Russes, et de ceux-ci à l’encontre des Serbes, ont dû être suffisamment « persuasifs » pour faciliter l’issue du conflit. Ce point est important pour mesurer les limites de cette « stratégie de déception » ou d’interdiction, dans laquelle il est acquis que la force militaire n’est désormais qu’un moyen parmi d’autres ; elle n’est plus suffisante pour emporter la « décision ».

Malgré l’extrême tension qui caractérisa le mois de juin 1999 du fait de ces bavures et de l’impatience des opinions, les Américains parvinrent à maintenir jusqu’au bout la cohérence de l’Alliance et la conviction dans l’opinion publique qu’ils avaient le droit pour eux, en conduisant une guerre à la fois juste et propre. Ce sont ces deux caractéristiques, éminemment fragiles et discutables, qui font de l’engagement américain au Kosovo une « première » dans les conflits contemporains.

Les critiques qui n’ont cessé d’être émises sur « les stratèges de l’OTAN » ou sur la compétence du Général Clarck, commandant en chef des forces alliées, paraissent aujourd’hui singulièrement déplacées. La plupart des experts et des observateurs persistent à se faire une « vision clausewitzienne » de la guerre, pour eux nécessairement rapport de forces militaires mesuré sur un champ de bataille, dans lequel la confrontation physique des soldats reste le

paramètre déterminant. En renversant ces prémices et en bouleversant l’approche stratégique de ce type de conflit, les Américains ont démodé définitivement cette vision archaïque ; en même temps, ils ont commencé d’inventer la guerre du 21ème siècle. Celle qui vient de sévir dans les Balkans pendant la décennie 90 pourrait en effet préfigurer l’amorce d’une nouvelle forme d’affrontement guerrier, dans lequel les armements seraient plus des amplificateurs d’intelligence que des démultiplicateurs de la force. Comme le firent en leur temps les guerres d’Italie en prélude aux conflits classiques des deux siècles qui suivirent.

La fragilité des résultats.

Mais il ne faut pas s’y tromper ; le conflit du Kosovo n’a été qu’un laboratoire, une expérimentation sur le terrain d’idées émises dans les think tank et les états-majors d’outre-Atlantique. Celles-ci doivent être replacées dans leur contexte politique. La guerre du Kosovo n’a pas été conduite et « osée » par les Américains uniquement pour la satisfaction de rétablir la « gloire de leurs armes ».

Elle a aussi un double rôle politique : celui d’asseoir pour longtemps la suprématie stratégique américaine ; celui de bloquer pour aussi longtemps les velléités d’autonomie européenne dans ce domaine central.
Sur le premier point, les Etats-Unis ont placé la barre très haut. Cette nouvelle stratégie est fondamentalement d’essence américaine ; elle suppose, pour pouvoir être mise en oeuvre, non seulement les moyens technologiques de l’information war, mais également que soient réunies un certain nombre de conditions contraignantes concernant l’environnement géopolitique et stratégique. On voit bien par exemple que les Russes, malgré leur volonté de s’inspirer du schéma américain, sont dans l’incapacité de le reproduire en Tchétchénie. D’abord parce qu’ils ne disposent pas des moyens techniques militaires qui les autoriseraient à demeurer « à distance » du champ de bataille ; ils ont dû aller s’engluer sur le terrain, là où la redoutable guérilla tchétchène leur fait subir sa loi. Ensuite parce qu’ils ne peuvent asphyxier davantage une population déjà privée de ses infrastructures et de ses ressources, dès lors insensible (politiquement) au phénomène de « dissuasion globale » mis en exergue par Paul Virilio pour le cas du Kosovo. Enfin parce que les Russes n’ont pas convaincu de leur « bon droit » et de la justesse de leur cause ; en effet, la responsabilité des « terroristes tchétchènes » dans les attentats meurtriers qui ont endeuillé Moscou fin 1999 est loin d’avoir été démontrée ; on parle même à cet égard d’une possible provocation des services spéciaux pour des motifs de politique intérieure russe. Au contraire, la guerre menée en Tchétchénie par les Russes réédite avec les mêmes chances d’insuccès les pratiques militaires des dernières décennies. Dans ces conditions, il paraît assez évident que l’actuelle intervention en Tchétchénie se soldera par un enlisement et un insuccès de l’armée russe.

Le cas du Kosovo doit rester aussi longtemps que possible « exemplaire » des nouvelles capacités stratégiques de la puissance américaine ; mais ce n’est pas un « modèle » exportable dans tous les cas de conflits, car il reste aussi fragile qu’incomplet. En effet, la stratégie américaine n’a pas permis (pas plus qu’en Irak en 1991) la chute du régime politique du principal protagoniste du conflit qu’est la Serbie. Ce qui signifie que « la stratégie de déception » n’a pas eu sur la population tous les effets attendus ; ou qu’au contraire, ses conséquences ont été radicales en faisant fuir à son tour la population serbe du Kosovo. On voit bien que les méthodes d’action combinant coercition et persuasion (l’information war) exigent un dosage subtil de l’une et de l’autre – du bombardement et de la propagande -, dont les critères ne peuvent provenir que d’une juste appréciation de la situation psychologique et
économique des populations concernées. Finesse d’analyse et souplesse dans l’intervention qui vont dépendre de l’adaptabilité du dispositif civil et militaire, du système de tutelle et du réseau de renseignement mis en place sur le terrain. La stratégie utilisée au Kosovo pour arrêter un processus d’épuration ethnique ne sera finalement « positive » que si elle ouvre la voie au respect du droit. Au début de l’an 2000, on ne peut assurer que cette deuxième manche soit en cours d’être gagnée. On oublie en effet trop souvent que, dans les conditions très précaires qui suivent immédiatement un conflit, à un moment où les antagonismes sont vivaces et les crimes présents dans toutes les mémoires, il est plus que jamais indispensable que le droit puisse s’appuyer sur la force.

S’agissant des relations entre les Etats-Unis et l’Europe, le conflit yougoslave – et plus particulièrement sa dernière phase au Kosovo – ont confirmé la sujétion dans laquelle se trouve celle-ci à l’égard de son grand allié. Si les Américains ont toujours paru favorables au projet d’Union européenne, c’est que celui-ci paraissait devoir se limiter au domaine économique et que, dans ces conditions, il ne pouvait que concourir à l’expansion du modèle libéral. Sur le plan politique, ils n’entretenaient guère de craintes, connaissant parfaitement les divergences de position à cet égard des principaux acteurs européens, difficultés inter¬européennes qu’ils ne se privaient pas par ailleurs de réveiller ou de stimuler à l’occasion. Le conflit yougoslave aura permis aux Etats-Unis, d’une part de laisser les Européens s’embourber seuls dans les Balkans de 1991 à 1994, démontrant ainsi leur incapacité d’élaborer une stratégie commune, préférant s’abriter derrière l’impéritie congénitale des Nations Unies ; d’autre part d’arriver à point nommé, lorsqu’ils en ont décidé et que les circonstances leur ont paru propices pour imposer leur vision du problème et leur conception de sa solution. Pour plus de prudence et pour ménager les susceptibilités, ils ont utilisé le paravent de l’OTAN ; ce qui a permis aux dirigeants européens de sauver la face en faisant croire qu’ils participaient sinon à la conception, du moins à la conduite des opérations. En réalité, les forces européennes n’étaient jamais qu’un adjuvant de la machine de guerre américaine.

Ce que les Américains ont démontré lors du conflit du Kosovo, c’est que ce qu’on appelle « la défense européenne » était, est et restera une utopie.
-Soit parce qu’elle existait déjà stricto sensu sous la forme d’une OTAN relégitimée et « relookée » à diverses occasions, à Rome dès 1991, puis à Berlin en juin 1996, considérée par la quasi totalité des pays européens comme étant le seul système capable, parce que sous autorité américaine, d’assurer la sécurité du continent.
-Soit parce que jamais les Européens ne parviendront à maîtriser l’ensemble des ingrédients nécessaires à l’information war. Leurs réseaux de renseignement inexistants, leurs systèmes logistiques déficients, leurs budgets d’équipement anémiques, des appareils militaires parfois archaïques ne leur permettront pas avant longtemps de « jouer dans la cour » des Américains. Conscients de ce gap, les principaux pays européens ont apparemment changé d’attitude (rapprochement franco-anglais de Saint-Malo, concept stratégique commun franco-allemand de Nuremberg) et entrepris un effort manifeste pour réorganiser leurs industries d’armement, regrouper leurs forces et coordonner leurs appareils militaires. Mais le handicap est considérable, d’autant que cet effort n’est éclairé par aucune « vision stratégique », en l’absence de toute « politique de défense et de sécurité commune » autre qu’intentionnelle. Enfin, on s’autorisera à quelque scepticisme devant ce soudain retournement de position de la part de nos amis anglais et allemands dont on sait l’attachement quasi institutionnel à l’Organisation atlantique. Le seul Kosovo expliquerait-il cette volte-face, et que ce dont ils ne voulaient entendre à aucun prix, devienne aujourd’hui une de leurs plus chères aspirations ? J’y vois plutôt la conviction pour nos alliés, après les événements de l’ex-Yougoslavie, que la sécurité

de notre continent est une affaire trop sérieuse pour être confiée aux seuls Européens et qu’elle dépend donc « plus que jamais » de la puissance américaine ; j’y vois aussi la conclusion qu’ils en tirent que notre devoir d’Occidentaux (ou de démocrates) consiste à respecter et à servir la suprématie des Etats-Unis.

Le conflit du Kosovo aura ainsi non seulement servi de laboratoire pour la stratégie américaine de l’après-guerre froide, mais il aura surtout contribué à maintenir pour longtemps la « défense européenne » sous la haute direction des Etats-Unis.

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